Les pères fondateurs
Hérodote (-480-425 av-JC) et les guerres médiques
Hérodote est considéré comme « le père de l’histoire ». Premier historien, fondateur de la discipline, et premier a créer ce type de discours, différent du mythe, portant sur la réalité et non sur le merveilleux et les dieux. Il a rédigé L’Enquête, une somme retraçant les causes et le récit des guerres médiques (490 à 479 av-JC), ces guerres opposant les Grecs et les Mèdes, ancêtres des Perses.
En ouverture de son oeuvre, Hérodote fait cette déclaration, considérée depuis comme l’acte de naissance de l’histoire:
Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête afin que le temps n’abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises.

Le rôle de l’histoire est ainsi défini est triple: lutter contre l’oubli en conservant le souvenir de ce qui fut et en l’empêchant de retomber dans le néant, faire le récit des grands actes, et expliquer les causes des grands événements. Il y a là les fondements d’une définition de l’homme comme être à travers le temps, de survivance grâce au logos et au discours, quelque chose de métaphysique que ne reniera pas Heidegger 25 siècles après.
Du mythe à la réalité
L’histoire nous arrache et complète les conceptions mythiques de la temporalité. Dans les mythes, le temps est magnifié et le discours porte essentiellement sur le début et la fin des temps. Il est un dieu, comme Chronos, ou il est crée par Dieu, comme dans la Bible. Les premiers temps de l’humanité furent glorieux, un âge d’or, ou un Paradis, dont nous avons été déchus. Le futur sera tantôt un âge d’or, notamment si le Dieu redescend sur terre et que le lien entre les hommes et les dieux redevient vivant. Mais il peut également être une apocalypse, la disparition totale de toute vie. Last but not least, la plus étrange de toute: l’avenir sera exactement pareil au passé, tout revient éternellement, et c’est l’éternel retour. Toutes les actions humaines sont vaines, vouées à disparaître. Le temps ne nous appartiendrait en rien et ne sera qu’une illusion.
La lutte contre l’oubli
L’histoires est la discipline qui maintient la mémoire des faits passés, contre le temps qui efface tout, contre le néant de l’oubli. C’est un effort pour maintenir dans le temps les actes terminés qui n’ont apparemment plus d’effet dans le présent. On admet généralement que l’entrée dans l’histoire, et la sortie de la préhistoire correspondent justement à ce moment où l’humanité prend conscience de son historicité et se décrit elle-même, survivante à travers le temps, traversant les années. En écrivant ses actions, elle s’invente comme être collectif évoluant à travers le temps.
Les sociétés dites historiques, qui constituent désormais toutes les sociétés, sont modifiées au cours du temps par les actions des hommes et le cours des événements. Elles tiennent récit de ces événements, le plus souvent à travers des Annales ou des Chroniques. Les premiers exercices historiques sont antérieurs à Hérodote. Ils remontent aux chronologies des successions de rois, comme en Egypte antique, ou dans la Bible. C’est en écrivant leur passé, et ainsi en tentant d’expliquer leur présent, que la succession des générations avance tout en maintenant certains acquis du passé, sans avoir besoin de tout recommencer en permanence, et devient une civilisation. Chaque génération travaille à partir des fondements posés par les précédentes. Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants.
La mémoire des grands hommes
L’histoire est aussi la discipline qui maintient le souvenir des grands actes, des exploits réalisés par les grands hommes. Nous retrouvons ici l’une des définition du bonheur selon les grecs et le monde antique. Est heureux celui qui atteint la gloire, dont le nom sera chanté par les poètes jusqu’à la fin des temps et trouve ainsi une forme d’immortalité et de divinité. C’est l’histoire des grands hommes, impliqués dans les hauts faits. L’historien empiète et complète le rôle du poète. Il ne va pas raconter l’histoire comme un mythe, ou un conte, comme les combats légendaires d’Achille ou d’Hector. Il va donner une description réaliste des actes de véritables hommes. Comme chez Homère, la Guerre est le grand sujet, celui à travers lequel les hommes montrent leur grandeur, la vérité et la force des valeurs qu’ils défendent. Hérodote a également une vocation universaliste, cosmopolitique: il s’intéresse à tous les hommes, grecs ou barbares. Il n’est pas seulement l’historien de sa nation, de sa Cité, ici Athènes, mais de tous les peuples. L’historien se place en face de l’humanité tout entière.
