Physical est la série Appel TV portée par Rose Byrne. Elle nous raconte l’histoire de Sheila Rubin, une belle trentenaire américaine qui cherche à réinventer sa vie, et le fait en se lançant dans l’aérobic.

Le charme de la voix off
La narration de la série est tout à fait envoutante, grâce à un art maîtrisé de la voix off. Il ne s’agit pas, comme dans The Age of innocence de Martin Scorsese, de la voix d’un narrateur extérieur racontant les événements, mais bien de la voix intérieure de l’héroïne elle-même qui s’exprime directement. Nous accompagnons l’héroïne jusque dans sa psyché tout en étant également dans le schéma d’un narrateur extérieur. L’équilibre entre les deux est parfaits. L’effet est beaucoup plus fort même que celui du flux de conscience dans les oeuvres littéraires qui l’utilisent. Il n’y a peut-être que le cinéma qui puisse donner à cette combinaison un tel impact, et ce d’autant plus, comme nous allons le voir, que l’expression psychologique de cette voix intérieure met le doigt sur un trait essentiel de la conscience.
La série s’ouvre sur Sheila entrant en scène, image de son succès futur, ramené le reflet de Sheila Rubin dans le miroir au moment où la narration démarre. En même temps, nous entendons la voix intérieure de l’héroïne qui est en train de se parler. Nous sommes transporter dans la conscience de Sheila. Et nous allons rester accroché, entraîné par cette voix, tout au long de la série. Pour la première fois, le héros est comme nous, confronté en permanence à cette voix de la conscience qui tour à tour l’encourage, l’engueule, la pousse ou la dévalorise. Sheila a tout de la femme parfaite des années 70. Elle est une épouse compréhensive. Elle s’occupe de leur fille Maya. Elle soutient son mari, professeur d’université, dans ses luttes politiques. Cela ne l’empêche pas de se dévaloriser en permanence.
Derrière la façade idéale, Sheila en a marre. Elle étouffe dans sa propre vie. Sheila souffre de trouble alimentaire compulsif boulimique. Elle s’enferme presque tous les jours dans une chambre de motel ( hôtel situé près de la route et destiné aux automobilistes) pour avaler trois burgers et ensuite se faire immédiatement vomir pour ne pas grossir. Extrêmement mince, elle utilise l’aérobic pour se défouler. Apple a pris grand soin de filtrer toutes les images liées à la boulimie, même si l’on ne voit jamais Sheila en train de se faire vomir.

Le poids de la conscience
Sa voix intérieure ne l’épargne donc pas. Sheila s’insulte toute la journée. Elle se reproche en permanence de ne pas faire sa gym, de ne pas manger correctement, de ne pas réussir dans la vie, de ne pas aimer son mari, etc. On dirait un micro branché sur notre propre cerveau, sur cette voie qui nous commande en permanence une perfection inaccessible, plus fantasmée que réelle et qui finalement nous rend malheureuse.
Après chaque rechute boulimique, Sheila se promet que « c’est la dernière fois ». Evidemment, elle replonge dès le lendemain, puisqu’il est impossible de ne pas manger. On ne peut pas arrêter de se nourrir.
En théorie, en conscience, Sheila déteste la nourriture. Elle a même imposé une régime végétarien à toute sa famille. Mais dans le secret de sa chambre d’hôtel, elle dévore les hamburgers. Sa fille finira par le découvrir et demander elle aussi à pouvoir manger un hamburger. Sheila haït la nourriture. Elle se déteste comme être mangeant. Elle n’a pas le droit de manger, elle ne se le donne pas. Elle se l’interdit. La position psychologique est trop radicale, « ortho » comme on l’appelle parfois pour désigner sa rigidité. Elle va entraîner l’inverse de ce qu’elle cherche. Et Sheila de craquer et de se gaver. Plus elle se déteste, plus elle se promet de ne pas recommencer, plus elle en a besoin pour compenser ses frustrations. Elle est dans un cul de sac psychologique, prisonnière d’un cercle infernal de la conscience. L’injonction de la « mauvaise » conscience est inapplicable et contradictoire avec les besoins du vivant.
Le sexe et la nourriture ne sont jamais loin l’un de l’autre. Les deux concernent les besoins du corps. La chambre de motel où Sheila se livre à ses excès de boulimie va devenir le rendez-vous de son aventure extra-conjugale. Elle avait déjà cette étrange habitude de se mettre nue avant d’avaler ses trois hamburgers. Le déséquilibre de l’estime de soi touche aussi les comportements sexuels.

