il faut être sacrément fort pour être guidé uniquement par la raison. Nous connaissons bien ce problème. Parmi tous les exemples possibles, prenons celui du vin. Le gouvernement et les autorités sanitaires s’escriment à combattre la « surconsommation » d’alcool, doux euphémisme pour parler d’alcoolisme. Mais au pays de Rabelais, de la Dive bouteille, et des grands crus, son combat est quasiment perdu d’avance. Les grands discours rationnels n’arrivent pas ou très peu à nous convaincre. C’est bien plutôt la peur, en l’occurrence la peur de la maladie et de la mort, qui nous fait changer d’avis. Combien de fumeurs continuent à fumer même après un premier infarctus?
Nous sommes bien obligés de reconnaître que cette même raison, capable de nous faire comprendre le mouvement des planètes et de nous envoyer sur mars, reste désespérément faible quand il s’agit de nous aider à réformer nos comportements. Si ce n’est alors la raison qui tient les clés de notre caractère et de nos émotions, alors qui est-ce ? Il s’agit bien sûr de l’imagination. La raison est générale et universaliste. L’imagination touche au concret et au particulier. Elle parle au corps, aux tripes, aux organes, et aux passions en utilisant une langue et une logique différente. Elle ne suit pas la logique du rationnel, mais celle du symbole et de la métaphore, parfois autrement plus efficace.

Dieu des philosophes et dieu des croyants
Le meilleur exemple de cette dualité d’efficacité des discours rationnels et imaginaire se trouve dans le rapport à la religion. D’un côté la raison nous convint que tout doit bien provenir de quelque chose. Sans revenir sur les détails, tous les raisonnement intellectuels semblent finir par pointer vers l’hypothèse nécessaire d’un au-delà, d’un dieu, d’une âme. Le tout prouvé more geometrico, comme dans l’Ethique de Spinoza, ou le Discours de la méthode.
A l’inverse de ces démonstrations, la religion met en place, comme dans la littérature, un discours qui s’adresse à l’imagination. On y accède pas à dieu par le raisonnement, mais par des personnages: les Titans, Les Dieux, les Héros, et finalement Jésus. Les dieux sont ainsi clairement identifiable: Zeux, Rhéa, Poséidon. Dans la religion grecques, ils font le lien entre les puissances de la nature et la transcendance: l’éclair, la mer, la nature, la guerre, etc. Les dieux peuvent ainsi descendre sur terre et participer directement à la vie des hommes. Athéna guide Ulysse. Zeus a de nombreux enfants avec des mortelles, qui sont autant de demi-dieux et de héros existant sur la terre ferme.

Jésus n’échappe pas à cette règle. Il va même encore plus loin dans le caractère « réaliste » de l’existence du divin sur terre. Jésus n’est plus un mythe renvoyant à un autre temps qui eu lieu jadis. Il est le Dieu ici et maintenant existant, parlant aux hommes et accomplissant des miracles. Tout pour la raison est absurde, et notamment sa naissance, l’immaculée conception évidemment impossible. Ce quoi les catholiques répliquent généralement, pris dans les délices de l’imagination, que pourtant, cela est bien « arrivé ». La puissance du mythe vient de sa supercherie elle-même, qui consiste à se cacher comme mythe pour faire croire à sa réalité.

