Les génies
Le génie est multiple. On parle de génie militaire, comme Alexandre le Grand et César. De génie des affaires comme Warren Buffet. Alan Turing est le génie mathématique qui perça le code Enigma. Newton et Einstein révélèrent les secrets de l’univers. Même le football a ses génies, avec Messi et Pelé. Dans toutes les activités humaines nous trouvons des individus exceptionnels, dont le niveau est tellement au dessus des autres qu’il est totalement incomparables. Ils définissent les nouveaux records de l’humanité, nos nouvelles limites. Rien de particulier n’explique ces dons exceptionnels. Ils sont donnés par la nature. Des dons exceptionnels donnés par la nature, reçu à la naissance. Malgré tous les efforts de l’éducation, il n’est pas possible de devenir meilleur qu’une personne béni des dieux ou par ses adjuvantes les bonnes fées qui se penchent sur le berceau des nouveau-nés. Le talent est un don de l’action et de la réalisation inscrit dans le corps et dans la volonté. C’est le geste du peintre ou l’intuition d’un footballer. Il n’est pas le résultat d’une éducation. Il doit cependant être éduqué par un long travail pour parvenir à son apothéose.
De tous ces génies, un type particulier se détache, les génies artistiques. Léonard de Vinci, Michel-Ange, Baudelaire, Balzac, Beethoven, et bien sûr, le génie entre tous, Mozart. Peinture, sculpture, littérature, musique, c’est dans l’art que nous sommes le plus subjugués par le génie. Dans les autres domaines que nous avons explorés, il nous faut un effort, parfois colossale pour accéder aux découvertes de nos grands penseurs. Qui a vraiment compris la Critique de la faculté de juger de Kant? Combien d’entre nous peuvent vraiment s’élever à la hauteur de la théorie de la relativité d’Einstein ? Il faut des années de préparation ou de travail pour y accéder. En ce qui concerne le génie physique, les dons du corps, ils nous sont à la fois directement accessible et totalement fermé. Nous ne serons jamais aussi rapide qu’Usain Bolt. Ce n’est pas la peine croire que l’entraînement fait la différence, ou nous permettra de devenir meilleur. Nous ne rattraperons jamais les meilleurs. Le yoga et la gymnastique donnent un bon exemple. Nous pouvons méditer et nous entraîner autant que nous le voulons, si nous ne sommes pas naturellement souples, nous ne parviendrons jamais à la souplesse des grands yogi. Notre volonté est limitée par les réalités de la nature. Il y a du jeu, de la capacité de progrès et de développement, mais pas à l’infini. Même les mathématiques sont un dons. Si nous pouvons tous en apprendre les rudiments, très peu d’entre nous peuvent accéder aux formules complexes (une grande partie des « bons » élèves apprennent tout par cœur, sans vraiment comprendre ce qu’ils font…).

Avec l’art, la situation est radicalement différente. Nous avons déjà tout ce qu’il faut pour accéder à toutes les oeuvres. Il y a certes un sens du goût, une éducation aux beaux-arts. Mais les freins sont en fait extrêmement faibles. Pas besoin d’année de formation pour être interpelé par une toile de la montagne Sainte Geneviève. Pas besoin d’avoir connu la mort d’un proche pour être subjugué par le Requiem de Mozart. Au contraire, l’art prend en charge lui-même notre éducation. Il nous accroche. Nous y revenons. Nous revoyons l’oeuvre, ou d’autres oeuvres. Nous réécoutons les symphonie. Au début, nous pouvons ne pas nous approprié les chefs-d’oeuvre. Les enfants ne sont pas tous attirés spontanément par l’art. Mais nous sommes tous équipés pour le recevoir. Puis cela devient presque une nécessité. Nos vies sont trop pâles, trop difficiles, trop tristes. Il ne s’y passe pas grand chose. C’est dans l’art, dans le sport, dans la découverte que nous trouvons les bonheurs qui enchantent notre quotidien, et cela grace aux génies
Le génie artistique
Qu’est-ce qui caractérise le génie artistique? Une précocité insensée, qui fait de lui un génie, alors qu’il est toujours un enfant. Si jeune, il est probablement incapable de mesurer son propre talent. Il en jouit, et parfois les adultes qui l’entourent également, de Mozart à Michael Jackson.
