Le droit à l’avortement

Voilà un sujet qui semble typiquement montrer toutes les limites de notre capacité à établir des jugements moraux surs et fondés. A l’heure où la décision de la Cour suprême américaine, le célèbre arrêt Roe vs Wade, est remis en cause, les deux camps reprennent la bataille politique et dans une moindre mesure argumentative.

L’opposition des positions suit apparemment un schéma très simple Soit on est pour l’avortement, quels qu’en soient les modalités, soit on est contre. Récapitulons les arguments des parties.

Pour l’avortement

Parmi les arguments pour défendre le droit à l’avortement nous trouvons:

L’argument réaliste: de tout temps les femmes qui ne voulaient pas d’un enfant ont avorté. Elles l’ont fait pendant des siècles dans des conditions d’hygiène totalement misérables, mettant en danger leur propre vie, que ce soit par l’usage de potion, ou par l’usage d’aiguilles, utilisées par des faiseuses d’ange. Dès qu’un pays ou un Etat légalise l’avortement, les femmes ont toujours cherché par tous les moyens à s’y rendre.

L’argument de la possession du corps: la femme enceinte seule a le droit de décider de ce qui concerne son corps. Tout autre législation, ou argument, revient à restreindre le droit que chacun a sur lui-même et revient à créer une sorte de tyrannie qui dépossède un individu de son propre corps. Cet argument retire au père, ou géniteur, tout droit de se prononcer.

L’argument de la non personnalité de l’embryon ou du fœtus, soutient qu’avant un certain délai, l’embryon (jusqu’à 8 semaines), fœtus (de 8 semaines à la naissance), ou n’est pas un individu, il n’est pas « viable », et n’a donc pas de droit (n’est pas un sujet de droit). Il n’a pas de conscience, bien sûr, mais pas non plus de sensibilité et ou de sentiment conscient. Il ne se rend même pas compte qu’il est vivant. Le faire disparaître n’est donc pas un crime, car d’une manière il n’existe pas.

L’argument de la violence est celui qui demande pour une femme le droit de ne pas porter un enfant qui est le fruit d’un viol, d’un acte sexuel qui lui a été imposé. Ni l’acte, ni ses conséquences n’ont été désirés. La femme enceinte (que l’on appellera pas une mère), aurait le droit de mettre un terme à cette violence.

L’argument de la grossesse non-désirée, en dehors de tous les cas précédent, revient à faire de l’avortement une méthode de contraception. Le rapport sexuel, même consentant, n’avait pas pour but de concevoir un petit d’homme.

L’argument social, enfin, soutien que la société n’a pas besoin d’enfants non désirés, qui seront assurément mal élevé, ne connaîtront pas leur père, seront abandonnés, très certainement maltraités et finalement malheureux. Leur vie serait un enfer qu’il conviendrait préventivement de leur éviter.

Ces différents arguments se superposent et se recoupent en partie. Ils n’ont pas tous la même force. L’argument réaliste, celui de la médicalisation de l’avortement, n’est pas un argument sur le principe, mais sur l’aménagement du fait. Il ne porte pas exactement que sur l’avortement, car il défend aussi la vie de la mère, quand bien même il n’y aurait pas de légalité à l’avortement. Il renvoie à la figure du médecin qui accepte de pratiquer l’acte dans l’illégalité, pour éviter que les femmes ne meurent en « s’opérant » elle-même, ce qui arrive dans les cas les plus extrêmes. L’argument de la non personnalisation est aussi un complément du droit à l’avortement. L’avortement existait bien avant que nous ne sachions comment se développe le fœtus et l’embryon. L’argument social repose sur une vision déterministe de la vie humaine, qui nie la liberté et la possibilité d’émancipation. Il est très certainement le plus faible de tous. Rappelons par exemple que Steve Jobs est un enfant qui a été abandonné par sa mère, qui l’a confié à une famille qui avait les moyens de lui donner une bonne éducation, ce qui ne l’a vraiment pas empêché d’avoir une vie sociale pleine et entière. Un seul exemple, aussi incroyable fut-il ne peut cependant servir de démonstration complète.

