Incomprehensible foi?
La foi religieuse fait partie des phénomènes les moins compris et les moins expliqués. Nous sommes souvent face à cette alternative: avoir la foi, ou ne pas l’avoir. Ceux qui l’ont ne sont pas capables de la décrire, et ceux qui ne l’ont pas n’ont pas vraiment de moyens de la comprendre. La foi d’ailleurs, revendique parfois ce caractère incompréhensible, ineffable, de sorte que non seulement elle n’est pas communicable par des mots, mais elle suscite souvent rapidement un scepticisme bien compréhensible. La religion, avec ses rites parfois étranges, ses miracles, ses doctrines très particulières et sa transmission essentiellement familiale, n’aide pas toujours à la communication. Alors, malgré toutes ces obscurités, est-il vraiment possible de définir ce qu’est la foi?
Le premier constat que nous puissions faire est celui d’une certaine universalité de ce phénomène. Quelque soit la religion mise en œuvre, la foi existe. La foi existe dans toutes les religions, et se traduit souvent pas la simple et seule croyance en un dieu créateur de l’univers. Nous pouvons déjà ainsi éliminer tout ce que les diverses religions ont de particulier comme étant inessentiel à la foi elle-même. La question de l’existence de dieu lui est bien intimement lié. Mais celle de l’immortalité de l’âme est déjà plus complexe et éloignée. Les prophètes, quant à eux, ont bien un impact réel historique, mais ils ne mènent pas au cœur de la foi. Ils sont là pour alimenter et entretenir un foyer déjà existant.
Le second constat possible, qui reste également négatif, est celui de l’opposition de la foi et de la raison. « Le Cœur a ses raisons que la raison ignore » souligne Pascal. La foi et la raison ne communiqueraient pas. Pour les rationalistes, la foi devrait en rabattre et laisser la raison dominer le monde. Telle est la grande leçon des Lumières, et leur solution pour mettre fin aux guerres de religion. En conséquence, il serait selon eu vain de définir la foi. Il n’est même pas sûr qu’elle soit définissable tant elle ne serait qu’une superstition.
Cette position est pourtant insuffisante, ce n’est pas parce que la foi n’est pas un phénomène intellectuel et rationnel qu’elle n’est pas définissable ou descriptible. Entre les ayants-foi, perdus dans leurs rêveries, et les philosophes, entièrement tournés vers la raison, la foi reste à exprimer.
Enfin, la foi n’est pas non plus la croyance. Croire est une hypothèse nécessaire pour la raison qui cherche un principe intellectuel à l’existence de l’Etre. Mais cette croyance reste bloquée, tout aussi impossible à valider rationnellement qu’elle demeure nécessaire à l’intelligence. Elle navigue dans cet entre deux indécidable de la pensée. Elle n’a pas la clarté du principe intellectuel qui pourrait la dispenser de preuves. Seul, tenant en quelques mots, comment pourrait-elle soulever tout l’univers, comme elle prétend le faire? Cette incertitude sur son statut, mis en perspective avec l’importance insigne de son sujet, rend la croyance psychologiquement pesant et étouffante. La croyance intellectuelle ne soulève pas de montagnes.

la foi, une émotion
Si la foi n’est pas une idée, ni un concept, ni une hypothèse, mais qu’elle doive bien être quelque chose, elle ne peut-être qu’une émotion. Une émotion très particulière. Elle ne naît pas du rapport aux autres hommes, comme les sentiments. Elle ne naît pas non plus du désir, et ne répond à aucun besoin vital précis. La foi n’est pas un principe d’action en tant que tel.
La foi est un sentiment lié à un développement, une complexion particulière de l’imagination. Pour le dire avec les mots de kantien, la foi est l’émotion à laquelle nous sommes sujets lorsque nous appliquons le principe de finalité interne à l’ensemble de la création, sans qu’il n’existe plus de place pour aucune finalité externe. Elle naît de la rencontre entre un principe rationnel d’explication particulier, et cette faculté si étranger et méconnu qu’est l’imagination. La foi est le sommet de cette rencontre, une relation parfaite. Il est peut-être même possible que ces deux principes proviennent d’une même source, tant toute la puissance de l’imagination semble entièrement résolue et utilisée dans l’expérience de la foi.
