Un monde qui nous convient – comment se désaccordent nos visions du monde?

La guerre des représentations

La définition du monde dans lequel nous voulons vivre est l’objet de querelles titanesques et mondiales. Plus nous nous éloignons de la Seconde Guerre mondiale, plus il paraît difficile de bâtir un consensus largement partagé. Nous nous affrontons sur tout. Nucléaire ou pétrole, immigrationniste ou nationaliste, woke ou traditionnaliste, égalitariste ou méritocratique, pacifiste ou belliciste, capitaliste ou communiste, libertariens ou étatistes…. La liste de ce qui nous oppose semble ne plus avoir de fin. Pourquoi sommes-nous aujourd’hui plongés dans autant de contradictions? Pourquoi ne pouvons nous même plus échanger sur ces sujets et pourquoi chacun reste braqué sur ses positions à ce point?

La Chute des anges rebelles de Brueghel – Rabelais détaille les guerres picrocholines, ces guerres minuscules qui opposent tous les voisins entre eux. Nous sommes loins de la guerre des dieux. C’est la guerre des choux et de carottes.

L’exemple de l’éducation

Prenons un exemple apparemment consensuel, celui de l’éducation des enfants. On pourrait croire que tout le monde se mettrait facilement d’accord sur le fait que l’éducation doit permettre l’épanouissement des enfant. Mais dès que l’on a franchit cette première définition, les ennuis commencent pour ne plus nous quitter. Qu’est-ce que l’épanouissement des enfants? La question nous renvoie directement à la question du bonheur, et comme elle, fait l’objet d’un grand nombre de solutions. Pour certains l’épanouissement des enfants, c’est de les laisser tranquillement vivre leur « vie d’enfant », ce moment si particulier où l’on ressent tout à 100%, ou l’on peut rire d’un rien, ou tout est nouveauté, ou l’on se remet des tracas en un rien de temps, et mille autres caractéristiques qui font toute la différence entre l’enfance et l’âge adulte. Pour d’autres, l’enfance doit être la préparation de la vie d’adulte. L’enfant doit s’épanouir mais il faut aussi lui enseigner toutes les compétences dont il aura besoin pour « réussir sa vie », ou au moins pour s’intégrer dans un monde professionnel toujours plus technicisé, avec à la base, la lecture, l’écriture, l’orthographe, les mathématiques (l’arithmétique), auxquels il faut désormais ajouter l’anglais et les compétences bureautiques.

La première position donne en gros ce que l’on appelle le point de vue des pédagogistes. Il s’appuie sur une conception de la vie, de la recherche du bonheur, ou une certaine idée de la qualité et du respect de chacun prime finalement sur l’enseignement. L’éducation est une violence. Elle doit être limitée, voire carrément supprimée. La seconde position est celle plus traditionnaliste des méritocrates. Ils pensent que notre position sociale dépend de notre travail et de nos talents. Il est assez évident que la vérité est entre les deux. On ne risque pas de s’épanouir en devenant un imbécile fini, incapable de communiquer et de travailler avec les autres. On risque aussi d’être traumatisé si l’on passe toute son enfance à travailler autant que possible pour savoir tout faire dans la vie, danse, dessin, cuisine, club d’échec, ceinture noire de karaté, jusqu’au permis de conduire. Tout l’art de l’éducation est de réussir à faire tenir ensemble les deux objectifs, de créer entre eux une dynamique positive, ou le renforcement intellectuel et le développement de l’autonomie vont de pair.

Rousseau, lui qui a abandonné ses enfants à l’assistance publique, est le fondateur du développement de l’autonomie de l’Enfant dans l’éducation

Et pourtant! Non seulement les deux courants n’arrivent pas à s’entendre, mais ils se font de plus en plus une guerre ouverte. L’éducation publique est acquise à la thèse pédagogiste quand l’éducation privée est restée traditionnaliste. La fracture de plus en plus importante, semble désormais irréductible. Furieux de sa victoire à la Pyrrhus, doublée d’une dégringolade sans précédent dans les classements internationaux, le public s’attaque aux formations supérieures. La première à tomber fut Science-po. L’ENA n’a pas survécu. Aux Etats-Unis, Michael Sandel nous explique que la méritocratie intellectuelle venant des études n’est rien d’autre qu’une tyrannie des sachants et des plus riches, organisés dans une élite s’auto-reproduisant dans un système anti-démocratique. L’égalité des conditions sociales (et non pas seulement l’égalité juridique), ce fondement des démocraties modernes, emporte tout sur son passage. Les enjeux de puissance, ou même d’autonomie du pays passent totalement à la trappe. Peu importe que le système éducatif ne soit plus capable de produire suffisamment d’ingénieurs, que l’orthographe et le vocabulaire s’effondre. Tout ceci ne les intéresse pas.