L’argument majeur des pro-avortement ou « pro-choice », pour le choix, semble donc bien être celui du droit de la femme enceinte de décider elle-même se qui se rapporte à son propre corps. Il s’agit aussi pour les femmes, et pour le mouvement féministe qui a en grande partie été fondé sur cette revendication, de libérer les femmes de l’ancienne aliénation qui les réduisaient (pas toute, mais tout de même) au rôle de génitrice de l’humanité. Il n’était pas rare, jusqu’à la seconde guerre mondiale, que les femmes ne fassent presque rien d’autre de toute leur vie que d’enfanter, perdre des enfants, recommencer, les éduquer, et même mourir en couche. Derrière le droit à disposer de son corps, il y a la revendication à ne pas être réduire à un rôle social.

Première page du Planned Parenthood américain

Contre l’avortement

Les arguments contre ne sont pas exactement symétriques aux arguments pour, ce qui est particulièrement intéressant.

L’argument « pro-life » ou pro-vie, le plus commun, repose essentiellement sur l’idée que tout fœtus est une vie et qu’à ce titre, il est sacré. Les distinctions subtiles de la médecine ne saurait empêcher la réalité. Si le développement de l’embryon ou du fœtus avait été porté à son terme, il aurait conduit à la création d’un être vivant. Les questions de calendrier de développement de la conscience ou de la sensibilité sont pour lui totalement spécieuses. L’un des argument le plus récent est de dire qu’il y a vie dès qu’il y a un début de cœur qui bat, soit autour du 23ème jour, 3 à 4 semaines seulement après la fécondation. Mais on pourrait aller plus loin et dire qu’il y a vie dès qu’il y a division cellulaire, voir dès que le spermatozoïde et l’ovule se rencontrent.

La déesse de la fertilité

L’argument psychologique affirme que tout avortement est un traumatisme psychique profond et totalement inutile. L’enfant, voulu ou pas, est une extension du corps de la femme qui le fabrique en son sein. Le faire disparaître, c’est attenter à soi-même autant qu’à une vie potentielle. A moins d’être un psychopathe, il est impossible d »en sortir indemne. Il est inutile d’ajouter au traumatisme d’ un éventuel viol celui de se vivre comme étant soi-même une criminelle. La dette que la femme a envers le futur bébé, non satisfaite par l’éducation, se transforme en culpabilité. Cette idée suppose un rapport différent de la femme et de l’enfant à venir. L’à-venir, le futur est en quelque sorte premier, et nous devons travailler pour lui, et non l’inverse. Le fil du temps est plus fort que tout.

L’argument morale – médicale, est l’inverse de l’argument de la non personnalisation. C’est la conception de la médecine qui est ici en cause. La médecine, selon Hippocrate, doit toujours favoriser la vie, et jamais aller contre. Elle ne peut pas plus accepter l’avortement que l’euthanasie. On peut cependant gloser sur le sens exact de sa sentence. Fait-il référence uniquement au potion abortive ou à tout type d’avortement? On ne le saura pas.

« Je ne remettrai pas non plus à une femme de pessaire abortif » Serment d’Hippocrate

L’argument de la contraception est un argument technique. Il y a quantité de manières, en dehors du cas du viol, de ne pas concevoir un enfant quand on a des rapports sexuels. Rétention, passage par l’autre côté, éjaculation hors du vagin, capote, pilule, vasectomie, ligature des trompes, etc. Cela nécessite parfois une éducation et un collaboration des hommes, qui doivent également assumer leur responsabilité.

L’argument social, qui n’est pas tout à fait le même que celui du pro-life, consiste à soutenir que le corps de la femme ne fait pas que lui appartenir. Il a une destination naturelle qui le dépasse et concerne toute l’espèce, à savoir porter les enfants, les mettre au monde, et en étendant un peu l’argument, s’en occuper au moins au début de leur vie. Cette vocation dépasse le cadre de la seule individualité de la femme enceinte et elle ne peut donc pas décider seule d’enfanter ou de ne pas enfanter.

