Nous continuons notre parcours à travers les grands textes religieux. Après les textes sur la Grèce, Homère et le polythéisme, puis sur l’Enéide, nous abordons la Genèse et principalement la chute et le péché.
Le commencement du monde
La Genèse, comme la mythologie grecque avec Maya et Ouranos, ou Pyrrah et Decalion chez les latins, propose un mythe de la création du monde. Dieu en est le principe. Notons d’emblée, comme le souligne Schopenhauer ( Le monde comme Volonté et Représentation, Supplément du chp 4), que ce n’est pas le cas de toutes les religions. La religion Hindou place l’éternité du monde comme principe.
Les conséquences scientifiques et philosophiques sont d’emblée immenses. Si le monde est crée, il faut en rechercher l’origine. Cela se fait soit avec la théorie du Big Bang en physique, soit avec la théorie de la cause de soi-même, la preuve dite cosmologique de l’existence de Dieu, en philosophie. Rappelons le principe de cette preuve, généralement admise d’Aristote à Saint Thomas. Si tout à une cause dans le monde, selon le principe du déterminisme, la naissance de l’universe doit aussi avoir une cause. Mais il est possible de remonter indéfiniment de la conséquence à son principe, de l’effet à la cause. L’application du principe de causalité est sans fin, et nous ne parviendrons jamais au premier principe. Sauf si nous considérons qu’il existe quelque par dans l’univers une cause de soi-même, la fameuse causa sui, et cette causa sui est Dieu lui-même. Dieu est si puissant qu’il est son propre créateur. Suivant la toute puissance de sa volonté, il crée ensuite l’univers.
Dans une religion sans commencement du temps, de l’espace, de tout être, les questions fondamentales de la métaphysiques sont totalement différentes. Il n’est plus besoin de premier principe. On peut en tirer deux conséquences. D’abord, comme le répète Luc Ferry, la philosophie n’est bien souvent qu’une laïcisation des thèses mythiques de la religion. Ensuite, une autre philosophie, différente de celle appuyée sur les traditions religieuses judéo-gréco-chrétienne, est tout à fait possible.
La création du monde
Le fait que Dieu existe avant la Nature sépare déjà les deux substances. La nature est chose créée. Elle diffère de Dieu, ce qui pose deux substances, une créatrice, l’une créée. Il s’agit d’une religion transcendante, le principe vitale n’étant pas inclus dans la nature. Il n’est pas immanent, comme dans l’animisme, ou le panthéisme. De là des questions comme celle de la continuation du monde après sa création, qui perdureront jusqu’à la thèse de Descartes de la création continuée du monde. Si le monde a été crée, comme être sûr qu’il ne s’effondre par sur lui-même?
Le fait que Dieu crée le monde ouvre également la voie à la preuve de l’existence de Dieu dite phyico-théologique. Il s’agit de voir dans la beauté du monde, dans l’alliance parfaite de toutes les créatures, la main de l’architecte qui les a créées, la preuve de l’existence d’un Dieu tout puissant.
Enfin, ce mythe de la création des espèces est très « fixiste » tel qu’il est littéralement décrit dans le texte. Dieu crée directement chacune des espèces, ce qui ne laisse pas place pour l’évolution. Aujourd’hui encore, malgré les preuves désormais irréfutables soutenant la théorie de l’Evolution de Darwin, de l’évolution des espèces. De même, pendant des siècles, la chronologie de l’existence du monde s’est basée sur la chronologie biblique et il a fallu attendre Buffon, dans son Histoire naturelle, pour voir apparaître l’une des premières tentatives de datation de la terre établie en dehors du récit biblique.
La création de l’homme
Mais c’est le mythe de la création de l’homme qui pose le plus de question et qui aura la plus grande postérité intellectuelle. Ce mythe, toujours vivace, reste « épais ». Il n’a pas encore livré tout ces secrets, c’est-à-dire, tout son contenu rationnel.
Dieu crée l’homme « à son image ». Ce qui est assez compliqué à comprendre. L’homme ne peut pas ressembler littéralement à Dieu sous sa forme physique. Ce d’autant que le Dieu juif, dont il est question ici, n’est pas représentable. Il est un principe. En quoi lui ressemble-t-il alors exactement? Mystère. On retient généralement sur ce point, qui permet de créer un lien spécial entre Dieu et l’homme au sein de la création, le fait que l’homme est rationnel, doué de logos. Or le Dieu de la Bible est le Logos lui-même, l’alpha et l’omega, Dieu intellectuel, architecte penseur. Il crée par le Verbe, comme un magicien lançant des sorts. L’homme sera lui-même créature du Logos.