Nous avons vu dans le post précédent, sur la beauté, comment l’émotion de la beauté était née de la subjugation de l’imagination par l’œuvre d’art, subjugation provoquée par l’unité, l’harmonie, et les correspondances structurant toute œuvre. Tout est nécessairement lié avec tout dans une œuvre d’art, et son unité est facilement appréhendable. La raison est mise au repos par cette apparente complétude des choses. Il n’y a plus d’autres liens, plus d’autres causes à rechercher. Pas d’autres buts à découvrir ou accomplir. La foi procède exactement de la même manière, mais pour l’intégralité de la création, des êtres, des lieux et des temps.
En contemplant le monde, celui qui a la foi ressent tout à coup cette incroyable liaison de toutes choses, l’unité de toutes les parties de l’univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Et cette attitude en face du monde provoque une cascade de conséquences intellectuelles et physiologique. La foi est comme une forme de beauté déployée sur la diversité unifiée de la création. La raison, qui peine à enchaîner logiquement quelques idées, ou à synthétiser diverses expériences, est dépassée. La création apparaît comme une œuvre d’art parfaite, comme l’œuvre vivante d’un incroyable créateur. L’infini du divers est relié en seule et identique vie. C’est l’extension de la finalité interne à toute la création, par le biais de l’imagination, qui rend ce sentiment si puissant. L’image du Paradis, nature parfaite, douce et accueillante, en est l’un des symboles les plus clairs. Cette émotion prend naissance dans la contemplation de l’être, de la nature. Elle est ainsi radicalement différente de l’intuition intellectuelle de l’unité, où tout paraît est lié nécessairement uniquement du point de vue rationnel. Elle est également différente de l’idée rationnelle de dieu, qui provient d’un raisonnement sur la nécessité d’une cause première de l’existence de toute chose. Dans les modalités rationnelles de la croyance en Dieu, l’idée n’engage pas l’imagination, ni la sensibilité. Elle reste un principe, une hypothèse, et ne paraît pas effective, réalisée dans la création. La foi elle, présente une correspondance parfaite entre idéal de l’imagination et la réalité autour de nous. Tout devient signe, tout devient sacré. Chacune des étoiles composant la voûte céleste est relié à toutes les autres. L’imagination au pouvoir nous rend transparentes, mais sans les déterminer, les liaisons et l’interdépendance de tous les êtres. La pénétration de la spatialité et de l’intelligence, de l’étendue et de l’âme du monde, puis de notre âme même à cet ensemble, notre âme capable de voir cette liaison. Pour Spinoza, « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes immortels. »
La foi, comme la beauté, est un produit de l’imagination irriguée par la pensée. Elle dépasse le sentiment esthétique en étendant la finalité à l’ensemble de l’univers. C’est cette capacité de l’imagination à utiliser les outils de l’entendement pour elle-même, dans son propre champ, que Kant appelle la réflexion ou l’usage réflexif du jugement. Cet usage entraîne la création d’une émotion toute particulière, qui est la foi. Dans ce type d’application du principe de la finalité, c’est l’imagination qui même la danse, selon ses propres lois. L’imagination est une absence de capacité analytique organisée. Elle refuse la méthode cartésienne, qui consiste à réduire tout sujet en ses parties les plus simples pour ensuite relier ses parties selon des lois strictes et ordonnées. L’imagination est la faculté de la continuité de toutes choses. Elle remplace toute chose par une autre, en s’appuyant sur les lois d’une logique différente. Elle crée des rapports universels grâce à ses outils, comme la métaphore et la métonymie, la rime, et autres, que l’on retrouve à la racine des capacités linguistiques et créatives. Rien n’est ordonné, tout est pris ensemble. Ces lois particulières sont aussi à la source de la pensée magique. Il n’y a plus de de vérité au sens moderne du terme, mais une forme de synthèse totale, complète, une liaison de tous les étants dans ce que Leibniz appelle une harmonie préétablie, qui permet d’envisager l’univers dans une perfection dynamique et vivante. Incluant tous les étants, cette relation inclut également l’ayant-foi. Il n’est plus, comme dans l’Art, un spectateur externe. L’ayant-foi fait partie de l’expérience, au même titre que tous les autres étants.
