Le christianisme, à travers ses différents courants, à construits plusieurs éthiques. Il y a d’abord l’éthique chrétienne, celle de Saint Augustin, qui prolonge la tradition philosophique grecque et la fusionne à la pensée religieuse. Cette pensée a posé l’énigme de la liberté et des passions: nous sommes rationnels, mais jamais suffisamment pour combattre et vaincre toutes les passions. Notre liberté rationnelle théorique ne débouche jamais sur une liberté réelle. Nous sommes toujours pris dans le péché origine, d’une manière ou d’une autre, et notre liberté est un problème. Cette tradition, et ses apories, seront reprises par Descartes et Leibniz.

La réaction protestante de Luther va ouvrir sur une autre éthique, qui contrairement à ce que l’on croit parfois, est un vrai retour du religieux, et non pas le fondement d’une éthique individuelle qui préluderait l’éthique du capitalisme, selon la célèbre, mais discutable, thèse de Jacques Weber. La thèse de Luther est tellement simple que l’on ne peut que regretter qu’il ne l’ait pas plus développée. L’homme est libre quand il a la foi. C’est la foi qui rend libre. Cela signifie, contrairement à Saint Augustin, que la la raison n’a rien à faire sur le chemin de la liberté. L’action non plus d’ailleurs, la réalisation concrète et le succès objectif ne sont pas mentionnés une seule fois comme des vecteurs de liberté. Le résultat de cette foi sur les passions n’est pas non plus extrêmement claire.

Ces grandes thèses pourraient presque nous faire oublier qu’il y a également une éthique proprement religieuse, qui s’appuie directement sur le rapport religieux à Dieu et au Christ, qui constitue pourtant l’essentiel de la recherche spirituel des croyant, et que l’on trouve par exemple chez Sainte Thérèse d’Avila. Malgré son hermétisme né d’un rapport pas toujours simple à appréhender au sacrifice de Jésus, certaines description versant trop dans le mystique pour être vraiment compréhensible, et une détestable haine de tout ce qui n’est pas le dogme, elle pourrait cependant bien nous surprendre par son authentique efficacité émotionnelle.

L’amour spirituel de Dieu
Toutes les religions proposent un chemin spirituel d’amour de dieu et ceci même si les modalités de cette amour peuvent être très différents, comme nous le voyons déjà dans une certaine opposition entre le judaïsme, dans lequel Dieu est craint, honoré (loué soit le seigneur) et obéit (enfin autant que l’on peut), et le christianisme, ou Dieu, le même Dieu ne l’oublions pas, est amour.
Pourquoi en est-il ainsi ? Dans tous les cas, dans toutes les religions, il s’agit de réorganiser les passions et les émotions humaines en les dirigeants non plus vers les hommes, mais vers la divinité. C’est en cela que l’on peut parler d’une éthique proprement religieuse et qu’il s’agit bien d’un chemin de libération. Aimer dieu, c’est mettre à distance toutes les formes de lien terrestre. Toutes les passions reposent sur un rapport d’attachement envers les hommes et les choses. Le fondement de la passion et du désir est dans l’attraction et la répulsion, la volonté de s’unir ou de posséder, ou inversement celle de s’éloigner et de se séparer. Il en va des passions humaines comme de la mécanique céleste des planètes, qui reposent aussi sur les forces et les lois de l’attraction. Empédocle, l’ancien philosophe grec, faisant de l’Amour le principe de sa physique comme de sa morale.

En dirigeant tout notre désir vers Dieu, nous le détournons des hommes et des choses. Nous échappons ainsi, ou au moins nous atténuons, toute la puissance des désirs qui sont dirigés ou pris dans les contingences terrestres. C’est ainsi que notre désir s’engage dans le chemin d’une véritable purification. Dieu ne manque jamais. Dieu est toujours là. Le désir de Dieu, pour le croyant, est toujours satisfait. Il en résulte une première conséquence fondamentale, on n’aime pas Dieu comme on aime une autre personne. Dans l’amour terrestre, il y a toujours le besoin d’une réciproque, toujours une attente de notre part qui demande aussi satisfaction. Dans la passion amoureuse, nous vivons pour et par l’être aimé. Mais quand celui-ci ne reconnaît pas notre amour, l’amant peut littéralement disparaître, tant il est envahi par l’autre. Dans l’amour des enfants, bien plus pur, puisque les attentes et la dépersonnalisation sont bien moins importants, nous sommes cependant toujours taraudés par la crainte. Mon enfant m’aime-t-il ? Mon enfant saura-t-il s’en sortir dans la vie, et s’il ne le fait pas, ce sera aussi de ma faute. Le parent construit en partie sa vision narcissique de lui-même dans le miroir de ses enfants. Et enfin, pire que tout, la peur sous-jacente, silencieuse et continuelle de la mort. Et si je perdais cet enfant que je chéris tant et qui est comme une part de moi-même ?
