Résumer la théorie du jugement de Kant pour la rendre accessible au néophyte est une gageure. Prétendre que Kant s’est trompé quelque part, c’est là carrément une scandale. Et pourtant…

Mécanisme contre finalisme
Il y a dans la théorie kantienne du jugement une opposition, une tension même, qui n’est jamais résolu de manière satisfaisante, opposant le jugement mécaniste d’un côté, la cause et l’effet auquel il reconnait une valeur scientifique, et le jugement finaliste de l’autre, celui qui soutient que toute création est faite en vue d’autre chose, dont l’une des conclusions possibles, et non la moindre, est que la nature tout entière a été créée pour permettre la création d’un être moral, à savoir l’homme.

Kant suit ses prédécesseurs, Descartes et Spinoza. En refusant de donner un statut scientifique à la cause finale, Descartes, dans le sillage de la doctrine expérimentale de Francis Bacon et de la nouvelle physique de Galilée, a posé les principaux fondements de la science moderne. Spinoza a renforcé l’idée en refusant tout « anthropomorphisme » à la science. Appliquer la cause finale à la science, revient selon les cartésiens à appliquer un raisonnement non pas scientifique, mais pratique. Il ne faut pas expliquer les choses par leur conséquences, mais uniquement par les causes qui les ont créées.
Kant a suivi ce raisonnement et a même prétendu le renforcer en le mettant définitivement à l’abri de toutes les objections sceptiques, notamment celle de Hume. Le philosophe écossais prétendait dénoncer le pseudo scientificité du raisonnement mécaniste. Il n’était selon Hume ni la marque d’une nécessité physique, ni celle d’une loi de la nature, mais uniquement la résultante d’une consécution temporelle. « Post hoc ergo procter hoc », Après cela, donc à cause de cela, défendait le philosophe historien. Tout n’est pour lui, comme pour l’historien, que rationalité a posteriori, reconstruction intellectuelle selon la ligne du temps. Les fondements rationnels d’une vraie preuve manquent.
Résumé ultra rapide des trois critiques
On dit souvent que Kant a fondé le raisonnement mécaniste de la cause et de l’effet dans la Critique de la raison pure (CRP). Mais on sera bien en peine de trouver un seul commentaire sur cette démonstration. L’objectif de Kant, même s’il trouve ses racines dans la lecture de Hume et de Newton, est bien plus vaste. Il prétend exposer l’intégralité du pouvoir de connaître dont l’homme est capable. Ce pouvoir se concrétise dans la capacité à énoncer des lois mathématiques et physiques que sont les « jugements synthétiques » a priori ou a posteriori (voir à ce sujet notre article https://foodforthoughts.blog/2020/11/15/le-jugement-synthetique-a-priori-ou-la-formation-des-lois-scientifiques/)
Mais le lecteur attentif verra que Kant a surtout posé le principe de toutes lois possibles, et que la plupart de ses lois concernent des rapports stables entre les choses, comme la loi de l’action et de la réaction, comme la formule de Newton établissant le lien entre la masse des planètes et leur distance, ou la loi de Lavoisier, établissant le rapport du volume d’un gaz, de la pression, et de la température. La pure loi de causalité, si… alors… ne suffit pas directement. Elle doit toujours être démontrée par d’autres lois de rapport entre les choses. Si la chose tombe, c’est parce qu’elle est attirée par une force qui exerce une puissance sur cette chose, c’est la loi de la gravité, qui est une loi du rapport entre les masses. La loi est première, la cause et l’effet n’est qu’une conséquence, qu’une reformulation de la loi, la subsomption du cas concret et particulier à la loi générale.
Kant a donc élargi le champ de la science par rapport à la seule loi de la causalité. Mais il s’est retrouvé face à un problème impossible à résoudre quand il a cherché à unifier toute sa théorie du jugement. Il a posé, dans la Critique de la faculté de juger (1790), le triptyque suivant: il a le jugement scientifique, le jugement morale et le jugement selon la finalité.
Le premier, celui de la CRP, est un jugement qu’il appelle déterminant. Les concepts de l’entendement s’appliquent à la sensibilité et à l’expérience et la déterminent, l’expliquent entièrement par leur application logiquement correcte.
