Mandeville – La fable des abeilles ou le principe de l’économie moderne de marché ( Introduction à l’économie – 5/7)

L’offre et la demande

Quel est le moteur de l’économie ? La plupart du temps, la querelle sur cette question tourne autour de l’alternative de l’offre et de la demande.

Pour les libéraux, ou la droite, il faut toujours une « politique de l’offre ». Cette thèse prend sa source dans la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say, qui affirme que toute production trouvera toujours preneur, car nous ne pouvons acheter ou consommer qu’à proportion de ce que nous avons nous-mêmes produit. Cela implique qu’il faut laisser aux entrepreneurs le plus de marges de manœuvre possible pour innover, proposer de nouveaux produits, ou tout simplement développer leurs affaires. La politique de l’offre défend la baisse de l’impôt sur les sociétés et l’allègement de la réglementation sociale. Elle croit à l’innovation technique et à la recherche, qu’elle subventionne parfois largement. Quand elle est en plus internationaliste, c’est-à-dire quand elle soutient que le commerce mondial est un facteur d’enrichissement global, elle est favorable à la baisse des tarifs douaniers et réglementaires, le fameux « laissez-faire ».

Pour les partisans de la demande, en général keynésiens et de gauche, c’est la demande qui tire l’économie. C’est donc elle qui doit être soutenue, le plus souvent par un accroissement des impôts sur les sociétés, un recours à la dette et aux politiques publiques de relance, et un système de redistribution sociale large incluant un service public important et des transferts entre les « riches » et les « moins riches ». Ainsi tout le monde peut « consommer ». A quoi peuvent bien servir les produits développés par « l’offre » s’il n’y a personne pour les acheter ? Ces partisans ne s’intéressent pas beaucoup à l’origine des produits. Les subventions qu’ils accordent ne sont pas liées à la nécessité de consommer une production locale. Mais nous voyons bien que lorsque la croissance revient, personne – ni les marchés, ni les Etats – n’est vraiment capable de revenir sur ce qui a été accordé en période de vaches maigres. La dette n’est pas remboursée. Assez étonnamment, les partisans de la demande sont aussi souvent des mondialistes. Il ne s’agit pas tant de soutenir le commerce mondial que de garantir à tout être humain le droit à une vie meilleure dans un pays, ou sous un régime politique qui lui permette de vivre en liberté et d’échapper à la tyrannie, la dictature, le totalitarisme ou la religion.

Les discussions sont sans fin pour savoir qui est le premier de l’offre ou de la demande, de l’œuf ou de la poule. Il n’y a évidemment pas de réponse et l’on voit très simplement qu’une offre sans personne pour acheter ne vaut rien et qu’une demande sans produit pour la satisfaire ne vaut guère plus. Il faut évidemment les deux.

 

La rareté

Parmi les autres principes que l’on place en général au fondement de l’économie se trouve la rareté. Et l’on pose comme axiome fondamental, en suivant Ricardo et Condillac, que « ce qui est rare est cher ». Partant, toute l’économie devient une science de la rareté.

Or il est patent aujourd’hui que ce qui est rare n’est pas forcément plus ou moins cher qu’autre chose du seul fait qu’il soit rare. Ce qui est abondant n’est pas forcément gratuit non plus. L’eau est abondante et de plus en plus chère. Les téléphones portables ne sont pas rares, ni les ordinateurs. Cela ne les empêchent ni l’un ni l’autre de pouvoir être extrêmement chers. Il en est de même des voitures, des téléviseurs et de tant d’autres biens. La rareté seule ne fait rien à l’affaire. Il faudrait en plus que le bien soit essentiel. Imaginons un instant que l’air, l’eau, ou la nourriture, indispensables à la vie, viennent à manquer. Leur prix deviendraient tels que seuls les plus riches pourraient y accéder. Dans ce cas, la rareté, alliée à la nécessité, fait le prix. Mais que l’on considère un bien qui soit uniquement rare, sans être utile à quoi que ce soit, comme les diamants et autres pierres précieuses non utilisées dans l’industrie. A quoi servent-elles ? Fonctionnellement à rien. Pourtant leur valeur est très élevée, comme celles de toutes les pierres dites précieuses, mais qui ne sont pas si rares dans la nature.