Une autre interprétation est celle qui fait de l’homme entre-toutes une créature libre de ses propres choix, créateur de son propre destin. Libre comme Dieu. De-là également la métaphore par laquelle on expose que l’homme-artiste est une forme de créateur, de démiurge.
Cette thèse repose le problème de la création fixiste opposées à celle de la création basée sur l’évolution. Si Dieu a crée l’homme a son image, alors pourquoi l’homme descend-il du singe? Les deux thèses, si l’on prend la thèse biblique littéralement, sont incompatibles.
Après avoir crée l’homme, Dieu crée la femme pour lui tenir compagnie. Il l’extrait de la côte d’Adam, plutôt que de refaire une autre créature, ce qui montre bien la « parenté » de génération des deux êtres. Eve est presque un double d’Adam. Les interprétations possibles sont multiples: égalité des deux sexes, primautés de l’homme, complémentarité…
La chute – le péché
Mais le mythe des mythes, le plus complexe et celui qui continue à défier la pensée humaine, est celui du fruit défendu et de la chute du paradis. Dieu a placé Adam et Eve au paradis. Ils n’ont rien d’autre à faire que d’être heureux. Pas besoin de travailler, tout pousse seul. Pas besoin de se protéger des intempéries ou des animaux. Adam et Eve ne courent strictement aucun risque.
Le premier commandement
Pour maintenir cette vie parfaite, ils n’ont qu’une seule toute petite condition à remplir: ne pas goûter au fruit défendu de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (l’image de la pomme viendra plus tard et n’est pas mentionnée dans la Bible). Drôle de condition. Pourquoi mettre au paradis un tel arbre? Pourquoi porterait-il un tel fruit? Pourquoi donner un commandement, le tout premier de tous les temps, qui paraissent aussi absurde?
Il est bien difficile de répondre. Ce que l’on peut souligner, c’est le point de départ que donne ce commandement à la répétition quasiment névrotique qui parcourt tout l’Ancien testament et qui continue d’avoir une si forte emprise psychique sur tous les juifs: le motif du commandement et de la désobéissance. Dieu établit une Alliance entre lui et ses enfants, les juifs. Le peuple d’Israël, le peuple dédié à Dieu accepte de se soumettre à ses commandements, contre-partie de cette élection insigne. Mais les hommes étant ce qu’ils sont, le peuple d’Israël est incapable de ne pas violer les Lois divines. Dieu est alors pris de courroux et punit son peuple. La punition la plus sévère sera celle consistant à supprimer tous les hommes à l’exception de Noé et de sa famille. Puis, une fois le châtiment passé, une fois lavé l’affront de la loi bafouée, Dieu recommence et celle une nouvelle Alliance avec son peuple, symbolisée par l’Arc-en-ciel qui couvre la terre à la fin du déluge. Et ainsi de suite à travers d’incessantes répétitions. C’est le même mécanisme que nous voyons déjà à l’oeuvre dans la Genèse et la chute du paradis. Dieu pose une loi. En échange de la loi, il fournit un Paradis. Mais l’homme n’est jamais à la hauteur et brise cette loi. Il perd alors la confiance de Dieu qui le punit.

La première violation de la loi
La punition, le châtiment est cruel et tragique. Toute justice suppose des lois. Toute loi suppose un châtiment pour celui qui la viole. La connaissance du Bien et du Mal, qui semble ici mêler le bien et le mal morale et le bien et le mal juridique, suppose la transgression de la loi. On ne peut connaître le prix de la loi si l’on ne lui désobéit pas. Telle est la tragédie de la connaissance du bien et du mal. On ne connaît le prix de la confiance de Dieu que quand elle est perdue. Comment Adam et Eve aurait-il pu goûter la joie d’être au Paradis, eux qui ne connaissaient ni le travail, ni les douleurs de l’enfantement, ni la maladie? Le Paradis devait être pour eux d’un éternel ennui. Et d’un coup d’un seul, les voilà découvrant tout l’intérêt du Paradis, Mais il est déjà trop tard, et cette connaissance n’apporte que regret et nostalgie.
Cette tragédie mise en scène par le mythe est celle de la liberté humaine. Dès le début, et dans une structure qui se répétera jusqu’à Kant, la liberté est avant tout la liberté de faire le mauvais choix, celui qui va contre la loi de Dieu. Comme si la seule alternative était d’être libre en Dieu, en suivant ses commandements, ou esclave en les refusant. La même structure sera reprise sous la forme de la dualité de la raison et des passions. Une volonté suivant l’éclairage de la raison sera aussi libre que possible. Mais quand la volonté suivra les passions, elle devient esclave. Mais cette seconde version dépasse déjà l’interprétation littérale et que l’on pourrait appeler « juive » de la rupture de la loi. La dualité raison/ passion empiète déjà sur l’interprétation chrétienne que nous allons maintenant décrire.
