La religion des grecs nous reste, malgré toute l’admiration que nous avons pour elle, un grand mystère. Ce niveau d’engagement religieux nous est presque impossible à, on n’ose même pas dire comprendre, alors disons simplement, à appréhender. Son mystère et sa résistance à l’esprit rationnel moderne en fait toute la beauté.
Polythéisme et religions du Livre
Il nous faudrait déjà être capable d’appréhender le polythéisme, ce qui est loin d’être évident dans nos civilisations monothéisme. La religion grecque voit se dresser devant elle trois traditions monothéistes qui ont littéralement envahi la planète. La première d’entre-elles, le judaïsme, lui était même antérieur et avait déjà eu largement à faire au polythéisme égyptien, qui ressemble par de nombreux aspects à la religion grecque.
Le second point, intimement lié au premier, qui ne peut que nous déconcerter, est l’omniprésence de la religion et des dieux. Ils sont littéralement partout. Dans les airs, dans l’Olympe, sur terre, dans la mer, aux Enfers, à travers le système solaire, avec les planètes. Ils ont conquis aussi bien les lieux réels, telle montagne comme l’Etna, telle mer, tel temple, que les endroits imaginaires, l’Hadès. Tout, littéralement tout est divin: le chant du poète, le travail du fer, la beauté, les serments, etc. Dans le monothéisme au contraire, le Dieu est bien caché, éloigné, perdu sans les « cieux », invisible, irreprésentable. Il s’exprime selon des lois. Même s’il s’est présenté dans Jésus, c’était une exception plutôt qu’une règle.
-A partir de ces deux éléments, toutes les autres différences s’enchaînent:
-Les dieux grecs enfantes les humains et les humaines. Cela suppose une communauté de genre pour que cette accouplement soit possible. Mais rien n’est sûr: rien ne peut être impossible au Dieux. De ces accouplements divers naissent de nombreux héros et de nombreuses lignées humaines. Les Dieux sont en grande partie les ancêtres des hommes et principalement des grandes familles de guerrier et de rois.
-Les grecs n’ont pas un Livre saint récapitulant la doctrine religieuse de base. Ce qui s’en rapproche le plus est la Théogonie d’Hésiode. Mais elle est loin d’être complète. Leur religion assume sa multiplicité y compris dans ses sources et ses auteurs. Là où l’Occident a eu besoin d’un Spinoza pour réaliser que la Bible avait plusieurs auteurs, sans doute sur des centaines, voir des milliers d’années, les grecques ne se posent même pas la question.
-Les prêtres n’ont aucun monopole du religieux. Quand l’Egypte, l’Hindouisme et même le judaïsme ont leur caste de religieux (Brahmane, Levi…), castes placées au dessus de toutes les autres catégories, les prêtres grecques n’ont pas une place aussi puissante. On va voir le prêtre à Delphes, mais il n’est pas aussi lié au pouvoir politique que dans les autres religions. Les temples sont partout.
DÉLIRES et démons – Une communication directe avec les dieux
Mais le plus important de tout à nos yeux, est le mode de communication avec les Dieux. Les religions monothéistes ont des prophètes, des personnes choisies par Dieu, pour la qualité de leur foi, la pureté de leur amour de Dieu, pour communiquer ses messages à tous les autres dieux. Moïse en reste l’archétype. Jésus en est une modalité. Soulignons au passage le polythéisme feutré du christianisme, qui comprend plusieurs Dieux: Dieu, Jésus, le Saint Esprit – réunion du père et du fils – et dans une certaine mesure, la Vierge Marie. Le christianisme a tous les aspects d’une synthèse entre le judaïsme et le polythéisme: un dieu unique, ressemblant à un Zeus qui n’aurait enfanté qu’une fois avec une mortelle, donnant naissance à un héros.