Dans la foi, le délire de l’imagination atteint le sommet de toutes possibilités de l’imagination. On soutient souvent que la foi vient du cœur et non de l’esprit. Ce n’est pas une image. C’est la description de l’impact de l’émotion sur le corps Lorsque le croyant ressent la foi, sa raison et son cerveau sont renversés et mis de côté. Dans l’impressions qui l’envahit d’être enfin réuni à l’intégralité de l’univers, comme s’il habitait un palais divin, toutes les tensions de son corps s’allègent. La sensation de vivre est plus douce et se communique de la peau et des muscles au système vasculaire, pour remonter finalement jusqu’au point de contrôle de sa circulation sanguine. La foi est un expérience physiologique. Son cœur, dont tout l’environnement est détendu, se met littéralement à grossir autant qu’il le peut, provoquant une intense pression dans sa poitrine. Un flot particulier d’hormones et de neurotransmetteurs parcours son corps et un incroyable plaisir se répand en lui. Il peut même le sentir parcourant la base de son cerveau. La génuflexion a été reconnue comme favorisant ce dégagement de la poitrine. Une fois la sensation passée, il n’y a pas de retombée semblable à celle venant du plaisir venant de la nourriture, du sport ou de l’activité sexuelle. L’ayant-foi se trouve dotée d’une nouvelle énergie corporelle et le champ de ses possibles est comme élargi. Les probabilités ne comptent plus. Le possible reprend ses droits sur le calcul. La raison ne l’accable plus de ses enchaînements logiques et de ses nécessités. Enfin, l’ayant la foi peut dire « I fit in », « je trouve ma place dans cet univers. Aussi malheureux que puisse paraître mon destin, il ne diffère en rien de celui des autres hommes ni des autres étants, car il est en définitive organisé par la même puissance vitale unique qui régit et relie l’ensemble de nos vies. Chaque élément de l’univers sert à l’harmonie de l’ensemble. La question du but final disparaît sous la beauté de la liaison de toutes ses parties. Je n’ai plus à me soucier de ma place. Je suis délivré pour un instant du souci de ma survie, du besoin d’avance en me fixant tout le temps de nouveau but. Peu importe la place que me donne l’univers, pourvu qu’i y en ait une. Même si mon destin me paraît nul ou inachevé, cela n’a plus d’importance car j’ai une place, un rôle dans la création qui me relie au grand tout ». La foi n’est pas une interrogation individuelle, comme l’est la question du Destin. Elle est le grand égalisateur cosmique des conditions humaines.
« Il nʼy a pas un être dans lʼunivers quʼon ne puisse, à quelque égard, regarder comme le
centre commun de tous les autres, autour duquel ils sont tous ordonnés, en sorte quʼils sont
tous réciproquement fins & moyens les uns relativement aux autres. Lʼesprit se confond & se
perd dans cette infinité de rapports, dont pas un nʼest confondu ni perdu dans la foule.«

La foi, l’imaginaire et l’art sont les puissances reliées à la création, à la genèse concrète de l’être. Les mythes sont assurément parmi les plus belles créations artistiques, et l’artiste se rêve souvent, parfois se considère même, comme un prophète. La foi dépasse l’art, parce qu’il n’est pas figé et défini, unifié dans des limites de temps d’espace, dans un cadre. Elle inclut le cadre. La foi embrasse l’univers entier. Non seulement les temples, mais aussi les montagnes, et les nuages, les fleuves et rivières, et jusqu’au moindre bosquet, arbre, brin d’herbe, tout est littéralement habité par des dieux. La finalité interne reliant tous les êtres rend inutile tout autre finalité, tout but externe donné à la création. Le but est déjà dans l’interdépendance de tout. La question du mal devient inutile, car même le mal participe au lien.
