La liberté, l’angoisse, la création

Quel adolescent un peu poète n’a pas été séduit, hanté parfois, par le fantôme de nos grands poètes maudits?

Gérard de Nerval,

Je suis le ténébreux, le veux, l’inconsolé…

Baudelaire

Rimbaud,

La création n’irait pas sans la souffrance. Le style n’existerait pas dans sans la douleur. On aimerait, quand on est jeune, connaître la secret cette transmutation. Mais le plus souvent, on s’abîme sans que ne pousse aucune aile. Nous sommes l’Albatros, mais qui ne décolla jamais. Quel est le secret du poète?

La malédiction

Quelle étrange ironie du destin a conduit à qualifier de maudit les plus grands génies de la poésie? Comment pourraient-il être maux-dits, ou mal-dits, ceux qui justement parlent si bien et si vrai? Qu’est-ce qui pourrait avoir été si mal dit sur eux ou par eux, pour ouvrir ainsi le langage à la création, à la musicalité et à la beauté ?

De Nerval finit par se suicider, Baudelaire meurt ruiné à 46 ans, d’une syphilis contractée à sa vingtaine. Rimbaud a survécu au coup de feux de Verlaine, mais meurt d’un cancer des os à 37 ans. Van Gogh se suicide au même âge. La malédiction tourne à plein. Jusqu’à la mort.

Le prix de la liberté absolue

Qui n’a pas été frappé, à la lecture des anciens grecs, de voir à quel point nos idées modernes de liberté, conscience et individualité leurs étaient en grande partie étrangère? Socrate n’a pas de conscience, il a un démon. Il ne cherche pas la liberté, mais la vertu et la sagesse. Pour Aristote, l’homme est un animal sociable. Il ne saurait vivre autrement qu’en communauté, à commencer par la famille. La liberté est surtout envisagée du point de vue politique. L’homme libre est celui qui participe au destin de la Cité.

La liberté est une idée moderne. Elle commence avec la solitude de l’individu. Le même penseur qui inventa la notion de conscience et de conscience de soi, théorisa les libertés individuelleS incessibles à l’Etat. John Locke

C’est lui ! Évidemment parmi d’autres, qui a créé la liberté individuelle moderne. Et depuis, les tentatives pour s’en débarrasser ont été très nombreuses

L’art avec et contre l’angoisse

Sans position sociale, sans argent, sans métier, la conscience de l’artiste maudit moderne est maintenue dans son état de pure vacuité, de désir en attente d’un nouveau désir. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie « .

L’angoisse née de la vacuité de nous-mêmes est la plus grande ruse de la liberté. L’artiste maudit dénonce le bourgeois, non parce qu’il est riche, gras et vaguement vulgaire. Il le dénonce parce qu’il se croit libre. Il se complet dans ses identifications sociales et matérielles quotidiennes. Il « est », au choix de la bourgeoisie, « député », « médecin », « marchand », « industriel », « journaliste », « banquier », etc… Pire que tout, il « est » parfois même « critique d’art ». Le détestable entre tous ! Lui qui jamais n’osa et jamais n’osera toucher la toile de son pinceau ! Le bourgeois, cet ersatz de citoyen, se croit « être », se croit « libre » parce qu’il a le droit de vote et le droit de vendre des savons ou d’ouvrir une blanchisserie. Il se remplit à bon compte, il utilise des faux signifiants, comme l’argent, le bulletin de vote, les papiers d’identité, les photos du dimanche, pour se croire quelqu’un.

Henri Gervex, Une séance du jury de peinture, avant 1885

Seul l’artiste accepte la vacuité de la liberté et l’angoisse qui l’accompagne. Il accepte l’indétermination radicale de la page blanche, de la toile vide, de la partition sans note. Sa malédiction est de ne pas avoir de malédiction. Il n’est pas un golem, programmé par les mots des autres.

On peut classer les artistes en fonction de leur radicalité face à l’angoisse de la liberté. Les plus grands sont aussi les plus angoissés et les plus fous. Ce sont eux qui doivent soulever, créer, la plus grande réalité artistique pour compenser la plus grande des absences, l’infinité du vide. Les plus grands sont ceux qui ont connus les plus grandes angoisses. Les semi-artistes, les demi-installés, n’ont pris qu’une moitié de risque et ont accepté une demi-victoire, une création partielle. C’est déjà beaucoup.

La création

Un seul remède. Une seule solution. La création d’un monde nouveau, d’une nouvelle vision du monde, une Weltanschauung (Welt: le monde, Aunschauung: vision, conception, perception). Pour sortir du vide et du néant le plus profond, il faudra donner la création la plus pleine. Tout le monde n’en est pas capable. La plupart d’entre-nous créé sur leur vide propre, sur leur manque déterminé, et va chercher l’ascension sociale, créer une entreprise, avoir une famille, développer leur corps… Toutes nos activités ne sont que des tentatives plus ou moins réussies de combler le vide. L’artiste tente l’impossible invention d’un monde nouveau.

L’impressionnisme et le post-impressionnisme, qui ont tant ampli une nature qui ne nous parlait plus, en la remplaçant par le sentiment subjectif (Impression soleil levant de Monet), puis la dépassant en re-mêlant la subjectivité à la nature, Van Gogh dans sa période provençale), ont définitivement transformé le monde en terrain pour l’imagination. Ils ont le double don, capable à la fois de se confronter au vide et surdoué de leur art, spontanément organisateur des sons, formes et couleurs (voir notre article sur le Génie artistique https://foodforthoughts.blog/2021/08/22/le-genie/) . Partout désormais, l’art est plus plein, plus signifiant que le vide de notre esprit ou le silence infini de l’univers.