Dans l’amour de Dieu, tous ces risques, ses attentes et ce commerce disparaissent. Nous ne perdrons pas dieu. Nous n’avons pas à lui plaire, puisque nous sommes tels qu’il nous a fait. Il ne peut pas nous reprocher ce que nous sommes. Dieu ne peut pas mourir, donc notre amour peut être éternel. Dieu est la cause de toute chose, de toute vie, de tout être. Nous n’avons donc en fait rien de plus à lui demander et n’attendons vraiment rien de dieu. Il nous a déjà donné tout ce que nous sommes, et l’univers autour de nous est sa création.
Dans cette forme particulière d’amour, nous pouvons enfin aimer sans limite, sans contrepartie, sans attente. Tout est déjà donné. Nous pouvons également nous désengager d’autant de tout désir terrestre. La valeur de la course pour une promotion, plus d’argent, plus de possession, la dernière télévision ou le dernier iphone, tout devient toute relatif quand on trouve son plaisir dans l’amour de dieu. Il en est de même de tout ce sur quoi porte le désir. Avoir plus de pouvoir et plus d’argent, ou un meilleur poste, cela va-t-il vraiment changer ma vision et mon amour de Dieu ? Oui peut-être, mais sans doute pas autant que nous le pensons. La puissance de l’affectivité est en partie au moins détournée vers le divin. La capacité émotionnelle restante est mécaniquement réduite. La pression retombe. Ce qui avait toute l’attention hier n’en a plus qu’une partie, et devient de fait moins intensément important.
Tourner son attachement vers Dieu, c’est le détourner ou le désinvestir du monde. Ce détournement produit la purification des autres émotions, qui sont moins intenses, mais aussi différentes. Si l’on considère que tout notre rapport au monde passe par le désir, que le désir est amour ou haine déclinée de toutes les manières, (envers les personnes, les choses, les idées elle-mêmes, dans le présent, le passé et le futur), alors, le fait de trouver un objet, même et surtout un objet mental pour satisfaire réellement le désir, permet à tous les autres désirs d’être réorganisés. Ce n’est pas uniquement une réalité mathématique, ou une simple histoire de proportion. Nos attachements réels et concrets sont aussi le résultat d’une histoire. « Nous avons été enfant avant que d’être homme » nous dit Descartes. Et en grande partie, nous le restons, pourrions-nous ajouter. Notre désir s’est organisé durant notre histoire, selon notre caractère et les événements. Ces émotions continuent de vivre en nous et de nous définir. Il finit le plus souvent par en ressortir des constantes, un schéma, une manière de vivre nos relations aux autres, à nous-mêmes, aux choses, dont nous sommes souvent plus ou moins tributaires. Nous vivons le monde à travers cette complexion, sans être être toujours capable de la modifier. Cette complexion du désir ne change pas facilement. L’amour de Dieu, en nous détachant et réorganisant les attachements antérieurs, en recréant un nouvel attachement radicalement différent auquel tous les anciens sont réattachés, par rapport auquel les anciens rattachement son réorganisés, permet de retrouver beaucoup plus de souplesse dans l’organisation de notre propre désir. Ce qui comptait avant compte beaucoup moins maintenant. Nous pourrions même finir par voir ou vivre le Désir de dieu à travers tous nos autres désis. Les blessures du passé, qui sont forcément des blessures d’attachement, puisque tout désir est une forme d’attachement. L’amour de Dieu est une voie permettant de les adoucir et de les réinvestir. Quel bonheur de pouvoir aimer ainsi, sans aucune crante de déception, sans aucune demande d’échange en retour, puisque nous avons déjà tout reçu! Nous pouvons aimer comme nous l’avons toujours voulu, comme nous aurions aimé aimer quand nous étions un enfant. Même l’amour envers les parents, et l’amour que nous recevons de nos parents n’est pas parfait. C’est uniquement envers Dieu que nous pouvons trouver l’épanouissement complet de l’amour et gagner une douceur, une tendresse, qui se déverse sur tout le caractère.