« Je suis comme un homme qui verrait pour la première foi une montre ouverte et qui ne laisserait pas d’en admirer l’ouvrage, quoiqu’il ne connût pas l’usage de la machine et qu’il n’eût point vu le cadran. Je ne sais, dirait-il, à quoi le tout est bon, mais je vois que chaque pièce est faite pour les autres, j’admire l’ouvrier dans le détail de son ouvrage, et je suis sûr que tous les rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin commune qu’il m’est impossible d’apercevoir. » J-J Rousseau, Profession de foi du Vicaire savoyard Livre IV de L’Emile)
Les racines psychologiques de la foi
Le caractère binaire et la distribution de la foi parmi les hommes sont phénomènes étranges. Pourquoi tout le monde n’a-t-il pas la foi? Pourquoi l’un plutôt que l’autre? Du point de vue psychologique, on voit souvent que les fortes têtes, les « libres penseurs » se prétendent athées, ou pose l’existence de dieu comme une hypothèse intellectuelle. Cette attitude est parfaitement et rationnellement exacte. Mais elle ne concerne pas la foi elle-même, qui semble inaccessible aux libres penseurs. Très souvent on trouve ce comportement chez les jeunes adolescents en période « sombre », ou ayant des difficultés familiales.
Car la foi est aussi une manière de voir la création entière comme le résultat d’une famille réussie. L’univers nous pousse, nous accepte, nous aime, y compris dans les épreuves, comme nos parents nous ont été aidés et soutenus de leur mieux, même s’ils n’étaient pas parfaits, nous donnant ainsi le carburant psycho-vital qui anime nos vies. Quand elle est nécessaire, la réconciliation avec l’univers passe d’abord par la réconciliation avec les parents. Dieu est toujours « Dieu le père » et « l’homme est fait à l’image de Dieu ». La création est une mère. Ce lien entre la famille et la symbolique religieuse existe depuis la naissance de toute religion et reste commune à toutes les religions. Maya et Ouranos, la Terre et le Ciel, la mère et le père. Les dieux grecs, comme les dieux scandinaves forment une grande famille dont l’histoire s’étend sur plusieurs générations. La foi est une grande réconciliation imaginaire avec la totalité de la création, sous la forme psychologique d’une projection du lien familial réussi et idéalisé à tout l »univers. En pratique, la foi, médiation sur l’univers, est également souvent un retour sur nos racines personnelles, l’histoire qui nous relie à cet univers. Elle inclut le culte des ancêtres, et toutes les formes de soutien que nous ont apportés nos prédécesseurs. La manière dont la vie est passée à travers eux pour venir jusqu’à nous, comment ils ont tenté de façonner ce principe divin et nous ont transmis également leurs avancées en ce domaine pour nous donner autant de chance que possible de le vivre pleinement. Il n’est pas question de réussite ou d’échec, mais uniquement de soutien et de transmission.
Le délire est la faiblesse, autant que la supériorité de l’imagination sur la raison. Il est émotionnellement efficace. Il produit le maximum de confiance possible (confiance venant de con fides, avec la foi). Tout le monde, toute la création paraît ajointée, unie, tout semble alors devoir avoir un sens. Tout sentiment de séparation et d’abandon disparaît. Cela ressemble un peu à la confiance en la vie que peuvent avoir les enfants, qui ont la grâce de rester si loin des soucis du monde. Mais la foi de l’adulte est bien supérieure. La confiance des enfants naît d’un défaut de connaissance et d’expérience. Tandis que la foi s’applique à un monde connu. Les racines de la foi touchent au mystère de la vie elle-même, médiatisé par le mystère de notre propre naissance.
De nombreuses personnes qui ne sont pas religieuses, mais qui ont pu vivre dans une famille relativement unie et heureuse (car il ne peut pas y avoir de famille parfaite), accèdent également à la foi, mais sans lui donner ce nom, parce qu’elles en se retrouvent pas dans les complications de la religion.

