Le monde entier nous l’envie. Il est reconnu universellement et depuis la société de cour de Louis XIV, il est supposé servir de modèle à tout pays se voulant civilisés. Mais quels sont donc les secrets de cet « art de vivre » à la française, fait de raffinement, de respect et de qualité, souvent synonyme de bonheur, dont seul notre pays semble détenir les clés et que le monde entier nous envie ?
L’art de la bonne chère
La France est le pays du vin, du fromage, et de la bonne chère. Rabelais l’a définitivement inscrit dans le marbre de notre conscience collective. On pense évidemment au festin pantagruélique de ses héros et à l’archi célébrissime « In vino veritas », que l’on peut traduire par « la vérité est dans le vin », ou plus poétiquement par « le vin est potion de vérité », ou que « la vérité git au fond du vin ». Rabelais développe: « Jamais homme noble ne hait bon vin »; « le jus de la vigne chasse la tristesse, et donne joie et liesse ». Il rappelle à tout moment les vertus de ce breuvage qui nous vient tout droit de l’Antiquité et fait autant de nous les fils d’Ulysse et des grecs, que ne le font les préceptes du sobre Socrate, qui selon la légende, n’était jamais ivre. Le vin est présent durant le shabbat des juifs, comme à la messe des chrétiens. Pline raisonne, « l’homme doit au vin d’être le seul animal à boire sans soif », et pour les français il ne fait aucun doute que le plus grand miracle accomplit par Jésus est d’avoir transformé de l’eau en vin!

Les autres pays, jaloux de notre secret, de cette liqueur des dieux qui trouve son arôme au fond de nos paysages, de nos côtes et autres coteaux, tentent bien de rivaliser. Scotch écossais, whiskey américain, , bière allemande… rien n’y fait. Et de toute manière s’ils croyaient pouvoir nous concurrencer, nous répliquons immédiatement champagne, armagnac, cognac, et rhum des Antilles.
Au breuvage s’ajoute l’intégralité de la gastronomie. De New York à Pékin, la France continue de fournir au monde ses plus grands chefs. Quand l’anglo-saxons déjeune sur le pousse avec sa lunch box, le français continue à déjeuner à table au restaurant, présents à tous les coins de rue. Mais il n’y va pas que pour se nourrir. Il y va pour rencontrer ses amis, se mêler à la foule, participer à l’événement d’une soirée improvisée entre tous les convives. Les intellectuels nous parlent de la catharsis des foules silencieuses partageant l’expérience de la tragédie grecque (Artaud). Mais les français, qui préfèrent la comédie et le vaudeville aiment déguster ses huitres dans la fumées, les bruits, la chaleur et les lumières tamisées de ses brasseries.
Autour de la chère, dont c’est en fait le sens premier, se construit l’hospitalité, l’échange, l’accueil, la convivialité, le partage. Le vin délie les langues, la beauté et la bonté d’un repas détendent les émotions. On s’amuse tout en apprenant la géographie. On disserte sur les odeurs, les « aromes » les couleurs, « la robe », la tendresse, ou la force. C’est une connaissance socialement reconnue, celle des terroirs, des années, de la passion des plaisirs du ventre élevée au rang de grand art.
De la chasse à cour à la table, il ne s’agit pas de se nourrir, mais de poser l’organisation sociale des émotions liées à la faim et tout le système économique qui permet de l’organiser. Cette organisation s’inscrit dans la terre où sont cultivés les fruits et les légumes, les forêts qui servaient de à la chasse, l’art de la venaison, ancêtre éloigné de la boucherie. La table des seigneurs et des rois était le premier symbole de leur pouvoir. Parmi tant d’anecdote, rappelons comment Talleyrand, pour sauver la France de la déroute napoléonienne lors du congrès de Vienne en 1815, utilisa l’arme fatale de la gastronomie pour détendre les participants (https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/08/21/un-jour-un-festin-en-1815-la-cuisine-diplomatique-de-talleyrand_6049505_3451060.html#:~:text=S%C3%A9rie%C2%AB%20Un%20jour%2C%20un%20festin,les%20int%C3%A9r%C3%AAts%20de%20la%20France.)