Il possède une maîtrise technique qui dépasse tout apprentissage. Normalement, la technique est ce que l’on apprend pendant des années de formation, parfois lentement et péniblement, comme pour le solfège. Bien sûr, il a appris. Mais chez le génie, la technique est dépassée. Il n’est pas élève. Il est maître. Il crée la technique et développe le plus souvent sa propre technique, ses propres instruments, ses couleurs, des mots nouveaux. L’inspiration, la force créatrice s’incarne dans les instruments, les couleurs, les sons. La précision et la justesse des dessins de Léonard de Vinci est tout simplement hallucinante.
Dans l’oeuvre achevée, le chef-d’oeuvre, la technique est d’ailleurs comme disparu. On ne voit plus rien du travail accompli, comme si tout était surgi d’un seul coup, d’un seul geste ou d’un seul mouvement. Tout est parfaitement harmonieux et équilibré.

Ce dépassement de la technique s’applique également à la matière. Le spectateur ne voit plus le marbre. Il ne distingue plus telle ou telle note de musique. Nous sommes au contraire pris dans une sorte de mouvement particulier de l’âme et des sentiments, comme si un charme magique nous avait transporter dans un autre monde, ou plus précisément dans une partie inconnue de notre propre monde
Le génie donne vie à toutes les illusions. Il a la capacité d’arranger, de transformer la matière en une oeuvre qui peut tous nous toucher. Contemplée par le spectateur, l’oeuvre va produire une expérience sensible qui va nous ouvrir à nous mêmes, nous faire découvrir de nouveaux monde d’émotions, de réflexions et finalement d’être. Nous sommes à notre tour transformés par l’oeuvre. Ricoeur et Ferry appellent cela un élargissement de nous-mêmes et de notre être. Il repose sur la communication des subjectivités, qui fonctionne finalement tout aussi bien, voir mieux, que la communication objective. L’oeuvre nous ouvre un champ nouveau, singulier, et tout le monde est pourtant susceptible d’explorer. Elle est unique par la sensibilité et les émotions qu’elle communique, et universel par la réception qu’elle est en droit d’attendre. Le flux de conscience de la fin de Ulysses de James Joyce a fait découvrir à de nombreux lecteurs le fonctionnement de leur propre conscience. L’artiste ne copie ou n’imite pas la nature. Il lui ajoute la visions qu’il en a.
Sa vocation est un appel mystérieux. Au-delà des dons, il y aussi cet impératif de produire sa vision qui s’impose à lui, quoi qu’il arrive, quoiqu’il en coûte. C’est ici que nous pouvons retrouver la figure de l’artiste maudit qui, tel Van Gogh, est poussé jusqu’à la folie, jusqu’à l’oublie de lui-même par et pour son art. La malédiction ne désigne finalement pas l’essentiel. Elle pointe la désynchronisation entre la découverte de l’artiste et son succès, le moment où la société sera prête pour se précurseur. Mais il n’y a pas là de règle absolu. Certains artistes ont eu un immense succès de leur vivant même. D’autres non. L’essentiel est plutôt dans cette vocation, dans ce destin qui le porte autant qu’il le pousse et le force, à apporter aux mondes la nouveauté dont il est porteur.
Comment le génie fait-il pour nous ouvrir ainsi à nous-même? Il parle les différents langages de l’émotion. Le peintre parle au regard, le compositeur parle à l’oreille. Tout ce passe comme si ces sens avaient une forme d’autonomie émotionnelle. Il n’y a pas vraiment de mots pour transcrire la beauté d’un tableau ou le génie d’un opéra. Même quand nous essayons, ils restent les objets d’interprétation sans fin. Nous pouvons encore trouver une nouvelle lecture de l’Odyssée. Nous pouvons réécrire Roméo et Juliette. Le L’épuisement du sens de l’oeuvre est comme impossible parce qu’elle repose partie sur l’ouverture des symboles utilisés, que sont les mots, les couleurs. Tout dans son oeuvre est métaphore. Le son devient histoire, comme dans la 7ème symphonie de Beethoven.