Contrairement à l’argumentation Pour, toute l’argumentation Contre semble se concentrer sur l’idée qu’il n’y a pas là qu’un choix individuel, mais bien question sociale, légale, spirituelle, qui dépasse la seule possession du corps de la femme par la femme.

Les arguments des tiers

A travers l’exposé des pro-vie et pro-choix, nous avons vu apparaître tout un dispositif autour de la question, qu’il est possible de compléter en ouvrant de nombreuses autres questions que l’air du temps ne met pas au devant du débat publique, ce qui ne les empêche pas d’être fondamentales.

Il y a d’abord la génitrice et le géniteur. Le choix revient-il uniquement à la femme, ou également à l’homme? Peut-on poursuivre l’homme s’il refuse de se décider? En ouvrant la question en dehors du seul de la femme à de l’avortement, on retrouve la question de la reconnaissance de la paternité et de l’obligation d’assumer son rôle de père. Quelle est la place du géniteur? Ce débat est aujourd’hui étouffé par l’individualisme féminin.

Si les deux géniteurs, ou si l’un d’entre-eux seulement, est mineur, le choix doit-il revenir également à leurs parents? A ceux uniquement de la génitrice, qui seront peut-être plus impliqué dans l’éducation, ou à tous les parents? Faut-il penser aux grands-parents, aux cousins? Ou faut-il donner un droit spécial, une brèche dans la définition de la majorité, pour laisser les géniteurs décider? Faire ce choix, c’est comme toujours également renforcer le poids de l’administration et réduire le pouvoir de la famille.

Dans l’acte de l’avortement, la question du rôle du médecin, ou du personnel médical, qui accomplit l’acte est cruciale. Peut-il être contraint par la loi à réaliser des avortements? Tout type d’avortement ou seulement certains? A-t-il le droit d’invoquer une clause de conscience, forme de reconnaissance de l’exceptionnalité de l’acter? Ou doit-il l’accepter même contre sa conscience, ce qui là aussi, serait donner un pouvoir à l’administration qui aurait tout aussi bien pu appartenir à l’individu.

Au-delà du seul médecin, se pose la question de l’industrie médicale qui fournit le matériel pour l’opération et tout le matériel pour la contraception. On pourrait lui objecter son cynisme, mais il existe une industrie bien plus massive de l’enfantement, y compris pour l’industrie médicale, qui dépasse de loin le marché de l’avortement.

Le rôle de l’Etat, dans la détermination de la loi, est également crucial. Il est dans ce cas en lien directe avec les sources morales, ou même religieuse, du droit. Car, et c’est le dernier point, touchant la vie et la mort, l’avortement touche évidemment au sacré et au sens de la vie.

Il faut ajouter encore ici la parole de celui qui n’a pas de parole, et qui pourtant pourrait bien être le plus important. Le fœtus, le futur être humain à venir. Quel est son statut, son être? Question d’une profondeur métaphysique abyssal. Quel est son droit? Que dirait-il s’il pouvait parler? Que peuvent penser tous ceux qui auraient pu être « avorté » mais ne l’ont pas été, comme par exemple le cas extrême d’un enfant de viol? Que peut-il penser de l’avortement, c’est-à-dire d’un droit ou d’un acte qui aurait pu faire qu’il ne soit pas? Est-il possible de penser ce qui aurait pu faire que l’on ne vienne pas à l’existence? Il y a là une contradiction performative, car personne ne peut réellement tenir un discours qui poserait en même temps la condition de sa non existence, une non existence qui la rendrait incapable de tenir ce discours. Il y a là quelque chose de profondément troublant et qui pourrait bien être décisif.

La vie et la mort

La question de l’avortement est terrible et tragique. Elle nous renvoie à tous les autres cas dans lesquels nous avons a décider de la mort.

