Michael Porter et l’internationalisation de la chaîne de valeur (Introduction à l’économie 6/7)

La valeur est l’une des notions les plus importantes de la stratégie d’entreprise. Quand on parle de valeur, il s’agit d’abord de prix, de valeur marchande, que ce soit celle de l’entreprise ou de ses produits. L’entreprise est définie comme un lieu de création de valeurs, c’est-à-dire au sens strict, d’argent. La valeur d’une entreprise est l’objet d’un débat et différentes méthodes d’évaluation existent: valeur bilantielle, patrimoniale, flux de trésorerie actualisés (DCF, DDM), comparables (valeur des sociétés comparables, en bourse ou selon les transactions d’achat et ventes comparables) valeur de marché – ce que les acheteurs sont prêts à payer et qui finit toujours par avoir le dernier mot.

Au-delà de cette approche marchande et externe, la valeur d’une entreprise dépend également de l’organisation de sa « chaîne de valeur » interne, comme l’a théorisé Michaël Porter, professeur à Harvard. Il s’agit pour le seul maître reconnu de la pensée stratégique, de comprendre comment une entreprise construit sa place sur le marché et comment elle peut être plus rentable que les autres. Porter, à travers ses ouvrages, a mis en évidence deux schématisations, la chaîne de valeur et l’environnement concurrentiel.

Le modèle d’adapte à tout type d’entreprise, même si à l’époque de Porter, l’industrie était encore le nerf de toutes guerre –

La chaîne de valeur décrit toutes les étapes qui permettent à l’entreprise de vendre un produit ou un service: conception et fabrication, commerce (marketing, communication), administration des ventes, SAV, comptabilité, fournisseurs, direction. Chacune de ces étapes est potentiellement créatrice ou destructrice de valeur par rapport à l’entreprise et aux concurrents. Chaque élément de la chaîne peut contribuer au succès de l’entreprise, en mettant en place des techniques plus innovantes et productives que les concurrents.

La mondialisation avant la mondialisation

Porter a ensuite développé une analyse macro-économique portant sur les avantages concurrentiels des nations. Dans les années 80, période d’élaboration de l’ouvrage, avant la chute du mur de Berlin, on croyait encore à la notion de nation et les Etats-Unis se demandaient comment retrouver de leur superbe par rapport à un Japon dominant toutes les innovations technologiques (walkman, cassette vidéo, télévision, automobile, magnétoscope…).

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Dans son Avantage concurrentiel des nations, Porter n’a pas fait le lien entre les spécialisations internationales et les valeurs morales et politiques de chaque pays. Il reste proche des thèses de Ricardo sur la spécialisation internationale du travail.

C’est la question des champions nationaux qui conduit l’analyse, basée sur les concepts assez classiques de coût de la main-d’œuvre, intrants (matière première), innovation et environnement concurrentiel. Mieux le pays sera organisé, plus ses entreprises pourront partir à la conquête du monde. Ces analyses n’ont pas connu le même succès que celles sur la chaîne de valeur. Elles arrivaient trop tard. Le monde de l’entreprise avait déjà tourné la page de la Nation pour se tourner résolument vers l’internationalisation.

La doctrine de l’enlargement

Une fois le mur de Berlin tombé et l’URSS communiste vaincue par KO, le grand défi mondial devint l’intégration de la Chine, pays le plus peuplé au monde, aux prises avec une insupportable pauvreté, dans le concert des nations. La Chine restait communiste. Il n’y avait pas de course aux armements à mener contre elle. Il fallait trouver une autre méthode pour l’arrimer à l’Occident. Le défi était de taille, la Chine étant historiquement, sur le temps long de l’histoire, la première puissance économique de l’humanité.

L’histoire reste faite par les hommes. C’est le nouveau président démocrate, Bill Clinton (1993-2001), qui a mis en place la doctrine selon laquelle le développement des relations commerciales entre les États-Unis et la Chine et principalement les délocalisations de production américaines en Chine, seraient profitables aux deux pays. La période, qui voyait l’extension de la démocratie aux pays de l’Est, était résolument à l’optimisme. La thèse voulait que le développement économique en Chine entraînerait nécessairement la création d’une classe moyenne nouvelle qui porterait le changement politique, jusqu’à provoquer une évolution majeure du régime politique.

