A l’origine série de romans et nouvelles du polonais Andrzej Sapkowski, The Witcher présente un cas assez inédit d’extension multi média parfaitement réussie, avec les jeux développés par le studio Projeckt Red, qui sont à l’origine du succès de l’oeuvre, la série de Netflix portée par Henry Cavill, et l’excellent livre audio d’Audible. Chaque déclinaison interprète et ajoute à l’univers initial avec un bonheur et une cohérence rarement vues dans ce type d’exercice.

L’univers d’origine, d’une incroyable inventivité, s’y prête particulièrement bien. Royaumes différents et en guerre, histoires de familles sur plusieurs générations, et surtout panoplie, bestiaire, d’êtres et de monstres tout à fait exceptionnel et inouï: algoules, noyeurs, wyvern, noctule, sorceleurs, magiciens,… Ils peuvent être dérivés de bêtes ou d’insectes, mélanges d’homme et de bête, ou hommes et femmes transformés au grés des malheurs de la vie. Ils n’ont pas toujours existé et sont majoritairement apparu suite à des mutations génétiques qui ont renversé le monde pour le faire plonger dans une autre dimension. La question de l’identité et de l’être est au cœur de l’oeuvre.
C’est là qu’intervient le héros, Géralt de Riv, alias The Witcher, traduit par le sorceleur en français. Son rôle? Débarrasser les royaumes de ces montres et restaurer la possibilité d’une vie proprement humaine.
Qui est le Witcher – le sorceleur?
Le succès ne vient jamais par hasard. The Witcher, à travers son univers multiple et complexe, ces différents types de narrations, tantôt nouvelles, contes philosophiques, ou roman, nous conduit vers une quête spirituelle sur le sens de la vie.

Le héros, Géralt de Riv, est une sorte de magicien qui combat les montres. Il n’est pas né avec ses pouvoirs. Il a lui-même été l’objet d’une transformation génétique. Il a acquis ses pouvoirs après une cérémonie, un rite de passage, où les candidats à la profession de sorceleurs doivent consommer un certain nombre d’herbes déclenchant une transformations à laquelle peu réchappe. La plupart meurt. Mais ce n’est pas l’essentiel.
L’essentiel en effet est la cause de cette métamorphose. Géralt, vers l’âge de 6 ans, a été abandonné par sa mère, elle-même magicienne, non loin de Kaer Morhen, le château des sorceleurs. Ici, ce n’est pas à la naissance que le héros est marqué. Enfin pas tout à fait. C’est lors de l’abandon. Et c’est bien cette séparation, ce déchirement – les initiations magiques étant la mise en poésie, la romance, du traumatisme – qui lui confère de nouveaux pouvoirs. Parmi ceux-ci des yeux de chats, qui lui permettent de voir dans le noir. Géralt est, au sens propre, clairvoyant. Il voit clair. Il utilise ce don pour combattre les monstres, qui pullulent littéralement dans ce XIIème siècle mythifié par l’héroïque fantaisie. Il l’utilise aussi, au plan spirituel, pour reconnaître et distinguer, à travers une dialectique subtil, les vrais montres, qu’il faut absolument occire, des faux montres, anciennes princesses maudites, victimes ou descendants d’incestes, ou autre victime de sortilèges magiques, qu’il s’agit au contraire de sauver et de rendre à l’humanité, fusse-t-elle mutilée. Le prix de ce don, que doit payer Géralt, comme tous ses confrères sorceleurs, est terrible. Géralt est stérile. Ne pas avoir d’enfant est le seconde drame de la vie des sorceleurs. Comme si l’abandon interdisait de devenir parent, excluant les sorceleurs d’une vie d’homme, de cette chaîne de transmission créant les civilisations. Pour trouver néanmoins un chemin vers la descendance, les sorceleurs ont trouvé une ruse sur laquelle nous allons revenir.
Géralt est amoureux d’une magicienne Yennefer de Vengerberg, second personnage principale de la saga. Yennefer est présentée dans la série comme une magicienne bossue. Son père, sans doute adoptif, la vend moins cher qu’un cochon à une magicienne venue l’acheter. Yennefer subit également une forme d’abandon, de non reconnaissance. Son pouvoir magique préexistait cependant à sa vente / abandon. Yennefer devient une magicienne aussi puissante que rebelle à l’Ordre des magiciens. Elle va subir un second traumatisme, dont elle ne se révélera pas. Pour supprimer sa bosse, et devenir belle et séductrice, Yennefer subit elle-même une transformation dont le prix est la stérilité.

Les deux héros sont donc quasiment identiques. Ils ne connaissent pas leur père, sont abandonnés, subissent une transformation qui leur permet de créer leur identité héroïque, mais leur coûte la fécondité. Vous l’aurez compris, The Witcher n’est pas une comédie!
