Le héros, le sage, le prophète et le scientifique

L’Antiquité nous a léguée un certain nombre de modèle de caractère à travers nous tentons d’organiser nos vies. Achille et Hercule, Socrate et Aristote, Moïse et Jésus.

Ils ont tous en commun un lien à la divinité. Ils en sont les enfants, comme Achille, Hercule, et Jésus. Ils en sont les porte-voix, comme Moïse, Joseph, Savonarole. Ils en sont le modèle et le guide. C’est Socrate et son démon, Aristote et la vie vouée à la contemplation du divin, ou le sage stoïcien, un homme si parfait qu’il n’a peut-être, voir même sûrement, jamais existé.

Le héros

De ces trois figures, la plus emblématique, celle qui nous charme le plus tout au long de notre vie, est en définitive celle du Héros. Achille, Hector, Héraclès (Hercule), Persée… la mythologie grecque qui berce nos enfances – mais pour combien de temps encore – émerveillait nos imaginaires et parfois consolait nos faiblesses. Les héros antiques sont d’abord des demi-dieux, né le plus souvent des amours d’un dieu et d’un mortel. Persée est le fils de Zeux et de Danae, la fille du roi d’Argos. Bellérophon, selon le mythe, est le fils de Poséidon et d’Eurynomé. Héraclès est le fils de Zeus et d’Alcmène. Achille est le fils de Thétis, une nymphe marine, et de Pelée, roi de Phthie. Ce mélange de divin et d’humain est la matrice de leurs aventures futures.

Hercules and the Hydra, 1460 Tempera on wood, 17 x 12 cm Inv.8268

De leur divinité, ces figures principalement masculines héritent en général une grande force du corps. Ils sont avant tout un corps, à l’image d’Héraclès ou d’Achille. Ils sont quasiment invincibles, et magnifiquement beaux. Ils incarnent un idéal de perfection des valeurs héroïques. Etrangement, alors que leur corps et leur prouesses reflètent leur ascendance divine, c’est leur âme, leurs émotions et leur destins qui en font des hommes presque comme les autres. Leurs amours sont contrariés. Héraclès est rendue fou par Héra, qui se vende ainsi de l’infidélité de Zeus. Il massacre sa femme et ses enfants (La folie d’Héraclès, Euripide, 416av JC), et c’est uniquement après cette tragédie qu’il se lance dans sa carrière héroïque. Les amours contrariés d’Achille sont l’un des principaux sujets de l’Illiade, sa fameuse « colère » qui inaugure l’ouvrage (« Chante, au déesse, la colère d’Achille »), venant de la mort au combat de son cousin Patrocle. Achille, mais aussi de ses amours compliqués avec Chryseis et Briséis dans lesquels Agamemnon ne cesse d’intervenir. Achille par la faiblesse de son talon est également voué à la mort, comme n’importe quel mortel. Bellérophon tue accidentellement son frère. C’est le début de son exil et de ses exploits.

Le héros a, si l’on élargit le champ des références, toujours le même rôle. Il est là pour restaurer l’ordre et lutter contre le chaos. C’est un héros de l’action, du concret, de la résolution des problèmes qui assaillent les hommes. Héraklès tue quantité de bêtes monstrueuses, tout comme le prince Actarus et son robot Goldorak, Lancelot et le chevalier noir, ou Geralt de Rive (héros du Witcher). Le héros lutte contre des monstres, le plus souvent destructeur, pour restaurer la paix et libérer l’espace pour que le peuple puisse reprendre une vie normale. Il est le défenseur d’une justice dépassant la justice des hommes, mais pas tout à fait divine non plus, dans un entre-deux qui répond à sa propre nature, mi-humaine, mi-divine. Il a connu le drame, le traumatisme, le plus souvent une séparation avec ses parents. Il est aussi souvent pris de doute et traverse l’enfer et la dépression, avant de revenir encore plus fort. En cela, son arc narratif rejoint celui de la comédie, qui est un passage du malheur au bonheur. Le héros est l’anti-tragique par excellence, ce qui ne l’empêche pas de vivre la tragédie à titre personnel. C’est parce qu’il réussit, ou doit lutter contre le tragique et contre son propre destin, qu’il devient héroïque pour toute l’humanité. Pour l’aider dans cette tâche insigne, le principal allier du héros est son corps. A l’image des héros de péplum italien, le héros a un corps parfait et en tout point remarquable. C’est dans sa chaire quasi immortelle, que l’on retrouve sa part de divinité, et absolument pas, comme on pourrait le croire, dans son âme. Il est le mélange d’une conscience d’homme pris dans un corps de dieu lui donnant une énergie quasi-infinie, un pouvoir immense, mais toujours soumis au tourment de son âme.