Cette doctrine, appelée « enlargement« , élargissement, avait pour but de remplacer la doctrine traditionnelle de la guerre froide du « containment« , qui visait à empêcher les pays communistes d’entraîner leurs voisins et de les faire basculer dans ce même régime. L’enlargement repose sur l’idée que le « doux commerce », ainsi nommé par Montesquieu, empêche les nations de se faire la guerre, en liant leurs intérêts économiques et financiers, et irait même jusqu’à favoriser l’émergence de la démocratie. C’est un peu le même principe qui avait conduit à la création de la CECA, la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, entre les 6 pays fondateurs de l’Europe. Mais c’était aussi mettre la charrue avant les boeufs, et oublier un peu vite que la démocratie européenne a commencé sa construction avant la Révolution industrielle, et non après, et qu’elle suivait la Révolution intellectuelle des Lumières, une explosion des savoirs, et non de richesse. Oublier également que la France du Second Empire était économiquement florissante et que les milieux d’affaires sont loin de détester les gouvernements forts, prouvant que le lien entre régime politique et prospérité économique n’a rien d’évident.

Oublier enfin l’histoire même du commerce chinois et des colonies anglaises. Pendant longtemps, la Chine a accepté de vendre son thé et ses soies à l’Angleterre, tout en refusant d’être un débouché pour ses produits. Avant l’existence de notre système de création monétaire moderne, une telle politique commerciale à sens unique, et dans de telles proportions, n’avait qu’une seule conséquence. Toute la monnaie métal, or et argent, partait en Chine, et ne ressortait jamais. La balance monétaire anglaise était de plus en plus fragilisée. Les marchands anglais se sont mis à vendre de l’opium pour trouver un moyen d’ouvrir le marché chinois. Ce fut le point de départ des guerres de l’opium et de la colonisation de Hong Kong. Le doux commerce, pour favoriser la paix, doit respecter un certain équilibre. Sinon, il dégénère rapidement en guerre.

James Clavell raconte très bien la création de Hong Kong

Avec le recul de l’histoire, nous ne pouvons que constater l’échec de l’enlargement partout où il a été tenté. La doctrine a fait long feu. La Chine est devenue la plus grande puissance industrielle du monde. Elle est désormais en train de finir d’aligner Hong Kong à son système, après avoir fait de même avec Shanghai et le Tibet. L’Occident ne peut rien faire. Seule consolation, et non des moindres, des centaines de millions de chinois sont sortis de la pauvreté.

Cet échec est-il un hasard? Selon nous, pas le moins du monde. La Chine de son côté, n’avait pas attendu le tournant américain, et s’était également idéologiquement préparée à un monde nouveau, suite la chute du mur, avec la mise en place de sa doctrine de « l’économie socialiste de marché » patiemment installée, congrès du PCC après congrès, par Deng Xiaoping, dirigeant de la Chine de 1978 à 1992. Tout s’est déroulé comme si les chinois avaient prévu la doctrine de l’enlargment, et mis au point une doctrine leur permettant d’en tirer le meilleur parti pour se renforcer sans changer leur régime politique. Nous ne pouvons qu’être frappés par cet incroyable spectacle de l’évolution des doctrines des deux premières puissances mondiales et leur rencontre historique sous le mandat de Bill Clinton et Jiang Zeming, successeur de Deng Xiaoping.

Bill Clinton et Jiang Zeming, une entente parfaite

Est-ce un hasard? Deng Xiaoping avait-il anticipé la chute du communisme de l’URSS et patiemment construit une nouvelle construction idéologique? Est-ce une lente et patiente construction chinoise, qui n’avait qu’à parier sur les forces idéologiques présentes aux Etats-Unis depuis 1968? S’il fallait déclarer un vainqueur, ce serait sans conteste la Chine. Notons que les Etats-Unis ne reprochent pas à la Chine de ne pas être devenue une démocratie. Le principe international de non-ingérence dans les affaires politiques d’un Etat est maintenu. En revanche, ils lui reprochent clairement de ne pas suffisamment ouvrir son marché intérieur et de ne pas jouer le jeu d’une économie de marché.

Trump et Xi Jinping – les dirigeants actuels des deux géants mondiaux. La confiance semble bel et bien rompue.

LA CHAÎNE DE VALEUR INTERNATIONALE

Dans son célèbre Choc des civilisations, Huntington montre l’opposition des grandes doctrines spirituelles d’un monde multipolaire post-guerre froide. Bien loin de correspondre à une extension sans limite de la démocratie et à une fin de l’histoire, un nouveau modèle de répartition des valeurs mondiales a émergé. Par une ruse dont seule l’histoire a le secret, ce nouveau monde spirituel et intellectuel ressemble à s’y méprendre au monde d’avant les grandes colonisations. C’est dans ce nouveau monde qu’ont émergé les nouvelles entreprises internationales. Avec la mondialisation et la montée en puissance de la Chine, s’est dessiné un processus qui n’avait pas été anticipé par Michael Porter, une nouvelle forme, internationale cette fois, de la fameuse chaîne.