La figure du Christ
La plupart des religions ne se contentent pas comme le judaïsme ou l’islam de décrire un dieu parfaitement abstrait, ce qui ne signifie pas d’ailleurs, qu’il soit d’ailleurs sans caractéristiques. Dans le christianisme, Dieu est le père, le seigneur, le Roi, il est doté de tous les attributs de la parenté et du pouvoir. Il est bien appelé Dieu le père. Il est une figure d’identification concrète. On peut l’aimer, on doit d’ailleurs selon le dogme l’aimer. Mais ce n’est pas la seule figure émotionnelle qui est mise à disposition des croyants. Il y a toute une sainte famille, avec la mère, la vierge Marie, et le fils, Jésus Christ. Pour être complet, il faut encore ajouter le Saint Esprit, ce qui porte à quatre, les figures de la divinité. Rappelons que cette multiplicité est l’une des raisons pour lesquelles les juifs ont rejeté le christianisme, qui est pour eux, malgré les circonvolutions intellectuelles des pères, un polythéisme.
Prenons le cas de la figure de Jésus. Il est plus simple d’avoir une figure à laquelle s’identifier que de créer une relation uniquement avec une divinité purement abstraite, comme dans le judaïsme ou l’islam. C’est encore plus facile quand les dieux, à l’image du Panthéon grec, nous rappellent l’organisation de nos propres familles. Viennent ensuite les déterminations concrètes de son séjour sur terre. Elles sont très nombreuses et font l’objet de plusieurs récits dans ce qui constitue une merveilleuse invention littérairo-religieuse. Ne pouvant les étudier toutes, tous les traités de la théologie n’y suffisant pas, nous choisissons de nous concentrer sur celles qui nous apparaissent les plus importantes par rapport à notre sujet.
Prenons la figure du Christ. Jésus est un Dieu vivant une vie d’homme, c’est-à-dire une vie difficile. Il est Dieu, il porte la parole de Dieu, il fait des miracles, il est génial. Mais il souffre également et sa vie se termine mal. Il a légué une figure particulière sur laquelle des millions, voir des milliards de fidèles ont médité et méditent encore aujourd’hui, celle d’un Dieu-homme souffrant. En adorant Jésus, les disciples apprennent à aimer celui qui souffre, c’est un premier point. L’amour pour Jésus, exactement comme dans la pensée et la médiation bouddhiste est une méditation sur la compassion, une technique de développement de la compassion efficace à l’échèle d’une civilisation tout entière. Encore aujourd’hui en France, la pitié, l’aide aux pauvres restent le marqueur de notre humanité. Ce n’est pas tout cependant.
Jésus est aussi considéré comme ayant pris sur lui nos péchés et ainsi permettre de nous en délivrer. A première vue, le mécanisme psychique à l’oeuvre est un peu plus complexe que celui de la compassion. Il y a d’ailleurs une ambiguïté dans ce comportement du Christ. Venant de la religion juive, juif lui-même, il est possible que le péché dont il s’agit soit celui commis de tout temps par les juifs, à savoir ne pas obéir aux 613 commandements répertoriés dans la Bible. Jésus laverait ainsi toute la culpabilité quasiment juridique, ou théologico-juridique des juifs. Il est assez clair que pour les juifs, cela n’a pas fonctionné. Judaïsme, loi et culpabilité sont complètement consubstantiels. Jésus n’est pas non plus venu reprendre le péché au sens grec d’hubris, de démesure. Le christianisme nous rabaisse certes, mais les chrétiens ne se prennent pas pour des dieux eux-mêmes. Jésus n’est pas un Ulysse défiant Poséidon. L’homme chrétien n’aurait même pas l’idée de penser qu’il est la mesure de toute chose, selon la célèbre doctrine de Protagoras, exposée par Platon. Là non plus, on ne voit pas très bien en quoi Jésus et son sacrifice serait opérant. Une autre option, qui n’a pas la cohérence historique de la réponse au judaïsme, trouve son fondement dans la doctrine chrétienne du péché, qui inclut de manière bien plus triviale, tous nos vilains petits défauts, Il s’agit de ces fameux péchés capitaux, ou de ces vices que sont l’avarice, la paresse, la gourmandise, la colère, la luxure, l’envie et l’orgueil. On est tout de même assez loin des Dix Commandements! Jésus viendrait nous dédouaner de toutes nos petites culpabilités liées à la pratique de ces vices. Jésus nous purifie de ces vices et nous permet à la fois de tenter un transfert de nos frustrations sur Jésus, qui serait là pour les porter, et un allègement de notre culpabilité née de ne pas savoir nous préserver de nos pires mauvaises habitudes. Délivrer du mal, nous redevenons dignes de Dieu, de l’aimer et d’être aimé par lui. Nous échappons à la justice divine qui s’exprime par les malheurs de cette vie. Il y a là de la superstition, la crainte quotidienne des esprits simples de voir le monde se retourner contre eux du jour au lendemain parce qu’ils ont mal agi. Le Sacrifice du Bouc émissaire lave les péchés.