L’analyse des causes
Moins génériquement, plus spécialement, Hérodote va donner les causes des guerres médiques entre grecs et barbares. Il ne s’agit pas de décrire la guerre elle-même, bien que ce récit figure effectivement dans l’Enquête, mais d’en donner les « causes », ce qui fait entrer le discours dans un certain type de scientificité et présuppose qu’il y ait une certaine forme de continuité logique entre les événements, à savoir un système de causes et d’effets. La rationalité grec, le logos, s’attaque au temps. Hérodote a parcouru les pays et cités concernés par ses récits, recueilli et croisé les témoignages. Il a largement dépassé le programme qu’il s’était assigné et son récit, décrivant les peuples et leurs coutumes, mêle différents axes d’analyses qui seront plus tard (beaucoup plus tard), spécifiés en histoire, ethnologie ou anthropologie et sociologie.
La naissance d’une certaine idée de l’Europe
Le principal événement raconté porte sur les guerres médiques, qui eurent lieu entre -490 à -479 av-JC, c’est-à-dire juste avant la génération d’Hérodote. Ces guerres se sont conclues par la victoire des grecs, et donnèrent lieu à certains des épisodes les plus célèbres de l’histoire, dont les batailles de Marathon en -490, des Thermopyles et ses célèbres 300 spartiates, ou encore de Salamine en -480. Ces récits ont une importance historique toute particulière. La victoire de la Grèce est le symbole de la victoire de la Démocratie sur la monarchie autoritaire des « barbares », et consacre la naissance d’un premier sentiment de la civilisation que l’on appelle aujourd’hui européenne, indissociablement mêlé à une forme particulière de régime politique, la démocratie.
L’histoire prend ainsi une place cruciale dans le récit, que l’on ne peut pas encore appeler national, que le peuple se fait de lui-même, un récit qui se veut réaliste.
Thucydide et les guerres du Péloponnèse
Le rôle de fondateur de l’histoire d’Hérodote lui est parfois contesté par la postérité. L’Enquête est critiquée pour la dispersion de ces axes d’analyse et, étonnamment, pour son manque de rigueur. Cette contestation a commencée dès l’Antiquité. On reprochait à Hérodote trop de mythes, d’histoire non confirmées, et une grande place laissée aux récits concernant les « barbares ». Trop vaste pour eux, de nombreux historiens préfèrent reconnaître Thucydide comme le véritable père de l’histoire.

Thucydide abandonne la méthode exhaustive de son illustre prédécesseur. Il privilégie la démarche chronologique et l’exposition du détail des événements. La causalité temporelle est le principal outil de compréhension. Post hoc ergo procter hoc, après cela donc à cause de cela, pourrait être sa devise, comme elle sera celle de Hume, ce philosophe historien. La succession bien organisée des événements est ce qui révèle la portée des actions de chacun.
Dans sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide cherche les causes de la guerre ayant opposé Athènes et Sparte, entre -431 et -404 av-JC. Le récit est vif et précis, préfigurant celui de César dans la Guerre des Gaules. Au début, seul compte l’enchaînement des faits. Mais plus le récit avance, plus les digressions s’imposent. Thucydide étant contemporain des faits, il est fort probable qu’il ait écrit au fur et à mesure et que sa démarche d’historien ait évolué au fil des ans. La chronologie cède le pas, surtout dans la seconde partie du texte, à une investigation plus psychologique. Pourquoi les acteurs ont-ils agi comme ils l’ont fait? Quelles ont été leurs motivations? Les différents témoignages livrent étonnement des récits assez différents. Ils montrent que les acteurs ont une vue subjective et partielle des événements et de la mécanique générale dans laquelle ils sont pris. On pourrait presque dire avec Marx que les « les hommes font l’histoire, mais ne savent pas l’histoire qu’ils font ».
Le travail de l’historien est-il nécessaire?