Si l’un des modes principaux de communications avec les dieux est de se rendre en pèlerinage à Delphes et de demander conseil à l’oracle, il en existe bien d’autres. Toutes les formes de « délire » sont des liens directes avec la divinité. Platon en dénombre trois: le délire poétique, par lequel la divinité inspire l’aède, le délire prophétique, qui donne à l’oracle son pouvoir de divination, de vision de l’avenir et le délire de purification (cathartique) qui permet de dépasser la faute tragique. Le délire, que nous appellerions plutôt inspiration,

A côté de ces délires qui peuvent toucher finalement un grand nombre de personnes, car la poésie peut venir à tous un moment de leur vie, il existe encore d’autres liens possibles entre les hommes et les dieux. Le plus célèbre exemple nous est donné par Socrate et son fameux démon. Que d’encre, la plupart du temps noire d’incompréhension, n’a-t-on pas versé sur le mystère de ce démon! Socrate a semble-t-il en lui même son propre dieu lui murmurant à l’oreille. Il le retient de dire des énormités, notamment de mal parler de l’amour, ce qui serait mal parler d’Aphrodite. Selon une autre tradition herméneutique, Socrate est, comme Cassandre, un disciple d’Apollon. L’oracle de Delphes étant dédié à ce dieu, ce serait lui qui aurait mené Socrate sur le chemin de la philosophie. Le secret du Démon de Socrate est à la fois aussi simple et aussi complexe que celui de toutes la religion grecque. Comme les autres délires, il fonctionne comme une voie qui s’impose à la pensée de son destinataire, influence son discours et son action.
Le pantheon grec, Une galerie de caractères
Le dieu juif est très lointain de son peuple. Il donne des lois et punit quand elles ne sont pas respectées. Le dieu chrétien est plus proche. Il reproduit une relation familiale, le père, la mère, le fils. Mais c’est dans la religion grecque que l’on retrouve toute « l’histoire familiale ».

La naissance du monde et la création de l’ordre dans lequel nous vivons correspondent à trois générations de création: le Ciel (Ouranos) et la Terre (Gaya) sont les premiers Père et Mère. Les Titans Chronos, Rhéa, et les autres représentent la seconde génération. Zeus enfin, celui qui parvient à stabiliser la création, est la troisième génération. En reliant la vie et la chronologie des dieux aux puissances de la natures, les astres, le soleil, la mer, les montages, etc… Le Panthéon relit l’histoire familiale et les puissances de vie, de l’Etre, et donne ainsi au peuple les fondements de sa puissance vitale de procréation et de subsistance.
Mais le Panthéon ne s’arrête pas là. On assiste au contraire à une débauche de créations divines et héroïques en tout genre: Aphrodite, Athéna, Apollon, Héphaïstos, Hadès, Poséidon, Prométhée, Héraclès, Achille… La liste est presque infini. L’univers entier raisonne des amours, trahisons et guerre des dieux. Il n’est pas une source, une colline, un bois, qui ne soit dédié et habité par un Dieu. Les histoires de famille se déchaîne au niveau cosmique. Les généalogies familiales remontent aux divinités et à la naissance de l’univers. Chacun peut retrouver les traces de sa propre famille dans cet océan de contes et légendes.
Cette galerie de portrait a également un autre rôle. Elle constitue une étude parfaites des caractères humaines. Qui n’a rencontré autour de lui les Aphrodites, soucieuses de leur apparence et de leur pouvoir de séduction? des Apollons, beaux, musclés, blonds, plus ou moins doués pour les arts? les héphaïstos, accidentés de la vie, mécaniciens? Si vous ne reconnaissez aucun de ces traits, au moins reconnaîtrez vous facilement les adorateurs de Dionysos, buveurs, « bons vivants », amoureux de la fête, parfois jusqu’à s’en faire mal. Ces sacrés caractères constituent toujours l’une des meilleures matrices d’analyse des personnalités. Ce n’est pas un hasard si tant de figures sont reprises dans la psychologie contemporaine, du complexe d’Oedipe au narcissisme, en passant par le pygmalion et tant d’autre.
La Psyché grecque
L’image que nous avons des grecs est celle d’un peuple religieux jusqu’au bout des ongles. La clé de cette religion nous est donnée par l’Odyssée. Comme dans l’Iliade, les vies des hommes et des dieux sont intriqués dans une aventure commune, dans la résolution de la querelle née de la pomme d’or jetée par discorde entre les déesses. C’est à Aphrodite qu’il revient de mettre un terme aux querelles et aux guerres nées chez les hommes de ce conflit prenant son origine chez les Dieux.
Pendant une grande partie du récit de l’Odyssée, Ulysse est littéralement guidé par Athéna. Elle lui parle. Elle prend la forme de certains humains pour l’accompagner. Elle s’occupe de son fils. Athéna est littéralement partout. Et quand ce n’est pas elle, c’est Poséidon, ou Zeus. Le dialogue entre les dieux et les hommes est constants, comme le sont les échanges, fait sous la forme de sacrifices et libations.
