L’espace et le temps
Nous avons écrit un premier article sur le jugement synthétique a priori que vous pouvez trouver ici https://foodforthoughts.blog/2020/11/15/le-jugement-synthetique-a-priori-ou-la-formation-des-lois-scientifiques/.
Il s’agissait principalement de comprendre ce qu’est le jugement synthétique a priori et comment il permet de fonder, au moins en partie, la validité des thèses scientifiques. Montrer la puissance des jugements synthétiques dans l’espace était finalement relativement possible. Mais nous nous sommes cassés les dents sur le temps. De la même manière, dans la thèse de Kant, l’origine de l’intuition a priori du temps et de l’espace, des catégories, et des types de jugement (exposés dans la table des catégories et la table des jugements).
Le lecteur, ou plutôt l’étudiant en philosophie, se rappellera sans doute qu’on lui a expliqué que le but de Kant étant de fonder la possibilité de la loi de la causalité. Cette loi peut être formulée de plusieurs manières. Il y a la manière simple. Tout a une cause, tout procède d’autre chose. La régression à l’infini de la cause efficiente conduit à l’idée de Dieu, le premier moteur immobile, selon la démonstration d’Aristote dans La Métaphysique. Mais il y a une autre formulation, qui pose des problèmes bien plus redoutables. Si une chose A arrive, alors nécessairement une autre chose B arrivera. Cette seconde formulation introduit la temporalité dans la loi de la causalité. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour Kant, ça veut dire beaucoup. ça veut dire qu’on est libre ( Qui aurait pensé que France Gall nous donnerait la clé de la difficulté, à savoir, effectivement, le concept de la liberté).
Mais avant d’en arriver là, reprenons la question du temps. Une légende urbaine nous raconte que le penseur écossais David Hume aurait réveillé Kant de son sommeil dogmatico-wolfien. Hume, l’empiriste, ne croit pas possible de fonder en raison la loi de la cause et de l’effet. Selon lui, ce n’est que la répétition de l’expérience temporelle qui nous permet de dire qu’une chose aura pour conséquence une autre chose. Le billard et le choc des billes nous donne l’exemple canonique. Quand une bille touche l’autre selon telle force et tel angle, alors la seconde bille ira nécessairement, en fonction du poids des billes et de la pente, dans telle direction et jusqu’à tel endroit. Mais ce lien ne saurait être prouvé de manière nécessaire, ou apodictique. C’est une vérité d’expérience et non de raison. Nous devions nous résoudre à dire simplement « post hoc ergo procter hoc », après cela, donc à cause de cela, et non pas cette cause donnera nécessairement tel résultat.

Kant aurait relevé le défi, nous dit la légende, et promit de remettre le temps dans la loi. L’intuition du temps et de l’espace, appuyée sur les définitions de Newton dans sa Physique, est l’idée de génie qui a permis à Kant de réaliser son programme. Enfin au moins une partie de son programme. Car en fait, il ne fera jamais cette démonstration, ce pourquoi nous avons parlé de légende dans les paragraphes précédents. Dans Les premiers principes métaphysiques de la science de la nature, Kant ne parle jamais du temps en tant que tel, et jamais de la loi de la cause et de l’effet. Tout dans la nature est le résultat d’autre chose, parce que tout est lié à tout, dans une continuité complète qui rappelle les sphères de Descartes, et c’est à travers cette homogénéité que le mouvement se déplace de proche en proche.

La conscience, le temps et l’espace
Le chemin de la déduction que nous recherchons a été creusé par ceux que l’on appelle les « idéalistes allemands ». Dans le sillage de Kant, la question principale de la philosophie est devenue: qu’est-ce qui vient de l’esprit, et qu’est-ce qui vient de l’expérience? Il s’agissait à la foi de reconnaître les avancées de Kant sur le jugement, mais en travaillant les zones d’ombres que nous avons mentionnées sur l’origine du jugement. Qu’il nous soit permis de présenter ici notre propre thèse.