La seconde forme de jugement est le jugement morale, celui de la Critique de la raison pratique. La raison pratique repose en fait sur deux fondements. Il y a la faculté de désirer, qui est « la capacité d’être par ses représentations la cause de ses représentations », et la loi morale. La première définition, qui est proprement celle du désir, peut paraître un peu confuse au premier abord. Mais sa circularité apparente exprime l’essence même du jugement pragmatique: j’imagine ou je conçois une chose, je la désire, et par mon action je réalise cette chose dont j’espère tirer quelque avantage. Je pense que travailler me rendra riche… donc je travaille. Je veux créer une robe, une maison, un roman. Je commence par en faire un schéma, puis je le réalise. La cause finale, l’objet ou l’action imaginée, précède la réalisation qui est mise en oeuvre par un enchaînement de causes mécanistes.
Mais le jugement pratique ne peut pas s’arrêter là, car je suis contraint par ma nature humaine, par la constitution propre de ma conscience, à ne pas traiter les autres hommes comme des moyens pour d’autres fins. Au sein de l’action, toujours pilotée par un désir, je découvre la morale. L’homme est un absolu que je peux pas réduire à un moyen pour réaliser mes désirs. Une loi morale, une loi proprement humaine s’impose à moi qui m’ordonne de limiter toute ma pratique, et le fait par le respect formel de l’humanité en toute chose. A chaque fois que j’envisage une action, je dois la soumettre au teste de son universalisation pour tout être humain. Si tout le monde agissait comme moi, y aurait-il encore une humanité possible?
Dans la troisième critique, Kant, qui continue sa relecture des causes aristotéliciennes (matérielle, efficient, formelle et finale), s’interroge désormais sur la finalité. Mais il a mis le jugement scientifique tellement à part de tout le reste, en faisant le seul ilot d’objectivité dans tout le jugement humain, qu’il a toutes les peines du monde à unifier sa théorie du jugement. Il qualifie alors le jugement selon la finalité de « réflexif », l’opposant ainsi au jugement « déterminant ». Il s’agit en fait du même jugement, mais utilisé à l’envers. Le déterminant va du concept à la réalité pour la synthétiser dans des lois. Le réflexif va de la réalité à la loi possible, mais non trouvée, introuvable même. Pour le résumer d’un mot, le jugement réflexif est un jugement d’expérience. Il concerne aussi bien l’art que la contemplation de la nature, que la moindre de nos expériences quotidiennes les plus banales. Il s’agit toujours pour nous d’unifier toute l’expérience pour en tirer le maximum de sens, d’unité, de rapport entre les choses. Mais pas de lois! La voie de la raison scientifique étant ici totalement barrée. Nous courrons après un sens qui ne finit jamais, dans l’expérience esthétique de l’art ou de la nature, dans la compréhension de l’interdépendance de tous les phénomènes, qui nous conduit à penser la divinité comme principe et créateur de cette totalité (preuve cosmologique, téléologique de l’existence de Dieu). Mais nous n’en aurons jamais la moindre assurance scientifique.
L’homme est le principe
Le raisonnement s’arrête à peu près là. La synthèse est dans le pivot entre déterminant et réflexif. Le mystère des tables des catégories et des jugements, déclarés tels dans la CRP, ne sera jamais élucidé. Voilà évidemment qui n’a pas manqué de laisser sceptique les successeurs de Kant, Schopenhauer, Fitche et Hegel. L’interrogation sur cette énigme est même le fondement des différentes formes de l’idéalisme allemand, la théorie qui devait prendre la suite du criticisme.

En séparant la morale de la science, en accordant une pureté intellectuelle au seul mécanisme (cause matériel et efficiente) Kant a rendu la réconciliation impossible (avec la cause formelle et la cause finale). Il est pourtant tout à fait possible de reconsidérer, de repositionner les éléments du problème et de mettre le jugement morale au principe de tout jugement. Pour le dire une seule phase: je juge parce que je suis libre. Je suis libre parce que je peux agir en choisissant mes buts. Pensée et liberté son une même réalité, un même être. Je pense parce que je veux atteindre un but. Le jugement pragmatique est le premier jugement et le fondement de tout jugement. Notre réalité première est la conscience de notre être, un être moral et pragmatique. Nous éprouvons la cause et l’effet parce que nous cherchons un effet. Tout le reste est extrapolation, y compris le mécanisme, simple découpage à l’intérieur des causes. Pris en lui-même comme principe absolu, le mécanisme suppose au moins l’existence de la matière (hulé en grec) et du mouvement (la cause efficiente). Mais d’où vient la matière qui se plie à ces transformations? D’où vient l’énergie qui entraîne les transformations et fait que notre univers n’est pas figé, mais proprement vivant? Le mécanisme n’en sait rien. Il est aveugle. La matière n’est rien d’autre que ce qui est créée et transformée, ce qui vient d’une création, que ce soit par une cause formelle, comme la simple idée d’une planète, ou la cause efficiente, comme la lave des volcans qui créent les îles du Pacifique.