Sheila en effet n’aime plus son mari, qui a « pris du poids », qui ne fait pas très attention à son corps. Mais il faut se tenir, être une bonne épouse, une femme au foyer modèle, jusqu’à supporter que son mari l’entraîne dans un plan à trois avec une étudiante de son université. Et de finir par craquer. Sheila va prend le pire ennemi de son mari comme amant. Il est légèrement dur avec elle. Elle aime ça. Là encore, la détestation de sa propre morale, l’enfer pavé de bonnes intentions de la femme supportant son mari dans ses coucheries et ses échecs professionnels, finit par entraîner exactement l’inverse.
Pourquoi Sheila s’en veut-elle autant? Pourquoi la voix de sa conscience la pousse-t-elle en permanence à se haïr et à tomber dans ce cercle infernal de la boulimie? La série nous dévoile lentement son histoire, sa back story, selon le terme désormais consacré, qui est en fait la back story de la voix de sa conscience. Sheila a été violée par un oncle, frère de sa mère, quand elle avait l’âge qu’a sa fille dans la série. Sa mère, plutôt du genre sadique, n’a jamais voulu l’entendre sur cette question, et est elle-même restée très négative à l’égard de sa fille. Sheila a intériorisé le discours négatif des autres à son égard. Elle en a fait son propre discours.
Nous libérer de notre propre conscience
Le traumatisme continue et se perpétue dans la conscience, dans cette voix qui devrait être le lieu et le vecteur de notre liberté, et qui devient, d’une manière tout à fait diabolique, l’outil de notre asservissement et de notre malheur.
Sans y prendre garde, nous glissons continuellement de cette conscience qui nous permet de comprendre le monde, de créer, de produire, de nous projeter dans l’avenir, à cette autre forme, dans laquelle nous nous détestons et sombrons dans nos schémas répétitifs, jusqu’au déclenchement du comportement de compensation, addiction, boulimie ou autre, reproduisant notre position de victime de quelque chose, écrasant notre énergie de révolte.
En extériorisant cette conscience mauvaise, en exposant la voix off de notre vie, Physical nous permet de la regarder en face et d’étudier clairement ses mécanismes. Sheila déteste la nourriture et se gave. Elle déteste, en théorie, le puissant homme d’affaires et politicien Breem, mais en fait, ils vont devenir amants. Elle a la conscience hégélienne. La tension crée par la position extrême « ortho », dans des registres morbides, la privation de nourriture et l’acceptation d’une vie sexuelle qui ne lui conviennent pas, déclenchent une réaction tout aussi extrême.

L’écho de sa situation psychique résonne dans sa vie réelle, et là encore, c’est très bien vu de la part de l’auteur. En apparence, Sheila est la femme parfaite. Belle, mince, défendant son mari, s’occupant de sa fille, contrôlant ce qu’elle mange… Mais finalement la voix négative va l’emporter. Sheila va changer toute sa vie pour tenter de restaurer son estime d’elle-même. La femme au foyer va devenir business woman, la boulimique devient une sportive, l’épouse devient une amante.
Arrivera-t-elle à mettre fin à sa boulimie? La série ne le dit pas vraiment, en tout cas pas encore. Les moments boulimiques des premiers épisodes ne se reproduisent plus par la suite, mais cela ne signifie pas qu’ils n’existent plus. Faisant tout pour éviter de prendre le moindre risque juridique, Apple a sans doute minoré autant que possible cet aspect. Pourtant Sheila nous montre un chemin possible de modification du comportement. Nous pouvons prendre conscience de notre propre conscience malheureuse. Elle ne nous définit pas forcément. Elle n’est pas forcément « nous ». Il est possible de la mettre à distance et de la prendre pour ce qu’elle est réellement, une forme de trouble de la conscience qui nous envoie dans le mur. Il ne faut pas l’écouter au sens stricte, mais au contraire comprendre qu’elle est, comme le dirait Nietzsche, elle même un « symptôme ». Il ne s’agit pas tant que de la suivre, que de trouver le moyen de lui échapper complètement. En exposant ainsi la voix de la conscience de Sheila, en nous faisant prendre conscience de ce qu’il y a de mauvais dans notre propre conscience, Physical nous y aide grandement. Que la série en soi remerciée!