Tout doit être déduit de la conscience. Il n’y a de toute manière pas d’autre source possible si l’on veut trouver quelque chose qui ressemble à une loi et une nécessité. La conscience, comme nous l’avons expliqué ici, https://foodforthoughts.blog/2023/09/17/le-secret-de-la-conscience/ est une dualité. Il y a d’un côté la conscience qui propose, la conscience qui présente les choses, et de l’autre la conscience qui réfléchit à ce qui est présenté, et qui s’inquiète quand elle voit son jumeau vide de contenu. Et c’est dans ce dialogue des deux composantes de la conscience que toutes les instances fondamentales de la conscience, de l’entendement, qui permettent de comprendre le monde, sont posés.
La dualité de la conscience est l’origine de l’intuition a priori de l’espace. Tout simplement parce que c’est dans ces deux instances que d’un côté une thèse, ou un donné, est présenté, et de l’autre, il est réfléchi. La conscience est directement elle-même structuré en lieu, qui ont trait à sa dualité. Il n’y a pas de dialogue de soi à soi, sans une différence de soi à soi, La question, la contradiction entre d’un côté ce qui tient à l’esprit et de l’autre ce qui tient à la nature, se joue désormais dans le cerveau lui-même. Ces deux instances sont-elles situées à des endroits différents du cerveau ? On voit vite que ce réductionnisme ne résoudra pas la question de l’unité de cette dualité. Notons juste que c’est ainsi, lorsque la conscience réflexive met à distance ce que lui présente la conscience proposante, que deux lieux émergent. Ainsi l’espace est a priori.
Mais, évidemment, cette prise de recul possible suppose également le temps. C’est, comme l’a souligné Locke dans l’Essai dans l’entendement humain (chp sur l’Identité), dans le temps et la mémoire, que la conscience prend conscience d’elle-même. La présentation à la conscience a lieu à un instant t, puis la réflexion sur cette présentation se fait à un autre temps t+1, sur la base de ce qui est resté en mémoire dans la conscience. Telles sont les fondements de l’intuition a priori, qui est une intuition développée dans la conscience elle-même. Par la conscience réflexive, la conscience réalise une liaison des représentations, elle rapproche et compare les représentations de la conscience présentante ou proposante. Le temps est le médium de cette liaison. Et l’on ne peut pas en dire plus à ce niveau.
Ces deux intuitions sont celles que nous plaquons ensuite sur l’expérience externe. Le temps que l’on pourrait qualifier d’objectif, est essentiellement l’expérience du changement dans la nature, un changement venant des différentes positions du soleil dans le ciel et de toutes les conséquences qui en découlent, comme le jour et la nuit, les saisons, selon l’inclination de la planète, etc. Ce temps est perçu grâce à la conscience réflexive de la succession des images, de la lumière du soleil. Nous pensons que c’est par la prise en compte de cette succession, comme le souligne Hume, qui nous donne l’idée du temps. Mais c’est en fait la capacité de la conscience à se mémoriser les représentations et à en effectuer la synthèse, à les relier et à les comparer, qui nous permet en fait de percevoir ainsi la succession des positions du soleil en dehors de nous.
Il en est de même de l’espace. Tout ce que nous percevons comme séparé, l’es par de la distance. Cette distance est fondamentalement celle des moments des différentes instances de la conscience, de soi à soi. C’est par se pouvoir de distinction et de liaison que nous pouvons percevoir à l’extérieur de nous-mêmes toutes ces choses, non pas comme constituant un continuum indistinct, mais des choses placées à côté les unes les autres. Le pouvoir de liaison dans l’espace est l’une des composantes de la beauté, de l’esthétique, dans le rapport proportionné de cette disposition.
Le concept, la catégorie
La naissance du pouvoir du concept a exactement la même origine. De toute manière, par principe, il ne peut y en avoir d’autre. La conscience réflexive est une puissance de néantisation. Elle transforme en concept, idée, mots, relations, ce qui est présenté dans la conscience présentative. Ces idées deviennent elles-mêmes des objets présentés qui vont à nouveau être néantisé par la partie réflexive. La partie présentative elle-même est essentiellement néant, comme un écran sur lequel se présente les représentations. Ecran noir, néant, qui demande toujours à être rempli et qui, lorsqu’elle est vide et néant, provoque l’angoisse de la conscience réflexive.