Je veux, je désire, j’ai besoin de survivre. Je tente, j’échoue, je recommence, j’étudie la nature dans ses moindre détails. Et enfin je connais le succès. Je prends plus de goût à la réalisation qu’au succès, à la puissance de mon esprit qu’à la chose réalisée elle-même (enfin cela dépend des personnes). Je m’interroge sur la nature de l’être et sur les liaisons de toutes choses, parce que j’ai besoin de comprendre mon environnement. J’habite le monde en être intellectuellement libre qui ne se limite pas à la surface de la cause et de l’effet. La mécanique n’est qu’une sous-partie, une abstraction du finalisme. Si dans les temps anciens, la cause finale, le Bien platonicien ou le jugement des âmes après la mort structurait toute la vie consciente et pouvait relever, parce qu’il débouchait sur une transcendance, d’une certaine superstition, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous avons scientifique déterminé la cause finale.

La médecine en est le meilleur exemple. Oui, il y a parfois un plan antérieur à la réalisation dans la nature. C’est exactement ce qu’il se passe avec l’ADN. La forme est déjà là et ne fera plus que s’exprimer dans la construction du corps entier. Le corps portera l’ADN et le transmettra avant de disparaître. L’ADN est un plan, une cause formelle. L’ARN est l’architecte, la division cellulaire est l’énergie. Le corps réalise un plan qui lui préexiste. Oui, le corps de tous les vivants est finalisé. L’œil est fait pour voir, ce n’est pas un accident mécanique, pas plus que les sexes masculins et féminins ne s’accordent par hasard. Ils sont fait pour l’accouplement. L’estomac est fait pour digérer toute une typologie d’aliments. Sortie du corps et de l’animal, la thèse est plus difficile à défendre. Le brin d’herbe est-il génétiquement prédéterminé à être digéré par la vache? Le fleuve et les deltas ont-ils été conçus pour créer des zones de cultures? Peu importe finalement le détail, car il est certain en tout cas que la vie est une totalité, où tous les éléments sont interdépendants, et évoluent tous en même temps au fil du temps. Comment faire autrement pour avoir de l’être plutôt que rien? La segmentation, la différenciation, et en même temps les moyens de la liaison et de la communication sont les deux principes de l’être, avant même la génération et la corruption. Peu importe la liaison spéciale ou contingente, le principe général est scientifiquement valide.
Tout jugement humain est une dérivation de la liberté pratique. Cela ne résout pas la question de l’âme, de son origine, du pourquoi d’une telle puissance de pensée. Mais cela permet d’unifier la théorie du jugement en posant un être intellectuellement vivant, actif, conscient d’être et d’être libre, au fondement de la raison et de l’entendement. Du mystère de l’âme, il n’y a rien à ajouter à la déclaration de Rousseau: « Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix. »

Reprise
Dans la querelle avec B. Constant, Kant place le respect de la vérité pour ainsi dire au-dessus de la loi morale elle-même. Nous n’adopterons pas la même position.
Il y a là en fait deux ordres, deux types de vérité et de loi. D’un côté, la loi et la vérité scientifique. De l’autre la loi et la réalité des comportements moraux et immoraux. Défendre à tout prix la vérité ne pose strictement aucun problème dans les sciences et même dans toutes les disciplines argumentatives. Là le mensonge n’a pas lieu d’être. La mauvaise fois, la rhétorique, le parti pris, doivent être combattus sans relâche.
Mais face au mal moral, face au nazi qui vient chercher le juif pour l’exterminer, non, il ne faut pas dire la vérité. La loi morale est ici supérieure en terme de norme, à la vérité scientifique, à la vérité tout court. Il y a évidemment de la place pour réfléchir aux critères et conditions d’application de la loi morale. Mais si l’on y prête un peu attention, pourquoi devrions-nous respecter la vérité et pourquoi avons-nous un devoir de respecter la vérité dans le discours scientifique? En vertu de la loi morale et du respect de l’autre, évidemment, et non pas uniquement au nom du respect de la vérité pour elle-même.