L’organisation de la foi dans la religion
La foi n’a pas grand-chose à voir directement avec les différents dogmes. Cependant les mythes, rites, prières et l’habitude de penser à Dieu, permettent de travailler, soutenir et amplifier la foi. C’est le rôle de la religion: catalyser et mettre en forme celle expérience à nulle autre pareille. Cette émotion est si puissante et si douce, que l’ayant-foi peut chercher à l’entretenir de toutes les manières possibles. Pour satisfaire ce désir de foi, les religions créent des temples, des cérémonies familiales, des discours ou prières qui favorisent l’exhalation du fidèle.
L’extension de l’imagination provoquée par la foi permet de développer la croyance en tout type de « raccourcis » magiques. Le merveilleux devient possible. Les probabilités ne comptent plus. Si tout est connecté et relié de toute éternité et si tout, littéralement tout, fait sens, alors pourquoi Dieu n’aurait-il pas envoyé son fils sur Terre? Pourquoi Zeus n’habiterait-il pas sur une montagne? Pourquoi n’y aurait-il pas des Dieux pour tout, ou un seul Dieu, ou une famille de Dieux? Les miracles sont particulièrement importants. Ils « prouvent » la thèse imaginaire, le dépassement de la mécanique par la cause finale. Tout est possible, et cela arrive « pour de vrai ». L’imagination en sort renforcée dans son délire. Les œuvres de la religion nous donne une idée de l’admirable puissance de ce mécanisme. Les miracles, les sanctuaires, les rites, sont autant de moyens de soutenir la foi, de développer la puissance de l’imagination dans son délire intégratif.
Touchant au mystère de la vie et de la création, la foi entraîne la religion à développer des récits de création du monde. Portant sur le destin de chaque individu, elle va particulièrement s’intéresser aux étapes de la vie qui entre en jeu dans son avènement au monde. La naissance, arrivée au monde, le mariage, qui prépare l’arrivée des futurs enfants, et, plus tragiquement, la mort, qui va immanquablement se transformer en un retour vers la totalité.
La foi, par ce lien établit entre l’individu et la totalité, lien maintenant toutes les caractéristiques de chaque étant et lui ajoutant la liaison nécessaire et vitale avec tous les autres, se prête également particulièrement bien à la politique. L’organisation de la communauté, d’un point de vue anthropologique n’est pas éloignée de celle d’une grande famille. La logique symbolique qui prévaut à l’organisation politique est proche de celle utilisée par la foi pour projeter la situation familiale à l’univers entier. Les monarchies européennes du Moyen-Age et même après la Révolution française ont joué pendant des siècles le jeu des mariages entre leurs familles, mariages dont dépendaient l’évolution des pays et des puissances européennes. Pendant toute cette période, l’Eglise était l’autorité spirituelle dominante. Famille, église, patrie, forment un trio puissant.
La logique de l’imagination est également ce qui rend le mieux compte des mouvements de foule. La contagion des émotions et des sentiments dans un groupe, amplifié par le fait de s’adresser à l’imagination, donne un mélange galvanisant les ayant-foi. On insiste souvent sur la « communion » des spectateurs d’une pièce de théâtre, d’un concert classique ou d’un film. Il s’agit de décrire la puissance cumulée de l’expérience artistique partagée. Le lien crée pendant la pièce et après, par ce émotions et les discussions qui en suivent. Mais la puissance d’une foule politique, religieuse ou militaire est très largement supérieure. La puissance d’une foule ne dépend pas de la raison, mais du sentiment qui l’anime. Les émotions qui développent l’idée selon laquelle les membres du groupe forment – justement – un groupe sont les plus puissantes pour servir ce but.
Certains, y compris dans le milieu médical, comparent la foi à une drogue. Une fois ressentie, les ayant-foi souhaitent plus que tout recommencer cette expérience. La prière sert à cela. Elle n’a pas besoin de mots, ou de cérémonie. Mais le fait de partager la foi, à travers un rituel commun, des mots ou des formules identiques, ne peut que renforcer ce sentiment d’articulation de tous les étants dans une totalité cohérente, réunion de toute la diversité dans l’unité.