Enfin, même si le produit est rare, il ne peut être que partiellement nécessaire et l’on peut lui trouver un produit de substitution. C’est ainsi les colorants chimiques ont remplacés les colorants naturels, et qu’une partie de l’économie indienne du temps de sa colonisation s’est effondrée, concurrencée par la chimie allemande.

 

Le prix n’est pas le premier principe

Ce que détermine l’offre et la demande, et qui prend en compte en partie la rareté, c’est le prix. C’est ainsi que la plupart des manuels d’économie confondent le mécanisme de production des prix et l’origine de l’économie. Les analyses sur le prix, comme celle développée par le Nobel d’économie Joseph Stiglitz dans son manuel général d’économie, Principes d’économie moderne, sont parfaites. Elles expliquent la formation du prix et les calculs d’élasticité, qui sont la variation du prix en fonction de l’évolution de l’offre et de la demande. Mais d’où viennent l’offre et la demande ? Pourquoi se portent-elles sur un produit plutôt qu’un autre ?

Comme toujours en économie, il faut en revenir au simple bon sens. S’il n’y avait pas de demande, l’objet proposé ne vaudrait tout simplement rien. Si au contraire tout le monde veut un objet unique, sa valeur serait quasiment infinie. Ce qui détermine la production, c’est donc toujours in fine la demande. Et qu’est-ce que la demande, si ce n’est le désir, nécessaire et non nécessaire, lui-même ? Le marché et l’économie sont des machines à satisfaire le désir humain. Dans cette économie du désir, le monde moderne est allé plus loin que ces prédécesseurs. Il n’est plus question de vertu, d’ascétisme, de retenue. Il est question de donner au désir le maximum d’extension possible, de courir toujours plus vite d’un plaisir à un autre.

 

Le luxe

Dans cette économie du désir, la question du luxe tient une place toute spéciale et sert de puissant marqueur théorique.

Lavoisier

Ainsi, pour Rousseau, le luxe est le ferment de tous les vices sociaux. Les arts et tous les artifices sont inutiles à une société vertueuse. Le luxe est à la base de toutes les inégalités sociales et le reflet de l’injustice des hommes. Rousseau développe ces thèses dans le Discours sur les sciences et les arts (1750) : « Les anciens politiques parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent ». Il complète cette attaque avec une autre en règle contre la science : « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». Le progrès des sciences n’est pas un progrès en sagesse ou un progrès moral. Pire, le progrès des sciences entraîne un relâchement moral. Il développe la mollesse et la lâcheté. Le luxe fait le lit du despotisme. Rousseau achèvera son système économique dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes (1775) en faisant de la propriété le point de départ de toute inégalité. Le luxe, les techniques, les arts et la propriété, qui n’ont que peu à voir avec la prodigalité nécessaire à la survie et à la simple possession des moyens de subsistance de l’état de nature, sont les caractéristiques des temps modernes.

Mandeville

A la lecture de La Fable des abeilles de Bernard de Mandeville, publiée en 1705, presque un demi-siècle avant la diatribe de Rousseau, le lecteur ne peut qu’être stupéfait par la proximité de vue et d’analyse des deux auteurs. Pour Mandeville, médecin de profession, il n’y a pas de prospérité sans vice, il n’y a pas de richesse sans luxe. Un peuple parfaitement vertueux, comme celui proposé par Platon ou par tous ceux défendant un « âge d’or », serait immanquablement un peuple misérable, faible, qui serait rapidement conquis par ses voisins. Seules les passions asociales et injustes, la gloire de paraître en société, la passion de posséder plus que ses voisins, la recherche perpétuelle d’une distinction qui nous élève par rapport aux autres, donnent aux citoyens les motivations nécessaires à l’accroissement global des richesses. La ruche que décrit Mandeville est presque entièrement corrompue. Tout le monde ment, vol, triche, et se présente hypocritement comme vertueux. Mais si Jupiter donnait à toutes les abeilles « l’honnêteté », cette valeur suprême des philosophes, la ruche tomberait dans la misère et serait bientôt envahie par les ennemis extérieurs.

 

Le retournement des valeurs morales, fondement du capitalisme

Rousseau et Mandeville utilisent les mêmes thèmes et en tirent des conclusions radicalement opposées. Le développement des arts et des techniques, l’attrait futile pour la nouveauté, le développement du luxe, et même l’opposition du droit et de la force sont leurs sujets de prédilection. Comme nous le verrons, tous deux puisent leurs arguments dans la philosophie stoïcienne.