Les religions façonnent la pensée et les émotions
Par leurs définitions et leur représentation du Dieu ou des Dieux, et par les prières, méditations, réflexions et rites qui s’attachent et prolongent ces définitions fondatrices, les religions façonnent la manière de penser et de sentir des croyants qui les suivent. Elles ont toutes en commun de proposer une réorganisation des émotions par la dévotion envers le dieu, ce que l’athéisme ou le rationalisme ne peuvent pas proposer. Elles modèlent les sentiments en les rattachant aux ciels. Le judaïsme impose une rigueur, un respect de la loi et de la coutume totalement inflexible. Le christianisme, comme nous l’avons vu, développe la compassion. L’hindouisme a une place plus paradoxale. Ses divinités sont créatrices, mais aussi destructrices. Elles portent, bien plus que le Dieu monothéiste des religions du Livre, cette destruction créatrice qui est au cœur du principe de mouvement et de transformation à l’oeuvre dans la nature.
Il en résulte des civilisations entières, forgés dans la profondeur des sentiments, à travers les modèles sur lesquels s’exercent les croyants et finalement chacun d’entre-nous. La littérature, les arts, fonctionnent en partie sur le même principe, mais ils n’ont pas, sauf qu’en ils tirent leurs racines dans la religion, ce souffle de la transcendance.
L’amour de soi
La religion chrétienne insiste à de nombreuses reprises sur l’amour que Dieu nous porte. Ce thème, comme celui de l’amour de Jésus pour tous les hommes, est un support de réflexion, de médiation et une part importante de la spiritualité. Pourtant cette thèse contient une difficulté qui nous paraît insurmontable. Méditer sur le fait que Dieu m’aime, que je reçois l’amour de Dieu, est un anthropomorphisme assez grossier. Comment imager Dieu à l’image d’un Père ou d’un Souverain parfait qui aimerait toutes ses créatures? La Bible est pleine de ce type d’images et de réflexions, surtout dans l’Ancien Testament, dans lequel Dieu exprime toute sa colère contre les Juifs. Dieu est sujet aux mêmes émotions qu’un homme. C’est tout aussi incompréhensible du point de vue rationnel. Comment Dieu pourrait-il être un homme ou même comparable à un homme? Le christianisme trouve une solution via la personne réelle de Jésus. Dieu se fait homme pour pouvoir nous aider. Il nous donne même le modèle de qu’un Dieu pourrait devenir s’il était un homme, à savoir un saint empli d’amour. Là où un Dieu porteur d’émotion est impossible, Jésus aimant est plausible. Le truchement de l’homme-Dieu permet de recevoir l’amour de Dieu.
Mais quand on ne croit pas à la divinité de Jésus, que nous ne sommes pas pris dans ce jeu littéraire, dans l’imagination à ce héros, comment faire? La réponse nous est donnée, encore une fois, par Spinoza et sa description précise de la Béatitude. En aimant Dieu nous aimons toute la création, donc également nous-mêmes en tant que nous avons été créé, d’une manière ou d’une autre et de même que l’intégralité de l’univers, par Dieu. Aimer Dieu, aimer toute la création, l’univers entiers et ses créatures, c’est également nous aimer nous-mêmes. Je m’aime dans l’amour que j’ai pour dieu. Je ne m’imagine pas un Dieu qui m’aime particulièrement. Ce serait tout de même un peu fou, et il y a beaucoup à reprocher aux conceptions non universalistes de dieu, comme l’élection du peuple juif entre tous les peuples, qui introduit une inégalité absurde entre les hommes, nécessairement ferment de conflit. (Pour être exacte, la doctrine de Spinoza est un peu plus détaillée: Ethique IV Prop. 36, « D’où il suit que Dieu, en tant qu’il s’aime lui-même (d’un amour intellectuel), aime les hommes, et par conséquent que l’Amour de Dieu envers les hommes et l’amour intellectuel de l’Esprit envers Dieu sont une seule et même chose ».)