L’Eglise, en se fondant sur la parole de Jésus, a construit tout un système d’une grande sophistication pour discipliner l’imagination. Ce système a un seul et unique but principal: renverser définitivement la culpabilité juive et restaurer l’amour existant entre dieu et les hommes. Jésus va prendre sur lui tous les péchés, tout le mal, c’est-à-dire plus concrètement, toutes nos faiblesses quotidiennes. Il nous libère du poids de notre auto-critique perpétuelle, celle-là même qui, à force d’insister sur cet unique point, peut faire tangenter la religion juive avec la folie. Pour les catholiques, il suffit de penser à Jésus, pour lui remettre symboliquement, mais aussi de manière émotionnellement efficace, toute notre mauvaise conscience de nous mêmes. Il est là pour cela. En échange, il ne s’agit pas pour nous de pouvoir faire ce que nous voulons sans risquer le mal et la punition. Jésus ne rase pas gratis. Il s’agit bien au contraire de restaurer notre confiance en dieu et en nous-même. En nous libérant de la culpabilité, la parole de Jésus laisse la place pour une Alliance renouvelée, c’est-à-dire pour la restauration de l’amour de Dieu envers les hommes. Concrètement, nous ne nous sentons plus coupables, nous pouvons lâcher prise, accepter nos défauts et notre destin. Ainsi délivrés de cette part de mal que nous ne parvenons pas à contrôler, nous sommes à nouveau capables de nous sentir aimé par Dieu. Aucun système de développement personnel ne propose une meilleure méthode.
La forme d’amour mise en oeuvre n’est aucune des trois formes remises au goût du jour par Luc Ferry et Comte-Sponville, Eros, Agape, Philia, l’amour physique, la charité, et l’amitié au sens grec. Ce n’est pas non plus l’amour intellectuel de Dieu de Spinoza et Descartes. Et ce n’est pas l’amour proclamé par Jésus: « aimez-vous les uns les autres », ou « aimez votre prochain comme vous-mêmes ». Nous n’avons pas temps besoin de donner de l’amour que d’en recevoir. C’est ce que nous donne Jésus et que thématise l’Eglise, la possibilité pour chacun d’entre-nous de recevoir l’amour de Dieu et d’en être digne. De très nombreux mouvements de fidèles répètent « Jésus vous aime ». Cela signifie Dieu vous aime, ou encore tout simplement « vous êtes aimé ». Il n’en faut pas plus pour être heureux.
La force de la religion est de personnaliser les dieux pour les mettre au niveau de l’imagination. La force du christianisme est d’avoir utiliser cette forme pour développer le sentiment d’Amour, d’union, d’alliance entre Dieu et les hommes. Tous les rites vont en ce sens: le baptême, première marque de l’Alliance renouvelée, les différentes communions, le mariage, évidemment une Alliance, symbole de l’amour d’un homme et d’une femme, et les enterrement, par lesquels nous retournons à Dieu.

Le rite, que l’on retrouve dans toutes les religions, a le même object de rendre « réel » le lien avec le dieu. Le rite n’est pas un spectacle. Ce n’est pas un film devant lequel nous restons assis, ou un livre identique depuis son écriture, et lu par des milliers de générations. La grande différence est qu’il n’est pas passif. Au contraire, il engage les « fidèles » et les faits participer à une série de cérémonies, ou autant de rituels qui doivent le faire accéder aux pouvoir des « Mystères », ces mêmes mystères dont nous avons hérité de l’ Egypte antique. Le mystère n’est rien d’autre que l’incroyable pouvoir de ces actes sur l’imagination. Dans la Poétique, Aristote fonde l’efficacité du spectacle artistique sur le pouvoir de l’imitation, la célèbre mimesis. Le spectateur antique en s’identifiant aux personnages vit d’une certaine manière avec eux les passages du bonheur au malheur, ce qui lui permet de purifier ses passions, son hubris.
Le rite va plus loin en impliquant les fidèles dans la représentation. Les tenues, les chants, la chorale, l’orgue, les lectures, forment un dispositif destiné à nous plonger activement dans la foi. Le pouvoir d’identification du spectacle en est démultiplier. Une communauté est créé. En visant spécialement l’Amour, le judéo-christianisme, en cela pas si éloignée des autres branches de la civilisation européenne, touche juste. Chez les Grecs, c’est bien l’amour qui déclenche la guerre de Troie. Le Banquet de Platon met en scène le passage de l’Amour entre les hommes à l’amour pour la divinité et la philosophie. Empédocle faisait de l’Amour et la haine les principes mêmes de la physique, l’Amour étant ce qui unit les êtres et les corps et la haine ce qui les sépare. La religion Celte communie avec la Nature. En nous débarrassant de la culpabilité, cette haine de soi-même, le christianisme complète et surpasse le discours de Jésus, resté trop symbolique et trop vague. Le type de l’amour n’était pas assez clair. En visant principalement l’Amour que Dieu a pour les hommes, et la capacité pour les hommes de recevoir cet Amour, le christianisme a offert une merveille au monde. Il vise directement la racine de toutes nos misères, faiblesses et tristesses, cette séparation d’avec la totalité en laquelle consiste la naissance elle-même, ontologiquement constitutive du fait d’être et qui ne saurait quitter l’animal doué de conscience, conscience de lui-même, de sa finitude et de sa séparation, conscient de l’existence du tout, et de la mort. De même, et sans développer ici entièrement le sujet, nous voyons que la question de l’origine du mal est ici occultée, intégrée directement dans la question du péché et de la culpabilité dont Jésus nous délivre. Elle sera dans l’Eglise renvoyée à Satan, ou au Diable, incluant un Dieu supplémentaire dans ce faux monothéisme.
Les limites du rite
Si le cœur est pur, il n’est pas exempte de certains défauts, donc les conséquences ne sont que trop visibles. La première limite est celle de l’exclusivité répétée. La foi chrétienne, comme la foi juive, est exclusive. C’est très vrai chez les juifs, « élus de dieu », déclenchant une terrible jalousie partout où il passe. C’est un peu moins vrai chez les chrétiens, religion plus ouverte, dans laquelle on peut se convertir, mais qui exige aussi un baptême pour faire partie de la communauté de dieu. Ce mécanisme communautaire, efficace pour flatter l’ego des membres, est une source de division communautariste. Il en existe malheureusement de nombreuses autres, au premier rang desquelles, malgré tous les efforts de Jean-Paul II, la négation des racines juives du catholicisme, malgré Saint Thomas lui-même, le peu de cas fait de la culture grecque. Plus profondément encore, la puissance de l’image et de l’identification, la transformation en fait réel d’éléments mythique, brisé par le Protestantisme, qui refuse la fable de l’immaculée conception, a déclenchée les guerres de religion.