Du délire pacifique, à la religion intolérante
Il n’est pas si simple de passer de la foi aux dangers de la religion. La foi seule, non accompagnée de ces oripeaux de la passion, reste pure. Il n’y a pas de lien direct entre l’expérience de la foi telle que nous l’avons décrite et les guerres, l’intolérance, la folie des hommes. Il y en a un, en revanche, avec l’imagination.
A force d’être excité par l’appareillage religieux, à force de croire aux mythes comme s’ils étaient réels, à force de se laisser commander par l’imagination, l’apparition de la folie est tout à fait possible, probable même. Ajoutez à cela les comportements politiques habituels, la soif de pouvoir, la course à l’or, le déchaînement des passions, et tout, même le pire, devient malheureusement possible. L’appartenance à une communauté de croyants écrase l’universalité de la foi. La guerre des dieux fait rage, et rien ne saurait l’arrêter. En cela, les religions ne se sont pas montrées plus tolérantes que les pires régimes politiques. La tolérance fait partie de la foi, mais elle ne peut que décliner dès que la foi, perdant l’universalisme qui la constitue, est institutionnalisée dans une ritualisation niant l’universel. En favorisant l’acceptation par chacun de sa condition, la foi calme les passions des peuples, mais elle favorise du même coup des régimes puissants et tyranniques.
L’excitation de la foi peut faire basculer du délire à l’exhalation, et finalement renforcer la folie. La folie est l’imagination livrée à elle-même, déconnectée de la réalité, sans pierre de touche. C’est, négativement, une maladie de la disparition de la raison. L’image remplace le fait. Il y a une manière correcte de suivre les lois de l’imagination, un délire sain. Il existe également malheureusement de nombreuses pathologies liées à un mauvais usage -le plus souvent involontaire – de l’imagination. La paranoïa, pour donner un exemple, ressemble à un opposé de la foi. Le paranoïaque s’imagine seul face à un univers hostile. Il a peur. Hyper-vigilant, il est toujours prêt au combat pour défendre son individualité. Il pourrait utiliser la sorcellerie pour réduire ses ennemis.

De la philosophie de l’Ataraxie à celle de l’Amour
L’ataraxie, la suspension de toute émotion, était le but des philosophes stoïciens. L’ataraxie promettait une douce suspension des émotions, venant du contrôle intellectuel des passions. Mais l’ataraxie semble toute aussi impossible à atteindre que la pleine conscience des moines bouddhistes. Comment supprimer toutes les passions sans cesser d’être un homme? Même s’il était possible de l’atteindre, comment ne se transformerait-elle pas en apathie, non plus au sens de suppression des émotions, mais bien au sens moderne de baisse de tonus complet du corps. La foi au contraire, est une émotion incluante très puissante et douce.
Les philosophes cartésiens ont construit un nouvel idéal de bonheur. Ils ont remplacé l’ancien Ataraxie émotionnel de l’Antiquité par un autre chemin, développé à partir de la religion chrétienne. Comme il est impossible de supprimer toutes les passions, il s’agit pour eux de trouver la meilleure d’entre-elle, de la comprendre et de la cultiver. Descartes propose officiellement la générosité et l’admiration dans son traité Sur les passions de l’âme. Mais l’amour de dieu prend le dessus dans sa correspondance. Dans sa Lettre à Chanut, du 1er février 1647 ( Descartes, La morale Vrin page p121 à 128), Descartes décrit la foi philosophique qui l’habite et conclut , « … la médiation de toutes ces choses remplit un homme d’une joie si extrême…et se joignant entièrement à lui (Dieu) de volonté, il l’aime si parfaitement, qu’il ne désire plus rien au monde, sinon que la volonté de Dieu soit faite ». C’est ainsi en trouvant et cultivant cet amour intellectuel de Dieu, que Descartes a laïcisé la religion chrétienne. Il ne s’agit en effet pas pour lui de défendre la moindre parole du dogme, mais de défendre une foi remplie de raison. Dieu est le créateur de toute chose, et l’être est maintenu à chaque instant par la divinité. Spinoza, en disciple fidèle, développera la même idée et lui donnera la toute première place dans son système. L’émotion qui étreint le philosophe lorsqu’il pense à la divinité est la plus grande et la plus pure source de joie possible pour l’homme. Il ne s’agit pas uniquement de l’idée, ou de la croyance, mais de rendre les passions aussi active que possible. Le terme d’amour remplace celui de foi, mais l’expérience est la même.
