Le bonheur, c’est être sage et vertueux. La vertu, c’est la capacité à vivre selon les préceptes de la raison. La raison pose a priori un comportement, une norme, à laquelle nous devrions obéir… Ainsi nous serons parfaits et maîtriseront autant qu’il est possible, aussi bien toutes nos passions que la Fortune. On connaît bien tous ces raisonnements, ou tout ceux du même type. Le postulat est toujours le même, la raison doit s’appliquer à l’action. L’action qui n’est guidée que par le désir est la marque de notre esclavage. Seule l’action guidée par les préceptes de la raison fait de nous un homme à la fois libre et sage.

Pourtant, tout cela semble conduire à l’échec. Nous ne sommes jamais à la hauteur de notre propre raison. C’est une morale pour les anges, ou autres êtres purement rationnels qui pourraient bien habiter l’univers. La pratique n’arrive jamais au niveau de la théorie, ou dit autrement, la théorie ne devient jamais la pratique. La raison n’est pas capable d’imposer ainsi des lois rigides. Le « corps », le plaisir et la peine, réclament leur dû. C’est également vrai, voir encore pire, avec le pur jugement moral kantien « Agis toujours comme si tu pouvais faire de la maxime de ton action une règle universelle », jugement totalement a priori. Mais c’est également vrai des maximes, des règles de comportement que nous nous imposons sans cesse, et qui connaissent en permanence 1001 exceptions. La volonté projetée n’est pas la volonté en acte. La raison élabore des règles que la pratique s’ingénie perpétuellement à violer. On ne peut pas vivre, comme les moines, « selon la règle » de Saint Augustin, de Saint François, ou des stoïciens. La raison échoue face dans sa destination pratique et doit se soumettre aux circonstances et aux passions.

Nouveau chemin
Il y a évidemment une autre manière de voir les choses. Il s’agit alors de séparer complètement les deux règnes. La physique pure ne donne pas la science physique appliquée. Elle ne s’intéresse qu’aux principes. Pourquoi la morale pure donnerait-elle la morale appliquée? Aucun autre philosophe que Kant ne semble s’être plus confrontée à cet écart irréconciliable. Chez les stoïciens, il y a toujours un chemin menant de la raison à l’action rationnelle. Chez Kant, la séparation est assumée. Dès le premier texte moral, sur la doctrine de la bonne volonté, le gouffre est total. La bonne volonté, la volonté de faire le bien, et de bien faire (Fondements de la métaphysique des mœurs), est décrétée être ce qu’il y a de meilleur au monde. Elle est le Bien, complet, total, indépassable. Peu importe les conséquences de l’action, tant que l’intention morale était bonne. La cassure est là, avec les conséquences de l’action, et même à ce stade préliminaire, avec le contenu de la maxime qui préside à l’action (la représentation mentale, le discours que je me tiens quand je vais agir). Elle ne sera jamais résolue. L’action n’est rien par rapport à la pensée qui lui donne sa forme. Il existe une raison pure pratique, celle de la bonne volonté, qui trouve son expression complète dans la loi morale.
Mais elle est en rupture totale avec l’expérience quotidienne. Les anciennes thèses, qui nous commandaient de trouver le bonheur, ne mènent nulle part. Le bonheur, qui serait une satisfaction permanente, un plaisir éternel, est un leurre. Il est impossible car il demande à l’expérience quelque chose qu’elle n’est pas capable de fournir. La vie est changement, drame, tragédie, mouvement. Il n’y a aucune chance qu’un élément pathologique, qui dépend des sens, soit jamais parfait. Le seul bonheur du sage kantien est à trouver dans la pureté de l’intention et dans la compréhension de la loi morale. Peu lui importe l’action! Le bonheur du sage est tout entier dans la pensée du bien. Pas dans sa réalisation. C’est une sorte d’idéalisme moral.

La morale pure est très rapidement achevée et même possédée par la sage. Elle s’ouvre, se continue, sur une méditation sur le sens moral de la création, mais pas vraiment sur une action morale, domaine dans lequel elle va d’échec en victoires, sans jamais pouvoir prétendre à l’absolu. De là sans doute, tous les développements qui n’en finissent plus des Fondements, à la Critique de la Raison Pratique, puis à la Doctrine du droit et de la vertu. Il s’agit d’explorer toutes les dimensions de la morale: pure, pratique individuelle, pratique collective, tout en cherchant à chaque fois ce qui est pur, ce qui est a priori, ce qui peut se relier à des principes mais dépend également de l’expérience, et ce qui n’est relatif qu’à l’expérience. Comme il y a plusieurs physiques, il y a plusieurs morales.