La chute est due au désir charnel
L’interprétation chrétienne courante est singulièrement éloignée de la première. Elle insiste sur les motifs, sur la tentation et sur la chair. Le fruit de l’arbre du Bien et du Mal n’est pas la connaissance, il est une pomme, rouge et juteuse. L’homme ne chute pas métaphysiquement dans le piège de la liberté. Il chute charnellement dans le plaisir, dans l’hédonisme. Il veut toujours plus de plaisir, quand bien même ce serait interdit. Il est esclave de ses passions. Le diable tente la femme et la femme tente l’homme. Adam, entraîné pour ainsi dire par lui-même, ne peut résister.

C’est finalement Kant qui a le mieux décrit cette interprétation de la chute, dans l’un de ses Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine (un texte inclus Opuscules sur l’histoire). Kant explique la sortie de l’instinct et le développement de la raison et du désir. Sans le cité directement, il reprend et analyse la chute du Paradis comme étant le moment de l’affranchissement de l’homme de la nature, un affranchissement passant par une extension infinie du désir, véritable source de l’hubris, de la démesure humaine. Dès lors, le désir n’étant plus réglé par l’instinct, l’homme découvre en même temps la honte d’être nu et la puissance d’un désir sexuel qui, contrairement à celui des autres animaux, s’affranchit des saisons pour devenir constant toute l’année. Sans limite.
Nous sommes sur le terrain du péché version chrétienne: péché de chaire, description des 7 péchés capitaux, et autres modalités non seulement absente, mais même récusées explicitement par la religion juive. Cette seconde modalité de la chute fait de l’homme un être soumis à ses passions et dont la raison est faible, voir inefficace pour contrôler sa vie. La dualité s’approfondit, pour la plus grande peine de notre psyché. Eclairés par la raison, nous sommes bien capables de voir le meilleur, mais esclaves de nos passions, nous faisons le pire. Pendant plus de 1 500 ans, la philosophie de la liberté va se construire sur ces interprétations de la chute.
Le péché universel, principale conséquence de la chute
Les conséquences sont dramatiques. Nous avons déjà listé le travail, la maladie et la douleur de l’enfantement. Pire encore, la marque du péché se transmet de génération en génération! Etant tous les enfants d’Adam et Eve, personne ne peut y échapper! C’est un mal universel et constitutif qui ronge tout le monde et nous plonge dans une forme de la doctrine du pessimisme anthropologique que l’on trouvait déjà chez Aristote, repris par Kant « l’homme est fait d’un bois tordu », ou chez Hobbes, l’homme étant à la fois un Ange pour l’homme et un loup pour l’homme. Rousseau sera bien seul, en réinventant un nouvel état de nature, a faire de l’homme un être naturellement bon.

Le problème du péché va engendrer quantité de théories permettant de « s’en sortir » malgré tout. Il y aura, sans entrer dans le détail de toutes les théories, celles justifiant l’homme par ses oeuvres. Il s’agit de faire le bien pour laver le péché en soi. Il y aura également la doctrine de la grâce, selon laquelle Dieu choisit lui-même, dans son inaccessible sagesse, qui sera sauvé et digne de lui. La thèse de la justice après la mort, de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, suit la même structure. Mais c’est surtout Jésus Christ qui va prétendre résoudre une fois pour toute la question. Il est venu pour racheter tous les péchés. Il a souffert pour nous et pour restaurer l’Alliance de Dieu et des hommes, non plus seulement de manière légale, par le fait d’avoir pour ainsi dire « purgé sa peine », mais également par le sentiment, par l’Amour, réinstaurant un lien charnel et émotionnel avec Dieu. Les conséquences sur la philosophie et surtout sur la philosophie sont si importantes et variées que l’on ne peut pas ici les détailler toutes. Les Essais de Théodicée de Leibniz en donnent les grandes lignes. Notons seulement à quel point l’Amour est devenu avec Jésus la valeur chrétienne par excellence, que l’on retrouve de Tristan et Yseult jusqu’à l’Amour de Dieu, considéré par Spinoza comme le sommet de la béatitude humaine, c’est-à-dire du bonheur.
L’origine du péché
Mais qu’est-ce que c’est que cette thèse du péché héréditaire et universel ? Je ne sais pas pour vous, mais personnellement, je ne ressens aucune culpabilité du fait d’être né. Je ne me sens pas non plus responsable des fautes éventuelles commises avant moi.