-Un Etat a-t-il le droit d’envoyer et même de forcer les citoyens à aller la guerre, à tuer pour lui et à se faire tuer pour lui? Quel est le fondement de la conscription?

-Un Etat a-t-il le droit de condamner à mort l’un de ses citoyens qui viole certaines lois ?

-Un homme ou une femme qui ne supporte plus la vie, peut-il avoir le droit à l’euthanasie et être aidé à mourir? Dans quelles conditions? Quand il est victime d’une maladie terrible, comme Alzheimer; quand il est atteint d’une maladie incurable qui ne lui donnera plus aucun répit, mais uniquement de la douleur? Ou quand il n’en pourra tout simplement plus de vivre? Comment et qui devra procéder? Un médecin, un proche, une potion qu’il prendra lui-même?

-Que devons-nous faire avec les enfants, les embryons, ou les fœtus qui montrent ou sont réellement des handicapés? Faut-il, comme les Spartiates, mettre fin immédiatement à tout forme de vie considérée comme non viable, c’est-à-dire qui ne pourra jamais trouver une place sociale autonome? Ou faut-il défendre toutes les formes de vie, qui ont toute un droit naturel égal à la vie, pour autant qu’il soit même possible de parler de droit? Mais qu’en est-il du droit des parents à avoir eux aussi une vie à peu prêt normale, qui ne soit pas uniquement un dévouement sans fin à leur progéniture. Existe-t-il ou pas?

-Quels modes de conception et de contraception devons-nous accepter? Faut-il vraiment accepter que nos femmes, filles, épouses, prennent un traitement chimique pendant des décennies? Faut-il permettre un démembrement complet de la conception, avec un sperme ou un ovule, inconnu ou sur catalogue, un ventre à louer, une séparation de la génitrice et de l’enfant dès la naissance? Faut-il accepter la technicisation de toute la procréation? Ou seulement en partie?

Tel est le vertige des questions modernes de vie ou de mort. La question de l’avortement cependant va encore plus loin. Elle mêle en effet ensemble la question de la vie et de la mort. Dans les autres cas, sauf celui du handicape, il y a une vie, une naissance, avant la mort. Avec l’avortement, nous sommes plongés dans un statut différent de l’être, qui n’est pas celui de la vie effective, réelle, à laquelle une responsabilité et une liberté puisse être attachée, mais la question d’une vie surtout en puissance, une potentialité, un advenir, que nous prétendons pouvoir contrôler.

La casuistique des décisions morales

La loi morale

Le philosophe de Königsberg, Kant, nous a donné la clé de ce que doit être une loi morale. Pour établir un principe morale, il faut qu’il soit universel, c’est à dire applicable partout, en tout temps, et en toute circonstances et pour tout le monde. Il ne saurait y avoir la moindre exception à la loi morale si elle veut être aussi nécessaire qu’une loi physique comme la loi de la gravité.

Comment savoir si la loi que je me propose est universelle? Kant a également donné la réponse. Il suffit de se demander si toute l’humanité pourrait se comporter de la manière envisagée. Ai-je le droit de mentir? Mais que serait un monde où tous les hommes mentiraient et où plus personne ne pourrait se faire confiance? Il serait invivable pour des hommes. Ai-je le droit de voler, de tuer, de violer, et même de désobéir à la loi? Un monde humain où tout le monde universellement se permettrait de tels agissement serait un enfer sur terre, une anarchie totale. Selon les termes de la loi morale kantienne, tout ceci est radicalement impossible. Il y a là une forme de radicalité qui rappelle la manière dont Socrate accepte le jugement qui le condamne à mort. Dans le Criton, ou du devoir (déon), Socrate expliquer à Criton qu’il n’y a aucun moyen pour lui d’échapper à la loi, non parce qu’elle est juste ou injuste, mais parce qu’elle est, tout simplement, la loi.