Un chemin vers la fécondité
Cette noirceur, qui touche à l’être et à l’identité, à la génération et à la mort, fait le cœur étrange de la beauté de l’histoire. Comment retrouver à tous prix une humanité quand tout nous en exclu? Telle est la quête de Ces héros.
La voie des sorceleurs: le droit de surprise
Pour maintenir l’existence de leur ordre, les sorceleurs, parfois appelés sorciers ou sorceliers, ont mis en place une coutume aussi glauque qu’étrange, un droit spécial qui n’appartient qu’à eux, mais est inscrite dans le droit des différents royaumes, le « droit de surprise ». Quand l’un des clients du sorceleur lui demande, pour lui montrer sa reconnaissance et sa gratitude, de choisir lui-même le prix de son intervention, alors le sorceleur peut invoquer le droit de surprise. Il s’agit le plus souvent d’un combat par lequel le sorceleur a sauvé la vie de son client, au risque de sa propre vie. Le droit de surprise échange la vie sauvée contre la vie à venir, au prix de la vie risquée.
Que dit le droit de surprise? La première chose que la personne aidée trouvera en rentrant chez elle et dont elle n’avait pas connaissance, appartiendra au sorceleur. Derrière ce cérémonial étrange, où l’on mise ce que l’on ne connaît pas, les sorceleurs n’en font pas mystère, se trouve la possibilité d’adopter des enfants, et d’en faire de nouveaux sorceleurs. Dans cet univers, ce que l’on retrouve chez soi et que l’on attendait pas, c’est le plus souvent un enfant à naître, dont la grossesse se dévoile par un hasard du destin, exactement à ce moment. Le salut des sorceleurs est dans ce combat contre la mort qui ne doit pas seulement rester négatif, ou se contenter de sauver une vie, mais permettre de déboucher sur un nouvel accès à la vie.
Est-ce une bonne solution? Cela reste indéniablement une solution étrange. Les enfants ainsi adoptés par les sorceleurs, deviendront eux-mêmes sorceleurs, à condition de réussir l’épreuve et de ne pas mourir à leur tour. Devenus sorceleurs, que pourront-ils faire d’autre que de reproduire le même schéma? De nombreux personnages de la saga s’interrogent. Y-aura-t-il toujours des montres? Auront-nous toujours besoin de sorceleurs?
Yennefer, prête à tout
Yennefer, tout aussi désespérée par son infertilité, est prête à tout pour redevenir fertile. Elle n’accepte pas sa mutilation. Elle refuse son sort tragique, qui l’a contrainte à devenir stérile pour devenir belle. A quoi peut bien servir la beauté à une femme qui ne peut avoir d’enfant? A quoi sert d’être fertile à une femme dont la laideur repousse tous les hommes? C’est le combat d’une sorcière, une porteuse de mort, ou de vie tordue, pour redevenir une magicienne, une donneuse de vie. Cette aventure est conté à la fin du premier tome, Le dernier vœu, repris dans l’épisode 5 de la série, Désirs inassouvis (correspondant au récit Le dernier vœu dans le tome 1). Suivons le récit de la série. Géralt a perdu le sommeil. Il cherche un Djinn pour faire un vœu et retrouver le sommeil. La cause de la perte du sommeil n’est pas expliquée. Géralt trouve le Djinn, mais après une série de rebondissements, le Djinn se retrouve en possession de Yennefer. La magicienne ambitionne de devenir son réceptacle, sa bouteille, et ainsi d’acquérir et de garder pour elle tous les pouvoirs du Djinn. Elle espère ainsi pourvoir enfanter à nouveau. Géralt arrive au milieu de la cérémonie durant laquelle Yennefer doit réaliser son projet. Il a peur pour elle. Il pense que le pouvoir du Djnn n’est pas maîtrisable, que le projet de Yennefer est voué au désastre. Géralt tente de convaincre Yennefer. Elle ne veut pas l’écouter. Alors Géralt, qui est le véritable maître du Djinn, prononce le troisième vœu auquel il a doit. Il demande que Yennefer tombe amoureuse de lui. Ainsi, elle l’écoutera et laissera partir le Djinn. Le vœu fonctionne. Le couple est formé. Yennefer n’apprendra que plus tard la source de son amour. Mais sait-on jamais d’où vient l’amour?

CIRI, la troisième voie
Le troisième personnage essentiel de ce mythe est Ciri. Elle est la petite fille de la reine Calanthe, l’une des nombreuses dirigeantes royales de cet univers, mais sans doute l’unique femme. Ciri est le cadeau, la fille adoptive, reçue par Geralt grâce au Droit de surprise.