Le héros lutte contre les forces du destin et restaure une justice métaphysique. Il lutte contre le mal au-delà de la vie. C’est aussi pour cela qu’il est admiré et aimé de tous, il ressemble plus à l’Ange qu’à l’homme courageux.

Le sage

Le sage prétend être exactement l’inverse: un intellect divin, ou ayant touché la divinité, dans un corps désespérément humain. Il n’est que chair, mais par la force de son esprit, souvent inspiré par les dieux, comme un poète, ou comme Socrate inspiré par son démon, il transcende sa condition humaine.

Il n’agit pas à proprement dit. Ou plutôt il n’agit pas à l’extérieur de lui-même. Il agit sur sa pensée, et ainsi sur celle des autres. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux », telle est sa devise. Il prétend toucher au divin par sa pensée. A l’inverse du héros, qui est acclamé par les foules admirative de sa force et de sa grandeur, ou au moins payé par elle, le sage est repoussé par une foule qui ne supporte pas sa morale perpétuelle. Le sage montre à l’homme le visage de sa faiblesse, quand le héros lui montre la grandeur du pouvoir. Le sage finit sur un bûcher, comme Gordiano Bruno. Il est exclu de l’université, comme Hume. Il boit la ciguë, comme Socrate.

Death of Giordano Bruno (1548-1600), Italian philosopher and Dominican priest.

Le Sage est un miroir de la lâcheté et de la bêtise humaine. Il sera toujours honni et puni par ses contemporains, sauf à savoir dissimuler sa sagesse. Certains finiront fous, comme Nietzsche, ou Reich, d’avoir voulu à tout prix chercher la vérité, sans concession.

Le prophète

Dernière partie du tryptique, le prophète. Pourquoi l’inclure dans cette liste, alors que les deux personnages précédents semblent déjà se répondre parfaitement et constituer les deux versants d’une même pièce? Parce que le prophète prétend également au divin. Il se pose comme le vecteur, le médiateur de la parole divine. Il apporte la volonté des dieux aux hommes. Le prophète existe selon diverses versions. Il est l’oracle des grecs, entre paroles incompréhensibles sur l’avenir, comme la Pythie, et annonce de catastrophe jamais écoutées comme Cassandre. Il officie le plus souvent dans un temple, ou proche d’un temple, et vient structurer la pensée religieuse des hommes.

Parmi les prophètes, évidemment, Jésus à une place particulière. Là où un Bouddha symbolise l’alliance du Sage et du prophète par l’établissement d’une religion uniquement humaine, Jésus impose l’alliance du prophète et du héros. Comme Héraklès et les demi-dieux grecs, il le fils du dieu transcendant et d’un femme humaine. Il est doté d’un corps parfait, qui s’il ne lui sert pas à renverser des monstres, image qui ne correspond plus à l’époque de son apparition, il peut tout de même agir en magicien sur la nature. Il multiplie les pains, pour venir à bout de la famine. Il marche sur l’eau. Et surtout, il revient d’entre les morts, par la résurrection, avant de monter au ciel.

Le prophète fondateur, comme Bouddha ou Jésus, est différent du prophète prédicateur ou « prophète de malheur », qui annonce un châtiment pour les fautes. Il est un prophète fondateur. Moïse à cet égard, à la place insigne, la plus haute, la plus humaine parce que tout à la fois la plus élevé et la plus fragile. Il reste homme, pleinement homme au contact du dieu, dont il transmet les volontés à un peuple rétifs. Il n’apporte pas une forme d’image religieuse ou symbolique, une lutte contre les maux psychiques ou sociaux. Il apporte la loi qui garantit la paix et la concorde à un peuple d’homme suffisamment volontaire pour suivre dieu tout en restant des hommes. Loin des clichés, on peut mesurer ici un versant de la grandeur du judaïsme.

Moïse et les tables de la loi

Le prophète prétend nous donner les codes du dialogue avec l’univers. Faites ceci, ou cela, et dieu sera heureux et satisfait. le Malheur ne s’abattra plus sur vous. Si seulement c’était vrai! Mais il ne déclenche la plupart du temps que superstition, communautarisme et ostracisme.

Le scientifique

Dans le 6ème chapitre du Discours de la méthode, chapitre écrit 3 ou 4 ans après la première publication. Dans cet ajout au texte original Descartes défend l’idée que le progrès technique, principalement en médecine, permettra un progrès moral bien plus important que ne pourrait le faire toute doctrine morale. Le débat est inflamable, surtout depuis qu’Heidegger a condamné la rationalité technique. On se demande toujours pourquoi d’ailleurs…

Descartes avait évidemment au moins en partie raison. Ce n’est pas d’être berger de l’être qui a permis de réduire la mortalité infantile, la mortalité lors de l’accouchement et d’augmenter l’espérance de vie en réduisant les famines. Tout ceci, qui nous donne un véritable espace pour penser, nous le devons à la technique (« on ne philosophe pas le ventre vite » dit-on communément).