Les limites de la loi morale

Kant fera preuve de la même intransigeance. Il n’y a pas de Droit de mentir par humanité. Benjamin Constant lui enverra par courrier l’objection suivante: si un meurtrier vient frapper à ma porte et me demande où habite sa prochaine victime, est-ce que moi, qui sait qu’il est un meurtrier et qui connais l’adresse de sa prochaine victime, je dois tout de même lui donner l’adresse de ce malheureux voisin? Kant répondra oui. La réponse fera évidemment scandale. Sous le seul motif du droit de mentir, sa réponse est parfaitement cohérente avec sa doctrine qui n’accepte aucune exception sous quelque motif que ce soit. La loi morale est absolue. Mais sous le rapport d’un hypothétique droit d’assassiner un autre homme, ou d’être le complice d’un assassin, la réponse de Kant est évidemment déficiente. Rappelons qu’en droit français, est considéré comme un complice toute personne donnant une assistance active à l’accomplissement d’un crime. C’est exactement le problème dans lequel est tombé Kant en privilégiant le devoir, le respect de la règle, aux conséquences du devoir. Le devoir de dire la vérité doit lui-même être limité. La loi morale ne fonctionne que si tout le monde est bon et suit la loi morale. Dans un monde où la méchanceté est possible, où certains hommes s’affranchissent, justement, des commandements de leur conscience et du respect d’autrui, nous devons faire preuve de prudence.

Le monde humain n’est pas un monde où la loi morale puisse s’appliquer sans discernement. Elle n’est d’ailleurs pas reconnue comme un principe du droit. La loi réelle, concrète, objective, est le principe qui régit réellement les rapports entre les hommes. Et celle-ci diffère selon les organisations politiques et sociales. Aristote, lui-même condamné à mort par Athènes, n’hésitera pas à se soustraire au jugement. Il refusera à là Cité le droit de commettre, après la mise à mort de Socrate, un nouveau crime contre la philosophie. Il vaut moralement mieux, selon la sentence de Socrate, être victime de l’injustice que coupable d’injustice. Mais le mieux semble être pour Aristote, de ne pas être victime d’injustice.

La loi morale appliquée à l’avortement

Peut-on appliquer la loi morale à la question de l’avortement? La conclusion serait très simple. Il est impossible de considérer que l’avortement puisse être un droit applicable en tout temps et tout lieu. Sinon, il n’y aurait tout simplement plus d’humanité. La généralisation de l’avortement est une négation de l’humanité elle-même. Elle est impossible.

Selon les conclusions radicales tirées par Kant de sa manière de poser la loi morale, il est clair que l’avortement est inacceptable. Les distinctions subtiles sur la viabilité du fœtus ne tiennent absolument pas. Mais si l’on pose l’objection du viol, c’est-à-dire si, comme dans l’objection de Benjamin Constant, on introduit un autre élément immoral dans l’analyse, Il est clair que la loi morale vacille. Comment accepter une telle loi morale sans légitimer en même temps le viol? Comment faire du viol un principe universel ? C’est exactement la contradiction dans laquelle est prise le Vatican dans sa condamnation de toute forme d’avortement.

Appliquer la loi morale dans un mode immoral

Benjamin Constant a visé juste. Vue aujourd’hui, son argument comporte une incroyable forme de préscience, tant son objection couvre tous les comportements de délation pendant les heures sombres de la guerre et notamment la délation des juifs. Il manque à la loi kantienne un étage de principe qui doit lui permettre de résister au mal et à l’injustice en toute circonstance. Quand il y a par ailleurs dans la situation dans laquelle s’applique la loi morale, un manquement à la loi morale elle-même, ce qui doit s’appliquer n’est pas le respect de la loi, mais tout simplement le châtiment, la peine. Avant de se demander si je dois dire la vérité au meurtrier, je dois le châtier comme il le mérite et réparer autant que possible ses torts. La loi morale ne doit jamais embarquer le crime comme un passager clandestin. Avant d’appliquer la loi morale, je dois vérifier que les conditions de son application sont réunies. Pour correspondre à la situation, la loi morale doit obéir à un dispositif d’application. Il s’agit tout simplement de recréer les conditions de son application en punissant tout acte antérieur pris dans la loi. En punissant, la justice châtie, mais elle fait plus que cela, elle réintroduit la possibilité d’avoir un comportement juste.