Le pouvoir de la synthèse est l’appropriation de la présentation de la conscience présentante par la conscience réflexive. Et c’est dans cette appropriation que la réflexion découvre ses propres pouvoirs. C’est elle qui fait de tous les chiens rencontrés et présentés, le concept de chien. Il en est de même pour les arbres, les maisons, les hommes, et de tout ce qui se présente. C’est le pouvoir de la synthèse, que Kant a décrit tout au long de la critique de la raison pure.
Le premier concept, c’est ceux de la conscience qui se découvre dans sa dualité. Dans le vide de la réflexivité, elle découvre le néant comme forme possible de la représentation et du concept, négativement. Dans la saisie par la conscience réflexive, qu’elle retransforme en représentation, elle se découvre comme puissance du concept positif. Etre et néant à la fois. Créant l’objet et se prenant pour objet.
Et la cause ?
La cause est une liaison. On connaît les types de liaisons de la table des jugements. Elle est hypothétique, disjonctive, nécessaire. Mais avant d’être tout cela, elle est posée. D’où vient la liaison? De la liberté et de la conscience morale. Du désir.
C’est bien Spinoza qui a raison sur ce point. La conscience et le désir sont une seule et même chose. Malheureusement il n’a pas suivi cette hypothèse dans le domaine de sa propre pensée, puisqu’il a rejeté la cause finale hors de la science. Or ces deux positions sont antithétiques. Le désir est à la fois vide, comme la conscience présentative, et angoisse de ce vide, il se remplit d’objet. Et ces objets, la conscience réflexive se les transforme en objet qu’elle aime, qu’elle veut faire sien, pour être quelque chose, ou qu’elle rejette, pour ce qu’elle ne veut pas être. La conscience, qui est conscience de quelque chose, qui fait le pont entre moi et le monde, est aussi conscience désirante. L’investissement dans l’objet pensé n’est pas « gratuit », quand bien même ce serait un objet intellectuel. Il y a un désir de comprendre, qui est un désir pour la conscience de se découvrir elle-même, et d’affirmer ainsi sa liberté. C’est aussi une volonté d’en finir avec cette mécanique du plein et du vide, du désir et de son renouvellement. Le mythe de la conscience est le mythe de Sisyphe.
Sisyphe est puni parce qu’il refuse la mort, que l’on peut interpréter comme une figure du néant. Il ne veut pas passer par le négatif, ruse pour rester immortelle. C’est la cause de la punition divine, qui le rappelle à son sort, celui de l’éternel recommencement du désir jamais assouvi. Dès qu’un plaisir est assouvi, il est néantisé, il ne vaut plus rien. Il en faut un nouveau. Il en est exactement de même de la conscience réflexive, qui réduit à néant tout ce que la conscience présentente lui apporte. Et à chaque fois il faut recommencer.

C’est ainsi qu’il faut passer de la structure formelle de la conscience à sa structure dynamique de désir, qui est sa véritable nature. Nous avons la conscience d’un être fini qui doit s’unir à toutes les figures de l’être et de l’étant pour rester en vie. Nous ne sommes pas du tout une pensée abstraite qui serait déversée dans un corps humain. Nous sommes une âme avide de complétude à travers le monde ou à travers l’au-delà. C’est pourquoi le modèle de toute liaison, de toute logique est la cause finale, et non pas la cause efficiente, qui en est uniquement une dérivation.
Lire Kant, dans l’autre sens
A ce stade, nous entendons les cris, plus ou moins d’orfraie des puristes de la lecture des textes. « Spinoza a forcément raison, sa répudiation de la cause finale est parfaite pour la science. C’est en l’écartant que Kant a trouvé la cause, le fondement de tous les jugements scientifiques. Quelle erreur, quelle incompréhension des textes! ».
Et pourtant. Il suffit de lire l’oeuvre de Spinoza ou de Kant chronologiquement à l’envers pour résoudre les problèmes du jugement qui parcourent leur philosophie. Il faut parfois chercher la vérité et penser contre les maîtres, et pas seulement avec les maîtres. D’ailleurs, à bien y regarder, eux-mêmes n’ont pas pris ses précautions envers leur propre oeuvre. Comment concilier la béatitude en l’amour de Dieu de Spinoza et la cause efficiente? Impossible. D’ailleurs il le dit lui-même, puisque cette position et cette compréhension philosophique dépend du troisième genre de connaissance et pas du second, qui est l’entendement. Or ce troisième genre de connaissance, cette intuition de la totalité, ne relève en rien de la cause efficiente. Elle est au contraire une extension maximale de la cause finale, de l’union de moi et du tout, ou de tout en tout. Elle est le rêve de la cause finale, du désir, de la téléologie.