Lors d’un banquet organisé par la reine Calanthe, Géralt sauve sa fille, Pavetta d’un enchantement qui menaçait de la tuer. La reine Calanthe se laisse prendre au piège de la gratitude, ce qu’elle regrette immédiatement-trop- tard (nous suivons la version de la série, qui diffère sur ce point largement de celle du livre, mais cela n’a pas grande incidence sur l’essentiel). Géralt invoque le droit de surprise, et juste à cette instant, Pavetta se met à vomir, révélant sa grossesse à toute la cour assemblée. Ciri en sera le fruit. Ciri est elle-même à la fois une héritière royale et l’une des plus puissantes magiciennes. Géralt est mal à l’aise. Il ne veut pas devenir père par le droit de surprise. Mais quelques années plus tard, le royaume de Cintra, celui de la reine Calanthe, est envahi par les Nilfgaardiens. Calanthe se suicide. Ciri s’échappe. Elle dont les parents sont morts dans une tempête, connaît un second traumatisme en voyant son royaume s’effondrer et se retrouvant séparée de sa grand-mère. Géralt est rappelé à sa responsabilité. Il part à la recherche de Ciri qu’il veut protéger de cette effondrement.

En adoptant Ciri, Gelralt l’abandonné devient l’adoptant. Il l’éduque, avec les autres sorceleurs de son ordre et Yennefer. Ciri a hérité de grands pouvoirs de ses parents et devient une puissante guerrière. On devine la suite. Avec l’aide de Géralt et de Yennefer, mais aussi de Triss Mérigold, une autre magicienne amoureuse de Gérald, Ciri va accéder au pouvoir suprême et remettre de l’ordre dans tous ces royaumes, quel que soit d’ailleurs la manière… puisqu’elle finira son épopée, assez étrangement, en retrouvant le chevalier Galaad de la Quête du Graal.
Un sens possible du mythe
Cette histoire, prise dans sa globalité, évoque fortement les mythes mettant en scène le sacrifice des enfants destiné à satisfaire tel ou tel monstre antique. L’enfant abandonné est comme un sacrifié. Les fautes des hommes ne font pas l’objet d’une justice humaine, mais donne lieux à leur transformation en monstres divers. Ce sacrifice de l’enfant le rapproche de la divinité, bonne ou mauvaise, à laquelle il est voué. Pour survivre, l’abandonné doit d’une certaine manière re-naître, se transformer, ce qui l’entraîne sur la voie de son destin héroïque. Mais il restera marqué à jamais par l’abandon, ou le sacrifice dont il a fait l’objet, et n’aura pas le droit, ou la possibilité de procréer. Il a été séparé de l’humanité et n’y reviendra pas. Géralt perd son pouvoir de créer une descendance en devenant sorceleur. Rien n’indique qu’il est stérile de naissance. L’amour, qui ne conduit à rien, devient pour lui, comme pour Yennefer, une souffrance les rappelant tous deux à la mort ou au drames auquel ils n’ont qu’à moitié survécu.
Pourquoi le héros commence-t-il toujours par être un sacrifié, un abandonné, un être aux origines cachées, comme l’une de ses Choses cachées depuis la fondation du monde, suivant le titre de l’ouvrage de René Girard? Voué à la mort, le sacrifié au monstre qui parvient à s’en sortir – mais ils ne sont pas nombreux, la majorité échouant – n’a plus le droit de continuer la lignée humaine qui l’a rejetée. En tout cas, il ne le peut directement. Sa place dans le monde navigue entre la mort, les montres, avec lesquels il rejoue en permanence sa victoire, sans jamais pouvoir sortir du combat, et des vivants qui l’admirent tout en le rejetant pour cela. Il sauve les autres, ne pouvant plus se sauver lui-même. Il est dans un entre-deux-mondes, entre la vie et la mort, entre l’achèvement et la continuité, gardien de la frontière entre l’être et le néant. Il lutte contre les forces de la mort et du néant qui se répandent à l’intérieur même de la vie. Mais il ne sait pas, il ne peut pas aller de l’avant dans l’être lui-même.