Ainsi, nous pouvons résoudre les conflits autrement insolubles de la raison pratique, et notamment celui de la lutte contre le mal. Chez Kant, comme chez les bouddhistes ou les stoïciens, rien ne doit nous faire dévier de la loi que nous nous sommes donnée, quand bien même notre vie ou celle d’autrui serait en danger. La seule différence posée par Kant est d’avoir trouvé un principe absolu à cette morale. On connaît le célèbre exemple du mensonge. Même au péril de ma vie, même si dire la vérité doit entraîner un massacre, je dois dire la vérité, au nom du respect de la loi morale (même pas de la vérité). Il est en effet impossible d’imaginer un monde où tout le monde mentirait à tout le monde. Le mensonge n’est pas universel. Kant, en défendant cette thèse, commet évidemment une erreur. Il fait descendre l’absolu là où n’a pas lieu d’être. Nous pouvons, et même nous devons, en principe, en tant que sage, respecter nos principes, tout en les violant dans la réalité. Je ne suis en rien contraint de me comporter en fonction des principes de la morale théorique face à quelqu’un qui ne les respecte pas. Je ne suis pas plus contraint face à un homme injuste, un homme qui a perdu une part de son humanité, que je ne le suis à me faire dévorer par une bête sauvage. L’homme juste doit faire régner le Bien, non par le respect de la loi, mais par son accomplissement sur terre. Si j’aide le mal en toute connaissance de cause, comment puis-je être de bonne volonté? Je collabore alors au contraire avec le mal. C’est une ruse bien connue du mal que d’en appeler en permanence à nos principes moraux, principes dont lui-même s’affranchit et qu’il ne fait qu’utiliser pour nous manipuler. Il faut également ajouter à ces arguments la terrible réalité, à laquelle Kant a peut-être eu la chance de ne pas être grandement confronté: tout le monde ment tout le temps. Le mensonge n’est même pas puni par certaines lois, notamment la loi française, très légère sur ce point.

Le principe de conservation de soi
De la même manière, les situations quotidiennes mettent en permanence le sage devant un dilemme moral. Doit-il respecter la loi morale, ou privilégier ses propres intérêts personnels? Il est assez évident que si le principe moral nous pousse en permanence dans le dilemme, et que la loi morale nous conduit même à agir contre notre intérêt, c’est que la doctrine est impraticable. Privilégier la totalité sur notre individualité présente de nombreux inconvénients et inconséquences. La loi morale universelle doit au contraire s’unir au principe de conservation individuelle. Cette synthèse, jugement synthétique a posteriori en terme de morale, ouvre le champ d’une morale pratique possible pour le sage.
Nous pouvons ainsi retrouver une partie de la sagesse stoïcienne, celle concernant l’autonomie. L’autonomie est d’un côté la possibilité d’obéir à des lois (et donc d’obéir à la raison, auto-nomos, se donner ses propres lois), mais elle est aussi, plus prosaïquement la capacité à vivre de soi-même, à survivre grâce à ses propres forces. L’autonomie présente donc les deux dimensions de l’obéissance à une loi – que l’on considèrera cette fois universelle, en nous appuyant sur Kant – et la dimension individuelle du soin de soi. Il faut relier l’individuel et l’universel, et non pas plaquer l’un sur l’autre. Il s’agit d’être fort pour vivre, et non pas seulement d’être fort en pensée. C’est ce que nous commande le principe de survie.
Le sage se voit ainsi ouvrir de nouveaux horizons. Il y a d’un côté la pensée de la pureté morale, en quoi consiste son bonheur et sa béatitude, comme l’appelle Spinoza, en tant qu’il est purement un sage. Mais il y a aussi la lutte pour la réalisation du principe, la lutte contre les forces du mal et la réalisation d’une humanité vraiment humaine. Le sage ne peut pas s’enfermer, ne serait-ce qu’intellectuellement, dans sa tour d’argent. Il est totalement légitime dans les fonctions juridiques et politiques, comme l’était Cicéron, ou Marc Aurèle, là où il peut œuvrer pour le bien. Il n’y a aucune contradiction à prêcher l’autonomie et à exercer des fonctions politiques. Il y a enfin, troisième niveau, la morale pratico-pratique, dont le but est l’autonomie réelle. Celle-ci ouvre l’univers de la vie quotidienne. Il ne s’agit plus pour la raison de suivre le chemin déductif du principe à l’action, mais plutôt d’être engagée dans une activité de production par rapport aux étants. Il s’agit de résoudre les problèmes pratiques du quotidien, d’utiliser son intelligence pour faire son chemin dans le monde.