On voit en partie le même mouvement chez Kant. Kant appelle plus clairement la téléologie une téléologie. Plus son oeuvre avance, et plus la problématique du jugement s’éloigne du jugement scientifique. Il y a d’abord le jugement moral, jugement également synthétique mais dont l’application à l’expérience ne débouche pas sur une loi. Là est la grande différence. Il y a ensuite dans La religion dans les limites de la simple raison – qui n’a vraiment pas grand-chose à voir dans son premier moment, avec la religion- qui expose un autre jugement synthétique, celui de la liaison du comportement morale et de l’idée de bonheur. Une nouvelle synthèse sans application pratique, introuvable, invérifiable comme une loi scientifique, et qui est pourtant la source rationnelle de toute moralité. Il y a enfin les passages souvent relevés de la Critique de la faculté de juger qui relégitime la cause finale dans son statut quasi-scientifique.
Auto-fondation de la liberté
L’homme, en effet, n’est pas un robot. C’est un être libre. Or la liberté, comme le rappelle Kant, héritier parfait de Leibniz sur ce point, ne peut pas avoir d’autre fondement qu’elle-même. La première thèse nous dit que la conscience se pose libre et elle se le prouve à elle-même par ses choix dans son usage de la cause finale. Kant définit le désir comme la faculté étant à elle-même sa propre finalité. « le pouvoir qu’a un sujet, au moyen de ses représentations, d’être la cause de la réalité des objets de ces représentations » (Kritik der praktischen Vernunft, Ak. V, 9 ; voir aussi Metaphysik der Sitten, Einleitung, Ak. VI, 213‑214. – Fichte dira que l’homme ne peut pas se penser non libre).
On a objecté à l’auto-fondation de ressembler au baron de Münchhausen, qui « se tire lui-même par les cheveux », pour se sortir de la boue. L’auto-fondation serait une pétition de principe. Mais cette objection n’a pas de valeur. Tout système doit reposer sur un principe. Le principe est toujours auto-fondé. La régression à l’infini de toutes les causes, matérielles, finales, efficientes, revient toujours à une auto-fondation, comme l’a amplement montré Aristote. De plus, cette auto-fondation de principe, part d’une donnée de l’expérience. Comme l’explique Schopenhauer dans ses textes sur la liberté, c’est dans l’expérience de notre conscience et de nos actes que nous prenons conscience de nous-mêmes comme être libre. Il s’agit donc premièrement d’une donnée de l’expérience de soi à soi, avant même d’être un principe.
Toute la déduction transcendantale doit-être faite de la position, de l’auto-fondation de la conscience comme liberté. A partir du moment où l’on considère l’homme comme libre, il n’y a en effet aucune autre solution possible au problème, tout doit nécessairement venir de la liberté. On ne peut pas, du point de vue de la conscience, poser une demi-liberté (même si dans la nature et le monde, le pouvoir de réalisation ne sera pas absolue). La question est donc celle de la définition et de cette compréhension de cette liberté, dans toutes ses formes. On dit, suivant Leibniz, que je suis libre parce que je peux décider et être la cause d’une nouvelle série de causes dans la nature. Mais d’où vient ce pouvoir? Il vient de la structure de néant de la conscience. Comme elle n’est rien et vide, elle doit sans cesse se déterminer, se remplir, s’annuler comme vide. La conscience humaine n’est pas « pleine », contrairement à ce que nous pouvons penser de la conscience des plantes ou des animaux. Elle doit se déterminer elle-même dans ses objets de conscience. C’est dur. C’est l’expérience de l’angoisse et du néant. Il vient de ce que je me détermine, fais des choix, en conscience, et même si cette conscience est en partie aveugle, ou conscientisée de l’extérieure.