Nietzsche, dans sa Seconde considération intempestive, remet en cause l’intérêt de l’histoire. Que peut-on tirer de tous ces récits des événements passés? Rien du tout. Les événements sont toujours les mêmes. L’exemple des grands hommes ne sert à rien. Tout se répète sans que l’humanité n’en tire la moindre leçon. C’est une connaissance sans prise, sans conséquence sur le réel. Nietzsche cherche déjà à privilégier une autre forme de l’organisation temporelle, bien plus paradoxale, celle de l’éternel retour. Il serait absurde de nier que le temps avance et que les choses changent. Mais sous le vernis du mouvement, rien ne changerait réellement. Les vrais causes et les véritables principes sont toujours là, identiques, et nous ne faisons qu’éternellement la même chose que ce qui a déjà été fait. On aura du mal à avoir une conception plus fataliste et déprimante de l’histoire.
Objectivation du passé
Ce point de vue, d’autant plus radicale qu’il ne sera même pas suivi par Nietzsche lui-même, grand penseur de l’histoire des idées, est largement minoritaire. Nietzsche, dans sa Généalogie de la morale, prendra la suite de Rousseau dans son Discours sur l’origine de l’inégalité et montrera, ou tentera de le faire, que l’histoire est le lieu d’une usurpation de la force des grands hommes par le discours des faibles, dont Socrate et Jésus sont les prototypes.
Machiavel dans sa Première Décade de Tite-Live développe un point de vue radicalement différent. Le travail de l’historien est nécessaire parce que sans lui, dit-il nous sombrons dans l’idéalisation du passé. C’est le fameux « c’était mieux avant », qui guette toute mémoire humaine et va de paire avec le nom moins célèbre « tout fout le camp ». Pourquoi sommes-nous victimes d’une telle illusion? En regardant le passé, le souci de la survie, qui guide toujours l’analyse du présent, disparaît. Le passé est déjà réussi, puisque nous lui avons survécu. Le présent est toujours à conquérir. Le souci d’être nous angoisse en permanence. C’est cette modification subjective de vue qui rend le passé souvent « meilleur » aux yeux des vivants, dans un aveuglement souvent coupable. Le passé n’est plus porteur de cette tension de survie et de toutes ces projections possibles dans le futur qui nous assaillent en permanence. Ce que Machiavel propose, c’est de remettre les événements la dans leur perspective historique, pour leur redonner leur sens.
Empêcher l’idéalisation des temps révolus suppose un travail d’investigation plus poussé que la simple remémoration. Dans la Seconde partie de la Guerre du Péloponnèse, celui que l’on appelle parfois le second Thucydide, l’historien réintroduit de nombreux éléments qu’il avait auparavant critiqués comme ne devant pas faire partie de la démarche historique. Il retranscrit notamment les témoignages des acteurs de certains événements et cherche la vérité des causes dans le croisement des témoignages. De manière assez surprenante, deux personnes ayant vécus les mêmes événements vont pourtant les raconter de manières différentes. La subjectivité envahit les témoignages et la mémoire. L’historien doit réintroduire l’objectivité et créer une mémoire collective objective. Une tâche bien plus difficile qu’il n’en a l’air.
A l’image d’un juge dans une cour de justice, qui doit réunir les preuves, reconstruire les événements avant de procéder au jugement, l’historien établit la réalité des faits, basé sur des preuves matériels comme les documents d’archives ou les monuments, et quand il s’agit d’une histoire proche, des témoignages. On peut être surpris par la nécessité de ce travail. On pourrait spontanément penser que l’objectivité des faits est directement accessible à tous et premièrement à ceux qui les ont vécus. Mais il suffit de voir comment plusieurs personnes différentes racontent un événement vécu en commun, même une simple réunion professionnelle, un événement sportif, ou la vie de leurs enfants, pour comprendre instantanément le besoin d’avoir une sorte d’arbitre recomposant la réalité des faits. Il en est exactement de même lors d’une enquête policière ou juridique. Les récits individuels sont biaisés par les valeurs, l’égoïsme, les passions de celui qui les raconte et la peur du jugement des autres. Rare sont les personnes objectives. Dans notre monde de fake news, le discours objectifs est même carrément en train de disparaître, rendant ce combat d’autant plus urgent.