La vie quotidienne est pleine de contingences. Nous sommes confrontés à un monde, une famille, un corps, auxquels nous ne connaissons rien et ne comprenons pas grand-chose. Notre propre survie dépend de notre adaptation à notre propre corps, à ses forces et ses faiblesses. Notre survie dépend de cet élément hétérogène à la raison. Le principe de conservation, ou de survie est lié à ce dont il est la survie, un corps, un être vivant, transitant à travers les affres de la vie. Toutes les liaisons y sont complexes, le lien à la nourriture, à la génération, à son propre principe de destruction qui le hante sans cesse. La connaissance pratique est l’allier de la réussite pratique. Autrement dit, il faut comprendre comment utiliser le monde dans lequel nous sommes, à notre profit, pour la construction de notre autonomie physique.
Même cette activité, souvent prise pour une banalité pratique, contient une part métaphysique intense. C’est concrètement dans cette action quotidienne que nous luttons non seulement contre le mal, mais aussi contre les forces du destin. Combats de tous les jours, qui façonnent notre vie et celle de notre entourage, qui déterminent comment et quel passeur de génération nous serons.
De là, les différentes prescriptions données par la philosophie à l’action. Le catalogue n’en finit plus, ou presque. Il s’agit de concilier les lois de la morales pures et les nécessités de l’action. Nous pouvons remettre ici les vertus: justice, courage, prudence, et tempérance. Elles servent à relier le principe et l’action. Elles restent formelles. Elles sont comme les lois de physique, et comme ces lois, doivent tout le temps faire l’objet d’une adaptation. Elles sont là pour encadrer le conatus, cette incarnation du principe de conservation.
Celui qui, sans écouter la voix de la raison, prétend vivre sa vie uniquement en fonction de sa puissance vitale et dans le seul respect de sa propre préservation, celui-là est forcément un méchant. Si l’universel est le bien, l’égoïsme est forcément le mal. L’égoïste ne met pas ses talents au service de la vie en général, mais uniquement au service de sa vie à lui-même. Il est tout à fait prêt à utiliser les autres, comme on utilise n’importe quel outil. Etriquée, il vivra une vie étriquée. Ce ne sera peut-être pas une vie étriquée au sens commun du terme, tant il est vrai que nous voyons souvent les égoïstes triompher, mais uniquement dans son rapport à la raison.
A vrai dire, cette alliance de l’individu et du collectif, est pour le sage une évidence complète. Nous serions plus fort, au bénéfice de tous, si nous étions capables de vivre selon des règles communes. Mais la mise en oeuvre de ce bel idéal est partout semé d’embuches, à la fois dans notre nature et dans celle des autres. Partout le sage est confronté au désolant spectacle de l’égo démesuré, empêchant la mise en place d’une règle commune acceptée par tous. Le jeu quotidien de la politique et des affaires porte toujours la revendication d’avoir plus pour soi que pour les autres, au rebours du principe de justice, qui voudrait que chacun reçoive « selon le sien », selon ses mérites et ses besoins.
Au-delà des vertus, qui ne sont pas si complexes en elle-même, c’est la dialectique rationnelle de l’action qui semble sans fin. Sans cesse notre corps se transforme. Sans cesse, les conditions extérieures – la fortune – varient. C’est le sujet de la sagesse pratique que de réussir à « s’en sortir » malgré toutes ces contraintes. Ce travail est infini et sans cesse renouvelé, jusqu’à la mort. Même après, une partie de nos actions continuent de résonner, notamment à travers les oeuvres et les enfants que nous laissons derrière nous. Le penseur y est confronté à la matière, à sa place dans la société, ainsi qu’à une chose tout à fait désarçonnante pour lui, l’art du détail. Car dans l’action, c’est souvent dans les détails que se fait la différence l’action. La pensée est surtout recherche du général et la réduction des détails au général. Mais en pratique, le détail conditionne la qualité de l’exécution, qui n’est qu’un autre mot pour désigner l’action. C’est particulièrement vrai dans les arts techniques et la réalisation d’objets destinés à la vente.