La structure de la décision qui suit le désir ou la volonté est d’être la cause de la résolution de son propre désir. Je veux, je désire et je vais faire ce qu’il faut pour l’avoir. J’ai soif et je vais aller boire. C’est parce que j’ai soif que je vais aller boire. Cause et conséquence. On nous dira que dans cette exemple, nous ne sommes pas libres, mais uniquement conscient, mais cela ne change rien, parce que je peux ne pas boire, boire ceci ou cela, plus ou moins, etc. C’est à partir de cette structure, pour obtenir ce que je veux, que je plaque la cause et la conséquence sur la nature qui m’environne. C’est ainsi que la cause et l’effet est un jugement synthétique a priori, parce qu’il est basé sur la faculté de désirer et sur la cause finale. La cause efficiente n’est qu’une partie de la cause finale, la partie de l’exécution (Spinoza, dénonce d’un côté la cause finale comme étant un anthropomorphique, il l’exclut de la science. Mais il la réintroduit via le troisième genre de connaissance. Son parcours ressemble finalement pas mal à celui de Kant).
A partir de cette auto fondation du sujet, nous pouvons déduire le principe de la catégorie, et la liaison avec le reste. Tout est dans le cogito de Descartes. La première catégorie, c’est moi qui pense, c’est la pensée réflexive qui prend conscience d’elle-même dans l’objet qui se présente à elle et qu’elle s’approprie par sa puissance. Le doute est la conséquence de la position du je, en face du néant. Il n’y a pas beaucoup de différences entre le dévalement au monde d’Heidegger et le doute cartésien. Le dévalement est le retour au monde après le constat du néant de la conscience vide de figures auxquelles la conscience réflexive peut s’appliquer.
Athéna, déesse de la conscience
La conscience est comme Athéna, elle sort toute armée de la tête de son père. Elle se crée elle-même, et n’est pas l’objet d’une fécondation. (Une autre version veut qu’elle sorte de la cuisse de Zeus, mais elle a moins de sens). Apollon n’est pas le seul dieu possible pour les philosophes, lui que l’on a tant accusé de conduire ses disciples dont Socrate, à la mort. Athéna est la déesse de l’intelligence, mais aussi de la liberté, d’où son lien à la ville et à la démocratie athènienne. Elle est une déesse de la vie, comme le montre le succès d’Ulysse, qui finit par retouver Ithaque, même si ses rapports à la déesse sont tumultueux et qu’il prétend s’en être sorti seul, sans l’aide des dieux. Athéna est aussi la déesse, d’une certaine manière, des athée!

Athéna, que l’on peut comprendre en jouant avec l’étymologie, comme a-théos-na, la déesse des sans dieux. Elle est autonome. Elle régule le monde et protège Ulysse dans son combat contre les dieux. Hegel dira de la Phénoménologie de l’Esprit qu’elle est l’Odyssée de la raison, plaçant l’idéalisme subjectif allemand sous le patronage d’Ulysse et d’Athéna, quand l’idéalisme objectif de Socrate – le fait que les Idées existent réellement dans un lieu, le Ciel des Idées, et que l’âme les contemple – est placé sous le patronnage d’Apollon.
Athéna est cependant aussi la fille de Métis, avalée par Zeus une fois transformée en goutte d’eau. Métis est la déesse de la prudence et de la ruse, l’intelligence qui guide Ulysse, Persée ou Jason.
Refondation de la théorie du jugement
A partir de la liberté et de la finalité, il est possible de fonder toute la théorie du jugement, qui sans cela restera toujours problématique. Sans l’auto fondation de la liberté, nous restons soumis à la thèse des notions communes, des Idées innées, d’une structure de la raison qui nous vient finalement d’ailleurs et dont on ne peut pas rendre compte. Commencer par la cause efficiente? Mais d’où vient-elle? Qu’est-ce qui la fonde? Rien en fait.
Mais alors quant est-il de la nécessité? La science pose la plupart du temps non pas des lois au sens de nécessité entre la cause et l’effet, mais des rapports. La loi est ce qui rend le calcul toujours valide et se tient en dessous du calcul. Et ce qui se tient en dessous, la substance, c’est la mécanique de la raison, issue de la liberté se posant comme cause dans la nature. Appliqué à la nature et à ce qui vient de l’expérience, la loi trouve des limites naturelles: tous les corps chutent à la même vitesse, ce qui est complètement contre intuitif, ou la lumière voyage à une vitesse constante de 300k km/sc, un « mur » de la nature, une vitesse indépassable. Elle découvre aussi un zéro absolu, etc. Et elle va intégrer ses données naturelles à ses formules, qui deviennent, pour la physique, des jugements synthétiques a posteriori.