Le génie a deux caractéristiques. Il a une sensibilité propre, différente, incroyablement profonde et originale. Et il est capable de construire une oeuvre à partie de cette subjectivité. Il irrigue et discipline la passion par les moyens de l’art. Il possède les règles qui permettent de transformer la passion en matière. Il ne transforme pas ses émotions en traité sur les passions ou en expérience de psychologie cognitive. Il en fait un récit, il construit un récit émotionnel. Là où le commun des mortels est débordé par son imagination, le génie la domine parfaitement et parle son langage. Il la discipline grâce aux outils de son âme et dans la restitution qu’il en fait via l’oeuvre, il parle directement à la sensibilité. Le recours à la raison n’est même pas nécessaire. Tout passe par les sens et la sensibilité. Il a la capacité à nous donner la meilleure représentation sensible de l’émotion. Beethoven nous réapprend la joie. Le chœur des esclaves de Verdi nous enseigne la tristesse de tout un peuple. La sensibilité du cœur est révélée à elle-même par la médiation de la recomposition abstraite qui en est faite par l’oeuvre.

En réussissant à communiquer sa sensibilité, il participe à la construction des émotions, des sensations, de la conscience et finalement d’une humanité dont la grande aventure est de se découvrir elle-même. A la fin de L’Amant, c’est en écoutant une pièce de Chopin que l’héroïne de Duras réalise la profondeur de son amour pour son compagnon. La puissance de nos sentiments nous sont parfois fermés à nous-mêmes, et c’est le génie qui nous les enseigne. La conscience, divine conscience, qui se dépasse toujours elle-même, est le champ toujours découvert et à découvrir, à défricher ou déchiffrer autant qu’à créer une humanité nouvelle.
Appendix
L’artiste maudit
Depuis le 19ème siècle et le romantisme, la figure de l’artiste a souvent pris la forme de l’artiste maudit. Née dans un monde qu’il ne comprend pas et qui ne le comprend pas, doté d’une sensibilité exacerbée qui le fait surréagir là où ses contemporains ne voient que la banalité de la vie, pauvre à crever alors que ces oeuvres n’ont pas de prix, l’artiste paraît son don céleste par le malheur terrestre. On pense à Rousseau, qui fut effectivement la victime d’une cabale organisée par Voltaire et Diderot. Mozart mourut jeune et tellement pauvre qu’il fut jeté dans la fosse commune. Baudelaire se réfugiait dans l’Opium. Van Gogh se coupa sa propre oreille. Gérard de Nerval se suicida. Plus proche de nous, Kérouac sombra dans la drogue, et Jim Morrison en mourut. On ne compte plus les exemples.
C’est que depuis le romantisme, l’artiste cherche la nouveauté. « Il faut être résolument moderne », affirme Rimbaud. Le temps des classiques et de leur répétition infiniment raffinée de l’Antiquité est terminée. Il faut innover, comme Victor Hugo avec le drame, cette nouvelle forme littéraire qui va tout envahir. Il faut présenter de nouveaux mondes et présenter le monde nouvellement. Comment faire? Les paradis artificiels, les vies d’excès, d’amour, de drogue, de danger, permettent de découvrir de nouvelles sensations et de vivre des émotions uniques, et finalement d’écrire et de partager des expériences nouvelles avec le public. Ouvrir l’horizon, jusqu’au surréaliste, jusqu’à l’absurde. Découvrir de nouveaux territoires du beau, comme les explorateurs découvrent de nouvelles colonies.
La figure de l’artiste maudit appartient désormais au passé. La situation actuelle s’est complètement renversée. L’innovation est devenues obligatoire. Le public la recherche. Il est prêt. Comme dans les autres domaines de la production, le décalage entre la découverte et sa commercialisation est drastiquement réduit. Les concepts nouveaux peinent à survivre plus d’une décennie. L’artiste ne doit plus seulement innover, il doit le faire constamment. Telle est sa nouvelle malédiction.
Le génie artistique est un génie de la forme du phénomène. Il sait d’instinct, de naissance, comment manipuler les formes qui correspondent à son art. Le génie est un don naturel, une exception qui crée des êtres déjà tout prêts, dès la naissance, pour donner plus tard les fruits de leur don. On peut s’entraîner autant que l’on voudrait, on ne devra ni Mozart, ni Monnet, ni Racine. La nature est aristocratique.