Ce mystère ne nous paraît pas encore totalement élucidé. Mentionnons deux pistes, celle de la superstition et celle de la définition de Dieu.
La superstition, d’abord, est cette attitude que nous adoptons spontanément face au destin, et particulièrement lorsqu’il nous est défavorable. « Pourquoi moi? » Pourquoi suis-je victime de toutes ces injustices, dont mon voisin semble exempté? Pourquoi suis-je né ici et maintenant, dans cette vie où il faut chaque jour suer et lutter pour gagner son pain quotidien, lutter contre la maladie et assurer la survie de notre famille? (Rappelons la difficulté de vivre des temps anciens, la mortalité infantile, les famines, les guerres et les rapines. Les conditions de vie actuelles n’ont plus rien à voir.) Un monde où tout excès de plaisir fini toujours pas une douleur encore plus grande? Une vie dont le terme sera irrémédiablement la mort? Pourquoi en effet! Le péché nous semble répondre à ce constat teinté de superstition de l’injustice universelle. Si la vie est à ce point faite d’épreuves, et si nous devons tout de même considérée que la vie, la création de Dieu, est juste, c’est parce que nous payons une faute qui a été fait avant nous. De la punition qu’est la vie, nous en déduisons le péché qui en est la cause.
La grandeur de Dieu ensuite. Le Dieu judéo-chrétien est un démiurge doté de presque toutes les qualités. Il est notamment le maître du destin, et c’est lui qui punit de manière répétée des hommes pêcheurs. Et cette punition ne peut être que juste pour être acceptée. Dieu est justice. C’est cette détermination, cette qualité divine de justice qui, confrontée à une réalité où les bons comme les méchants sont également touchés par le malheur, nécessite de penser tous les hommes comme peccamineux, c’est-à-dire pécheur. Cela peut en effet par être Dieu qui se trompe dans la distribution des sanctions. Cette pente intellectuelle qui consiste à attribuer toutes les qualités à la divinité est la véritable cause de tous ces débats et de tous ces hiatus entre la théorie et la pratique, entre l’idéal et la réalité, sur la théodicée, la justice divine, le fait que notre monde soit le meilleur monde possible. Les anti-religieux qui attaquent la perfection divine dans la nature, comme Voltaire attaque Leibniz et se moque de son meilleur monde possible en lui opposant la réalité des misères aveugles qui nous tombent dessus, dont le symbole reste le tremblement de terre de Lisbonne de 1756, mais qui pourrait tout aussi bien être l’éruption du Vésuve, les raz de marée en Thaïlande ou au Japon, et tant d’autres.

La vulgate chrétienne, en érigeant si haut la distinction entre la raison, qui donne accès à la divinité, et les passions, qui seraient pour ainsi dire du côté du diable, du mal, et du péché, a largement contribué à nous plonger dans un dilemme impossible à résoudre, mais lui permettant de conserver la thèse du péché. C’est le drame d’une pensée du péché qui s’organise, qui nous organise de manière a y rester pour justifier sa thèse.
Est-ce suffisant pour justifier la doctrine du péché universelle? Nous ne le pensons pas. Le péché n’existe pas que dans notre environnement universel. C’est un phénomène universel. La question de la justice divine est au cœur de toutes les religions. Partout, selon des modalités différentes, l’homme imagine une âme immortelle vouée à être jugée après la mort. Partout, il s’humilie devant la grandeur de la divinité. C’est ce que note Voltaire, pourtant grand adversaire de la pensée religieuse. Le phénomène religieux existe universellement et partout prend la forme d’une peur de la divinité et de son châtiment.
La fin d’un mythe?
Aussi vivace soit-il encore dans notre imaginaire, le mythe de la création de l’homme a été largement renouvelé par les théories de l’état de nature, qui cherchent, depuis la découverte de l’Amérique, à renouveler la compréhension de la nature humaine en se détachant de l’analyse du dogme religieux. Nous en présentons les grandes lignes ici:
https://foodforthoughts.blog/2019/06/18/letat-de-nature-lidee-qui-a-tout-change/
Annexe
Quelques grands textes pour mieux comprendre la Bible:
-Voltaire: Dictionnaire philosophique, chp La Genèse, dans lequel Voltaire propose un commentaire moitié logique, moitié historique, en présentant notamment les sources antérieures auxquelles les juifs on pu emprunter.
-Kant : Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, dans les Opuscules sur l’histoire, ou Kant s’interroge sur la naissance du désir.