Mais enfin, pourquoi sacrifier ainsi des enfants? Pourquoi accomplir ce acte apparemment barbare, mais bien plus courant que l’on ne le croit. La seule réponse valable, comme dans le mythe, est de faire de ce sacrifice une nécessité vitale au maintient de la vie. Ce sont les enfants non voulus, nés d’une violence, sans désir. Yennefer est le fruit d’un adultère. On ne sait rien du père de Géralt, sauf qu’il lui faudra un père de substitution, Vésémir, le chef des sorceleurs. Les parents tentent de rendre au néant ce qui n’aurait jamais dû sortir du néant. Ils espèrent ainsi sauver leur vie et se débarrasser d’une responsabilité qu’ils ne peuvent pas assumer. L’enfant leur rappelle leur faute, ou l’injustice dont il croit ou ont réellement été victime. Soit ils haïssent secrètement l’enfant, soit le sacrifice est le prix de leur survie. Yennefer est vendu pour 4 marks. La vie de l’enfant est le prix de la vie du parent qui ne devient jamais parent. En sauvant une vie, le sorceleur tente de rétablir cette économie de l’être et du non être, et gagne pour ainsi dire le droit de prendre une vie et de contourner son infertilité. Mais, dans le schéma du Witcher, il ne fait que perpétuer l’abandon. Il le provoque même. Géralt tente à de nombreuses reprises de ne pas adopter Ciri. Mais le « destin » est plus fort que ses tentatives. Le destin est le procédé narratif par excellence. Il est l’histoire déjà écrite à laquelle aucun héros ne peut échapper. Le destin, bien plus sûrement que la liberté, scelle un pacte entre le héros, la vie et la mort. Tel est aussi le sens du pacte conclu entre Faust et Méphistophéles.
Il est temps dans l’argumentation, de laisser tomber la détermination de l’abandonné, de l’adopté, du traumatisé, pour monter un cran plus haut dans l’universalité de cette condition humaine. La beauté de l’oeuvre, au-delà des artifices littéraires, est cette lutte de ces hommes et femmes contre la mort et pour la vie, de leur existences naviguant entre les mondes de l’être et du néant, et nous rappelant que nos vies sont essentiellement définies par notre rapport à la mort et à la fécondité, par la manière dont nous sommes sortis du néant et par les armes que nous utilisons pour tenter de ne pas y retourner ou de lui survivre. Géralt est le prototype du héros qui a vu la mort. Il ne peut plus rien faire d’autre que de lutter contre-elle. Il reste en marge du monde des vivants dont il est un gardien. Les autres hommes n’osent plus l’approcher. Il n’est d’ailleurs plus vraiment un homme lui-même. Il pourrait être un héros hiedegerrien, un être-contre-la-mort. Yennefer est plus du côté de l’impossibilité de créer la vie, un être-sans-la-génération, comme si sa vie était déjà terminée. Elle lutte par l’artifice, par les formules magiques, les potions, la séduction. Le combat contre le Djinn est le symbole de ce pouvoir de génération, enfermé dans un vase, comme il est enfermé dans le ventre des femmes qui peuvent soit donner naissance, soit porter la malédiction d’être stérile. Vivre, c’est pour chacun d’entre-nous, en tout cas pour ceux qui sont encore vivant, ceux qui n’ont pas acceptés la mort, lutter contre la mort en nous-même. Le pouvoir de donner la vie ou de ne pas pouvoir la donner nous vient des générations passées. Il est tissé dans notre destin dont il est la matrice.
Ce destin justement, l’auteur semble nous en dévoiler les lois. Est destin ce qui est écrit de la vie d’un homme avant que cette vie ne commence. Une fois née, on ne peut plus échapper à ce projet, nous y sommes voués, consacrés, par nos parents, nos ancêtres, des adjuvants, comme les druides, les sorciers, ou les « fées » qui se penchent sur le berceau. La vocation que nous portons est liée à ce qui a permet à nos géniteurs ou parents de survivre eux-mêmes. Ils sont le don que nous faisons pour survivre. Cela ne signifie pas forcément que les enfants doivent être sacrifiés au prix de notre survie, mais qu’ils sont liés à ce qui fut une question de vie ou de mort pour leurs ancêtres. Parfois une génération, ou plusieurs, est sautée dans cette réalisation.
Cette thèse, cet éclaircissement du destin peut paraître tout à fait incroyable et superstitieux. Sans prétendre qu’il s’agit d’une loi pouvant être prouvée par l’expérience, il n’est pas rare d’en trouver des confirmations autour de nous. Un écrivain, récemment élu à l’Académie des Arts et Lettres, utilisa l’épée de sa famille, conservée depuis la première guerre mondiale, remise par son grand-père en lui explicitant clairement son destin. « Cette épée sera ton épée d’Académicien. » Le destin n’est donc plus seulement qu’elle que chose qui peut être révélée par le délire des prophètes, ou les théories de la science. Il n’est pas uniquement une fatalité écrite par des dieux, qui nous échappe, et auquel nous sommes soumis. Il devient aussi une histoire qui a été écrite par les hommes et les circonstance, en amont de la naissance et qui encadre la vie de chacun d’entre-nous. A nous d’en maîtriser les lois pour créer un nouvel avenir.

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