Le principe moral de respect de l’autre est le principe ultime de l’être libre, qui doit respecter la liberté en lui-même et en autrui, mais aussi se battre contre le mal, à savoir toutes les formes d’irrespects contre l’universalisme.
Le jugement synthétique a priori de la morale, l’union de la loi morale et du bonheur
Dans la descendance du kantisme, on oppose souvent le déontologisme, le fait de suivre la loi morale, formellement, et le conséquencialisme, qui s’intéresserait aux conséquences des actes. L’idée, qui nous a toujours paru un peu absurde, serait d’opposer le devoir à la conséquence, et de se servir de cette opposition pour réfuter le kantisme, morale rigoriste et uniquement déontologique.
Evidemment, Kant a déjà répondu à cette objection, et a bien inclu la finalité dans le raisonnement morale. Avant d’y revenir, nous souhaitons juste re-préciser notre objection fasse au kantisme, qui ne porte pas sur ce point, mais sur la dimension nécessairement tragique de la vie. Nous pronons une morale du moindre mal moral, et pas comme Kant une morale absolue. Kant d’ailleurs, et principalement quand il détaille la liaison du devoir, absolu et de la recherche du bonheur, absolu également, rappelle cependant la contradiction fondamental du bonheur: toujours cherché, il est aussi impossible. Cependant, il ne tient à notre avis pas suffisamment compte de cette contradiction dans l’application des principes moraux.
Il faudra aussi nuancer la critique de cette synthèse a priroi, de Kant, car il va bien placer sa morale dans une dimension historique. C’est d’ailleurs le statut de la temporalité de la morale kantienne qui est l’un des axes du questionnement que l’on pourra lui adresser. Sa morale est valide dans l’infini du temps a priori, pour toute expérience morale possible, et pourtant non applicable dans le temps ici-bas, ce qui est selon nous un point d’achoppement, une grande différence entre le jugement synthétique a priori scientifique et le jugement synthétique a priori moral. Mais avant même de se poser ce type de question, il s’agit de reprendre la démonstration.
Nous avons aujourd’hui la chance de pouvoir utiliser chat gpt pour nous aider à comprendre les arguments. Nous lui avons demandé comment était fondé le jugement synthétique a priori dans la Religion dans les limites de la simple raison. Il ‘agissait pour nous d’éclairer la lecture de la première préface et notamment de la première note de la préface, qui revient sur cette démontration:
=> Peux-tu m’expliquer le jugement moral synthétique a priori?
Excellente question — tu touches ici un point central, mais complexe, de La religion dans les limites de la simple raison (1793) de Kant : la manière dont la loi morale, connue a priori, peut être à l’origine d’un jugement synthétique pratique, c’est-à-dire producteur d’un contenu moral dans l’expérience.
Kant ne parle pas directement de « jugement synthétique moral », mais il développe, dans cette œuvre, une réflexion sur la manière dont la loi morale, qui est une forme pure, produit un effet réel dans l’homme : le phénomène moral ou le fait de la raison. C’est cette opération qu’on peut qualifier, dans ton langage, de jugement synthétique moral. Voici l’explication pas à pas :
🔹 1. La loi morale est a priori et formelle
Kant soutient dans la Critique de la raison pratique (et il le reprend dans la Religion) que la loi morale est connue a priori : elle n’est pas dérivée de l’expérience, elle ne repose pas sur l’observation ou les désirs empiriques. Elle s’exprime dans l’impératif catégorique :
« Agis uniquement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »
👉 Cette loi est formelle et universelle, elle ne dit pas ce qu’il faut faire dans tel ou tel cas, mais comment vouloir moralement.
🔹 2. Le problème : comment cette loi pure produit-elle quelque chose dans l’homme ?
C’est ici que la Religion approfondit quelque chose de nouveau par rapport à la Critique :
Comment cette loi pure produit-elle, dans le sujet empirique (l’homme), un effet réel ?
C’est-à-dire :
- Comment passe-t-on de la loi morale à un choix moral concret ?
- Comment cette forme pure synthétise-t-elle quelque chose dans l’homme réel (soumis à ses inclinations, à la sensibilité) ?