Pour le Français, tous ces motifs nous entraînent dans la plus complète des corruptions. Il n’y a pas d’Etat sain ni fort tant que les citoyens ne sont pas eux-mêmes vertueux. Rousseau reste l’héritier de la tradition platonicienne. Il défend la vertu. Le luxe est incroyablement inutile et futile. Il corrompt tout. Les citoyens sont en permanence amenés à violer la loi à cause de lui. Le luxe, soutenu par la technique, fait le lit de l’injustice.

Pour l’Anglais, la vertu défendue par Rousseau n’est qu’une utopie. Qui voudrait vraiment revenir au temps de Sparte ? Qui voudrait dormir dehors en hiver ? Qui souhaiterait ne se nourrir que de végétaux ? Et surtout, si l’on vivait dans un Etat dont tous les citoyens étaient vertueux, il est très certain que tout le monde vivrait dans la plus grande pauvreté et le chômage. Il n’y aurait pas de mode, pas de nouveauté, pas de frivolité. Si l’on ne mangeait pas de trop, il n’y aura pas de maladie de l’estomac. Si l’on ne fumait pas, il n’y aurait ni exploitation du tabac, ni médecine pour en soigner les conséquences. Mandeville généralise ce thème à l’ensemble des activités humaines. Si personne ne souhaitait être plus beau que son voisin, il n’y aurait pas de mode vestimentaire, donc pas, ou beaucoup moins, de stylistes, de champs de coton, de lin, de boutiques, de vendeurs, de penderies, de machines à laver, de produits de lavage, et enfin de recyclage ou de gestion des déchets. Contrairement à ce que l’on pense généralement, cette inflation de l’économie venant des vices, n’est pas une inflation, c’est l’économie capitaliste elle-même.

The fable of the bees 2

Il est inutile de chercher à lutter contre la nature vicieuse de l’homme. C’est notoirement impossible. On ne peut pas changer sa propre nature. Le vice est plutôt, pris au niveau de la société et non plus seulement de l’individu, une richesse ou un pourvoyeur de richesse. Si tout le monde respectait la loi, il n’y aurait jamais d’avocats, de juges, de prisons, de police, de serrures. Mandeville défend un libéralisme économique et politique assez complet. Il va jusqu’à défendre la légalisation de la prostitution, à laquelle il a consacré un traité.

 

Pourtant, Mandeville n’est pas un anarchiste. Il n’est pas un libertarien, rejetant totalement l’Etat et affirmant que le marché seul peut réguler la totalité de la vie sociale. Au contraire, il énonce clairement dans la Moralité de la Fable : « C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès et le guide.  » La société est comme un pied de vigne qui pourrait n’être qu’un tronc d’arbre mort ne produisant rien s’il n’était taillé et entretenu en permanence. C’est grâce aux soins du viticulteur, l’homme politique, ou l’Etat, que cet arbrisseau chétif donne les meilleurs raisins. Mais nous ne sommes plus chez Hobbes. La corruption humaine, qui fait que l’homme est toujours un loup pour l’homme, ne nécessite plus un Etat tout puissant. Mandeville suggère un Etat qui sache utiliser la corruption des hommes au service du bien public. L’accord des vices ne se réalise pas non plus, comme chez Adam Smith, par le biais d’une « main invisible », un principe naturel, ou divin, extrinsèque. Il faut au contraire une intervention de l’homme : « C’est ainsi que l’on trouve la vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès et le guide« . Mandeville va encore plus loin et recommande la monarchie ou l’aristocratie constitutionnelle comme régime politique.

 

Les racines stoïciennes

Comme Rousseau, Mandeville trouve les fondements de sa pensée dans la philosophie stoïcienne. Si, contrairement à Rousseau, il rejette la morale stoïcienne du renoncement, de la force d’âme, de la défense de la vertu et de l’autonomie, Mandeville en conserve la logique faite d’opposition. Le bien et le mal, le juste et l’injuste, le vice et la vertu, la pauvreté et la richesse, forment tous des couples de notions et des principes vitaux totalement indissociables. Il est impossible, au niveau de l’Etat et de la collectivité, d’amputer le corps public de la moitié de son principe. Les religieux, selon Mandeville, sont obligés de se retirer dans des monastères pour « se faire la guerre à eux-mêmes » et tenter de se réformer.

