L’erreur de Kant? La théorie du jugement et la liberté

Résumer la théorie du jugement de Kant pour la rendre accessible au néophyte est une gageure. Prétendre que Kant s’est trompé quelque part, c’est là carrément une scandale. Et pourtant…

Emmanuel Kant

Mécanisme contre finalisme

Il y a dans la théorie kantienne du jugement une opposition, une tension même, qui n’est jamais résolu de manière satisfaisante, opposant le jugement mécaniste d’un côté, la cause et l’effet auquel il reconnait une valeur scientifique, et le jugement finaliste de l’autre, celui qui soutient que toute création est faite en vue d’autre chose, dont l’une des conclusions possibles, et non la moindre, est que la nature tout entière a été créée pour permettre la création d’un être moral, à savoir l’homme.

Pour Descartes, la nouvelle science allait nous rendre « comme maître et possesseur de la nature », la pensée allait rejoindre le divin et étendre à l’infini nos capacité d’action

Kant suit ses prédécesseurs, Descartes et Spinoza. En refusant de donner un statut scientifique à la cause finale, Descartes, dans le sillage de la doctrine expérimentale de Francis Bacon et de la nouvelle physique de Galilée, a posé les principaux fondements de la science moderne. Spinoza a renforcé l’idée en refusant tout « anthropomorphisme » à la science. Appliquer la cause finale à la science, revient selon les cartésiens à appliquer un raisonnement non pas scientifique, mais pratique. Il ne faut pas expliquer les choses par leur conséquences, mais uniquement par les causes qui les ont créées.

Kant a suivi ce raisonnement et a même prétendu le renforcer en le mettant définitivement à l’abri de toutes les objections sceptiques, notamment celle de Hume. Le philosophe écossais prétendait dénoncer le pseudo scientificité du raisonnement mécaniste. Il n’était selon Hume ni la marque d’une nécessité physique, ni celle d’une loi de la nature, mais uniquement la résultante d’une consécution temporelle. « Post hoc ergo procter hoc », Après cela, donc à cause de cela, défendait le philosophe historien. Tout n’est pour lui, comme pour l’historien, que rationalité a posteriori, reconstruction intellectuelle selon la ligne du temps. Les fondements rationnels d’une vraie preuve manquent.

Résumé ultra rapide des trois critiques

On dit souvent que Kant a fondé le raisonnement mécaniste de la cause et de l’effet dans la Critique de la raison pure (CRP). Mais on sera bien en peine de trouver un seul commentaire sur cette démonstration. L’objectif de Kant, même s’il trouve ses racines dans la lecture de Hume et de Newton, est bien plus vaste. Il prétend exposer l’intégralité du pouvoir de connaître dont l’homme est capable. Ce pouvoir se concrétise dans la capacité à énoncer des lois mathématiques et physiques que sont les « jugements synthétiques » a priori ou a posteriori (voir à ce sujet notre article https://foodforthoughts.blog/2020/11/15/le-jugement-synthetique-a-priori-ou-la-formation-des-lois-scientifiques/)

Mais le lecteur attentif verra que Kant a surtout posé le principe de toutes lois possibles, et que la plupart de ses lois concernent des rapports stables entre les choses, comme la loi de l’action et de la réaction, comme la formule de Newton établissant le lien entre la masse des planètes et leur distance, ou la loi de Lavoisier, établissant le rapport du volume d’un gaz, de la pression, et de la température. La pure loi de causalité, si… alors… ne suffit pas directement. Elle doit toujours être démontrée par d’autres lois de rapport entre les choses. Si la chose tombe, c’est parce qu’elle est attirée par une force qui exerce une puissance sur cette chose, c’est la loi de la gravité, qui est une loi du rapport entre les masses. La loi est première, la cause et l’effet n’est qu’une conséquence, qu’une reformulation de la loi, la subsomption du cas concret et particulier à la loi générale.

Kant a donc élargi le champ de la science par rapport à la seule loi de la causalité. Mais il s’est retrouvé face à un problème impossible à résoudre quand il a cherché à unifier toute sa théorie du jugement. Il a posé, dans la Critique de la faculté de juger (1790), le triptyque suivant: il a le jugement scientifique, le jugement morale et le jugement selon la finalité.