« C’est la fête, Service garanti impec, Plat du jour, hors-d’œuvre, ici on sert à tout heure.. tout le monde chante, tout le monde danse, oui mademoiselle, c’est ça la France; Notre cuisine est absolument parfaite »
L’art de la galanterie
Les fondements de notre art de vivre pourtant, sont encore plus anciens. Ils touchent à ce Moyen-Age, aussi inconnu que mythique, et à l’un de ses plus grands auteurs, Chrétien de Troyes, l’un des premiers à raconter les aventures des chevaliers de la Table ronde. Perceval, Lancelot, Gauvain, sont ses personnages préférés. le but est la recherche du Graal. Les chevaliers rivalisent de valeurs, courage, amitié, secours, droiture morale. Ils sont les modèles de tous les petits garçons (ou devraient l’être). Le plus important, ce que l’histoire à reconnu au-delà même de la légende d’Arthur, que nous avons un peu vite laissée aux anglais, c’est l’amour courtois. Le chevalier n’est rien sans sa dame, de cœur ou de cour, pour laquelle il se bat, meurt ou triomphe. Elle ordonne, il obéit. Il propose, elle dispose. C’est l’éloge et la soumission de la force à la beauté, depuis toujours symbole de la civilisation.

En plus d’être le fondement de toute notre littérature, l’amour courtois est la source de toutes nos règles de politesse. Ces délicatesses qui nous font laisser choisir, passer devant, parler correctement devant ce sexe qui s’acharne désormais à ce décrire comme « faible ». De là également tous les mythes sur l’amour parisien ou le French Lover, le romantisme des hommes et la passion des femmes. Lancelot fait tout ce qui lui demande la reine. Lui ordonne-t-elle de perdre tous les combats? Il s’exécutent, sans peur de devenir la risée de la lice (le champ où se déroule les joutes). Veut-elle qu’il recommence à se battre? Il renverse à lui tout seul tous les autres chevaliers et brille tant que toutes les pucelles assistant au spectacle jurent de ne pas se marier dans l’année si elles ne peuvent se marier avec lui! « Toutes sont d’accord sur une seule chose: chacune le voudrait avoir ». Le destin de Chrétien de Troyes semble tout entier résumé dans son patronyme. Il est la synthèse de l’héritage Chrétien, de la parole d’Amour du christ sur laquelle se construit la civilisation française, et de l’héritage homérique des héros du siège de Troie. Comme dans l’Iliade toute l’intrigue tourne autour de l’amour impossible pour la reine d’un autre. Guenièvre est la nouvelle Hélène, Arthur un Agamemnon ou son frère. Lancelot est Pâris. Les combats homériques au pied des murailles sont remplacées par des joutes d’honneur données sur une lice. Les armes ne sont plus forgés par Héphaïstos, mais par les artisans de la vallée du Rhône. Le but de la vie n’est plus d’accéder à l’immortalité du récit historique ou poétique, de cette parole gravée pour toujours dans le cœur des hommes. Il est d’obéir à l’Amour autant qu’à la vertu, de secourir les faibles et cacher son héroïsme sous le masque du chevalier. Nous sommes redescendus sur terre.
L’art social de la bienséance
Après la nourriture et le sexe, que reste-t-il si ce n’est la politique et l’argent? Respectant les coutumes ne notre pays, nous garderons l’argent pour la fin.
La bienséance, la politesse, n’est sans doute rien d’autre que l’extension de l’amour courtois à toute la société. C’est durant cet âge d’or et d’ombres, du règne de Louis XIV que se sont fixées les règles de la société française que nous retrouvons toujours aujourd’hui. Le sociologue Norbert Elias y a consacré une thèse. On la résumera d’une phrase: dans une société de cour, tout le monde fait la cour à tout le monde, et encore plus au Roi.

Le génie littéraire qui, mieux qu’aucun autre, réussit à peindre cette société et ses caractères est indéniablement Molière. Don Juan est un courtois qui s’est perdu, ou un faux courtois, détournant les codes de l’amour et de la séduction pour sa propre satisfaction. Le Bourgeois gentilhomme est l’hommage de l’argent à la culture et aux lettres. Les Précieuses ridicules montre autant cette affectation qui règne partout dans une société policée à l’extrême, que cette dégénérescence de la préciosité et de l’esprit courtois. C’est la caricature toujours parfaite des féministes. Partout chez Molière la dualité est à l’oeuvre entre une norme sociale permettant les agréments de l’échange et ses sombres conséquences sur la psychologie individuelle.
Le Misanthrope montre parfaitement cette dialectique. D’un côté, l’Homme, Alceste, l’intellectuel adolescent type, qui jure au nom de l’honnêteté et des autres grandes valeurs de l’humanité qu’il ne supporte plus l’hypocrisie de la vie de cour. De l’autre, la Femme, Célimène, belle, jeune, à demi courtisane – ou peut-être même entièrement – veut plaire et être aimée de tous. Alceste critique tous les faux semblants, veut être aimé pour lui-même. Célimène plaide pour l’amour universel. Alceste déclare:
« Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode qu’affectent la plupart de vos gens à la mode: Et je ne hais rien tant que les contorsions de tous ces grands faiseurs de protestations Ces affables donneurs d’embrassades frivoles, ces obligeants diseurs d’inutiles paroles, Qui de civilité avec tous font combat, et traitent du même air l’honnête homme et le fat ».