La Grèce antique est un univers différent du nôtre. La conscience telle que nous la connaissons, telle qu’elle a été mise sur le devant de la scène de notre vie intérieur par Descartes semble tout simplement ne pas y exister. Rien de comparable n’est décrit directement. A la place de la conscience, les grecs parlaient directement aux dieux. Ou du moins pensaient le faire. Mais cela revient au même. Imaginons un instant que notre conscience, cette instance divine entre toute, soit notre lien à la transcendance. A chaque fois qu’un bel homme ou une belle femme passe, je ne suis pas pris par le désir, je suis guidé par la puissance de la divine aphrodite. Quand je suis en colère, c’est Arès qui s’empare de moi. Les événements internes de la vie psychique sont comme les événements externes de la nature: ils dépendent des dieux. L’orage vient de Zeus comme l’intelligence vient d’Athéna. Nous sommes guidés par les dieux de l’intérieur. Notre rapport au destin est entièrement différent puisque nous sommes guidés, pour le meilleur comme le pire, directement par les Dieux, envahit par des forces qui nous dépassent. Quand nous refusons la parole des dieux, tout va encore plus mal. Nous ne pouvons nous détourner des forces de la nature qui parlent en nous par les dieux sans commettre une impiété. Homère, qui n’a pas donné le beau rôle à Aphrodite, n’a-t-il pas fini aveugle?
La conscience n’est-elle pas en effet un don divin? Une faculté étrange qui a la capacité de se parler à elle-même, de nous aider à communiquer avec nous-mêmes autant qu’avec le monde? La perte des dieux et leur silence ne laisse place qu’au silence d’un monde froid et vide.
Athéna – déesse de la philosophie
Dans la querelle de la pomme d’Or, trois déesse sont mises en avant: Era, la rêne des dieux, Aphrodite, déesse de la beauté, et Aphrodite, la vierge déesse de la philosophie. L’histoire commence par la victoire d’Aphrodite, qui promet qu’elle donnera la plus belle femme du monde à Paris s’il la juge la plus belle des femmes. Cette femme est Hélène. Aphrodite lui offre en échange de son vote. Paris refusant le pouvoir et la sagesse, se met les autres déesses à dos. Malheureusement la belle est mariée, et son changement d’amoureux dégénère. Il en résulte la guerre de Troie.
La fin de l’histoire est racontée dans l’Odyssée. C’est sous la direction d’Athéna que toute l’affaire sera conduite à terme. La déesse d’Athènes est une divinité toute particulière. Née de la cuisse ou plus certainement du cerveau de Zeus, elle représente l’intelligence et la justice. Si on la connaît sous ses avatars de Pallas Athéna, ou Athéna Nike, déesse de la victoire, sa véritable prouesse est la création de la philosophie.

Dans cette paternité, elle est en conflit avec avec Apollon. La thèse apollinienne est la plus souvent défendue. Apollon est le maître de Delphes. C’est sur ton temple qu’est inscrite l’inscription « connais-toi toi-même » (νῶθι σεαυτόν / Gnỗthi seautόn). C’est l’oracle qui met Socrate sur la voie de philosophie en lui déclarant qu’il est le plus sage de tous les mortels. La quête du sens de la parole de l’oracle conduit Socrate a interroger tous ceux qui ont un savoir reconnu, poètes, politiciens, sophistes, et ainsi à ouvrir la question de la vérité et de la connaissance. Mais la vie de Socrate et surtout sa mort ajoute au philosophe une légende noir, le destin d’un sacrifié. Apollon l’a-t-il mené à la mort? Les accusations d’impiétés et de détournement de la jeunesse sont-elles réellement vides de sens? Socrate questionne, mais ne répond jamais. Il se moque, il ironise. Il s’est mis tout le monde à dos.
Le héros d’Athéna, Ulysse, présente une autre version de la sagesse grecque. Celle qui est conduite par la vraie déesse de la philosophie. L’Odyssée est le sommet, mais aussi la fin de la mythologie. Le cycle des vengeances est clos par Athéna. Le roi revient en son foyer. Les héros et la vie glorieuse ne peuvent plus être le but de la vie. Ni non plus le pouvoir, défendu par Era, la Beauté, quand bien même il s’agirait de la plus belle femme du monde. Le sens de la vie est définitivement modifié au profit de l’homme rusé, prudent, qui cherche principalement à rester chez lui.
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Joachim du Bellay
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