Le sage doit apprendre à accepter et à jouer avec la contingence. Quelque soit la force de notre raison, nous sommes tributaires des événements, et notamment de notre propre enfance. Car c’est durant l’enfance que ce sont fixés nos système passionnels. Avant l’éclosion de notre raison, notre manière d’équilibrer le plaisir et la peine et l’économie général du fonctionnement de notre corps s’est mise en place. Nous ne pourrons revenir en arrière et pour ainsi dire « rebooter » le système, qu’à grand peine. Sur certains points, touchant au plus profond de notre organisation animale, la nourriture et le sexe, c’est peut-être impossible. D’où l’importance de l’éducation et la nécessité de protéger les premières années, et à vrai dire aussi longtemps que possible, les enfants des coups du sort les plus cruels: perte d’un parent, famine, grande pauvreté, guerre… Mais aussi de leur donner une éducation stricte, notamment en ce qui concerne la nourriture. Gâter un enfant, c’est souvent le pourrir, comme le veut le sens même du mot.
Ensuite, il faut apprendre à jouer avec ce qui est devenu une donnée, presque inchangeable. Le caractère de départ s’est spécifié dans des habitudes profondes. Quand elles sont mauvaises, mais qu’on ne peut les empêcher parce qu’elles sont trop ancrées, on ne peut que tenter de les aménager. Leur laisser une place, tout en développant suffisamment de palliatif pour les empêcher de trop nous nuire. C’est ainsi que la mort fait son chemin en nous. Souvent avec l’âge, ce sont les médicaments qui viennent prendre le relais de nos forces déclinantes. Nous voyons désormais nos anciens prendre quantités de pilules tout au long des la journée.

La puissance de l’alliance de ces deux règles, du principe moral et du principe vital, ne saurait être sous- estimée. Elle ouvre la légitimité de l’action du sage dans le monde, et justifie la nécessité de cette action pour un sage, qui n’est pas uniquement un animal ou un homme comme un autre. La vie est peut-être inutile, le combat quotidien contre les douleurs du sort, vain. Mais s’il est guidé par la voix de la sagesse, il prend sens et ouvre l’horizon d’une vie possible pour un sage (une vie dans le monde, et non dans une tour d’ivoire, qu’elle soit réelle, comme un monastère, ou tout intellectuelle, comme l’ataraxie), quand bien même cette vie serait brève et ne serais qu’un passage vers le monde pur des idées et des âmes.

AppendiCE
La transcendance nous appelle de deux manières. Par les principes a priori, les Idées, les idées innées, ou quelque-soit le nom qu’on leur donne. La transcendance est alors pour ainsi dire riche, pleine, positive. Elle est la transcendance de l’Esprit et de l’âme.
Mais notre rapport à l’au-delà ne s’arrête pas à cela. Il est également principe de mort, de néant, inscrit directement dans notre puissance vitale. La vie lutte contre la mort, bien plus que la raison qui, pour ainsi dire, plane déjà au-dessus des contingences. Cette dimension est négative. Elle ne débouche sur rien d’autre que le maintien éphémère et épuisant dans l’être. Mais elle est aussi paradoxale, duale, car elle est la condition de la vie individuelle des créatures que nous sommes. Vie brève, destinée à la mort, une vie qui ne pourrait pas exister si elle n’était ainsi destinée à la mort. Toute puissance vitale est ainsi « tordue », exactement lorsque l’on dit avec Aristote et Kant, que « l’homme est fait d’un bois tordu ». Elle est arrachement au néant, mais arrachement temporaire, payé du prix d’une mort certaine. Il lui faut en permanence renouveler sa puissance de vie, en combattant en elle-même les puissances morbides qui l’habitent nécessairement.
Appendice 2
Nous voyons qu’il est ainsi possible d’instaurer un système de toutes les formes de la morale:
-La morale pure, qui n’est constituée que de la loi morale et fait régner l’universel par-dessus toutes nos action. C’est la thèse kantienne, qui trône dans le ciel des idées.
-La morale rationnelle, qui nous permet de maîtriser, ou au moins d’avoir conscience, des représentations qui déterminent l’action. Il s’agit de la morale stoïcienne. Elle montre comment chaque action dépend d’une représentation. Elle prétend qu’en maîtrisant les représentations, nous pouvons discipliner nos passions. Sa tradition part d’Aristote, se poursuit chez Cicéron, puis Descartes, et trouve son apogée dans l’Ethique de Spinoza.
-La doctrine de la vertu: résultat du développement de la raison dans les passions, pour les rendre aussi intellectuelles et rationnelles que possible. Nous revenons comme en arrière. Il s’agit de la doctrine de vertu développée par Platon dans la République et reprise par Aristote. Chez Platon, les vertus sont l’allié de la raison pour discipliner les passions. Chez Aristote, il s’agit plus d’un constat. Certains sont vertueux, c’est leur nature, d’autres non.
