Il en va des rapports entre hommes comme du rapport entre la raison et les passions. Les nécessités de la vie, la lutte pour les ressources et l’argent, la satisfaction des pulsions du corps, conduisent la plupart d’entre-nous à oublier la voie de la conscience et à mettre de côté les commandements de la morale. La rationalité reste cantonnée dans des disciplines techniques. La morale trouve parfois un refuge dans la religion et dans l’amitié. Mais il y aurait beaucoup à dire sur les limites de ce cantonnement.
Dans les relations professionnelles, dont le succès ou l’échec conditionnent, par l’argent et le pouvoir, la satisfaction des passions, et tout simplement notre survie, les hommes finissent même par développer une haine de la raison morale.
Celui qui vient donner des leçons est mal vu. Il brise une forme de consensus d’immoralité. Le menteur justifie toujours ses mensonges en supposant que tout le monde ment. Il n’est pas coupable, puisque son comportement est universel. Il en est de même dans les relations économiques. Personne ne mettrait la morale au dessus des enjeux de pouvoir et d’argent. Tout le monde, donc, aurait, le droit de mal se comporter. On sait à quel point le droit du travail essaie de corriger cette tendance. Mais il ne semble jamais réellement capable d’atteindre sa cible. Il en est comme du rapport et l’âme et du corps. L’âme nous parle. Elle nous rappelle le principe. Parfois elle nous guide, parfois nous humilie. Mais au fond rien ne change, ou presque.
Comment un homme sage plongé dans les nécessités de la vie doit-il alors se comporter? Le premier réflexe de l’homme juste et rationnel est de faire appel à la raison de son interlocuteur. Il argumente. Il prouve. Il démontre. Il sait aussi se remettre en cause et changer ses idées, pourvu qu’on lui propose une argumentation valable.
Mais il ne trouve que rarement des interlocuteurs de qualité. Jusqu’à un certain point son comportement est même dénoncé comme non-professionnel, de la même manière qu’un etudiant en philosophie était naguère directement considéré comme un « objecteur de conscience » et mis à part du reste de la troupe lors de la conscription.
Le système capitaliste, qui organise la production des richesses est bien un système aliénant. En dehors des actionnaires, de ceux détenant réellement le capital, les salariés sont au mieux pris dans une tenaille opposant leur humanité et leur fonction dans l’entreprise. L’entreprise nous aliène parce qu’elle a tendance à nous transformer en machine. L’humanité disparaît derrière la performance. Le dirigeant a « une boîte à faire tourner » et ne s’embarrasse pas toujours d’état d’âme. Il n’a pas toujours tort. Il est responsable d’un collectif et pas d’une personne. Parfois c’est cependant aussi la bonne excuse pour créer un environnement déshumanisé qui peut devenir toxique et harcelant. Ce qui nous gêne le plus est l’attaque à la liberté d’expression. Il est souvent interdit de paler contre le management, quand bien même celui-ci se serait-il mal comporté.
Alors comment faire? Comment rester digne et vivre en entreprise? Imaginons une seconde Socrate dans une entreprise. Comment s’y prendrait-il? Il se ferait très certainement licencier… à poser des questions partout et à tout le monde. La vie en entreprise n’est pas une expérience pleinement épanouissante. Elle a ses limites, qu’il est d’autant plus difficile d’accepter que nous y passons le plus clair de notre temps, réduisant d’autant nos forces pour vivre une vie morale pleine et satisfaisante. Dans les dernières lignes du Phédon, ce texte si émouvant présentant les derniers instants de Socrate, ses amis soulignent la bonté parfaite de son caractère. Bien loin des accusations de l’Apologie, qui accuse Socrate d’être un épouvantable questionneur irrespectueux de tout, Socrate est ici décrit comme étant toujours disponible, toujours à l’écoute, bienveillant, en un mot, comme un modèle de sagesse dans ses rapports humains.
Si la conviction rationnelle ne peut pas être emportée, que pouvons-nous faire d’autre que de donner le meilleur exemple possible à tous ceux qui sont sourds aux arguments de la raison? Nous opposer à un sourd, c’est prendre des risques pour nous. Surtout, cela ne sert à rien! Il faut accepter qu’il ne nous est pas donné de convaincre toute la planète de devenir sage, morale et philosophe. L’exemple, pis allé pour un défenseur de la raison, reste un pis-aller très puissant pour toutes les personnes sensibles à la rhétorique. Quand la raison ne fonctionne pas, le Sage peut aussi en appeler aux émotions. L’exemple parle au cœur, comme le font les héros des récits et de l’Histoire. L’exemple peut renverser l’argument. Développer les émotions positives, s’abstenir de tout le négatif. Sortir du jeu politique et faire preuve d’une certaine abnégation. Se protéger des managers toxiques, sans s’opposer.

Il faut renoncer à convaincre tout le monde et à vaincre la totalité des passions humaines. Aller plus loin, comprendre qu’il y a dans cette volonté de convaincre tout le monde d’être rationnel, une forme de folie et de mise en échec. Nous ne pouvons pas forcer les gens à la raison. Nous devons en assumer les conséquences de cette réalité. Etre un modèle aussi irréprochable que possible est déjà une prise de risque, tant la vertu peut également exciter le vice chez tous ceux qui ne la comprennent pas ou l’estiment mensongère et impossible. Il faut trouver d’autres moyens de défendre notre cause et assumer de nous occuper principalement du soin de notre âme propre, dans une certaine solitude de la sagesse, et ce quelque soit nos engagements politiques et professionnels.

« Je suis un solitaire. Je n’ai aucune attache et un seul refuge, la paix de mon âme ».