La recomposition des événements historiques est un travail qui permet de « rendre à chacun selon le sien », selon la définition de la justice donnée par Platon dans La République. Cela signifie qu’il faut pouvoir attribuer correctement les actes à leur responsable, préalable nécessaire à leur jugement moral ou juridique. L’historien fait le même travail pour remettre les faits et responsabilités devant le « Tribunal de l’histoire ». Où l’on voit, de la notion de mémoire de l’humanité à celle de tribunal de l’humanité, un glissement de la narration des faits au jugement sur les faits.
Mémoire de l’être
L’historien utilise une propriété bien étrange des choses, qui est leur capacité à durer. Le plus incroyable exemple est la propriété utilisée dans l’analyse des origines du monde, qui fait qu’en remontant la lumière physique, nous remontons le temps. Le temps et la lumière sont liés. Le ciel que nous voyons le soir est une composition de différente temporalité qui nous apparaisse maintenant dans le ciel que nous contemplons.
Il en va presque de même des éléments historiques. Les pyramides sont toujours là. Elles témoignent pourtant d’un temps qui lui n’est plus là et qui est disparu. L’événement passé est passé, mais il est également toujours là. Il en est ainsi des dinosaures et des traces de tous les éléments biologiques et célestes qui durent toujours. Il en est de même des créations et des idées humaines, qui ont des statuts d’être totalement différents, faisant la part entre le temps de leur création, celui de leur splendeur, et celui de leur continuation parfois quasi-éternelle dans la suite des temps. Les pyramides étaient au sommet de leur être lors de leur construction. Mais elle sont allées si loin dans l’être, si proche de l’éternité pourrait-on dire, qu’elles durent toujours. Ainsi par exemple du code civile napoléonien, qui subsiste toujours dans sa forme. Les forums de la Rome antique sont toujours là, témoins de la grandeur passée, visitées par le monde entier. Et que dire alors de la puissance des dialogues de Platon, de Bible, de la personne historique de Jésus? Tout le passé ne passe pas, et la dynamique de la création de l’avenir compose toujours avec ce qui a été et est encore.
Histoire et civilisation
La constitution d’une histoire inscrit les hommes dans une chaîne qui dépasse les individus et les relie à la nuit des temps. Elle est fondamentale dans la création d’une civilisation consciente d’elle-même. Elle est constitutive de son identité, et de celles des peuples et des nations, d’où les notions de récit national et d’identité nationale que l’on adjoint au récit historique. Les français apprennent qu’ils descendent des Gaulois, quand bien même ce qui est vrai pour la France en général ne le serait pas pour tel ou tel français en particulier. Ce qui compte est l’inscription dans un récit. Plus généralement, l’histoire universelle retrace l’unité de destin de toute l’humanité. On dit, depuis Kant, qu’elle est cosmopolitique. Elle nous explique à nous-mêmes la chaîne des causes dans laquelle nous vivons et sommes pris. Depuis les différentes mondialisations, celle des découvertes, du commerce, des guerres mondiales et désormais de l’économie, toute l’humanité n’a désormais plus qu’une seule et même histoire.

La transmission du passé sert à construire l’historicité de l’homme, à la travers les traditions et l’enseignement. Elle dépasse le seul cadre de l’histoire comme discipline sociale. La transmission est incluse dans toutes les institutions, tous les arts, les entreprises, les secteurs d’activités, qui tous enseignent à leur pratiquant ce qui vient du passé et qu’il convient sans cesse d’adapter au temps présent. Il n’y a pas que l’histoire officielle, l’histoire politique des nations et des empires. Il y a une histoire de l’écriture, du tissu, des arts martiaux, de la fabrication des couverts, de la navigation. Les mathématiques sont une science cumulative par excellence. L’Esprit des lois de Montesquieu est formidable histoire du droit. Milles histoires qui sonnent à nos oreilles comme les contes inventés chaque soir par Shéhérazade pour vivre un jour de plus et jettent partout un pont entre la richesse du passé et les défis restant à relever par le futur.
C’est à la Renaissance que le projet d’Hérodote a véritablement été repris dans une Europe qui s’est redécouverte historique. Dévoilant son glorieux passé dans la lecture de Platon et d’Aristote, la civilisation européenne s’est engagée dans une historicité renouvelée, auparavant fermée par l’événement historique de l’avènement sur terre du fils de Dieu. Le temps suspendu des cathédrales, né de la fin de l’histoire provoquée par la naissance de Jésus, a repris son cours. L’évolution, l’accumulation des savoirs, les dates historiques font leur grand retour. Il n’y aura plus jamais de nouvelles pauses.
