La liberté, question centrale de la philosophie
La question de la liberté est la principale question de la philosophie. C’est peut-être même la seule question qui ai encore une véritable valeur philosophique. Ce n’est pas, en effet, une question technique, sur la validité du jugement, sur la vérité, ou sur les fondements rationnels des autres sciences. C’est la question qui engage pleinement la nature de l’homme et le sens d’une vie proprement humaine.
La philosophie, si l’on suit la définition traditionnelle que l’on en donne en suivant l’étymologie grecque, est l’amour, l’attrait, le désir, pour la sophia, terme qui allie et relie la science, le savoir, et la sagesse. La philosophie est cette discipline du désir de connaissance et de sagesse.
La connaissance ne sert pas seulement à connaître le monde, à apprécier la beauté des théorèmes mathématiques, ou même à développer la compréhension de soi-même, selon l’oracle dévoilée à Socrate « Connais-toi toi-même ». Elle n’a pas non plus, ou pas seulement comme destination de rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature », une nature dont il connaît et maîtrise le système de causalité et sur laquelle il peut désormais agir presque à sa guise, selon le projet prométhéen de Descartes.
La science, la connaissance est avant tout un outil qui doit nous permettre d’accéder à la sagesse morale, à l’accomplissement de la plénitude de notre spécificité humaine. La science est une propédeutique, une discipline préparatoire, qui permet l’éveil et le renforcement de la raison, à travers l’exercice de nos facultés intellectuelles, et qui nous montre comment la raison peut dépasser la sensation, le sentiment, la connaissance immédiate du monde pour nous ouvrir vers un autre rapport au monde et à nous-mêmes.
Armée de la raison, la philosophie se pose également comme but de nous délivrer, ou de nous donner un autre chemin possible de compréhension du monde, que celui des religions et de la superstition. La sagesse humaine ne saurait être uniquement une acceptation d’une la parole religieuse non rationnelle, le plus souvent révélée, traditionnelle et souvent autoritaire. Croire est par nature instable, fuyant. Croire, ce n’est pas savoir, c’est au contraire avoir la possibilité de ne pas croire. Ce type de connaissance instable est insuffisant pour le philosophe. Il cherche la certitude, et la certitude démontrée, rationnelle, communicable à tout autre homme universellement. Le sage est celui qui sait s’orienter et nous orienter partout où le savoir est incertain, là ou plusieurs solutions sont possibles, là où peut-être, la raison même est insuffisante à répondre à toutes les questions. Il s’agit alors de développer une sagesse qui dépasse et complète la science, sans tomber sans la superstition, la Révélation, la foi, ou la croyance.
Toutes les investigations, tous les questionnements, sur les dieux, les idées, la raison, le destin, n’ont aucun autre but que de déterminer l’étendue de notre liberté, la capacité à prendre en charge notre propre destin, de fonder cette liberté autant qu’il est humainement possible sur la raison et de trouver un sens à une vie proprement humaine.

La philosophie existe-t-elle toujours?
Y-a-t-il encore des philosophes?
La philosophie semble aujourd’hui éloignée de ces considérations vitales, perdue dans des débats techniques, et couper de son universalité, de sa capacité à parler à tous. Ce constat est particulièrement vrai pour la faculté de philosophie, qui produit essentiellement des commentaires d’oeuvre et de philosophe, d’une très grande qualité, mais peu, voir pas de philosophe ou de doctrine philosophique en tant que tel.
La philosophie semble perdre son aura même sur sa question principale, celle qui la distingue de la religion, mais aussi des sciences et des autres savoirs. Les sciences mathématiques et physiques se sont détachées de la philosophie depuis longtemps. Leibniz, décédé en 1716, fut dit-on, le dernier savant universel. Le co-inventeur du calcul infinitésimal, sur lequel repose toujours l’essentiel des mathématiques usuels actuels (invention dont la paternité est disputée entre Leibniz et Newton), marque traditionnellement la fin de la philosophie universaliste. Dernier philosophe au sens classique, celui du philosophe capable d’innover et de connaître toutes les sciences et connaissances de son temps, à la fois astronome et auteur, sens dont la tradition remonte jusqu’à la naissance même de la philosophie, dans la nuit des temps grecs, à l’âge d’or des sept sages. Ces premiers philosophes, à la fois sages et savants, philosophes et physiciens, dont le plus célèbre représentant restera à tout jamais Thalès.
La philosophie est-elle encore la reine des sciences?
Alors que pendant des siècles la philosophies tenaient les reines, les principes et une partie du corpus de toutes les disciplines rationnelles, elle semble désormais disparaître sous la spécialisation intellectuelle et la multiplication des disciplines. Perdant son universalité, elle paraît de plus en plus incapable de répondre aux questions des individus et resterait focalisée ou repliée sur des querelles d’école et l’entretien d’un patrimoine historique qui n’intéresse qu’elle. Ce mouvement qui commence avec l’indépendance des mathématiques et de la physique, s’étend désormais aux sciences humaines et sociales. Contrairement aux sciences dites « dures », qui pouvaient servir d’outil de libération de l’homme, les sciences sociales, la médecine, la génétique, la sociologie, en introduisant la causalité scientifique à l’intérieure de la psyché humaine, transforment l’homme en un objet mécanique comme un autre, dépourvu de choix, de liberté, de responsabilité de ses actes.
La philosophie peut-elle encore fournir une alternative à la religion?