La défense de ce dualisme des principes montre que le médecin anglais n’est pas, comme on le caricature souvent, le défenseur du vice. Il ne nie pas l’existence de la nature du bien et de la vertu. Il cherche l’accord des opposés, et c’est à l’Etat, qui doit donc prendre en compte la vertu, qu’il revient de réaliser cet accord. « Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la nation jouissait d’une heureuse prospérité… Les vices des particuliers contribuaient à la prospérité publique. » Et cet accord, cette prospérité, se nourrit de l’opposition : « La tempérance et la sobriété des uns facilitaient l’ivrognerie des uns facilitaient l’ivrognerie et la gloutonnerie des autres« .

 

Le désir

Ce que nous dit Mandeville, c’est que l’opposition entre vice et vertu devient finalement inopérante si l’on regarde les choses d’un peu plus haut. Il n’y a presque plus de raison d’opposer les deux. Rien ne nous empêche de laisser libre cours à tous nos désirs. L’économie et la recherche de la richesse et de la puissance nous y engagent plutôt qu’elles ne nous en dissuadent. Mandeville met le doigt sur le principe même de l’économie moderne, qui n’est autre que le désir lui-même, ce principe de l’homme qui se renouvelle sans cesse, et ne connaît que si peu de limites. C’est lui qui nous pousse à toujours chercher autre chose, à nous distinguer des autres, à lutter pour notre survie, à mentir, tricher, prendre des risques. C’est lui également qui fait le prix des choses et explique ainsi que l’inutile soit toujours plus cher que le plus utile.

Il faut peu, très peu pour vivre et être vertueux. Mais il n’y a pas de limites au désir de se faire plaisir, ni à celui de se distinguer des autres. Pour nourrir tout le monde, donner toujours plus de travail, inventer toujours de nouvelles choses, il faut s’appuyer sur le désir, l’envie, la soif de possession et de consommation. Pourquoi une marque de véhicule comme Bugatti pourrait-elle vendre la « Black », à près de 17m€, en en faisant l’automobile la plus chère de toute l’histoire ? Tout simplement parce qu’il s’agit d’un exemple d’exception technique, produit en un seul exemplaire, totalement unique. Pourquoi les iPhones et les Mac ont-ils continué à se vendre si cher alors que la concurrence proposait déjà des produits équivalents, ou parfois même plus performants, et moins chers ? Pourquoi les tableaux de maître atteignent-ils de telles fortunes, alors qu’ils ne servent strictement à rien, et ne sont même pas vraiment des biens rares ? Tout est une question de désir social. Quand nous sommes prêts à payer une survaleur pour un bien d’exception, c’est pour nous rendre et nous considérer nous-mêmes comme exceptionnels. Nous achetons une vision positive de nous-mêmes, par rapport à autrui, dans le luxe. Nous nous prouvons que nous « valons » plus que les autres. Même s’il ne s’agit pas de supériorité ou d’un bien exceptionnel, nous désirons pouvoir posséder ce que tout le monde veut, ou ce que nous imaginons que tout le monde veut, ou encore ce que nous pensons que tout le monde possède ou aurait le droit de posséder. Toute autre état de fait nous paraîtrait injuste.

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La Bugatti Black, un seul exemplaire, 16,7m€

Le désir et le marché sont de plus en plus liés : adultère par internet, cannabis légalisé, prostitution légalisée en Allemagne depuis longtemps. Les produits toxiques – alcool, cigarettes – sont légaux et la médecine doit nous soigner. Tout se passe comme si le vice et la vertu était en grande partie les deux faces d’une même pièce. Si l’on supprime tout ce qui est inutile, non-nécessaire, vicieux, injuste, le marché s’effondre, toute l’économie s’effondre. Il n’y a pas besoin de loi entre amis, et même l’Etat est inutile quand le peuple est juste.