Le choc de l’origine
Après la Renaissance, ayant retrouvé son historicité, l’Europe va continuer à tracer et écrire sa propre histoire. Les chroniques appuyés sur les textes religieux et principalement la Bible, vont laisser place aux premières histoires universelles, dont l’une des premières et des plus amples est L’Histoire naturelle de Buffon, publiée à partir de 1749 et qui envisage une création du monde et des planète non réalisée directement par Dieu, mais étant le fait d’une succession de faits naturels. Nous cherchons depuis le Big Bang, le premier instant de la création de tout.
Le choc principal, toujours pas digéré aujourd’hui par le fanatisme religieux, viendra de Charles Darwin et de son Origine des espèces, publiés en 1859, où il établit que l’homme descend des grands singes. L’homme historique n’est pas une création ex nihilo de dieu. Il est le résultat d’une évolution millénaire. Nous voilà définitivement renvoyé à notre nature terrestre, arraché au moins dans nos corps, à nos racines célestes.

Une historicité organisée
Les sociétés dites « traditionnelles », celles des tributs découvertes par les ethnologues, sont dites sans histoire. Cela ne signifie pas cependant qu’elle accepte l’oubli. Elles ont, bien au contraire, une manière très différente de le combattre. Reproduire perpétuellement les mêmes rites et coutumes est le meilleur moyen de conserver intégralement le souvenir des anciens et d’être toujours reliés à l’origine du monde, où toutes ses coutumes ont été fixées. Le fils fait le métier du père et la fille celui de la mère. Le pouvoir passe du père au fils. Et si par malheur un conflit a opposé la tribut à la tribut voisine, le conflit risque bien de ne jamais s’arrêter. La maîtrise du temps passe par sa suspension. Changer, c’est trahir la mémoire des ancêtres, or nous ne sommes que souvenirs. Que reste-t-il de nos vies quand tous ceux que nous avons connus et qui nous ont connus ont disparu? Rien.
On plaint souvent le monde moderne qui aurait oublié cette sagesse de la tradition. Dans un vieux pays comme la France, le poids du passé est parfois écrasant. Que dire de l’Egypte, où pas un ouvrage ne peut être entrepris sans que l’on n’y découvre de nouveaux vestiges, toujours plus éblouissants que les précédents? On accuse bien souvent l’Occident de perdre ses racines et de fonctionner par table rase. C’est faire l’impasse au contraire sur la formidable organisation de la conservation de la mémoire qui s’y est mise en place. La bibliothèque d’Alexandrie était un phare devant guidé le monde. Nous avons les équivalents modernes dans toutes nos villes et sur tous nos ordinateurs. Toutes les disciplines glorifient leurs héros, qu’il s’agisse des professeurs de philosophie d’une époque, des dessinateurs, des auteurs, des sportifs, de la mémoire de telle victime, ou de tel grand homme. Nous avançons vers le futur sans sacrifier, ou en sacrifiant le moins possible, au passé.
Nous sommes ainsi devenus des êtres historiques. Nous ne sommes quasiment rien sans la compréhension du passé qui partout nous entoure. Nous créons tous ensemble à travers transmission, héritage et nouveauté, une conscience commune universelle qui traverse les âges, à la fois une culture et une civilisation. Partout nos vies solitaires et isolées sont vouées à la mort, partout nous luttons en créant un monde qui va rester après nous. De quoi avons-nous le plus peur? Est-ce vraiment de la mort ? Ou ne serait-ce pas plutôt comme le soulignait Hérodote, exprimant le génie des origines, de l’oubli ? Laisser une marque, un trace. Rester dans les récits des poètes et faire partie de la conscience immortelle que l’humanité a désormais d’elle-même. La gloire ne passe plus uniquement par la grandeur des faits d’armes et des conquêtes. Nous avons désormais les moyens de créer une mémoire quasiment universelle incluant quasiment tout le monde, grâce à la digitalisation, la conservation numérique et à l’extension apparemment sans limite des activités humaines.