Rappelons l’étrange chemin de l’amour chez Spinoza et la boucle autour de laquelle il s’enroule (Ethique, Livre 5, de la proposition XXX à la fin). J’aime Dieu d’un amour intellectuel. Or Dieu aime toutes ses créations. Je suis une création de Dieu, et Dieu m’aime. Alors, je peux m’aimer moi-même, en Dieu. L’amour que j’ai pour moi-même, l’amour-propre, passe par la médiatisation de l’amour de dieu pour moi. Comme notre amour pour nous-mêmes dépend largement de la manière dont nous sommes aimés par les autres, et principalement par nos parents. Le rapport à soi-même n’est plus alors celui d’un égoïsme ou d’un ego, centré sur son désir et ses passions tristes. Comme une eau devenue claire et fraîche par ses nombreux et lents passages à travers différentes couches de roches, l’amour est transformé par son adjointement au principe de l’Etre. Il devient pur amour de la vie autour de soi et en soi.
Cette dynamique de l’amour est très semblable à celle que les psychologues nous décrivent comme étant celle des enfants. L’enfant cherche l’amour de ses parents. Et quand il parvient à l’avoir, alors, il peut s’aimer et prendre confiance en lui. Il est tributaire et construit par cette relation d’amour, qui le marquera pour le reste de sa vie, puisque le plus souvent, il se replacera dans des situations relationnelles identiques à celles vécues dans son enfance, et gardera les mêmes stratégies pour trouver l’amour. Dans la religion, le modèle familial permet symboliquement de transposer cet amour à la figure mythique de la divinité, dans l’amplifier jusqu’au ciel.
La foi philosophique, que l’on peut trouver chez Platon, qui fut si puissante chez Plotin et déployée dans sa thèse de l’âme du monde, est malheureusement aujourd’hui tombée dans un profond oubli, y compris dans sa version cartésienne, revigorée par le thème chrétien de l’amour. Seule la version rousseauiste, d’amour de la nature, perdure dans une forme dégradée de holisme new age, résurgence d’animisme. La question philosophique de la foi est devenue celle d’une Religion dans les limites de la simple raison, pour reprendre le titre de l’opuscule de Kant. Mais, du point de vue de la foi, qui est une émotion, cette thèse ne peut-être autre chose qu’une forme de contre-sens. Selon la raison, la croyance en Dieu reste toujours un indécidable, et finalement décevante et de pesant pour l’âme. Une telle religion, qui ressemble beaucoup à la pratique des francs-maçon, risque de rester vite et froide.

Annexe
Nous faisons référence, sans l’expliquer, à la logique de l’imagination. Les grands philosophes se sont singulièrement peu intéressés à cette question. Pour aller plus loin sur ce sujet, nous proposons l’ouvrage suivant:

Malebranche – Traité de morale
Première partie, Chp 5,
Pour Malebranche, c’est la foi qui donne accès à la divinité, à la Raison et à la lumière naturelle. « La vérité et l’ordre ne consistent que dans les rapports de grandeur et de perfection que les choses ont entre elles. Mais comment découvrir ces rapports avec évidence, lorsqu’on manque d’idées claires? Comment donnera-t-on à chaque chose le rang qui lui convient, si l’on estime rien que par rapport à soi? Certainement, si on se regarde comme le centre de l’univers, sentiment que le corps inspire sans cesse, tout l’ordre se renverse; toutes les vérités changent de nature. » §14
C’est ainsi que la foi, éclairant la raison, permet de détourner du point de vue égoïste et individuel pour adopter un point de vue universel.