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Il s’agit pour les entreprises qui le peuvent d’utiliser les meilleures ressources à l’endroit où elles se trouvent. Cette méthode s’avère (ou s’avèraient, parce que l’IA va sans doute rebattre les cartes) largement plus efficace que de compter sur les compétences croissantes des employés à un endroit donné. Les deux principaux exemples sont la fiscalité et la production. Mais le schéma s’étend à toutes les fonctions de l’entreprise. Les grands groupes internationaux, suivis par les particuliers fortunés, ont optimisé leur fiscalité en utilisant la concurrence fiscale des Etats. Le mécanisme est clair. Il s’agit de localiser la plus grande partie de la marge de l’entreprise dans le pays qui la taxe le moins. Ainsi l’Irlande a servi de plateforme à Apple pour fiscaliser une part de sa marge. Il suffit pour cela de respecter les conventions fiscales internationales, car rien n’est illégal. (https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/apple-conteste-le-remboursement-de-13-milliards-d-euros-a-l-irlande-devant-la-justice-europeenne-20190917).

Le second exemple le plus connu est celui de la « délocalisation » de la production industrielle. Face à la hausse de la main d’oeuvre dans les pays dits « riches », et à de nombreuses complications réglementaires et fiscales, la Chine, la Turquie, et d’autres, sont devenus les usines du monde. C’est particulièrement et malheureusement vrai en France. La recherche de l’avantage concurrentiel se concentre souvent sur la recherche du meilleur fournisseur international. Le prix est le critère roi, et pas du tout l’innovation, l’emploi, la qualité, etc.

Troisième exemple, Internet, qui a inventé un nouveau segment de marché: le marché mondial. Là où l’un des axes stratégiques majeurs, de relais de croissance, était de se développer dans de nombreux pays, les solutions digitales sont (presque) d’emblée mondiales. Amazon est ainsi quasiment identique dans tous les pays desservis, comme tous les GAFAM. Nous ajoutons « ou presque », parce que la Chine n’a pas laissé les géants américains s’installer et a créé ses propres champions, comme Tencent ou Alibaba, qui sont d’ailleurs parfois plus importants que les GAFAM correspondants.

La mondialisation est ainsi prise dans une triple dynamique: le conflit des valeurs inter-étatiques, la concurrence des spiritualités, et la lutte économique. La nouveauté issue de la mondialisation est que l’entreprise mondiale est devenue le principal vecteur d’organisation de ces forces, une organisation auparavant dévolue aux Etats et aux Organisations supra-étatique. Il est confondant de noter que le spectaculaire recul des organisations internationales correspond au formidable bon en avant de l’internationalisation des entreprises. Il ne faut pas oublier cependant qu’il s’agit plus d’articuler les segments de la chaîne de valeur avec les valeurs des différents pays fournisseurs et clients pour en tirer à chaque endroit le maximum de profit. Il n’est pas forcément, voire pas du tout, question de les homogénéiser. La même entreprise vantant les valeurs progressistes sur la côte ouest américaine, où elle réalise la plupart de ses ventes, peut en même temps bénéficier d’autres valeurs côté production, et recourir à une main-d’œuvre bon marché dans un pays non démocratique, tout en optimisant sa situation fiscale de telle manière qu’elle ne paie qu’un minimum d’impôt. La doctrine du capitalisme mondial est un progressisme matinée d’éclectisme pragmatique.

L’organisation internationale des valeurs

Cet aveuglement sur les potentialités de la mondialisation est l’angle mort des thèses de Porter. Inutile de miser sur l’innovation, la productivité, la spécialisation internationale quand un employé coûte 10, 15, 20 fois moins cher en Inde qu’en France. Rien ne peut rivaliser, sauf les emplois non délocalisables. Depuis la mise en place de l’articulation mondiale de la chaîne de valeur, un phénomène concomitant, également insuffisamment mis en lumière, se déroule en arrière-plan. Le meilleur exemple est donné par le comportement récent, post Covid, des grands groupes de BtC, comme Nike, Chanel, L’Oréal, Univeler, Coca Cola, etc. Mais on le retrouve partout.

Porter a ajouté plus tard l’Etat à ce diagramme. La doxa moderne ajoute les salariés et rebaptise l’ensemble les Stakeholders – les parties prenantes – complément des Shareholders-les actionnaires.