Je n’ai pas à obéir au nazi parce qu’il n’est pas possible de poser comme loi morale que l’on puisse exterminer des hommes pour leur croyance religieuse. Sinon toute l’humanité non athée disparaitrait. Il n’y a pas de monde moral où nous ayons à obéir au salop. Il y a cette dimension de combat, de lutte, de guerre pour l’établissement de la loi morale dont il est impossible de se soustraire, et qui est un principe supérieur qui conditionne l’application de la loi morale, tout comme celle de la justice.

La casuistique de l’avortement

Après les cimes de la pensée morale, nous voilà revenus dans la fange terrestre. Toutes les situations sont complexes, grises, multidimensionnelles. Le droit doit débrouiller ces dimensions pour pouvoir trancher. C’est en fait exactement ce qu’à fait l’arrêt Rode vs Wade de janvier 1973. Le texte de l’arrêt est disponible ici: https://www.law.cornell.edu/supremecourt/text/410/113

La cour suprême en 1972

Sans reprendre tout le texte, le § 40 donne les justificatifs du droit à l’avortement.

‘UNIFORM ABORTION ACT

‘Section 1. (Abortion Defined; When Authorized.)

‘(a) ‘Abortion’ means the termination of human pregnancy with an intention other than to produce a live birth or to remove a dead fetus.

‘(b) An abortion may be performed in this state only if it is performed:

‘(1) by a physician licensed to practice medicine (or osteopathy) in this state or by a physician practicing medicine (or osteopathy) in the employ of the government of the United States or of this state, (and the abortion is performed (in the physician’s office or in a medical clinic, or) in a hospital approved by the (Department of Health) or operated by the United States, this state, or any department, agency, or political subdivision of either;) or by a female upon herself upon the advice of the physician; and

‘(2) within (20) weeks after the commencement of the pregnancy (or after (20) weeks only if the physician has reasonable cause to believe (i) there is a substantial risk that continuance of the pregnancy would endanger the life of the mother or would gravely impair the physical or mental health of the mother, (ii) that the child would be born with grave physical or mental defect, or (iii) that the pregnancy resulted from rape or incest, or illicit intercourse with a girl under the age of 16 years).

Sans traduire tout le texte, les conditions sont strictes et claires: l’acte doit être réalisé par un médecin, 20 semaines maximum après le début de la grossesse, en cas de grave danger physique ou mental pour la mère, ou si l’enfant à naître est gravement déficient mentalement ou physiquement, ou si la grossesse résulte d’un viol, d’un inceste ou d’un rapport ayant eu lieu sous l’âge de 16 ans.

Les conditions sont donc incroyablement cadrées. Elles ne donnent pas du tout un droit inconditionnel à tout type d’avortement. Le texte est particulièrement orienté par le point de vue strictement médical, rappelant les principes d’une opération médicale et le droit de tout médecin de refuser toute opération qui irait contre sa conscience. Une large partie de l’argumentation donne au seul médecin le pouvoir de décider si l’avortement est justifié ou non, en enfermant et c’est sa faiblesse, le droit à l’avortement dans une vision presque uniquement médicale.

Le texte laisse, comme toujours en droit, une marge de manœuvre à l’interprétation de la loi par le juge qui pourrait être appelé à se prononcer dessus. Les marges de manœuvre portent sur les conditions de chaque cas, s’exprimant sur la « gravité », y compris psychologique, non définie de la situation. En dehors de ce point, peut-être trop ouvert sur une interprétation psychologique de la situation de la mère, il n’y a aucune référence à un droit de la femme à disposer de son corps. Il n’y a aucune reconnaissance d’un droit de la femme à décider seule. La décision doit se faire au contraire en fonction des termes de la loi et de la situation d’un médecin. La seule vraie question qui reste ouverte est celle du délai des 20 semaines.