Le travail de mémoire et le devoir de mémoire
Avec l’histoire, le peuple ne peut pas se contenter de se regarder dans un discours fossilisé, dans un récit national mythique et idéalisé. Les régimes totalitaires ont tous en commun de réécrire l’histoire pour en faire un outil de propagande. On apprend pas le printemps de Prague ou le Grand Bon en avant en Russie et en Chine. Le pouvoir centralisé se veut toujours infaillible. Seuls les démocraties sont capables de questionner leurs passés et ainsi évidemment de préparer leur avenir. Nous le voyons tous les jours, l’histoire fait l’objet d’un débat passionné. L’histoire n’est pas un objet froid. Encore aujourd’hui, lorsque l’on parle en France, du régime de Vichy ou de la guerre d’Algérie, c’est directement de la mémoire de millions de familles françaises qu’il s’agit. Les mécanismes de défenses psychiques qui jouent au niveau individuel sont décuplés au niveau collectif. Il est insupportable pour les descendants de penser que leurs parents ont pu collaborer avec les nazis. Cela remet en cause leur propre psyché. Ils vont donc lutter et refuser la réalité, comme ces violences faites en familles et qui restent à jamais l’objet d’un tabou.
Face à cette psyché n’ayant pas toujours la force de se remettre en cause, l’historien apporte le matériau froid de la preuve. La décision écrite, le document administratif, la réalité statistique des chiffres, les traités internationaux, les témoignages. La France ne voulait pas le voir, mais Pétain et surtout Laval ont bien devancé les demandes des nazis abaissant d’eux-mêmes, tache indélébile sur l’histoire de France, l’âge des enfants envoyés dans les camps de concentration. Aujourd’hui le débat fait rage. Nous ne ferions que donner des armes aux ennemis de la démocratie en faisant en permanence « repentance » pour des crimes imaginaires. Nous pensons bien évidemment l’inverse. C’est la grandeur des démocraties que de savoir reconnaître leur propres crimes. Comment ne pas trouver scandaleux qu’aujourd’hui encore aux Etats-Unis, certains esclavagistes aient leurs statues en bonne place dans les grandes villes du Sud? Impensable honte. La seule place qu’ils méritent est dans les livres d’histoire.

L’historien oblige à regarder la réalité en face. Qu’elle soit moralement belle ou laide n’est pas son affaire. Elle l’est d’autant moins que les critères moraux des peuples sont eux-mêmes en partie au moins, des données historiques et qu’il faut replacer les événements dans un contexte intellectuel, dans l’architecture des valeurs dans lesquelles elles se sont produites. Le « travail de mémoire est aussi important pour un peuple que pour un individu. Il l’est même peut-être plus, car il le rend possible. Il a lui aussi ses écueils désormais bien connus que sont la repentance perpétuelle et la victimisation. On ne peut pas vivre en se flagellant en permanence de nos crimes passés. On ne peut pas vivre non plus en se pensant ou en désignant en permanence des victimes qui restent cantonnés à leur statut de victimes. Le but du travail de mémoire est exactement inverse. Il doit déboucher sur une mise à distance réaliste et une nouvelle action possible.
Le devoir de mémoire
Le devoir de mémoire ajoute encore une dimension supplémentaire à la compréhension et à la prise en compte du passé, une dimension d’obligation morale du souvenir. Nous aurions un devoir de nous rappeler du passé. Une telle obligation morale n’est pas simple à fonder en principe. Elle correspond à la réalité anthropologique du souvenir des anciens. Le devoir de mémoire est également une injonction un peu vide. Il ne s’agit pas de se rappeler d’une mémoire falsifiée, qui ne servirait à rien sinon à mener à de nouvelles catastrophes. Les vieux Empires utilisent la mémoire pour galvaniser leurs peuples actuels pour le pire et pour la guerre assurément. Le devoir de mémoire doit donc reposer sur une histoire objective et pointer vers les causes de conflits et les méthodes de résolutions qui ont fait leur preuves.
Le devoir de mémoire doit servir un futur de paix, une valeur qui n’est malheureusement toujours pas universel. « La paix est le rêve du sage, la guerre l’histoire de l’humanité » nous rappelle Kant en ouverture de son Traité sur la paix perpétuelle. Nous sommes loin de cet état encore, qui pourrait d’ailleurs très bien faire l’objet d’une mission spécifique des Nations Unis, visant à empêcher les régimes de toute la planète de modifier l’histoire et à garantir partout sur terre et dans toutes les langues un accès à l’histoire universelle des historiens.