Physical – tout est naturel
C’est en s’appuyant sur l’apparence de son corps et le plaisir pris à l’exercice physique de Sheila renverse et accomplit les injonctions de sa voie intérieure. Le physique ne ment pas, le corps a sa propre vérité que l’esprit ne peut ignorer sans déclencher de conflit psychique. C’est aussi l’histoire de ce grand basculement que raconte la série. Sheila s’éloigne de son mari, qui l’avait sûrement charmé par ses capacités intellectuelles, parce qu’elle ne supporte plus son corps, sa sueur, sa graisse. Elle est subjuguée par la beauté et la vitalité de Bunny, physiquement bien plus forte qu’elle au début de l’histoire. Alors qu’elle le déteste du point de vue morale, Sheila succombe à John Breem. L’attirance physique des corps est la plus forte. « It’s phyisical »
En toile de fond et en écho à cette conversion au corps se joue également la lutte pour la préservation de l’environnement contre un certain développement capitaliste. Danny, comme Tyler, comme tous les habitants de cette partie de la côte Californienne, sont venus vivre ici au plus près de la mer et de la nature. Peace and love. Physical signifie également en anglais, par extension du sens, naturel. Il s’agit de préserver et d’écouter la nature, en nous via notre corps, comme hos de nous. Ces profondes interrogations sont toujours aussi actuelles.
La rédemption et le bonheur dans le business?
La série sacrifie en apparence un peu vite au mythe américain du business comme seule source de bonheur, et ici en plus à celui de la business women. C’est en développement sa propre activité que Sheila espère pouvoir devenir elle-même et échapper à ses démons. Son mari, à l’inverse, professeur non titulaire et militant politique, n’a pas de revenu vraiment stable. Sheila connaît un début de succès et à fin de la saison 2, lorsqu’elle sort du centre où son mari l’a envoyé pour suivre une thérapie, Sheila reçoit des centaines de lettres de fans.
Derrière l’image d’Epinal, pointe la véritable question. L’organisation sociale et politique pré-organise l’horizon de notre bonheur. Elle valorise l’entrepreneur ayant du succès plus que tout autre catégorie sociale. Pouvons-nous trouver le bonheur en nous affranchissant de la définition socialement acceptée de celui-ci? Que peut valoir pour nous un bonheur qui n’a pas, à l’inverse, de reconnaissance sociale? Qu’est-ce qu’être heureux si le regard des autres contestes ce bonheur? Sheila et Danny ont construit leur couple sur une image du bonheur de jeunes adultes, celle de l’intellectuelle, du professeur, du militant, de celui va contre le système. Cette image est valorisée à l’adolescence. Mais qu’en reste-t-il à l’âge des factures, du prêt immobilier et du financement des études des enfants? La vision du bonheur change avec les âges de la vie. La société nous donne les codes de notre propre bonheur, et il nous est bien difficile d’y échapper.
« Save me, save me … Sugar me baby »
« Save me, save me … Sugar me baby »
Annexe
The inner voice – la voix intérieure
Sheila n’est jamais parfaite à ses yeux. Le dialogue, ou plutôt le monologue, que lui assène sa conscience malheureuse est écrit avec beaucoup de soin, principalement dans les premiers épisodes de la série. Nous en transcrivons une partie ci-dessous.
« Today you’ll eat clean healthy foods. After school drop-off, you will go directly to ballet class, you will do the full class without a break. Afterward, you will a veggie pita from the place next door, and nos chips, and no soda. And if you do all these things and after diner, you can have a reasonable serving of cobbler, with no ice cream. A glass of skim milk is just as good. None of these things is particularly hard to do, with a little fucking discipline. If you weren’t so lazy, you wouldn’t have to do this. Other people don’t need this kind of fucking hand-holding ». Son mari l’interrompt.
« Fruits and vegetables, that what you’re here for, since you skipped your dance class, you lazy bitch. » Et elle craque et prend un pot de miel, alors même qu’elle s’implore de partir courir pour remplacer le cours de danse. « You filthy bitch » (sale chienne). « Disgusting. Sticky. » Elle allume la radio » At the brand new food court, your family can enjoy cuisines from around the world. Just tell John Breem sent you ». « John Breem. Please, asshole. You’re the reason I don’t have ballet today. You are destroying our all community. Like we need another fucking shopping mall ».
Et commence le rituel de la dépense des 50 dollars. Sheila se gave de burgers, nue dans un motel. Une fois la drogue passée, elle tente de se convaincre « OK, that’s the last time. You are done. Tomorrow, I will eat clean, healthy food. Il will find a new dance class. I will walk on the beach. Tomorrow, I will have a nice day. »
Quand son époux perd ton poste de professeur à l’université:
« If he is nothing, what are you, worse than nothing ». Et elle l’encourage à lutter contre John Breem, qui bétonne la côte. Il veut partir en Ohio. Mais elle le déteste aussi. « Tell him, how he can disgust you. The way he eats. His balls. How he sweats when he fucks you. »
Les autres héros
Les autres personnages ont beau être construits de la même manière, nous n’entendons jamais leur voix off. Nous n’entendons que celle de Sheila, et nous voyons à peu près clairement, par leurs paroles, leurs actes et parfois un ami ou un personnage servant de figure tutélaire, ce que pense et ce qui agite les autres personnages.
Cela donne à la série un air incroyablement réaliste. Exactement comme dans la vraie vie, où nous entendons notre propre voix sans jamais accéder à la voix d’autrui, où nous vivons avec d’autres personnes, dont nous supposons, mais sans jamais en avoir la preuve, qu’elles sont comme nous également dotées d’une voix intérieure, mais en accédant uniquement à leur discours explicite et à leurs actes.
Presque tous les personnages de la série sont construits de la même manière. Ils ont d’un côté un personnage sociable, une extériorité qui s’exprime dans leur couple et leurs une affaires. Mais ils ont aussi une autre face, une intériorité qui interagit avec cette extériorité, intériorité composée de valeurs morales, de désirs, de frustrations, qui sert de ressort à leur évolution et aux déclenchements des événements.
Danny – le mari intellectuel
Le mari de Sheila, Danny, fait exception. Il n’est pas scindé de la même manière. Il est bien plus honnête et philosophe que les autres. Il arrive à prendre en compte les critiques pour se transformer. Il devine même les troubles alimentaires et l’infidélité de Sheila. Il aime sa femme. Malheureusement pour lui, elle s’en fiche. Elle ne chercher plus un gentil. Elle veut un Homme, un corps, du pouvoir ou de l’argent. La rupture avec une certaine forme d’esprit est là encore la voie de sa survie.