Le premier, celui de la CRP, est un jugement qu’il appelle déterminant. Les concepts de l’entendement s’appliquent à la sensibilité et à l’expérience et la déterminent, l’expliquent entièrement par leur application logiquement correcte.

La seconde forme de jugement est le jugement morale, celui de la Critique de la raison pratique. La raison pratique repose en fait sur deux fondements. Il y a la faculté de désirer, qui est « la capacité d’être par ses représentations la cause de ses représentations », et la loi morale. La première définition, qui est proprement celle du désir, peut paraître un peu confuse au premier abord. Mais sa circularité apparente exprime l’essence même du jugement pragmatique: j’imagine ou je conçois une chose, je la désire, et par mon action je réalise cette chose dont j’espère tirer quelque avantage. Je pense que travailler me rendra riche… donc je travaille. Je veux créer une robe, une maison, un roman. Je commence par en faire un schéma, puis je le réalise. La cause finale, l’objet ou l’action imaginée, précède la réalisation qui est mise en oeuvre par un enchaînement de causes mécanistes.

Mais le jugement pratique ne peut pas s’arrêter là, car je suis contraint par ma nature humaine, par la constitution propre de ma conscience, à ne pas traiter les autres hommes comme des moyens pour d’autres fins. Au sein de l’action, toujours pilotée par un désir, je découvre la morale. L’homme est un absolu que je peux pas réduire à un moyen pour réaliser mes désirs. Une loi morale, une loi proprement humaine s’impose à moi qui m’ordonne de limiter toute ma pratique, et le fait par le respect formel de l’humanité en toute chose. A chaque fois que j’envisage une action, je dois la soumettre au teste de son universalisation pour tout être humain. Si tout le monde agissait comme moi, y aurait-il encore une humanité possible?

Dans la troisième critique, Kant, qui continue sa relecture des causes aristotéliciennes (matérielle, efficient, formelle et finale), s’interroge désormais sur la finalité. Mais il a mis le jugement scientifique tellement à part de tout le reste, en faisant le seul ilot d’objectivité dans tout le jugement humain, qu’il a toutes les peines du monde à unifier sa théorie du jugement. Il qualifie alors le jugement selon la finalité de « réflexif », l’opposant ainsi au jugement « déterminant ». Il s’agit en fait du même jugement, mais utilisé à l’envers. Le déterminant va du concept à la réalité pour la synthétiser dans des lois. Le réflexif va de la réalité à la loi possible, mais non trouvée, introuvable même. Pour le résumer d’un mot, le jugement réflexif est un jugement d’expérience. Il concerne aussi bien l’art que la contemplation de la nature, que la moindre de nos expériences quotidiennes les plus banales. Il s’agit toujours pour nous d’unifier toute l’expérience pour en tirer le maximum de sens, d’unité, de rapport entre les choses. Mais pas de lois! La voie de la raison scientifique étant ici totalement barrée. Nous courrons après un sens qui ne finit jamais, dans l’expérience esthétique de l’art ou de la nature, dans la compréhension de l’interdépendance de tous les phénomènes, qui nous conduit à penser la divinité comme principe et créateur de cette totalité (preuve cosmologique, téléologique de l’existence de Dieu). Mais nous n’en aurons jamais la moindre assurance scientifique.

L’homme est le principe

Le raisonnement s’arrête à peu près là. La synthèse est dans le pivot entre déterminant et réflexif. Le mystère des tables des catégories et des jugements, déclarés tels dans la CRP, ne sera jamais élucidé. Voilà évidemment qui n’a pas manqué de laisser sceptique les successeurs de Kant, Schopenhauer, Fitche et Hegel. L’interrogation sur cette énigme est même le fondement des différentes formes de l’idéalisme allemand, la théorie qui devait prendre la suite du criticisme.