Triomphe démagogique en plein Harvard

Les positions de chacun des camps se rattachent à leur vision politique. Les « pédagos » sont pour une société communiste et marxiste. La production économique n’existe pas pour eux. Le fait que le communisme ait échoué ne les effleure pas. Ils ne sont pas vraiment démocrates car il est impossible de refuser la liberté d’entreprendre et de continuer à défendre un régime de liberté individuelle. Ils acceptent la tyrannie, pourvue qu’ils puissent atteindre l’égalité. Les traditionnalistes sont dans la position inverse. Ils sont prêts à accepter une certaine rigueur dans l’éducation, au nom même de la liberté futur de l’adulte, dans un système ouvert et pluriel, quitte à accepter les inégalités qui en découlent.

Généralisation

Laissons désormais l’exemple de côté et généralisons la question. Pourquoi luttons-nous tous pour vivre dans un monde particulier, et pourquoi est-il si difficile de nous accorder sur la vision du monde? Si nous laissons de côté le combat des discours organisés, il nous reste la psyché humaine et ses mystères. Nous voulons tout simplement vivre dans un monde qui nous convienne. Un monde dans lequel nous pensons, imaginons et rêvons que nous pourrions être heureux. Nous posons de nombreuses conditions à ce bonheur. Ah si le capitalisme disparaissait, là alors, je serais heureux! Ah, s’il y avait la paix sur terre, je serais heureux! Il faut donc démilitariser la planète. Ou à l’inverse: sii tout le monde pouvait comprendre que l’équilibre des forces est la seule méthode permettant de garantie la paix. Si seulement ces imbéciles de pacifistes pouvaient le comprendre! etc. Et nous ne pouvons pas, ou difficilement faire autrement. Ces positions sont ancrées en nous et entraînent face aux événements des réactions viscérales, automatiques, qui déclenchent nos émotions et ne permettent pas de passer à une autre étape de raisonnement. La réaction consiste donc à lutter contre le réel et à vouloir le transformer pour lui imposer la vision d’un monde où nous serions heureux.

Créer un monde qui nous ressemble

Mais ce monde que nous rêvons, est-ce vraiment le « bon » monde? Est-il possible de le créer? Le réel peut-il changer à ce point là. Où devons-nous, comme Descartes, « changez nos désirs plutôt que l’ordre du monde »? Le monde que nous voulons construire pour nous, à notre image, est-il le seul monde possible? Comment faire si chacun développe sa propre vision du monde, ancrée autant dans ses émotions que dans sa raison, dans une intrication parfaite qui ne nous laisse même plus identifier ce qui vient de l’un ou de l’autre. Ici semble s’arrêter toute communication possible avec autrui. Nous sommes à la fois pris dans un universalisme complet et dans l’individualisme le plus stricte. Mais il est impossible de réaliser ce rêve, et nous en souffrons. Notre seule vision du monde ne sera jamais « la » vision du monde universellement partagée. Nous nous heurtons à toutes les autres visions du monde. Jusqu’à l’incommunicabilité la plus totale.

Miroir, gentil miroir, dis moi, dans le royaume. Quelle est de toutes la plus belle ?
Le miroir répondit : Dame la reine, ici vous êtes la plus belle, mais Blanche-Neige l’est mille fois plus
que vous. La reine sursauta et devint jaune, puis verte de jalousie ; à partir de cette heure là, elle ne
pouvait plus voir
Blanche-Neige sans que le coeur lui chavirât dans la poitrine tant elle la haïssait. L’orgueil poussa
dans son coeur, avec la jalousie, comme pousse la mauvaise herbe, ne lui laissant aucun repos ni de
jour, ni de nuit. Elle appela un chasseur (…)

Comment s’en sortir? Mettre de l’eau dans son vin? Accepter d’édulcorer sa propre vision du monde? La défendre bec et ongle, sans la moindre compromission, et espérer rester droit dans ses bottes, mais très certainement seul? Il en va de notre survie psychique. Il n’y a rien de simple dans le fait de modifier nos représentation.

La réponse sociale est le développement de méta-discours à visée universaliste qui servent à réunir les citoyens dans plusieurs blocs, pour les réunir et en défendre les idées communes. Le pouvoir démocratique se construit sur des organisations synthétisant les discours des particuliers. C’est un bon vecteur de communication entre les êtres. Il y en a cependant mille autres, qui parfois nous réunissent, parfois nous opposent (spectacles, réseaux sociaux, religions, lobbies en tous genres, culture spéciales et techniques). L’Etat, derrière l’organisation des représentations, n’est pas neutre non plus. Il poursuit ses propres buts, dans un mélange d’intérêt personnel des hommes politiques (gagner et conserver le pouvoir), de l’intérêt des fonctionnaires qui font tourner la machine, et de devoir de puissance, nécessaire au maintient de l’Etat lui-même. Les nécessités de la production économique font également leur oeuvre.