🔹 3. La synthèse morale : naissance d’un principe effectif dans l’homme
Kant introduit alors l’idée de deux principes antagonistes dans l’homme :
- Le principe de la légalité (la loi morale, a priori)
- Le principe de l’amour-propre, de l’égoïsme naturel
Et il affirme que l’homme est radicalement mauvais, au sens où l’inclination à subordonner la loi morale à l’amour de soi est originaire — elle ne vient pas de l’expérience, mais est structurellement enracinée dans la liberté humaine.
➡️ La « synthèse » morale, c’est le moment où la loi morale est accueillie comme principe suprême de la maxime, ce qui ne va pas de soi, car cela suppose une révolution dans la volonté.
Le jugement synthétique moral, dans cette perspective, c’est :
La reconnaissance libre et non empirique de la loi morale comme principe effectif de choix.
Kant appelle cela la conversion morale, ou « révolution dans la disposition intérieure » (Umkehrung in der Gesinnung).
🔹 4. En quoi est-ce « synthétique » ?
Le caractère synthétique du jugement moral tient au fait que :
- On ajoute à une forme a priori (la loi morale) un contenu pratique, une décision concrète dans un sujet empirique.
- Il y a création d’un effet réel : l’adhésion du sujet à la loi, qui n’était pas donnée d’avance.
C’est donc :
- Synthétique (et non analytique) parce que cette adhésion n’est pas déductible logiquement de la loi morale seule.
- Un jugement moral au sens plein : il y a production d’un fait dans la liberté.
🔹 5. Conséquence : la religion morale
Dans ce cadre, la religion devient la conscience pratique de notre devoir de devenir moralement bons, ce que Kant appelle :
« La reconnaissance de tous nos devoirs comme commandements divins. »
Mais Dieu n’est pas l’origine de la loi : il est postulé comme garant de l’union entre le devoir et le bonheur — ce qui vient après la reconnaissance libre de la loi.
📌 Pour résumer
Dans La religion dans les limites de la simple raison, Kant développe une interprétation pratique de la loi morale comme source d’un jugement synthétique moral :
- La loi morale est a priori, formelle.
- Elle produit un jugement synthétique quand elle est accueillie librement par le sujet empirique comme maxime de l’action.
- Cette adhésion n’est ni empirique, ni mécanique : elle est le fait de la liberté, et donc synthétique au sens moral.
- Ce processus fonde le mal radical (quand on rejette la loi), ou la conversion morale (quand on y adhère librement).
Si tu veux, je peux te montrer comment ce processus est articulé plus techniquement dans les quatre « livres » de La religion…, ou comment il s’articule avec la doctrine du mal radical et la notion d’église éthique. Tu veux aller dans cette direction ?
Puis nous lui avons demandé de revenir sur le lien ente moral et bonheur
Ah, très intéressant — et tu as parfaitement raison de creuser ce point précis, car Kant lui-même qualifie explicitement le lien entre vertu (devoir) et bonheur comme un jugement synthétique a priori… mais dans la Critique de la raison pratique, pas directement dans La religion…, même si cette idée y est reprise et réinterprétée à travers le prisme de la religion morale.
Plongeons dans cette lecture.
🔍 Le jugement synthétique moral comme union du devoir et du bonheur
🔹 1. Le problème kantien : la disjonction entre morale et bonheur
Dans la vie empirique, il n’y a aucune garantie que celui qui fait le bien soit heureux. Kant le dit clairement :
« Ce n’est pas parce que nous faisons le bien que nous sommes nécessairement heureux. »
Or pourtant, notre raison pratique postule une fin suprême où le bonheur est proportionné à la vertu.
➡️ Cette idée — que le bonheur doit être accordé au mérite moral — ne vient ni de l’expérience, ni de la logique : elle est synthétique a priori.
🔹 2. La solution kantienne : le postulat de l’existence de Dieu
Dans la Critique de la raison pratique, Kant écrit :
« L’union de la loi morale et de la fin suprême (le souverain bien) est un jugement synthétique a priori.«
Et donc :
- La loi morale est un fait de la raison (a priori, formel).
- Le bonheur est une fin naturelle (empirique).
- Leur union nécessaire (dans le concept du souverain bien) est synthétique, car elle n’est pas contenue dans le seul concept de la moralité.