En séparant la morale de la science, en accordant une pureté intellectuelle au seul mécanisme (cause matériel et efficiente) Kant a rendu la réconciliation impossible (avec la cause formelle et la cause finale). Il est pourtant tout à fait possible de reconsidérer, de repositionner les éléments du problème et de mettre le jugement morale au principe de tout jugement. Pour le dire une seule phase: je juge parce que je suis libre. Je suis libre parce que je peux agir en choisissant mes buts. Pensée et liberté son une même réalité, un même être. Je pense parce que je veux atteindre un but. Le jugement pragmatique est le premier jugement et le fondement de tout jugement. Notre réalité première est la conscience de notre être, un être moral et pragmatique. Nous éprouvons la cause et l’effet parce que nous cherchons un effet. Tout le reste est extrapolation, y compris le mécanisme, simple découpage à l’intérieur des causes. Pris en lui-même comme principe absolu, le mécanisme suppose au moins l’existence de la matière (hulé en grec) et du mouvement (la cause efficiente). Mais d’où vient la matière qui se plie à ces transformations? D’où vient l’énergie qui entraîne les transformations et fait que notre univers n’est pas figé, mais proprement vivant? Le mécanisme n’en sait rien. Il est aveugle. La matière n’est rien d’autre que ce qui est créée et transformée, ce qui vient d’une création, que ce soit par une cause formelle, comme la simple idée d’une planète, ou la cause efficiente, comme la lave des volcans qui créent les îles du Pacifique.

Je veux, je désire, j’ai besoin de survivre. Je tente, j’échoue, je recommence, j’étudie la nature dans ses moindre détails. Et enfin je connais le succès. Je prends plus de goût à la réalisation qu’au succès, à la puissance de mon esprit qu’à la chose réalisée elle-même (enfin cela dépend des personnes). Je m’interroge sur la nature de l’être et sur les liaisons de toutes choses, parce que j’ai besoin de comprendre mon environnement. J’habite le monde en être intellectuellement libre qui ne se limite pas à la surface de la cause et de l’effet. La mécanique n’est qu’une sous-partie, une abstraction du finalisme. Si dans les temps anciens, la cause finale, le Bien platonicien ou le jugement des âmes après la mort structurait toute la vie consciente et pouvait relever, parce qu’il débouchait sur une transcendance, d’une certaine superstition, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous avons scientifique déterminé la cause finale.

Friedrich Miescher découvre l’ADN et publie sa découverte en 1869

La médecine en est le meilleur exemple. Oui, il y a parfois un plan antérieur à la réalisation dans la nature. C’est exactement ce qu’il se passe avec l’ADN. La forme est déjà là et ne fera plus que s’exprimer dans la construction du corps entier. Le corps portera l’ADN et le transmettra avant de disparaître. L’ADN est un plan, une cause formelle. L’ARN est l’architecte, la division cellulaire est l’énergie. Le corps réalise un plan qui lui préexiste. Oui, le corps de tous les vivants est finalisé. L’œil est fait pour voir, ce n’est pas un accident mécanique, pas plus que les sexes masculins et féminins ne s’accordent par hasard. Ils sont fait pour l’accouplement. L’estomac est fait pour digérer toute une typologie d’aliments. Sortie du corps et de l’animal, la thèse est plus difficile à défendre. Le brin d’herbe est-il génétiquement prédéterminé à être digéré par la vache? Le fleuve et les deltas ont-ils été conçus pour créer des zones de cultures? Peu importe finalement le détail, car il est certain en tout cas que la vie est une totalité, où tous les éléments sont interdépendants, et évoluent tous en même temps au fil du temps. Comment faire autrement pour avoir de l’être plutôt que rien? La segmentation, la différenciation, et en même temps les moyens de la liaison et de la communication sont les deux principes de l’être, avant même la génération et la corruption. Peu importe la liaison spéciale ou contingente, le principe général est scientifiquement valide.

Tout jugement humain est une dérivation de la liberté pratique. Cela ne résout pas la question de l’âme, de son origine, du pourquoi d’une telle puissance de pensée. Mais cela permet d’unifier la théorie du jugement en posant un être intellectuellement vivant, actif, conscient d’être et d’être libre, au fondement de la raison et de l’entendement. Du mystère de l’âme, il n’y a rien à ajouter à la déclaration de Rousseau: « Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix. »

La beauté de la nature

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