Ce qui fut un luxe autrefois devient une nécessité. Impossible de compter tous les exemples. Le café, le cacao, la voiture, puis la voiture électrique, le télégramme, puis aujourd’hui le smartphone. Les grandes révolutions commencent souvent par des produits sophistiqués réservés à des élites. Puis les prix baissent en même temps que les quantités produites augmentent. Le produit se « démocratise », et se vend bientôt sur toute la planète. A cet égard, l’informatique et internet offre le rêve commercial de pouvoir rendre un produit ou un service disponible depuis le monde entier. Mais cette diffusion a son revers. Les machines, qui étaient supposées alléger notre travail, nous rendre plus productifs, plus riches, et nous laisser plus de temps pour le loisir, nous conduisent en fait vers un nouveau style de vie, où il faut les utiliser beaucoup plus pour rester dans la course de la concurrence par rapport aux autres. Nous progressons en restant sur place. C’est le mouvement même du désir, toujours à satisfaire, toujours revenant dès qu’il est satisfait. La distinction entre besoin, utile et désir devient presque inopérante dans une société marchande développée. Il ne faut pas uniquement survivre, il faut vivre, éduquer ses enfants, se soigner et vivre en société. « L’homme est une création du désir, pas une création du besoin« , nous dit Gaston Bachelard.

 

La querelle du luxe, précurseur de la question du libre échange

La question du luxe ne se limite pas à cet échange entre Rousseau et Mandeville. Elle se développe en fait sur la quasi totalité du XVIIe siècle, avec exactement les mêmes arguments, arguments que l’on retrouve quasiment inchangés dans les débats actuels.

Jean Honore Fragonard - The musical contest - (MeisterDrucke-29977)

Le concours musical, Fragonard, 1732

Voltaire, dans son poème, Le Mondain, prend parti, comme il le fait toujours, à la fois contre Rousseau et pour le luxe. Il défend le développement du commerce, des échanges entre les peuples, et critique le stoïcisme ancien. « J’aime le luxe, et même la mollesse, / Tous les plaisirs, les arts de toute espèce« . Il défend la mondialisation et annule la distinction entre le besoin et le désir : « Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l’un et l’autre hémisphère« . Les anciens n’avaient aucun mérite dans leur morale, ils n’avaient rien ou presque à apprécier. « Il leur manquait l’industrie et l’aisance, Est-ce vertu ? c’était pure ignorance« , ou encore « N’allez donc pas, avec simplicité, / Nommer vertu ce qui fut pauvreté « . Voltaire réhabilite un certain épicurisme à la française, très différent de la doctrine réelle d’Epicure. Comme Mandeville, Voltaire dénonce Sénèque. Qui ne chercherait le bonheur ultime s’il n’était doté d’une fortune équivalente et n’avait plus à se soucier des nécessités de la vie ? Voltaire ne s’arrête pas à l’objection. Il vante les effets positifs du luxe, les vins français, la beauté des arts de son époque, ce XVIIIe qui reste pour beaucoup le siècle plus raffiné qui ait jamais été. Porté par le développement des manufactures fait au XVIIe siècle, notamment par Colbert en France, les échanges avec les premières colonies, les premiers succès des sciences modernes, les Beaux-Arts connaissent un nouvel âge d’or. L’on rappelle souvent l’art flamand qui nous montre les intérieurs bourgeois sagement policés de la hollande du XVIIe. Mais le XVIIIe est le siècle de Poussin, de Fragonard, de Watteau. C’est l’âge d’or des « salons », c’est-à-dire également des hôtels particuliers qui les abritent et du luxe qui s’y montre sans retenue. Voltaire vante également la propreté nouvelle dont il fait le vecteur d’une redécouverte de l’amour. « Il court au bain : les parfums les plus doux / Rendent sa peau plus fraîche et plus polie / Le plaisir presse ; il vole au rendez-vous« . Cette dernière pique est évidemment adressée à Rousseau, le rendez-vous dont il est question étant avec une certaine « Julie », en référence au prénom de la Nouvelle Héloïse de Rousseau.