Pour y parvenir il faut, par la méditation, renforcer son attention, sa concentration dirions-nous aujourd’hui. « L’attention de l’esprit est comme une prière naturelle, par laquelle nous obtenons que la Raison nous éclaire. »(§4)
Pour Malebranche, la foi est le seul moyen d’accéder à la vertu. « Ainsi, sans une foi ferme, sans l’espérance de trouver un bonheur plus solide que celui qu’on quitte, l’amour-propre quelque éclairé qu’il soit, ne peut pas seulement prendre le dessein de sacrifier sa passion dominante; cela ne se peut contester » (Chp 7§2). Seule la foi permet de mettre fin aux revendications de l’ego et de suivre la voie de la raison. La foi est ainsi d’une certaine manière la raison et l’émotion ensemble. Il y a dans la foi un plaisir qui n’existe pas dans la raison seule et qui permet de résister aux passions. Selon notre thèse, ce plaisir provient de la satisfaction de l’imagination, et c’est elle, plus proche du corps et de ses appétits, qui permet, dans un tel système, de s’en abstraire.
La religion
La religion est une médiation qui sert à rendre sensible la foi. Elle permet de créer des intermédiaires, des figures symboliques, qui frappent l’imagination, renforcent la foi plus qu’elle ne l’engendre. Elle permet ainsi à tous ceux qui n’ont pas, ou n’avaient pas, accès au « dieu des philosophes », d’avoir tout de même un rapport à la divinité. Cependant, cette incarnation, cette particularisation se transforme malheureusement trop souvent en sectarisme. Elle perd en rationalité et universalité ce qu’elle gagne en sensibilité. Comment défendre en effet certaines thèse chrétienne, comme celle de La Bonne Nouvelle de la naissance du Christ, qui exclut de fait tous les non chrétiens de la grâce de dieu, comme l’élection des Juifs en fait un peuple à part et fermé? Il est tout à fait possible à l’inverse de travailler à une foi universelle, qui ne soit ni soumise entièrement à la raison – et niant le pouvoir de l’imagination, ni à une détermination sensible incompatible avec l’universalité. Cela suppose la possibilité d’un discours universel et pourtant pas entièrement rationnel, au sens moderne de la rationalité.
La foi chrétienne fonctionne à l’intérieur de son système. Luther en donne une explication claire dans sa Liberté du chrétien (publié en 1520). La liberté est conquise par la foi. L’accord avec Jésus permet la délivrance du péché, car Jésus prend sur lui de purifier tous les péchés… des chrétiens. Le péché dont il parle est évidemment celui de la Bible, d’Adam et de la chute.
La religion selon Schopenhauer
Dans son petit traité Rapports de la philosophie avec la vie, et même si ce n’est pas le sujet essentiel de cet opus, Schopenhauer donne ses clés de la compréhension de la croyance religieuse. La foi religieuse n’a rien d’intellectuelle. Elle est tout au contraire passionnelle. Elle part du constat que la vie est malheureuse, difficile, triste, constat qui est également celui de Schopenhauer. La vie est voué au malheur. En tout cas la vie antique l’était bien plus que le n’est la nôtre aujourd’hui, qui reste cependant très difficile. Dès lors, il fallait une consolation aux hommes. Le judaïsme offrait une explication. Toute la faute du malheur en revenait aux hommes. Dieu restait au-dessus du péché. La culpabilité écrase le peuple juif, qui doit toujours chercher chez lui les causes du malheur universel. La version catholique n’est qu’une continuation, dans laquelle le Christ, toujours en partant de ce postulat de la misère de la vie humaine, vient cependant en retirer la culpabilité des hommes. En rachetant les fautes, il ôte au moins le poids de la culpabilité, tout en maintenant la grandeur de Dieu. La vie reste misérable, insensée, mais au moins nous n’en sommes pas coupables. Voici l’essence de la religion selon Schopenhauer. D’autres dispositifs du catholicisme permette ainsi de donner de l’espoir, ce que le catholicisme appelle (avec une pédanterie sans nom), l’espérance.