Le « tribunal de l’histoire » et la fabrique de l’avenir
Nous prêtons au temps qui vient le rôle de juge de paix, juge ultime d’une « vérité » qui viendrait du temps, une justice immanente qui finirait par se réaliser. Cela suppose évidemment une série de présupposés qui finissent par nous renvoyer à l’idée de dieu. Le temps serait organisé pour produire une forme de vérité. Les événements, la puissance d’untel, ne serait d’une certaine manière jamais suffisamment puissant pour faire dévier ou violer certaines règles. La plupart du temps les religions ont déplacé après la vie l’épisode du jugement moral des âmes pour leurs actions durant cette vie.

Quand l’hypothèse du tribunal de l’histoire met légèrement de côté l’idée de dieu, elle suppose l’existence de lois de l’histoire et ou de la nature, qui ne pourraient pas être violées sans conséquences. Il est ainsi possible jusqu’à un certain point de prédire l’avenir. Avant d’y revenir, rappelons rapidement les types de causalité que nous pouvons appliquer à l’histoire. Il y la cause et l’effet, rendant la succession des éléments nécessaires. Il est aussi possible d’identifié des lois de l’histoire, des situations qui se reproduisent de tout temps. Les régimes autoritaires attaquent toujours les démocraties. L’inflation détruit l’économie. On peut également penser que tout n’est pas lié dans l’histoire, mais plutôt le fruit du hasard et que les événements sont singuliers. Cependant, notre connaissance toujours plus poussé de l’histoire et de la nature nous rend certains éléments de plus en plus facile à prévoir.
Le plus éclatant exemple est celui du réchauffement climatique. Si l’activité des hommes dégage de la chaleur ou entraîne un mécanisme qui augmente la chaleur, la vie va devenir insupportable. Les prévisions scientifiques du GIEC renvoient étrangement aux mythes du déluge, que l’on trouve aussi bien chez Aristote, que dans la Bible, et même dans certains mythes aztèques d’Amérique centrale et du sud. Les calculs de consommation de ressources de la planète sont du même type. Il s’agit de calcul d’une certaine manière physique, qui ne présentent pas une si grande difficulté théorique.
Plus délicat sont les calculs concernant l’évolution de la population mondiale. Il mêle un phénomène humain, toujours susceptible d’être modifié, à une analyse historique. La population d’un pays diminue au fur et à mesure qu’elle s’enrichit. La transition économique dépend de facteurs socio-économique. Les projections actuelles font état d’une transition à venir en Inde et Chine, permettant d’espérer une baisse globale de la population sur terre, y compris si l’Afrique continue de voir sa population croitre. La nombre d’humains est évidemment l’un des indicateurs les plus importants pour comprendre l’évolution de la planète.
Les autres lois, paradigmes ou tentatives de compréhension sont bien plus complexes à maîtriser. Nous l’avons vu avec les différentes théories de l’histoire, et non plus seulement de mythe des origines ou de la fin des temps, qui se sont succédées après la Révolution française et jusqu’à aujourd’hui. Nous avons développés une conscience de notre propre historicité, qui se manifeste notamment dans la prolifération des théories sur le sens de l’histoire. L’avenir sera progrès, et le progrès apportera le bonheur. C’est la thèse du « progrès », qui fait confiance en la science et en l’avenir, donc aussi en l’homme, qui trouve ses racines chez Descartes et Bacon, dans le pouvoir que va nous donner la science moderne. L’avenir sera démocratique et le monde entier, de proche en proche, deviendra une grande démocratie. C’est la thèse d’Hegel, celle de la dialectique du concept de liberté. L’avenir sera communiste pour Marx qui met en avant la dialectique matérialiste qui oppose les classes sociales, capitaliste d’un côté, ouvrier de l’autre, car le système capitaliste et son injustice financière, finira bien par disparaître. L’avenir sera fait de la confrontation incessante de blocs, de grandes civilisations à l’échelle de la planète. C’est la thèse du clash des civilisations de Huttington.