Impression soleil levant -Monet 1874

Le prix et l’énergie de la liberté

Wilheim Reich, ce psychologue pris entre une lucidité et un délire tous deux incroyables, explique que l’angoisse est l’inverse de l’énergie sexuelle. Partout où l’angoisse s’exprime, c’est la peur de ne pas pouvoir créer une descendance qui se manifeste. Heureusement, nous sommes des hommes et pas uniquement des animaux. Notre pouvoir créateur dépasse largement notre capacité de géniteur.

Le constat de base demeure cependant. Hiedegger publie Etre et temps en 1927 et Reich l’a sûrement lu. L’angoisse est chez Heidegger la marque même de l’existencialisme, de l’âme non encore déterminée perdue dans l’ici-bas, dans le maintenant du temps. Mais elle est aussi preuve de la puissance de la liberté. Elle n’est rien d’autre que la liberté demandant à s’exprimer. Rappelons-nous en lorsque nous sommes angoissé: le froid est le prix de la liberté! Elsa assume sa part gelée et construit des palais de glace. Pourquoi pas nous? Nous ne sommes pas seulement libre, nous construisons notre propre liberté.

Annexe:

Mallarmé

Un vers de Mallarmé sert de référence – (particulièrement pédante) – à ce combat de l’artiste et du vide de la conscience. On parle de « l’absente de tout bouquet », pour désigner cette vacuité qui défit toutes les tentatives de création positive. L’artiste est toujours confronté à ce paradoxe de la conscience: comment dire ce qui est finalement toujours et essentiellement absence ? Est-ce possible?

Absence

(Stéphane Mallarmé, 1866)

Que tout près un azur fatal à cet emblème
Se brise… et que parmi l’or vierge du cadre
Au miroir vide clos par son néant blême,
Signe pour la chair que le deuil seul tient de marbre,

La disparition absente de tout bouquet !

Une brève histoire des querelles artistiques :

L’histoire des révolutions artistiques nous montre que cette dynamique de la liberté agite la création elle-même. Les artistes ne s’épargnent ni eux-mêmes, ni entre-eux.

XVIIe siècle

  • 1600 – Le Caravage vs les Académiciens romains (Réalisme dramatique contre idéalisation)
  • 1637 – La Querelle du Cid (Corneille vs Académie française)
  • 1671 – La Querelle des Poussinistes vs Rubénistes (Dessin vs Couleur à l’Académie royale de peinture)
  • 1672-1687 – La Querelle entre Lully et les musiciens italiens (Lully impose l’opéra français)
  • 1687-1715 – La Querelle des Anciens et des Modernes (Boileau vs Perrault)

XVIIIe siècle

  • 1752-1754 – La Querelle des Bouffons (Rousseau vs Rameau, opéra italien vs opéra français)
  • 1757 – La Querelle entre Voltaire et Rousseau (Débat sur l’égalité et la nature humaine)
  • 1770-1780 – La Querelle Gluckistes vs Piccinnistes (Réforme de l’opéra)
  • 1780 – Querelle entre David et les peintres rococo (Néoclassicisme vs sensualité du rococo)

XIXe siècle

  • 1830 – La Bataille d’Hernani (Victor Hugo vs Classiques)
  • 1850 – La Querelle du Réalisme (Courbet vs Académie)
  • 1857 – La Censure de Madame Bovary (Flaubert vs les moralistes)
  • 1857 – Le Procès des Fleurs du Mal (Baudelaire vs la morale publique)
  • 1863 – Le salon des refusés
  • 1880 – La Querelle du Naturalisme (Zola vs ses détracteurs)
  • 1860-1890 – La Querelle Wagner vs Brahms (Musique dramatique vs musique pure)
  • 1874 – La Bataille de l’Impressionnisme (Monet, Renoir, Pissarro vs Salon officiel)
  • 1880-1900 – Post-impressionnistes contre Impressionnistes (Van Gogh, Cézanne, Gauguin cherchent une nouvelle voie)
  • 1890-1920 – La Guerre du Vérisme en Italie (Puccini vs les opéras classiques)

XXe siècle

  • 1907 – La Révolution du Cubisme (Picasso, Braque vs Académisme)
  • 1910-1940 – Le Clash de l’Art Abstrait (Kandinsky, Mondrian vs traditionalistes)
  • 1910-1950 – Stravinsky vs Schoenberg (Tonalité vs atonalité)
  • 1917 – Duchamp vs Picasso (Ready-made vs peinture traditionnelle)
  • 1920-1930 – La Querelle du Jazz (Musique savante vs musique populaire)
  • 1920-1940 – La Querelle du Surréalisme (Breton exclut Aragon, Desnos, Bataille)
  • 1950-1970 – La Querelle du Nouveau Roman (Robbe-Grillet, Sarraute vs roman classique)
  • 1950-1970 – L’Abstraction Lyrique vs Abstraction Géométrique (Pollock vs Mondrian)
  • 1950-1980 – La Querelle du Rock (Musique classique vs musique populaire)

XXIe siècle

  • Depuis 2000 – La Querelle de l’Intelligence Artificielle et de la musique assistée (Création humaine vs machines)

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