Quel est le pouvoir de la science? Il est bien, en ce qui concerne la médecine, de lutter contre ce qui était auparavant le destin, interprété comme punition divine. Le médecin nous sauve d’une quantité innombrable de « coups du sort ». Il est ainsi souvent vu comme un vrai héros, « Merci docteur ». Il est un grand vecteur du recule de la superstition. C’est d’ailleurs toujours chez les plus dangereux fondamentaliste religieux que se trouvent ceux qui attaquent la médecine. Ils refusent de voir le médecin accaparer ce pouvoir.

Cette capacité de lutter contre le destin est aussi ce qui peut fonder le rapport du médecin à l’au-delà et lui permettre une certaine neutralité. Mais cela ne doit pas lui permettre de sortir lui-même de toute morale. Il suffit de songer au scandale de l’oxycodin, qui ne fait que reproduire les anciens traitements à base d’opium, de cocaïne et de morphine délivrés tout au long du XIXème siècle (de la guerre de l’opium au témoignage de Freud), ou plus récemment encore aux traitements chirurgicaux-chimiques de la fausse transition de genre, pour se rappeler que la médecine a aussi des limites, sans même parler des problèmes moraux soulevés par l’IVG et l’euthanasie.

Le savant cependant semble mieux réussir que nos autres figures, à ne pas finir sacrifié d’une manière ou d’une autre. Newton et Einstein donnent deux exemples particulièrement édifiants. Le plus marquant dans leur parcours, en dehors de leurs fantastiques découvertes, c’est leur incroyable prudence. Ni l’un, ni l’autre n’a construit son oeuvre au sein de l’université. Ils ont conquis le monde depuis l’extérieur. Newton était incroyablement secret, tellement d’ailleurs qu’on se demande parfois ce qui vient de lui, ou de Hook et Leibniz. Einstein a préféré travailler dans un obscur service de brevet. Ils n’ont pas cherché à révolutionner le système de l’intérieur. Leur oeuvre a parlé pour eux et ensuite seulement ils ont pris leur place dans le monde.

Annexe

Ces discours ne sont pas que des figures de styles littéraires. Ils structurent nos vies. Et elles en ont bien besoin. Il semblerait en effet que notre premier discours, le discours le plus répandu – singulièrement dans la période actuelle – soit le discours de l’injustice. La vie est métaphysiquement une injustice qui nous est faite. Mais parmi nous, certains arrivent à se construire un discours de héros, et à être des héros. La mère d’Alexandre le Grand l’avait éduqué dans l’idée qu’il était le fils de Zeus et le descendant de la lignée d’Achille (https://www.worldhistory.org/trans/fr/2-925/alexandre-le-grand-en-tant-que-dieu/). Jules César faisant remonter sa ligne à Vénus et Enée. A cette époque, la proximité avec les dieux était bien plus importante qu’aujourd’hui. Mais il n’en reste pas moins que les héros réel sont des êtres rares. De Gaulle était croyant et pratiquant et se pensait soutenu par les forces divines (https://actu.fr/societe/histoire-la-foi-du-general-de-gaulle_34228400.html). L’article nous dit  » comme l’écrit Victor Hugo que « chaque homme dans sa nuit, va vers la lumière », il est convaincu que « les épreuves de la vie ne sont que des étapes du salut pour qui sait les surmonter ». Mais il y a plus que ici que la reprise de la thèse stoïque.

Il y a l’idée que c’est en surmontant les épreuves, c’est-à-dire aussi notre propre faiblesse, que nous nous rapprochons de dieu, que nous luttons contre l’injustice d’être né. L’action est également métaphysique. La plainte sur l’injustice bloque notre propre action et empêche la plupart d’entre nous d’être des héros. Mais il s’agit bien de l’un de ces cercles de l’enfer dont notre psyché à le secret, car s’est justement dans l’action, dans la lutte contre le chaos, que nous retrouvons le lien perdu à la divinité. Nous n’avons pas besoin de tous devenir César pour que notre vie soit rééquilibrée. Nous n’avons pas à devenir ce type de fou sanguinaire, d’autant que nous savons que la Gloire n’est plus le seul chemin vers l’immortalité; et que l’immortalité elle-même n’est pas le seul chemin vers la divinité. La morale de l’action doit être orientée par cette réalisation, cette liaison retrouvée à la transcendance et à la totalité dont nous avons été séparé par la naissance. (Cette idée est développée dans certains type de Yoga, mais pas aussi clairement. Elle y reste balbutiante, comme dans n’importe quel discours religieux nous affirmant que tout est « divin », mais sans en donner d’explication.)