Comme dans Tartuffe, la politesse a tout emporté sur son passage et s’est transformée en règne de l’hypocrisie mondaine. Les valeurs sont perdues, puisqu’il faut avant tout « être poli ». Alceste défend le point de vue de la justice et de l’authenticité. Mais Molière se garde bien de le présenter comme un nouveau Socrate. Dans une société de cour, un tel individu, donneur de leçon, ne peut qu’être considéré comme un misanthrope, un homme doté un caractère incompatible avec les exigences de la vie en société. Derrière ses protestations universelles, se cache d’ailleurs une revendication toute personnelle » Je veux qu’on me distingue; et pour le trancher net, L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait. » Alceste se donne du mal pour être meilleur et veut qu’on le récompense. Il aspire à une reconnaissance différente de celle des règles de son époque. Il n’est pas pour cette égalité, cette égalisation faussée organisée par les règles sociales.
Célimène développe le discours complètement opposé.
« Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable? Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts, Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors? »
A tout prendre, autant essayer de bien nous entendre. Cela sert aussi nos intérêts sociaux si ce n’est personnel: « Et que dans mon procès ainsi qu’il m’a promis, Il peut intéresser tout ce qu’il a d’amis? ». Un échange cristallise le débat:
Célimène: « Mais de tout l’univers vous devenez jaloux » Alceste « C’est que tout l’univers est bien reçu de vous ».
Alceste ne veut pas de ce faux vernis d’amour universel. Il veut de la passion individuelle, ne plus faire qu’un avec sa bien aimée, comme dans les anciens mythes platonicien. Il veut l’amour donné par le vin, la fusion, la passion. Célimène revendique le droit à mener sa vie sociale. Ses amitiés peuvent aider ses affaires. Elle joue pleinement le jeu. Leur amour est évidemment impossible. Célimène ne renoncera pas plus au monde qu’Alceste à sa solitude.
Dans cet échec collectif, les deux partis sont critiqués, et c’est toute la société française qui est décrite. Capable de valeur et de grandeur d’un côté, d’un grand ordonnancement social de l’autre, ces deux chemins sont destinés à se croiser sans jamais se rencontrer pleinement. Nous y sommes encore plongés.
L’envers du Soleil
Dans The Witcher 3, les créateurs ont développé une province de conte de fées, le royaume de Toussaint, qui ressemblent à s’y méprendre au sud de la France. Les deux activités principales y sont la viticulture et la chevalerie. Les paysages ressemblent à un mélange de Toscane et de Provence, décorés de vignobles et de caves abritant les fûts de chêne où murissent les liqueurs. Les chevaliers le parcourent, en recherche d’exploits héroïques qu’ils dédieront à leur dame. La duchesse qui semble habillée par Dior, règne sur ce petit monde et organise des jeux galants.
Le royaume de Toussaint
Si beau, si parfait, le royaume de Toussaint n’en est pas moins frappé d’un mal étrange. Derrière les alcôves, au fond de la nuit, un alcoolisme profond s’est répandu chez presque tous les habitants. Le vin réclame son prix. L’ivresse s’équilibre dans la gueule de bois. Tout ce qui a été gagné, notamment socialement, grâce au vin qui désinhibe, se perd dans l’atonie intellectuelle du lendemain. La France, faut-il le rappeler, est la championne du monde toute catégorie de la consommation cumulée d’alcool, de cannabis, et d’anti-dépresseurs.
D’un côté, la courtoisie, la politesse, la gentillesse poussés à l’extrême. De l’autre une sombre puissance qui transforme tout ceci en une obligation sociale, un impératif de conformisme. Le moindre écart sera puni. Derrière la politesse universelle se cache la flatterie due au puissant et l’argent que l’on doit payer à tous les administrateurs du pouvoir public. La critique est très malvenue. Quand bien même serait-elle rationnelle, elle est avant tout mal élevée. Cherchez à vous passez des différents « consultants » qui organisent le système, ou même à négocier leur tarif et vous serez directement attaqué. La « réputation » de celui ne respecte pas cette joie de vie imposée sera impitoyablement entachée. Il sera rejeté, traité de misanthrope, ou plutôt de « gros cons » comme on n’hésite plus à le dire aujourd’hui. Il perdra du « crédit », c’est-à-dire de la confiance et de l’argent, et ses affaires, sa carrière seront automatiquement entravées. A l’inverse, celui qui joue le jeu social, mais qui ne fait pas correctement son travail, ne sera pénalisé pour ses faiblesses qu’en tout dernier recours. Tel est le prix à payer pour l’éternelle bonne humeur de notre modèle social. Sous le masque des sourires se cachent une implacable hiérarchie sociale, le respect du au rang et au supérieur.