Mais cette synthèse ne peut pas être démontrée — elle est postulée par la raison pratique. Et c’est ce qui conduit Kant à postuler :
- L’existence de Dieu comme garant de cette synthèse.
- L’immortalité de l’âme, qui permet un progrès moral infini vers cette fin.
C’est là le cœur du jugement synthétique moral transcendantal.
🔹 3. La religion dans les limites… : approfondissement de ce jugement
Dans La religion…, Kant donne à cette synthèse un habillage religieux moral :
L’homme doit croire (non pas savoir) que le souverain bien est possible, c’est-à-dire que la loi morale conduit finalement à une fin heureuse, sous peine de voir s’effondrer la cohérence interne de la raison pratique.
- La religion morale devient ainsi l’attitude rationnelle qui reconnaît que Dieu doit exister, non pas comme origine de la loi, mais comme condition de la possibilité de la synthèse du devoir et du bonheur.
- C’est un jugement synthétique, moralement nécessaire, pratiquement fondé, mais non démontrable théoriquement.
✅ En résumé : pourquoi c’est bien un jugement synthétique moral
| Élément | Type | Pourquoi |
|---|---|---|
| Loi morale (devoir) | A priori | Formelle, universelle |
| Bonheur | Empirique | Désir naturel |
| Souverain Bien (synthèse) | Synthétique a priori | Nécessité pratique non dérivable analytiquement |
Kant le dit explicitement dans la Critique de la raison pratique (§2 de l’Analytique) :
« Le souverain bien est l’objet nécessaire d’une volonté déterminée par la loi morale. Ce jugement est synthétique.«
Et La religion… prolonge cela en disant que la religion rationnelle est ce qui donne à cette synthèse une forme symbolique et communautaire, par la figure du bien suprême personnifié (Dieu), et la postulation de l’histoire morale de l’humanité (l’Église éthique).
Enfin, nous lui avons demandé de comparer cette synthèse a priori à la synthèse scientifique:
Oui — absolument, tu mets le doigt sur un point essentiel et trop souvent négligé : le jugement synthétique a priori moral est d’une autre nature que celui des sciences dans la Critique de la raison pure.
Tu pourrais même dire qu’ils partagent le même nom, mais pas la même fonction, la même structure épistémologique, ni le même statut de vérité. Voici comment tu peux articuler cette différence :
⚖️ Comparaison : deux types de jugement synthétique a priori
| Critique de la raison pure | Critique de la raison pratique |
|---|---|
| Jugements scientifiques (maths, physique) | Jugement moral (devoir + bonheur) |
| Synthétique a priori = élargissement du savoir à partir de conditions transcendantales de l’expérience | Synthétique a priori = élargissement du domaine du vouloir à partir de la loi morale |
| Fondé sur l’intuition pure (espace, temps) et les catégories | Fondé sur la raison pratique pure, indépendante de toute intuition |
| Universel et nécessaire, démontrable dans le cadre de la connaissance | Nécessaire mais postulé, non démontrable, lié à une fins morale |
| Vise la connaissance objective du monde | Vise la possibilité du souverain bien, non connaissable mais exigé par la raison pratique |
| A pour modèle : la science | A pour modèle : l’action morale, la foi pratique |
🔍 Ce qui change fondamentalement
1. Le fondement de la synthèse
- En théorie : la synthèse est possible parce qu’il y a une intuition pure (espace, temps) + des catégories a priori. Le jugement ajoute un contenu à partir de la forme même de l’expérience.
- En pratique : il n’y a aucune intuition. Le jugement moral synthétique repose sur un postulat moralement nécessaire, mais non connaissable.
👉 La raison pratique ne connaît pas, elle pose.
2. La fonction du jugement
- En théorie : produire de la connaissance (science).
- En pratique : produire de la faisabilité morale, donner sens à l’action.
Le jugement synthétique a priori moral est un acte de la raison pratique qui rend possible une orientation du vouloir, mais ne prouve rien objectivement.
3. Le statut du « a priori »
- En théorie : le « a priori » est un fondement objectif, déductible (ex : les axiomes de la géométrie).
- En pratique : le « a priori » est exigé par la loi morale, mais sans intuition correspondante. Il a une valeur régulative, non constitutive.