Moïse, les jedis, the Witcher

Moïse a son bâton, les Jedis leur sabre laser, the Witcher son épée en argent. Aucun des trois ne connaît ses parents. Chacun porte le symbole de sa puissance phallique. Cette puissance est avant tout magique. Le bâton de Moïse se transforme en serpent et écarte l’océan. Le sabre des Jedis est un laser qui peut tout traverser, c’est l’arme ultime. L’épée en argent de Géralt repousse et tue les monstres qui n’appartiennent pas vraiment à cette réalité, mais qui sont arrivés sur terre lors de la conjonction des sphères. Excalibur, l’épée hors de la pierre, est le symbole de la naissance du pouvoir créateur phallique lors de l’adolescence. Le héros est un créateur positif. Il met son pouvoir au service d’une cause.

Le héros se transforme. Il connaît la séparation d’avec l’être aimé. Et il arrive à la surmonter sans devenir un monstre. Moïse ne connait pas ses parents. Il retrouve sa mère et Dieu sera son père. Jésus connaît sa mère, mais Joseph n’est pas son père. Dieu sera son père. Les Jedis sont séparés de leurs parents, mais ne basculent pas pour autant du côté obscur. Tout attachement bestial leur est interdit. Geralt est abandonné par sa mère. Il devient un enfant surprise. Mais il est capable d’amour, envers Yennefer et d’autres sorcières, et envers Ciri, sa fille adoptive. Lambert au contraire, est aigri. Il n’a pas supporté la séparation et la transformation qui a suivi. Il est le Dark Vador, l’anti-héros de l’histoire.

Le méchant ne supporte pas la brisure narcissique. C’est la fée Carabosse de la Belle au bois dormant, ou la reine Grimhilde (ce qui signifie littéralement sorcière) dans Blanche Neige. Le reflet doit être parfaitement satisfaisant. L’égo emporte tout. Le héros parvient à la surmonter. L’homme du commun sans doute, navigue quelque part entre les deux.

La naissance du héros passe toujours par un ou plusieurs arrachement. Moïse est « confié » au Nil, Luke est adopté par un oncle. Géralt est abandonné plus âgé. A l’origine de cet arrachement, il y a le plus souvent un méchant, qui crée en fait le héros, en précipitant cet arrachement. Voldermort est la mémesis d’Harry Potter. La fée Carabosse révèle Blanche neige à elle-même. En voulant la faire tuer par le chasseur, la mauvaise reine, sans le vouloir bien sûr, rélève à Blanche Neige l’incroyable pouvoir qu’elle a sur les hommes. Même le boucher cède devant elle. Ce seront ensuite les nains, symbole de tous les péchés, de tout ce qu’il y a de moins bons chez les hommes, qui seront renversés par la grâce de Blanche Neige. C’est d’abord le mal qui engendre, par sa peur et son angoisse d’être renversé, la puissance du bon.

De cet arrachement, de cette rupture, le héros hérite un don de double vue. Il voit Dieu, ou il perçoit l’avenir. Il a une empathie hors du commun, là où le mal ne cherche que la domination mécanique. Il sent et ressent. Il acquiert aussi un certain sens de la lutte, de la construction de soi.

Le héros utilise son traumatisme de séparation pour promouvoir des valeurs supérieures à celle du grégaire, celui qui n’a pas connu la séparation. Il permet ainsi de fabriquer une société plus large, plus respectueuse des autres, et non pas uniquement repliées sur les identifications familiales et les vengeances entre clans. Il est le civilisateur. Le héros accepte la souffrance de son traumatisme et la regarde en face. Il accepète la brisure de son égo. Le salaup ne l’accepte pas, son égo doit être intacte en toute circonstance.

Le héros a la chance de retrouver une glorieuse seconde famille. Sa seconde famille compte d’ailleurs pour beaucoup dans son destin fondateur. Moïse est receuilli par la famille de pharaon. Luke ne manque de rien chez son oncle, mais on n’est loin des fastes des palais du Nil. Jésus aura encore moins, né dans une étable, histoire de faire l’inverse de Moïse. The witcher attérit dans sa guilde, comme un jedi, son modèle. Actarus a gardé un splendide robot et des pouvoirs surhummains. Il est receuilli par des scientifiques. Le héros est toujours adopté par ceux qui vont lui donner les moyens de résoudre sa cassure.

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