Et la Révolution, m’objecterez-vous? N’a-t-elle donc rien apporté? Car la France, c’est aussi ça: ce formidable élan de fraternité, de partage, d’échange et d’hospitalité ! La réponse, ou plutôt le simple constat, est définitif: la Révolution n’a fondamentalement rien changé sur ce point. Bien au contraire, elle n’a fait que généraliser à toute la société un système auparavant réservé à la cour. Rappelons tout simplement que la Révolution est la fille des émeutes de la faim qui sévissaient dans le Royaume. Le peuple voulait survivre et voulait être du festin. Il en a été. Mais la structure sociale ultra-rigide imposée par Louis XIV et des siècles de monarchie, ne s’est pas tellement desserrée. Elle s’est adaptée à un nombre plus grands de participants, créant de nombreux relais du pouvoir. Avant, nous avions des ducs, des contes, des diacres…Ils formaient la noblesse et quadrillaient le pays. Maintenant nous avons les capitaines d’industrie, les énarques, les fonctionnaires, et toutes les professions réglementées: avocat, notaire expert- comptable, professeurs… qui sont autant de nouveau nobles républicains, formant autant d’organes de l’extension sans fin du contrôle administratif de l’Etat et s’étendant finalement à la quasi totalité du pays. Le mode de recrutement a changé, ils ne sont plus seulement liés à la naissance, mais pas les postes, ni les coutumes.
Le secret de l’organisation sociale
Cette fameuse politesse et notre célèbre art du vivre a comme corolaire le prestige, le crédit, la position sociale, liée très directement à l’argent ou au pouvoir d’influence. Alceste, enfermé sans doute dans une position impossible psychologique impossible, n’en a pas moins raison sur toute la ligne. On prétend, on joue la bonne humeur, ou ce que l’on appellerait aujourd’hui les soft skills. Mais ce n’est qu’un jeu de dupes. Il signifie une seule chose, et dicte un seul impératif: « Tu accepteras la hiérarchie sociale, sans la critiquer ni la remettre en cause ». Il cache, sous le masque du sourire permanent et de l’ivresse artificielle, l’implacable réalité de la hiérarchisation sociale et de l’accès aux ressources. L’avocat l’emporte sur l’expert comptable. L’entrepreneur riche l’emporte sur quasi tout le monde. L’entrepreneur pauvre n’est rien d’autre qu’une vache à lait pour les professions réglementés et l’Etat. Quant au salarié, il reste, selon le mot de Marx, un esclave moderne, libre d’aller vendre lui-même sa force de travail sur le marché. Plutôt que de regarder le « système des dépenses », Elias aurait dû se pencher sur le système des recettes.
La civilisation est un verni de bonne éducation sur un système ultra hiérarchisée et rigide. Le luxe, dont nous restons l’un des champions mondiaux, alors même que toute notre industrie est en voie de disparition, ne peut pas se construire sans de très fortes inégalités sociales. Le système vous donne une place, pour peu que vous continuiez à sourire quand vous y êtes. Toute critique est tabou, interdite, comme l’est toujours la critique de l’alcoolisme mondait, ou la remise en cause du modèle alimentaire. Tous ceux qui se plaindront, qui veulent monter dans la société, se dépasser, la réformer, ou même simplement vivre selon d’autres règles, seront d’abord suspect, puis bientôt châtiés. Il est hors de question de critiquer les avocats, l’administration, la rémunération des greffiers, ou tout autre partie du « système ». A chaque étape, il faut payer et se soumettre aux règles. On ne mord pas la main qui vous nourrit, surtout lorsqu’elle est en titane. Nous ne sommes pas, et seront jamais, les Etats-Unis. Notre art de vivre masque notre incroyable rigidité. Nous sommes toujours en retard d’une révolution.
Quel choix nous reste-t-il? Etre Alceste, sorte de Lancelot perdu dans la modernité, et quitter un monde qui de toute manière finira par nous exclure, comme il mit au ban Rousseau? Ou être Célimène, jouer le jeu sans en être dupe, mais en restant son prisonnier? Pousser la logique d’Alceste et devenir révolutionnaire, ou celle de Célimène et tenter de changer les choses de l’intérieur? Ou les deux?