Ce délai fait l’objet d’une étude historique médicale qui passe en revue les grandes conceptions de l’âge à partir duquel un fœtus peut être considéré comme une personne:

Early philosophers believed that the embryo or fetus did not become formed and begin to live until at least 40 days after conception for a male, and 80 to 90 days for a female. See, for example, Aristotle, Hist.Anim. 7.3.583b; Gen.Anim. 2.3.736, 2.5.741; Hippocrates, Lib. de Nat.Puer., No. 10. Aristotle’s thinking derived from his three-stage theory of life: vegetable, animal, rational. The vegetable stage was reached at conception, the animal at ‘animation,’ and the rational soon after live birth. This theory, together with the 40/80 day view, came to be accepted by early Christian thinkers.

The theological debate was reflected in the writings of St. Augustine, who made a distinction between embryo inanimatus, not yet endowed with a soul, and embryo animatus. He may have drawn upon Exodus 21:22. At one point, however, he expressed the view that human powers cannot determine the point during fetal development at which the critical change occurs. See Augustine, De Origine Animae 4.4 (Pub.Law 44.527). See also W. Reany, The Creation of the Human Soul, c. 2 and 83-86 (1932); Huser, The Crime of Abortion in Canon Law 15 (Catholic Univ. of America, Canon Law Studies No. 162, Washington, D.C., 1942).

Galen, in three treatises related to embryology, accepted the thinking of Aristotle and his followers. Quay 426-427. Later, Augustine on abortion was incorporated by Gratian into the Decretum, published about 1140. Decretum Magistri Gratiani 2.32.2.7 to 2.32.2.10, in 1 Corpus Juris Canonici 1122, 1123 (A. Friedberg, 2d ed. 1879). This Decretal and the Decretals that followed were recognized as the definitive body of canon law until the new Code of 1917.

Il est également faire référence au moment où le fœtus bouge pour la première fois et donne ses premiers coup de pied (quickening), considéré comme le moment où une âme, un principe de mouvement selon la définition d’Aristote, anime le corps. Le délai prend aussi en compte la date à partir de laquelle le fœtus pourrait survivre en dehors du corps de la mère, montrant une forme de viabilité. Le délai maximum des 20 semaines est supérieur au délai des fausses couches. Chacun sait que l’on n’annonce pas une grossesse avant la fin du délai des 3 mois, puisqu’il est toujours possible avant ce délai de perdre l’enfant à naître. L’avortement, s’il est pratiquer dans ce délai de 12 à 14 semaines se rapproche d’une forme de fausse couche institutionalisée.

La loi sur l’avortement en France, la Loi Veil date du 17 janvier 1975, soit deux ans après l’arrêt américain. Elle autorise l’interruption volontaire de grossesse (IVG) jusqu’à 10 semaines de grossesse, ce qui la rend bien plus restrictive que la loi américaine. La clause de conscience permet à tout professionnel de refuser de concourir à l’avortement. Aujourd’hui, le délai légal en France est de 14 semaines.

La possibilité de l’abandon, ou du don, et de l’adoption.

Un autre point n’est pas vraiment mis en avant dans les argumentations développées sur l’avortement. Pourtant il existe réellement et conditionne de nombreuses décisions de non avortement. Il y a en effet toujours la possibilité de confier l’enfant aux services gouvernementaux après sa naissance. Les services sociaux peuvent ensuite organiser son adoption par un couple ne pouvant pas avoir d’enfant ou cherchant tout simplement, par grand cœur, à recueillir un orphelin. Il est très étonnant que ce point de vue ne soit pas pris en compte, comme s’il était encore plus immorale d’abandonner une enfant que d’avorter.

Un orphelinat en Asie

La nature, l’individu, la technique

Les anti-avortement défendent un point de vue naturaliste. Ni la décision humaine, ni la technique ne doivent intervenir dans un événement qui transcende la situation de chacun de nous et nous renvoie au mystère de la vie. Sans la nature, sans dieu, sans la vie et son mystère, il n’y aurait pas d’humanité. Et l’humanité doit se rappeler en permanence qu’elle n’est pas son propre principe.