Ces thèses désormais bien connues. Leurs oppositions est finalement assez vaines, comme l’est leur caractère « absolu ». Elles sont toutes vraies ensemble d’une certaine manière et chacune doit laisser suffisamment de place pour interagir avec les autres.. Le progrès technique est bien l’un des vecteurs de la création du futur. Mais il doit maintenant trouver un chemin de respect vis-à-vis de l’environnement. Il a sa révolution à faire. Le capitalisme doit en permanence se transformer, et même si la répartition des richesses est revenu au niveau scandaleux du XIXème siècle après la crise des subprimes, il est clair que l’on ne pourra pas continuer ainsi. La lutte des civilisations est l’un des thèmes les plus passionnants, parce qu’elle repose sur le valeurs sur lesquelles reposent les civilisations. Or le changement ne vient pas tant de l’opposition des civilisations, mais bien de l’évolution intrinsèque de ces civilisations. Nous le voyons en Occident avec le développement des thèses Woke qui est une continuation, tout à fait questionnable, du déploiement des concepts d’égalité et de liberté sur lesquels reposent nos sociétés. De la même manière, chaque civilisation est travaillée par des principes qui finiront par s’épuiser une fois qu’ils se seront totalement exprimés dans l’histoire. C’est là que se joue un hypothétique progrès moral de l’histoire, le seul que l’on pourrait réellement désigner par le nom de progrès. Il nécessite forcément un référentiel moral enfin désigné comme supérieur à tous les autres. La morale elle-même cependant n’est peut-être rien d’autre qu’une donnée historique toujours en mouvement. Il y a là un cercle entre des valeurs servant d’horizon et ces mêmes valeurs comme création historique.

La guerre enfin suit ses propres lois. Citons-en deux principales. Ce sont les régimes totalitaires, autocratiques, « durs » qui ont toujours de bons raisons de déclencher des conflits. Il faut donc toujours s’en méfier. L’histoire de la démocratie est l’histoire de la guerre de la démocratie contre les autres formes de régimes. La puissance de la démocratie lui vient de sa supériorité militaire, qui elle-même provient de la liberté donnée aux citoyens de penser et réfléchir, qui les rend toujours plus puissant, et de la volonté de rester libre, qui fait des soldats des démocraties de bien meilleurs soldats que ceux de tous les autres régimes. La seconde règle est celle de l’équilibre des forces. Rien ne maintient mieux la pays que l’équilibre des forces. Les démocraties ne doivent jamais accepter de se laisser distancer dans la course aux armements. Elles doivent enfin défendre l’idée même de la liberté, y compris auprès de leur citoyens, toujours promptes à vouloir revenir à un régime non démocratique. Nous en avons malheureusement désormais trop d’exemple. D’Hitler à Erdogan ou Poutine, de Johnson à Trump, la démocratie est fragile et elle doit reposer sur la prospérité d’une classe moyenne trop souvent attaquée par les marchés eux-mêmes.

ANNEXE
Histoire, temps, destin et conscience, sont 4 thèmes très liés. Les structures mentales que nous mettons en jeux pour comprendre l’histoire, cause et effet, finalité succession, hasard, lutte contre le néant… sont peu ou prou les mêmes que celles mise en oeuvre dans la compréhension du destin. L’histoire est d’ailleurs très certainement la discipline qui a remplacé la divination, sur son versant prédictif dans lequel il s’allie à la science. Les prédictions du Giec s’appuient sur des lois de la nature et sur des séries de données historiques. On pourrait pense que leur algorithme pourrait bientôt est connecté aux activités -usines et entreprises- produisant les facteurs de réchauffement de la planète, (un bel exemple d’internet des objets).
La conscience en face du temps et de l’histoire se trouve plongé dans une sorte d’ajointement des temporalités. Elle a sa propre temporalité, où elle vit l’ennuie, la concentration, la révélation. Elle chercher toujours à être comme complète, parfaitement actif, mais ce n’est pas possible. En face, elle est confronté à un temps qui à la fois ne s’arrête jamais et à la fois se répète. C’est la succession des jours, puis des saisons, puis des années. C’est comme une boucle qui avance en permanence. Notre conscience s’interroge en permanence sur son être au temps, sa propre révélation à elle-même, et la compare à ce temps qui ne s’arrête jamais et nous met tout le temps au défi d’être.