Bunny – le modèle
C’est en suivant les cours d’aérobic de Bunny que Sheila décide de se lancer dans l’aérobic et d’en faire son métier. Elle commence par craquer sur cette petite blonde tonique et indépendante. Mais plutôt que de s’associer à elle, Sheila, sans doute par jalousie (ce point n’est pas explicité dans la série) décide de se lancer seule.
Bunny va largement lui reprocher, allant jusqu’à la faire chanter et lui réclamer de l’argent. Mais elle reste fondamentalement gentille, comme son amant Tyler, surfer fumeur d’herbe au grand cœur.

John Breem – l’amant au cœur de pierre
John Breem, qui va devenir l’amant de Sheila, est un mormon, père de famille nombreuse, politicien et homme d’affaires. Il est accablé par le poids moral des leçons de son église et de son éducation. Il est écrasé par son Surmoi qui lui commande de suivre tous les préceptes de sa communauté. En suivant ces commandements, il a construit un véritable empire de centre commerciaux.

Vinnie Green – le faux mentor homosexuel
Dans la saison 2, Sheila rencontre un autre adepte de l’aérobic. Vinie, homosexuel marabouté par une femme dominante. Vinie, quelque soit la valeur de sa réussite professionnelle, a besoin d’être dominé et de réaliser les volontés de sa maîtresse. Sans doute se déteste-t-il tant qu’il n’est pas capable d’être son propre chef. Sheila quant à elle, veut devenir sa propre maîtresse. Leur relation est un échec relatif.

Greta et Ernie

C’est le couple d’amis riche et sympas, toujours prêts à aider Danny et Sheila. Greta est amoureuse de Sheila. Cette amour est exprimé en toute simplicité dans la série, et nous rappelle que dans les années 70, point n’était besoin du lobby LGBT pour défendre une homosexualité qui déjà à l’époque n’intéressait quasiment plus personne et faisant l’objet que de très peu de critique.