Les pro-avortement défendent l’idée d’une humanité maîtresse de son destin. Pro-choice, nous avons le droit de défendre notre propre liberté. Nous sommes maître de notre destin et libre. Cela même si la liberté veut dire que nous devons faire des choix douloureux sur les questions de vie ou de mort.

L’arrêt Roe vs Wade tente de trouver un entre-deux entre ces deux positions, et ne tranche pas la querelle philosophique. Il est à proprement parlé pragmatique, ménageant en apparence les deux parties. Mais ne répondant pas sur la question du principe, il ne peut satisfaire personne au fond. C’est souvent le cas dans les décisions de justice les plus importantes. Mais de fait, en reconnaissant un droit à l’avortement, c’est le point de vue de la liberté humaine qui est érigée comme principe premier. L’homme, par sa volonté, son raisonnement et son habileté technique, a le pouvoir de prendre la place d’un principe naturel qui s’imposerait de lui de l’extérieur. Le principale naturaliste nous condamnerait à rester dans ressource face à la maladie et même face à la violence, puisqu’il fonde également le droit du plus fort. La question de l’avortement ne saurait faire exception.

La question de l’avortement doit uniquement être pensée dans un monde humain, sous le principe de liberté et de respect de l’autre. Cela a-t-il un impact sur la réponse à donner? Le fondement de l’argumentation change la question, la renverse de manière positive: comment doit-on concevoir? Nous avons déjà séparé le sexe de la procréation. Nous reconnaissons tous que forcer une femme à porter l’enfant d’un viol est une privation de son autonomie, la réduisant à être une simple porteuse pour le compte de la société ou d’un principe supérieur. Comment trancher les questions portant sur les mineurs, sur la conception par un acte de plaisir qui n’était pas voulu? Tout simplement en acceptant que l’homme soit un être de projet. Etre libre, c’est respecter des principes et définir soi-même son action. La conception non voulue, n’est pas une conception libre.

Une éducation à la conception

Mais comment, une fois tout ceci posé, prendre en compte le point de vue de l’enfant à naître? La plupart des raisonnements, comme dans les questions de PMA et GPA, évacuent tout simplement la question. Elle n’existe pas si tout dépend du principe de volonté. Et pourtant, elle existe, car la conception s’ouvre sur une nouvelle personne possible, un être en puissance si ce n’est encore en acte, pour reprendre une distinction célèbre d’Aristote. La véritable solution est l’éducation à une conception organisée et voulue. Toutes les autres solutions sont mauvaises. Le meilleur avortement reste celui qui n’a jamais lieu, puis celui qui a lieu dans les cas extrêmes, des cas de viol ou de handicap majeur. Mais une grosse non voulue résultant d’un acte de plaisir est une faute morale faites par les concepteurs. Tout autre privation d’existence d’un être moral à venir nous plonge dans un abîme, un vertige dont aucune réponse positive ne saurait sortir.

Appendix

https://fr.wikipedia.org/wiki/Quatorzi%C3%A8me_amendement_de_la_Constitution_des_%C3%89tats-Unis

L’arrêt Roe vs Wade s’appuie sur le 14ème amendement. Voici le texte exacte:

« Section 1. Toute personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est citoyen des États-Unis et de l’État dans lequel elle réside. Aucun État ne fera ou n’appliquera de lois qui restreindraient les privilèges ou les immunités des citoyens des États-Unis ; ne privera une personne de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière ; ni ne refusera à quiconque relevant de sa juridiction, l’égale protection des lois.

On conviendra sans mal qu’il est difficile de passer de ce texte au droit à l’avortement. Ce texte sert à contrer tout arbitraire de l’Etat, mais c’est tout. Il n’y a aucune référence à un droit de disposer de son propre corps.

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