L’amour intellectuel de Dieu
L’amour spirituel de Dieu, la thèse religieuse, est pour le philosophe trop dépendante des dogmes, des rites, des images et des multiples contradictions qui finissent toujours par émerger des Livres Saints. L’amour intellectuel de Dieu, construit et défendu par les philosophes, du Noùs, l’intelligence divine d’Anaxagore, à l’Ethique de Spinoza, en passant par la piété de Platon, le dieu de Descartes et de Leibniz offre une alternative rationnelle à la Croyance.

Tous les chemins de la raison, tous les enchaînements de causes, finales ou matérielles, le questionnement physique sur l’origine et la destination de l’universe, ne peuvent avoir aucune autre réponse que celle de l’existence de Dieu, créateur du monde. Même si la réalité de son existence est indémontrable, ce qui est également parfaitement démontré, c’est notre incapacité à penser autrement le monde. Mais il s’agit là du Dieu des penseurs, pas du Dieu de la foi et de la Révélation.
La philosophie est aussi bien plus libre de travailler la définition de Dieu. Le Dieu chrétien est supposé bon, ce qui est un problème insoluble face à la réalité. « Si Deus est unde malum », si Dieu existe, pourquoi le mal existe-t-il? Leibniz met le bien et le mal à distance de Dieu et dans la situation et la réflexion de l’homme seul. Pour Spinoza, comme dans la religion Hindoue, la question est d’emblée résolue. Le Bien et le Mal n’existe même pas. Ils ne sont qu’incompréhension. Dieu créé et détruit comme il lui chante. La nature est transformation. Et l’homme pas tellement plus qu’un caillou jeté dans l’eau.
Le Dieu de Spinoza est à la fois pensée et étendue, spirituel et réel, concret et naturel, tout ce qui appartient à la Nature, tout l’être et tout l’étendue est une expérience de la divinité et de l’éternité. Spinoza ne décrit jamais ce versant animiste de sa doctrine. Il n’est pas fétichiste. Il explore la seule voie de l’amour intellectuelle. Cette dimension concrète est cependant bien incluse dans sa doctrine. Ce n’est pas tel élément ou tel versant de la nature qui permet de penser Dieu, mais n’importe laquelle de ses créations. Cette possibilité fonde une expérience esthétique et émotionnelle de la divinité bien plus large, offrant aussi un moyen et un support concret pour repenser, re-sentir, c’est-à-dire sentir à nouveau, re-vivre nos émotions tout en leur donnant une couleur et une place différente dans notre cœur, dans un mouvement qui emporte toute l’organisation du désir, dans l’intégralité de ses rapports aux êtres. Il n’y a plus cette coupure assez absurde entre la vie céleste et la vie terrestre qu’impose le plus souvent la pensée religieuse. On est bien loin également de la seule expérience du Sublime kantien, dans laquelle nous nous sentons écrasés et humiliés par la grandeur d’une nature qui nous dépasse et nous écrase. Une transcendance trop appuyée coupe le lien à la divinité et tout moyen de progresser vers elle. Bien au contraire, il est possible de retrouver partout dans l’être une porte vers l’infini, via la beauté du ciel, la force tellurique de la terre, la puissance du soleil, ou la beauté d’une rose.
L’amour intellectuel de Dieu, la compréhension de Dieu comme cause éternelle de tout, nous permet d’avancer sur deux chemins de la liberté, celui de l’intelligence, de la compréhension, de la prise de conscience et du développement de la conscience d’une part, et celui de la mise à distance et de la maîtrise des passions. Reste une deux figures de la liberté, celle de l’action, de la réalisation des projets, et celle de la liberté morale, de la responsabilité sur laquelle repose l’idée de la justice et du châtiment.

Annexes
«Pourquoi diable, demande-t-il, la vieillesse serait-elle moins pénible à celui qui vit huit cents ans qu’à celui qui se contente de quatre-vingts? Nous sommes sages tant que nous suivons la nature comme un dieu… Contentons-nous du temps qui nous est donné à vivre, quel qu’il soit! Une existence, même courte, est toujours assez longue pour qu’on puisse y vivre dans la sagesse et l’honneur. Car tout ce qui est conforme à la nature doit être tenu pour bon!»
Ciceron De la vieillesse ( De Senectute)