L’article Luxe de l’Encyclopédie, rédigé en 1751, reprend les arguments des défenseurs et de contempteurs du luxe. L’une des principales questions est de chercher dans l’histoire si le luxe a été effectivement bénéfique ou nuisible aux Etats. L’histoire montre les deux, mais semble tout de même pencher du côté de l’austérité. Rome était plus puissante quand elle n’était rien et ses mœurs sévères. Et le plus glorieux des empires s’est bien écroulé face aux barbares plus ou moins dépourvus de tout, si ce n’est d’ambition et de besoin. Sparte en revanche, n’a quasiment rien légué au monde que son glorieux exemple, tandis qu’Athènes, la dispendieuse, a donné Socrate, Platon, Hérodote, et tant d’autres. L’histoire ne nous aide pas à conclure, le luxe peut rapprocher les peuples par le commerce, peut augmenter la puissance jusqu’à un certain point, et peut tout aussi bien être le vecteur d’un fatal déclin. Comme toujours dans ce type d’analyse, les variations d’un seul facteur ne peuvent décider du destin de l’ensemble. La conclusion de Saint Lambert, ami de Voltaire, pourrait être écrite par Stiglitz aujourd’hui, tant il est certain que cette époque posa tous les fondements de la pensée économique. Pour l’Académicien, c’est bien l’inégalité des richesses, ou de l’accès au luxe, qui pose problème et peut être une source du risque pour l’Etat.

« S’il faut séparer les riches, il faut diviser les richesses ; mais je ne propose point des lois agraires, un nouveau partage des biens, des moyens violens (cela signifie que l’on ne peut plus, comme la Rome antique, pallier aux inégalités de richesses par des redistributions de terres. Il faut d’autres moyens qui sont énoncés ensuite dans un programme on ne peut plus libéral) ; qu’il n’y ait plus de privilèges exclusifs pour certaines manufactures & certains genres de commerce ; que la finance soit moins lucrative ; que les charges, les bénéfices soient moins entassés sur les mêmes têtes ; que l’oisiveté soit punie par la honte ou par la privation des emplois ; & sans attaquer le luxe en lui-même, sans même trop gêner les riches, vous verrez insensiblement les richesses se diviser & augmenter, le luxe augmenter & se diviser comme elles, & tout rentrera dans l’ordre.« 

Même Hume se lance dans la querelle et publie en 1752 un court traité qui fait partie de ses œuvres économiques: Du Luxe. Sa position politique est simple et modérée. Le luxe n’est pas forcément mauvais en lui-même, c’est l’excès qui partout nuit. En revanche son argument moral est un peu plus difficile. Hume soutient à la fois que le luxe est un antidote contre la paresse, et qu’à ce titre il est intéressant dans l’économie générale des passions, mais que pris absolument, il reste un vice. Et il lui paraît impossible de soutenir comme Mandeville, qu’un vice privé puisse devenir une vertu publique. S’il faut accepter le luxe, c’est donc pour éviter la paresse, qui est un vice encore pire pour l’Etat. L’Etat ne peut pas transformer un vice en vertu, mais il peut opposer les vices les uns aux autres et les hiérarchiser. « Il ne dépend pas de lui de mettre la vertu à la place du vice, mais il ne lui est pas impossible de guérir un vice par un autre ; et dans ce cas il doit préférer celui qui est le moins nuisible à la société. Le luxe excessif est la source de beaucoup de maux, mais il est en général préférable à la paresse et à l’oisiveté qui vraisemblablement prendraient sa place, et dont les conséquences sont plus préjudiciables aux particuliers et au public. » Hume attaque évidemment de manière frontale toute la monarchie et l’aristocratie, la classe oiseuse, qui contrairement aux négociants et à la bourgeoisie naissante, ne travaillent pas, ou peu. Cela montre comment, dans l’Europe pré-révolutionnaire, la question du commerce et du développement de l’économie, le renversement de certaines valeurs morales, ont participé ou accompagné la lutte sociale contre l’aristocratie.

Faut-il en conclure que Marx avait raison, et que la lutte des classes est le moteur de l’histoire ? Il n’est sans doute pas possible d’aller aussi loin. Mandeville ne dit rien concernant la répartition ou l’utilisation du capital. Il ne parle pas non plus du système bancaire, ou de la monnaie. Son propos est uniquement moral, ce qui en fait toute la force. Cependant, il serait présomptueux d’en déduire un système économique, voir même une défense du capitalisme moderne dans l’organisation du capital.