La synthèse de tous les jugements et des catégories devra être reprise dans un autre travail plus long. Il n’est pas sûr que Kant, notre génie de l’universel, ait donné tous les éléments de cette synthèse. Il était déjà sûrement trop malade pour entreprendre cette synthèse, comme le montre la difficulté à comprendre la Critique de la faculté de Juger et ses trois thèses, sur l’art, le jugement, le jugement téléologique. Rappelons que la Religion dans les limites de la simple raison a été écrit trois ans (1790 puis 1793) après la dernière critique, de quoi laisser au génie largement le temps d’approfondir sa doctrine. La Religion étant le dernier grand texte revenant sur le jugement synthétique moral.
Dans notre doctrine, le jugement se compose d’abord de l’analyse de la conscience ici présente, puis du jugement synthétique a priori (rapport à la nature dans la science), du jugement moral ( rapport entre les hommes, possibilité de l’intersubjectivité morale et principe des passions entre les hommes) sous la modalité du tragique, et du jugement moral sous la modalité du groupe, du conformisme et de la servitude volontaire https://foodforthoughts.blog/2022/09/03/logique-du-pouvoir-desir-et-psyche-humaine/. Il nous resterait à reprendre la question du jugement esthétique, comme jugement synthétique de l’expérience dans le temps, pour la littérature (la poésie) et la musique, et dans l’espace, pour la peinture, la sculpture, l’architecture. Le jugement esthétique est la synthèse d’une expérience sensible particulière, selon la finalité, l’organisation interne de l’oeuvre. Dans l’oeuvre d’art, c’est l’expérience subjective de l’artiste qui est communiquée. Elle ne donne pas lieu à un accroissement de la connaissance scientifique, mais à un élargissement de l’expérience sensible et intelligible. C’est ainsi qu’il faut comprendre « l’élargissement », comme une extension de l’expérience possible par la communication des subjectivités. La subjectivité est à la fois propre, singulière et communicable, compréhensible par autrui, même s’il ne partage pas cette même subjectivité. Le partage subjectif et artistique est ainsi virtuellemen infini. Il se fait sous la modalité du plaisir des sens, de l’ouie, de la vue, selon peut-être un sens commun partageable et communicable, et plaisir de l’esprit qui trouve dans l’oeuvre une totalité finalisée, image du règne des fins morales. Il est la seule perfection possible du jugement d’expérience, quand il n’est ni moral, ni scientifique, c’est à dire, non subsumé sous un jugement déterminant. Jugement réfléchissant chez Kant signifie simplement jugement d’expérience, limitée à l’expérience. C’est dans cette catégorie qu’il classe le jugement selon la finalité (téléologie), qui connaît donc une sérieuse dévalorisation depuis ses sommets dans l’intuition spinoziste.
La piste de l’amour de Dieu, l’idée de lier un sentiment, avec la totalité du monde ou de la nature, est comme un jugement esthétique, mais dépourvu de son substrat sensible, dépourvu de l’oeuvre de l’artiste. Cet amour est ce que l’on appelle la « foi » et le « saut » de la foi pourrait être interprétée comme cette absence, le fait de se passer de la sensibilité. Ce type de jugement, cette démarche, que l’on retrouve chez Saint Augustin et chez Spinoza, est-il possible? Peut-on passer du sentiment à l’idée, et combiner ainsi amour et Idée, finalement téléologique? Nous ne le pensons pas. La plupart des religions ont médiatisé leur rapport à la divinité dans l’Art. C’est vrai en Egypte, en Grèce, en Inde, et même dans le christianisme. Dans la même veine, Kant souligne que le lien à Dieu via la beauté de la nature, est l’un des chemins spirituels les plus convainquants pour penser, si ce n’est exactement prouver au sens kantien, la divinité.
Kant ne reprend pas cette idée de l’amour en dieu. Pour lui l’amour en Dieu doit être moral, c’est la thèse défendu dans La religion dans les limites de la simple raison (2ème partie).

Annexe
La critique du jugement est essentiellement une théorie de la cause finale, dans la grande tradition kantienne de reprise et approfondissement de l’oeuvre d’Aristote.