-La morale pratique, qui est la défense de notre puissance vitale, au jour le jour. Il s’agit alors, autant que possible d’agir tout en restant aussi proche de l’universel, de poser notre égoïsme, tout en restant digne de notre raison. Vaste programme qui allie à la fois la nécessite de gagner sa vie et de la nécessité de trouver suffisamment de plaisir dans la vie. C’est la thèse que l’on considère à tort comme étant celle de Machiavel, mais qui est bien celle de Calliclès et de Nietzsche. Tous trois, seraient les défenseurs de l’augmentation du pouvoir pour la seule jouissance du pouvoir. Une autre version est celle de l’augmentation des plaisirs, selon une distorsion de la thèse épicurienne qui en ferait la recherche effrénée du plaisir, alors même qu’Epicure prône l’ataraxie.
Ces morales exclusivement pratiques sont souvent dénigrées au profit des morales pures. Mais ces morales pures nous conduisent à l’échec. Pire, elles peuvent aller jusqu’à nous faire culpabiliser. Il s’agit donc à la fois de les faire redescendre dans la pratique et d’encadrer l’activité pratique par leur principe, tout en reconnaissant les limites de cette démarche. De la même manière que ce n’est pas en écrivant des règles du beau que l’on réalise de belles statues, ce n’est pas en écrivant des traités de morales que l’on devient vertueux. Cependant, l’artiste peut développer une doctrine correspondant à son art, les principes de la philosophie doivent guider l’action en général.
-La doctrine du droit, qui n’est rien d’autre qu’une doctrine morale commune, l’expression de principe partagés permettant d’articuler pour le groupe ce qui vaut pour tous, dans l’espoir d’aider tout le monde. C’est la théorie de la justice, qui traverse toute la tradition, jusqu’à Rawls (dont le principe du voile de l’ignorance n’est pas si différent de la recherche de l’universel par-delà la condition particulière de chacun).
-Last but not least, il est impossible de finir cette matière sans parler de l’éducation. C’est elle, et son meilleur allier, la discipline, qui peut produire la nécessaire synthèse de tous les éléments de la morale dont nous venons de parler. Car nous ne pouvons nous abstraire d’aucun d’entre eux. La sagesse de la raison n’est presque rien comparée à une bonne éducation qui saurait, dès l’enfance, donner au jeune le cadre de vie et la discipline lui permettant de se satisfaire de plaisirs simples soutenant à la fois sa raison et sa capacité à l’universel. Notre époque, notamment en ce qui concerne l’alimentation, ne saurait faire plus fausse route. Ce n’est pas être stricte que d’être juste.

3/
« Cette part accidentelle dépend de la détermination extérieure des événements et des actions: ceux-ci sont la matière que revêt le caractère empirique pour se manifester: ils sont déterminés par des circonstances extérieures que fournissent les motifs, sur lesquels le caractère réagit conformément à sa nature; or comme ils peuvent être très divers, il s’ensuit que c’est d’après leur influence que se règle la forme extérieure de la manifestation du caractère empirique, c’est-à-dire la tournure précise que prend une existence dans la suite des faits, ou dans l’histoire. Cette tournure est susceptibles de nombreuses variétés. »
Schopenhauer, Le monde, Livre 2, §28.
4/ Négocier ainsi avec le conatus, avec le corps et ses exigences, est-ce sortir de la sagesse philosophique pour retomber dans la pratique « populaire »? En effet, cela nous conduit forcément à rentrer dans un monde de concessions, celles du corps, de ces besoins, de l’argent. Si je négocie tout pour moi, je me vois tout de suite pris dans la négociation avec les autres. Et dans ces relations, je ne peux plus en appeler aux principes moraux, car moi-même, je m’incline devant la satisfaction du corps. En changeant mon rapport à moi-même, je change mon rapport aux autres.
Dans les autres, ce qu’il s’agit de respecter, ce n’est plus, ou plus seulement le principe rationnel, mais ce principe du ventre, de la chair. Il y a là, en même temps qu’un renoncement à l’universel, une tolérance et une compréhension des problèmes du quotidien. La plupart des personnes se fichent de l’universel et de la raison. L’intelligence n’a qu’une destination pratique. Elle doit permettre d’accéder au confort, à la sécurité sur l’avenir, à l’échange, au commerce qui enrichit. Le goût du détail va avec cet ancrage dans la réalité. Il repose sur l’idée que c’est la qualité de l’exécution concrète, de la réalisation dans la réalité. C’est la motivation de l’artiste, qui le pousse à fignoler le moindre détail, de même que le plaisir se trouve dans le raffinement et le confort.