Ce tropisme conflictuel n’est peut-être pas une raison suffisante pour exclure totalement la religion, mais très certainement une raison pour en repenser les limites. Dans l’Ethique Spinoza propose ce qui ressemble très fort à une version laïcisée de la religion chrétienne. La béatitude est atteinte par le sage qui contemple dieu par le troisième genre de connaissance. En aimant dieu lui-même il perçoit que Dieu est amour. Et comme dieu a créé tout ce qui existe, Dieu doit nécessairement aimer tout ce qu’il a créé, donc aussi cet homme qui le contemple en pensée. Ainsi je peux à nouveau m’aimer moi-même par le truchement, le détour ou la médiation, de l’amour de Dieu à mon égard. Sans rentrer dans tous les détails, la principale différence est l’absence de Jésus, de la médiation d’un personnage plus ou moi réel ou fictif, pour parvenir à l’amour de Dieu. D’une certaine manière tous les philosophes des lumières poursuivent cette quête du lien purement rationnel et déritualisé avec Dieu. Les francs-maçons garderont quant à eux la nécessité d’un rite.
La solution proposée par Spinoza fonctionne-t-elle mieux? En quoi consiste exactement ce troisième genre de connaissance, et quelle est sa position entre la raison et l’imagination? Le débat reste largement ouvert. Il se concentre entre des professeurs répétant le texte sans vraiment poser la question, et d’autres penseurs comme Schopenhauer, avouant carrément qu’ils n’y comprennent rien et ne sont pas dotés de cette faculté mystérieuse. L’intuition directe de la divinité est décrite comme une fonction intellectuelle dépassant la raison, qui est le second genre de connaissance. Pourtant, dans d’autres passages hautement métaphysique, Spinoza fait référence à l’expérience de l’au-delà, une expérience tout ce qu’il y a pour lui de plus concret: « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes immortels ». L’intuition pourrait tout à fait être un mélange « adéquate » d’imagination et de raison, une alliance des deux facultés dans laquelle elles s’accordent parfaitement, effaçant leur opposition. Il en est ainsi, par exemple, lorsque nous contemplons la beauté de la nature et nous pouvons nous empêcher de penser qu’il s’agit d’un tout organisé, et non d’un chaos de matière.