Nous citons ci-dessous les principaux paragraphes de la CFJ sur la preuve physico-théologique (ou téléologique) de l’existence de Dieu. On a dans ces paragraphes la reprise de différents types de preuves de l’existence de dieu: transcendantale, selon la cause efficiente, téléologique, selon la cause finale, morale, selon la loi morale. Selon notre thèse, c’est la finalité qui tient l’ensemble de la théorie du jugement, elle est dans l’esthétique, la téléologie, la morale (comme règne des fins), et la cause efficiente n’en est qu’une partie utilisée pour agir sur la nature.
§ 85. De la physico-théologie
La (preuve) physico-théologie (de l’existence de Dieu) est celle qui s’appuie sur les fins de la nature, et qui conclut de l’ordre de cette nature à un suprême entendement comme cause du monde, non seulement dans sa matière, mais dans sa forme. C’est, de toutes les preuves de l’existence d’un être suprême, celle qui est la plus ancienne, la plus claire, et la plus conforme à la raison commune des hommes. Elle élève, par la considération des merveilles de la nature, le jugement de l’homme inculte autant que celui du philosophe, et elle peut toujours exister, comme fondement de la croyance, dans l’esprit du plus simple des hommes. C’est pourquoi elle mérite d’être appelée la preuve populaire, et il n’est pas nécessaire de la mépriser pour rejeter les autres.
§ 86. Des limites de la physico-théologie
Mais cette preuve ne suffit pas pour établir une théologie dogmatique, c’est-à-dire une connaissance par concepts d’un être suprême, et encore moins pour une théologie métaphysique (c’est-à-dire une connaissance selon des principes a priori). Elle prouve l’existence d’un architecte du monde, mais non celle d’un créateur (au sens transcendant du mot), d’un être absolument nécessaire. Pour arriver à cette idée, il faut recourir à la théologie transcendantale.
§ 87. De la nécessité de la théologie transcendantale
Si l’on veut s’élever, par la voie de la raison, à la connaissance de Dieu comme créateur du monde, et non simplement comme architecte, il faut abandonner la physico-théologie et passer à la théologie transcendantale, qui fonde ses raisonnements uniquement sur des concepts a priori. Car la physico-théologie ne peut jamais répondre à la question de savoir d’où viennent la matière du monde et sa possibilité, et ne nous donne jamais plus qu’un architecte du monde.
§ 88. De l’impossibilité d’une théologie transcendantale dogmatique
Mais la théologie transcendantale, prise seule, ne peut fonder aucun dogme. Elle ne fournit qu’une Idée rationnelle, qui ne peut jamais être démontrée comme objet de connaissance. En effet, les concepts transcendantaux ne peuvent produire aucun jugement déterminé sur un objet qui se situerait hors de l’expérience possible. L’Idée de Dieu est donc seulement régulatrice : elle oriente notre raison, mais ne nous donne aucune connaissance.
§ 89. Résultat général de la critique du jugement téléologique
Il résulte de ce qui précède que le jugement téléologique, appliqué à la nature, n’est qu’un jugement réfléchissant. Il ne saurait nous donner des objets de connaissance, mais seulement nous aider à penser la nature comme si elle était ordonnée selon des fins. C’est une faculté de juger la nature, non de connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes.
§ 90. Du rapport de la physico-théologie à la raison pratique
Ce n’est que dans la raison pratique que le concept de Dieu, et celui d’un monde moral, reçoivent leur vraie réalité. La raison pratique postule l’existence de Dieu comme condition du souverain bien. C’est donc la moralité, et non la connaissance théorique, qui fonde la légitimité de cette idée. Ce que la raison spéculative ne peut atteindre, la raison pratique est autorisée à supposer légitimement, en vue de l’action.
§ 91. Conclusion de la critique du jugement téléologique
En résumé, la téléologie naturelle est légitime comme règle de réflexion dans l’étude de la nature. Elle ne fonde aucune théologie dogmatique, mais elle prépare la pensée morale à l’idée d’un auteur suprême de la nature. Cette Idée n’est pas un objet de connaissance, mais un postulat rationnel, nécessaire pour penser la nature dans son ensemble du point de vue de la finalité.