 

La postérité des idées

Notre époque n’a semble-t-il pas bougé d’un iota par rapport à cette querelle. Les grandes lignes du débat politico-économique semble les mêmes. Rousseau n’est pas du côté que l’on pourrait croire. Même s’il était un fervent défenseur des droits de l’homme, il était également un défenseur de la nation, de la vertu civique autant que de la valeur morale et un critique du progrès technique. Il est à la fois révolutionnaire et romantique. Il a tout du conservateur. La défense de la nation continue à s’opposer à l’ouverture du commerce international, comme le montre le renouveau du protectionnisme avec le président américain Trump. Voltaire, défenseur de mœurs plus légères (y compris dans sa vie intime, ou il vécut une sorte de ménage à trois avec Madame du Châtelet et Saint Lambert qu’il considérait comme le plus grand poète de son temps), de la tolérance internationale amenée et fortifiée par le commerce, favorable à la douceur amenée par le progrès, semble plus progressiste.

Sur le plan des idées, en forçant un peu le trait, la libération maximale du désir, par delà le vice et la vertu, par delà même le bien et le mal, a été continuée et approfondie par Nietzsche. La « moraline » des juifs, des platoniciens, ou de l’Eglise semble avoir perdu. On ne parle même plus du stoïcisme. La volonté de volonté, ou encore le désir de désir, est le moteur qui se meut lui-même du monde moderne (nous soulignons « en forçant un peu le trait » tant il nous paraît difficile d’arriver à une doctrine morale cohérente chez Nietzsche).

La dépréciation des arts et des techniques, elle, trouve une certaine postérité chez Heidegger, dans sa critique de la technique et son retour à « l’être » par delà l’étant et la science moderne (la dérive vers le nationalisme, la haine de l’internationalisation du monde et du « juif », cet apatride, n’est pas forcément très loin, ce qui pousse Luc Ferry et Alain Renaut à souligner la puissance anti-humaniste de la philosophie du dernier géant de la philosophe). On retrouve aussi cette critique radicale de la technique chez certains écologistes prônant la décroissance, ceux que l’on appelle les Deep ecologists. Il est par exemple patent qu’ils ne cherchent pas vraiment d’alternative propre pour l’énergie : ni essence, ni gaz, ni nucléaire, ni charbon, ni chauffage au bois… Et quand on leur objecte qu’aucune énergie ne sera sans doute tout à fait propre, ils répondent par la décroissance.

En ce qui concerne la défense de la vertu, c’est une autre affaire. Sur ce point, il semble bien que la partie ait été définitivement perdue par la philosophie. Nous assistons plutôt à une sorte de retour du religieux, doublé d’une forme de vitalisme, défendant la « vie » et son mystère, contre l’euthanasie, l’avortement, et la marchandisation des corps. Mais la recherche de la vertu ne reste sans doute que l’apanage des derniers philosophes.

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Sources:

La Fable des abeilles, Mandeville, première publication en 1705

https://www.institutcoppet.org/wp-content/uploads/2011/01/La-fable-des-abeilles.pdf

-Discours sur les Sciences et les Arts, Rousseau, 1750

https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Discours-sur-les-sciences-et-les-Arts-1750.pdf

-Poésie, Le Mondain, Voltaire, 1736

https://fr.wikisource.org/wiki/Le_Mondain

-Article de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sur le luxe, rédigé par Saint Lambert, 1751

https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Encyclop%C3%A9die/1re_%C3%A9dition/LUXE

-Hume, Du Luxe, 1752 dans les traités économiques

https://philotra.pagesperso-orange.fr/Du%20luxe%20chaux.htm

-Philippe Simonnot, Nouvelles leçons d’économie contemporaine, Quatrième leçon, De la main invisible.

Cette leçon donne une bonne présentation de l’auteur. En revanche, elle conclut trop vite à rebours, en assimilant Mandeville à Smith et à la main invisible, en occultant le rôle de l’Etat soutenu par Mandeville. Il faut plutôt faire l’inverse et en rabattre de l’interprétation de la main invisible en la ramenant à la dialectique des contraires présentées par Mandeville.

APPENDIX

Keynes – Sur la monnaie et l’économie, chp IX, chp II. « Les besoins (qui ont un caractère relatif), sont peut-être tout à fait insatiables, car ils sont d’autant plus élevés que le niveau général de satisfaction est lui-même élevé ». On ne saurait mieux le dire. Une fois la subsistance assurée, le moteur de l’économie est le désir de distinction sociale.

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