Pire, s’il était encore possible, la philosophie qui fut pendant des siècles la grande rivale de la religion, la seule à proposer des doctrines du sens de la vie différente de la seule croyance, ne semble pas avoir su profiter des reculs religieux qui ont suivi les Lumières pour se positionner de manière durable comme ce que Luc Ferry appelle une sotériologie, une doctrine du salut sans dieu. Sur les ruines des Lumières et les promesses déçues du progrès, les religions sont aujourd’hui de retour. Leur capacité à donner un cadre, un sens à la vie et des prescriptions claires pour l’action paraît impossible à remettre en question pour la philosophie. La laïcité ressemble de plus en plus à l’une de ces exceptions françaises au périmètre d’application de plus en plus réduit et vouée à disparaître.
Le développement personnel, la nouvelle philosophie pratique
A bien des égards, la philosophie dans sa promesse émancipatrice a cédé la place à cette discipline aux contours assez flou que l’on appelle « le développement personnel ». Cette dénomination regroupe un certain nombre de pratiques, allant de l’introspection personnelle à des gymnastiques plus ou moins sophistiquées.
La cure psychanalytique, et toutes les cures qui l’ont suivie, comme les thérapies comportementales et cognitives, l’hypnose, la Programmation Neuro-Linguistique, etc, ont remplacé l’introspection et le questionnement proprement philosophique. Pour pallier à cette absence de doctrine morale suffisamment puissante pour lui permettre de vivre, même pas heureux, mais au moins le moins stressé possible, le public se tourne également vers le bouddhisme, cette religion laïque venue d’Asie, mêlant méditation et ésotérisme pour accompagner ses adeptes sur le chemin d’une recherche de transcendance sans dieu. L’hygiène intellectuelle et surtout corporelle, alliant yoga, nourriture biologique et pensées positives, est supposée nous faire parvenir au bonheur le plus parfait possible. Le développement personnel, qui incite essentiellement à vivre le moment présent et à se défaire des idées et pratiques apportant souffrance physique et peine morale, reprend en partie les maximes d’Epicure ou du Bouddisme. Il s’agit de vivre dans l’instant, de trouver le bonheur dans le présent, sans se soucier ou en se délivrant du passé, et sans penser au futur.
Un défi pour la philosophie
Répondre à ces attentes, à ces questions, n’était-ce pas pourtant la promesse de la philosophie, le but de la recherche de la sagesse? Que c’est-il passé? Où la discipline s’est-elle égarée?
La philosophie pourtant a toute légitimé pour réinvestir ce champ de la liberté personnelle, qui est au croisement de ces plus grandes problématiques. Les principales questions relatives à la liberté sont connues.
Les grandes questions de la liberté
-Il y a d’abord l’opposition entre la nature et liberté. Leibniz dans ses Essais de Théodicée a parfaitement posé l’alternative. Si nous pensons la nature dans le cadre de la causalité efficiente, c’est-à-dire selon le principe de la cause et de l’effet, et que nous considérons que tout ce qui arrive à une cause, une raison en dehors de lui-même dont il n’est pas responsable, alors, il ne peut pas y avoir de liberté. A l’inverse, si nous postulons la liberté, nous devons poser que l’homme est capable d’être lui-même la source d’une causalité, le créateur d’une chaîne de causes et conséquences qui ne dépend pas des causes antérieures.
-La seconde menace contre la liberté vient de l’opposition entre la raison et les passions. Si nous devons être libres, il faut bien que nous fassions des choix, que nous prenions des décisions, et ceux ci doivent au moins en partie avoir trait à des réflexions, être l’objet d’une pensée, comme par exemple d’un calcul rationnel de notre avantage à agir de telle sorte plutôt que d’une autre. Hélas, « Je vois le meilleur et je l’approuve, et pourtant je fais le pire. » (Video meliora proboque, deteriora sequor. » Ovide, Métamorphoses, VII, 20). Même si je sais que fumer est mauvais pour la santé, cela ne suffit pas pour arrêter, en tout cas pour la plupart d’entre-nous, pour arrêter du jour au lendemain. Il ne s’agit pas seulement de lutter contre l’ignorance, qui pourrait me laisser dans l’indétermination de l’action à mener. Mais même en connaissance le cours à suivre, je ne peux pas toujours le faire. Comment ne pas en conclure à la faiblesse de la raison contre les passions? Comment alors devenir libre?
-Troisième exemple de problématique concernant la liberté, celle reposant sur l’opposition entre la volonté et le désir. Cette opposition, qui reprend et complète la précédente, repose en général sur la distinction de deux substances. D’un côté l’âme, rationnelle, immortelle, capable de tenir les reines de notre vie. De l’autre le corps, passif, conduit par ses émotions et dépendant de sa finitude et de son caractère mortel. A l’inverse, les philosophes monistes, comme Spinoza, ne considérant q’une seule substance et n’introduisant pas de rupture entre l’âme et le corps, considère que tout est désir, qu’il n’y a pas de volonté de propre.
Une proposition
Plutôt que de continuer à creuser les vieux problèmes du passé sans vraiment avancer dans leur compréhension, nous proposons de reprendre la question sur un autre mode. Il s’agit de voir jusqu’à quel point il est possible de bâtir une philosophie qui nous permette un maximum de bonheur et un plein usage de la liberté. Il s’agit donc de prendre la liberté comme point de départ, et de revoir toutes nos grandes conceptions à cet aune. C’est le parcours que nous proposons dans les chapitres suivants