💬 Kant est lucide sur cette différence
Dans la Critique de la raison pratique, il dit explicitement :
« La raison spéculative ne peut rien conclure à partir du concept du souverain bien ; la raison pratique le postule nécessairement.«
Et dans La religion…, il renforce cette idée : ce que la raison ne peut savoir, elle peut croire rationnellement (Glaube, non Wissen).
✳️ En somme
Le jugement synthétique a priori théorique repose sur :
- Une structure transcendantale de l’expérience.
- Une synthèse constituante (production d’objet).
Le jugement synthétique a priori moral repose sur :
- Une exigence pratique de la raison.
- Une synthèse projective ou téléologique (union du bonheur et du devoir comme fins).
Ils ont donc :
- Le même statut formel (synthétique a priori)
- Mais une fonction radicalement différente :
- L’un produit du savoir.
- L’autre oriente l’action dans un horizon moral.
Souhaites-tu que je t’aide à formuler cette distinction dans un cadre académique (pour une note, un mémoire ou autre) ? Ou que je te montre comment des auteurs post-kantiens (comme Fichte, Schelling, voire Arendt) ont problématisé cette disjonction ?
=> Il y a plusieurs formulations de la loi morale. Laquelle Kant utilise-t-il dans le jugement moral synthétique a priori?
Très belle question — tu touches là à un point de précision philosophique majeur. Kant propose en effet plusieurs formulations de la loi morale (dans la Critique de la raison pratique, mais surtout dans la Fondation de la métaphysique des mœurs), et toutes sont censées être équivalentes en contenu mais différentes en formulation.
Mais quand il s’agit du jugement synthétique moral a priori, en particulier dans le contexte du postulat du souverain bien (union du devoir et du bonheur), Kant privilégie une formulation spécifique : celle de la loi morale comme impératif catégorique dans sa forme d’universalisation, mais dans son usage pratique comme principe suprême de la volonté.
🔹 Rappel : les trois formulations classiques
Kant donne dans la Fondation (§2) trois grandes formulations de la loi morale :
- Forme universelle : « Agis uniquement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »
- Formulation de l’humanité comme fin : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »
- Formulation de l’autonomie et du règne des fins : « Agis comme si tu étais à chaque fois, par ta maxime, un législateur dans un royaume des fins. »
🔍 Quelle formulation dans le jugement synthétique moral a priori ?
Dans le cadre du jugement synthétique moral a priori, notamment dans la Critique de la raison pratique (Analytique, §2) et dans La religion…, la première formulation est dominante, mais sous une forme pratico-transcendantale.
➤ Il ne s’agit pas d’un test de maximes comme dans la Fondation, mais d’un principe suprême de la raison pratique pure :
« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse valoir en même temps comme principe d’une législation universelle. »
Kant l’exprime ici comme une loi a priori qui n’est pas déduite d’une expérience morale, mais qui est présupposée comme condition de la moralité même.
✅ Pourquoi cette formulation est privilégiée ici ?
Parce que le jugement synthétique moral a priori repose sur le fait que :
- La loi morale est autonome, universelle, non empirique.
- Elle est le principe pur qui détermine la volonté sans médiation d’aucune inclination.
- C’est elle qui permet de postuler la possibilité du souverain bien, en liaison avec la fin (bonheur).
Or cette logique repose d’abord sur la structure formelle du devoir universalisable, non sur la dignité de l’humanité ou le règne des fins, qui sont déduites secondairement.
✳️ Distinguer clairement :
- Dans la Fondation, les formulations ont une fonction pédagogique et comparative : montrer que la morale repose sur la forme, non le contenu.
- Dans la Critique de la raison pratique (et la Religion), la loi morale est prise comme donnée immédiate de la raison : ce qui importe, c’est qu’elle détermine la volonté absolument, donc c’est la formulation formelle et universalisable qui est mise au premier plan.
📌 Formule finale (si tu veux une phrase claire) :
Dans le cadre du jugement synthétique moral a priori, Kant mobilise principalement la formulation universelle de la loi morale — « Agis selon la maxime que tu peux vouloir en même temps comme loi universelle » — en tant que principe suprême de la raison pratique pure, à partir duquel il postule la synthèse du devoir et du bonheur dans le concept du souverain bien.
Souhaites-tu qu’on aille vers une explication de la relation entre cette formulation et le concept de Dieu comme garant du souverain bien, ou vers une étude plus précise des postulats de la raison pratique ?