La mondialisation – un concept qui a de l’avenir

L’histoire ne s’arrêtera sûrement pas là. Le monde post-Covid nous le montre déjà. De nouvelles forces sont à l’oeuvre, principalement celles du digital, de la Chine et des terres rares.

Le digital, les Gafam, offrent une nouvelle potentialité de colonisation numérique. Des produits conçus à un seul endroit peuvent être distribués mondialement automatiquement via le nouveau continent du Web. Que ce soit internet, les télévisions, ou les magasins d’application sur les téléphones, la boutique est désormais directement dans la poche, dans le salon, sur le bureau du consommateur. L’Europe, qui ne comprend plus rien à l’économie, est prise entre les GAFAM et les nouveaux distributeurs chinois, comme Temu ou Shein. La Chine et la Russie ont fermé leurs marchés.

La Chine, après des années de copies des modèles occidentaux, et d’intégration des processus, a lancé une offensive massive sur l’automobile mondiale. D’usine du monde, la Chine passe à industriel du monde. L’Allemagne, qui n’a strictement rien fait pour protéger sa propriété intellectuelle, plonge dans la crise. D’autant qu’elle a fait une erreur très similaire avec le gaz russe.

Enfin, si la question n’est plus aujourd’hui celle des épices, ni même celle du pétrole, les terres rares sont l’or de ce début de siècle. A nouveau, une ressource naturelle prend une place considérable dans l’échiquier du commerce mondiale.

Internet à potentiel universel, industrie délocalisable suivant les conditions, matières premières… ces trois nouveaux facteurs sont pris dans l’internationalisation de la chaîne de valeur, et dans les rivalités politiques et nationales. Après une phase de rapprochement indéniable due au doux commerce, les nations s’éloignent à nouveau, notamment la Chine qui prétend intégrer toute la chaîne de valeur sur tous les produits. Cette position, historique en Chine, est intenable et peut conduire à la guerre, bien plus sûrement que les revendications sur Taïwan. Paradoxalement, l’internationalisation des chaînes de valeur de la mondialisation heureuse, se retourne en une rivalité déséquilibrée. En misant plus sur le commerce et ses rapports de force, que sur le droit et l’universalisme, le monde a fait une erreur. Les deux doivent avancer de paire. Il faudra un nouvel OMC et une refondation de l’ONU. Le plus tôt sera le mieux, mais il est fort possible que seule une guerre, comme cela fut toujours le cas par le passé, ne nous fasse avancer. Le commerce seul ne mettra pas fin à l’état de nature entre les nations.

« La paix est le rêve de l’homme, la guerre est l’histoire de l’humanité ». Emmanuel Kant,

Annexe

Mode de production, type de régime et valeurs morales.

Les pays au pouvoir fort et centralisé sont plus à même de développer une énergie nucléaire massive. Ce n’est pas un hasard si la France, la Russie, les E-U, la Chine et le Japon développent et maintiennent cette technologie.

Les pays riches en pétrole ont tous connu la malédiction de l’or noir. Le Vénézuela, qui a parmi les plus grandes réserves au monde et s’enfonce dans une pauvreté absolue, en est la caricature. L’or, l’argent facile, mais nécessitant de gros investissements, entraîne une corruption massive. L’Algérie ne fait rien de sa manne pétrolière.

Les valeurs influent également sur le type production. La France des trente glorieuses, (sans sous estimer ses défauts) était un pays discipliné et technicien. Le travail physique et technique était pleinement valorisé. La valeur travail également. Cette culture est perdue. Elle subsiste en Chine, ce qui permet au pays d’avoir d’énorme capacité de production.

Les Etats-Unis conservent leur esprit pionnier, batti sur la doctrine de la destinée manifeste. Cette valeur entre-toutes, qui privilégie la prise de risque, la construction de son destin, lui donne une avance mondiale indéniable, même si la Chine industrieuse est sans doute désormais le leader mondial de l’innovation.

Pendant ce temps, la France du principe de précaution, du retour à la nature, et de l’abandon de la culture classique, s’enfonce à toute vitesse dans les classements internationaux.

La balance des transactions courantes

Les médias parlent principalement de la balance commerciale et de son déficit. Mais celle-ci n’est qu’une partie des échanges internationaux. Elle ne porte que sur les biens, alors que les échanges incluent les biens et les services. Pour avoir une vision complète il faut parler de compte courant dans la balance des paiements.

Détail :

  • Balance commerciale stricte → seulement les biens.
  • Balance des services → seulement les services.
  • Balance des transactions courantesbiens + services + revenus + transferts courants.

C’est donc le compte courant qui permet de mesurer l’équilibre extérieur en intégrant à la fois biens et services.

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