L’éclatement des représentations

Le monde actuel semble plus éclaté que jamais. Les réseaux sociaux ont étalé au grand jour l’immensité de nos divergences. Nous étions auparavant encadrés par un récit national et une communication réglementée. L’ORTF dirigeait la télévision. Il n’y avait que quelques chaînes et le JT de 20h était une véritable messe, un grand moment d’alignement des représentations, répété tous les soirs. L’éducation était homogène. On n’y apprenait une culture, une histoire, une science commune. Au-delà et plus fondamentalement même, une loi s’impose à tous. Mais la justice ne condamne plus personne. Laisser les criminels en liberté coûte moins cher que de protéger la société. Le métier de juge est devenu impossible, entre appui sur les experts et peines déjà totalement prévues par la loi. Les procédures sont tellement lentes que l’on peut voir sa vie défiler avant d’avoir une jugement. 10 ans après son départ du pouvoir, les procès de Nicolas Sarkozy pour le financement de sa campagne ne sont toujours pas terminés.

Tout ce qui nous unissait vole en éclats. La langue même recule. Grâce au fantastique développement des médias et des réseaux sociaux, chacun peut expérimenter de nouvelles sources de regroupement représentatif. Le discours commun laisse la place à une myriade de discours alternatifs. Les minorités y voient avec justesse une occasion en or de se regrouper et de peser sur la marche commune. Un petit groupe organisé sur une cause commune devient d’autant plus puissant qu’il ne trouve plus en face de lui de groupe représentatif majoritaire et organisé. La minorité prend le pouvoir sur la majorité. Nous devenons également poreux aux lobbies. A l’explosion économique des médias et des moyens de communication correspond une explosion des représentations et un rétrécissement des identifications. Je n’appartiens plus qu’à ceux qui me ressemblent. L’idée de dépassement de soi, de rencontre de l’autre, sans même parler de cause nationale, n’existe quasiment plus. La tenue d’un mannequin lors du festival de Cannes prend plus de place dans les médias que le dernier G7. Cette fragmentation est sanctionnée par les fortune des « youtubers », vedettes de cette nouvelle désorganisation sociale.

100 millions de dollars pour le retour de la famille désormais la plus célèbre des Etats-Unis dans une nouvelle série sur Disney +

Il est très difficile de critiquer cette évolution. Après tout, nous avons bien le droit de nous intéresser à tout et n’importe quoi, et en même temps de défendre les valeurs qui nous sont chères. Le problème est la puissance exacerbée de l’audimat. Nous sommes plus que jamais plongés dans un monde d’audience et de rhétorique. L’opinion dépend du nombre de likes, de vues, de retweets, de followers. Pourquoi se fatiguer à construire un discours organisé, quand la puissance de l’image, du son, du montage, des vêtements, de la punchline, suffit à communiquer et à faire fortune? Il suffit de matraquer un discours simpliste en se démultipliant sur les réseaux pour faire mouche. Jamais sans doute l’image n’a été aussi puissante. Mélenchon, qui n’est pas un orateur, mais un démagogue, l’a parfaitement compris. Il se démultiplie dans plusieurs meeting en utilisant des hologrammes. L’attention, qui permet de s’atteler à un raisonnement construit et un peu complexe, a disparu avec la disparition du l’enseignement de la littérature et de la culture générale. On se demande bien qui est encore capable, dans le monde actuel de lire plus de deux pages d’un ouvrage de philosophie.

Mélenchon n’a d’égal que Palpatine dans Star Wars. Son programme est aussi virtuel et irréaliste que ces hologrammes. Mais qu’importe puisque l’image nous subjuge.

Et maintenant?

Quelles passions fondamentales soutiennent ce système? Il s’agit bien évidemment des passions démocratiques. Les réseaux sociaux sont entièrement contrôlés dans les pays autoritaires. Tout est fait pour empêcher la contestation du régime politique, jusqu’à rendre toute pensée libre quasiment impossible. En Occident, les passions principales sont toujours celles décrites par Tocqueville, l’égalité des conditions et la liberté, avec des tonalités très différentes cependant entre les pays. La modernité nous plonge dans un grand écart entre l’individualisme et l’universalité. Nous mélangeons les ordres logiques et soutenons que l’individu est le nouvel étalon de l’universel. Tout devrait donc légitimement s’y conformer. Il y a autant d’universaux que de citoyens. Chacun est la mesure de chaque chose. Mais ces nouvelles formes de l’égalité et de la liberté se heurtent encore à l’organisation des pouvoirs publiques et de la détention du capital. La capitalisme et les institutions démocratiques arrivent encore à récupérer leurs enfants terribles. Le mouvement Woke envahit les médias, supplantant le féminisme et les mouvements de défense des homosexuels. Les héros de ces réseaux sociaux sont les nouvelles fortunes des médias. Tous les autres, nous autres, semblons condamnés à rester enfermer dans la définition de leur propre monde, devenu de plus en plus incommunicable, impartageable, à mesure que les moyens de partage augmentent, rêvant d’une nouvelle gloire médiatique, pris au piège d’un phantasme narcissique.

Narcisse, le Caravage – Narcisse contemple un monde dont il est l’alpha et l’omega, un monde qui est uniquement construit sur sa propre représentation

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