Le devoir et la conscience morale
Il existe encore une distinction importante dans la théorie de la motivation de l’action. Nous pouvons en effet parfois agir non pas en vue d’une fin attendue, de la résolution d’un désir, mais pour respecter un principe intellectuel ou moral. C’est la différence entre une motivation dite subjective ou personnelle, et une motivation tout entière contenue dans un principe à respecter, cette dernière variante étant appelée morale ou éthique de la déontologie, du grec déon qui signifie devoir.
Ainsi par exemple du vol. Supposons que nous trouvions une forte somme d’argent, et que sur cette somme soient écrits le nom et l’adresse de son propriétaire, de sorte que rien ne m’empêche de lui renvoyer. Cependant, comme personne ne nous voit trouver cette somme, nous pouvons également choisir de la garder pour nous. Il est clair que si nous rendons la somme, nous faisons preuve d’une grande probité morale et que nous mettons le principe de la justice, que l’on peut énoncer comme suit « rendre à chacun le sien », au dessus de mon intérêt propre. A l’inverse, si nous conservons la somme pour nous-mêmes, nous augmentons notre richesse au détriment d’autrui, et nous satisfaisons au principe de conservation de notre être, qui est au cœur du système du désir.
Notez que cette expérience a eu lieu, avec des montant assez faibles, et que, contre toute attente, il y a plus de personnes ramenant le portefeuille que de personnes le conservant.
Le devoir: la victoire du principe sur les passions
Le, ou les principes moraux, comme la justice ou le respect de la propriété dans l’exemple précédent, ou ce que l’on appelle aussi « les valeurs » et qui correspondent à un engagement moral de notre part, correspondent à une source de représentation qui dépasse, bien plus sûrement que le seul contenu rationnel, la motivation passionnelle. Pour le dire autrement: la conscience morale est plus puissante que la conscience rationnelle. Il est plus facile d’aider autrui quand il est face à un problème, que d’arrêter de fumer, et cela malgré tous les discours de la science.
On peut s’interroger sur ce fait remarquable. Pourquoi la puissance morale serait-elle supérieure à la puissance rationnelle et serait-elle la seule modalité de motif de l’action que l’on puisse comparer à l’action née du désir ? Dans les deux cas, le principe est supposé tout intellectuel. Le motif de l’action n’est plus à l’extérieur, mais bien à l’intérieur de la conscience. J’obéis à une règle intellectuelle et non à un motif pathologique, un désir ou une passion. Ainsi, et c’est l’un des principaux exemples que donne Kant, il faudrait toujours dire la vérité, quand bien même notre vie serait en danger, car la vérité est une valeur supérieure à tout motif pathologique et à la vie elle-même. Cet exemple a (malheureusement) quasiment été unanimement dénoncé pour son manque de réalisme. Quand à la forme, il montre comment doit fonctionner un principe absolument intellectuel du devoir par rapport au principe du désir. Même si Kant ne parle pas de volonté, mais de devoir, nous voyons que nous sommes exactement dans la même structure de jugement. Et nous retrouvons la même structure de conflit qu’entre la volonté et le désir. A la notion de volonté, Kant substitue juste la notion de « bonne volonté », volonté du bien. Et il ramène ainsi toute volonté à la volonté morale, mettant de côté tout autre forme de volonté de suivre des principes en dehors de la structure morale.

Revenons à la question de la supériorité de la conscience morale sur la conscience simplement rationnelle et calculante. La seule réponse possible est la plus grande proximité de la puissance morale avec le désir, et corrélativement le plus lointaine éloignement du principe intellectuelle ou rationnel. La motivation qui vient des passions est plus forte que la motivation venant du raisonnement. De même, la motivation pour le plaisir est plus forte que celle qui consiste à uniquement éviter une douleur. La conscience morale fonctionne de la même manière. Nous sommes plus prompte à sauver un autre homme en train de se noyer, qu’à nous mettre au régime pour le bien de notre propre santé. Dans le premier cas, l’identification que nous ressentons avec la personne qui souffre entraîne chez nous une douleur intense. Nous imaginons la douleur supportée par l’autre, et nous souffrons de cette image. Notons cependant que la douleur d’identification est bien différente de la douleur que nous ressentirions si nous étions dans la même situation. Ainsi, quand nous regardons un homme en train de se noyer, nous ne ressentons pas l’asphyxie ou l’eau qui entre dans nos poumons. Ce qui nous est insupportable et nous remplit d’effroi, c’est pour ainsi dire le spectacle de la mort qui approche. Le noyé est de son côté pris dans la course physique pour sa survie. Il se débat. Il sent son corps se rigidifier, Il en perd le contrôle, jusqu’à perdre conscience. Il est bien plus occupé à chercher une solution qu’à ressentir la peine.
A la douleur née de l’identification, s’ajoute la mauvaise conscience que nous aurions de nous-même si nous pouvons faire quelque chose et que nous ne faisons rien. Alors nous aidons la personne. Contre cette position morale, la seule objection possible serait l’imagination que notre vie serait mise en danger si nous apportions une aide à la personne. C’est donc l’imagination d’une douleur encore plus grande que la douleur morale qui nous conduirait à mettre le souci de notre propre survie avant celui de la survie d’un inconnu. Mais si le noyé n’est pas un inconnu, mais par un exemple terrible, l’un de nos parents, l’un de nos enfants, alors nos valeurs morales pourraient nous amener à nous sacrifier pour autrui. Quel parent n’aurait pas donné sa vie contre celle de son enfant s’il avait eu le choix? Dans cette situation, nous mettons la vie de l’enfant au-dessus de la nôtre. Notons que la même valeur peut nous permettre de vivre malgré de grandes souffrances. Nous pouvons décider de continuer de vivre pour éviter à nos proches, et encore une fois à nos enfants, de connaître la douleur d’une séparation brutale. C’est même une raison de vivre très puissante.

Notons ensuite que les raisonnements moraux, qui tournent toujours sur le respect d’autrui, sont parfaitement rationnels parce qu’ils attendent, voire exigent toujours de l’autre qu’il suive un même comportement envers nous. Quand nous pensons aux principes moraux, nous supposons que ces règles de comportement sont universelles, qu’elles doivent s’appliquer à tous. Si tout le monde était capable de collaborer, nous serions évidemment beaucoup plus efficaces. Malheureusement cette coopération est très difficile car tout le monde ne partage pas les mêmes valeurs et n’a pas la même conception du bonheur. Mais au-delà de cette considération intellectuelle, la sociabilité humaine se trouve comme inscrite dans les principes moraux, dont la violation provoque une culpabilité, une honte, largement supérieure à celle des autres transgressions que nous pouvons commettre. Aucun autre principe intellectuel ne semble provoquer de sentiments aussi puissants. Si nous pouvons avoir honte de nous-mêmes, cela ne suffit généralement à nous dissuader de faire ou à faire quelque chose, notamment si cette chose peut nous procurer un grand plaisir immédiat.
Avant d’y revenir, notons la paradoxale faiblesse sociale de la position morale. Il est patent que celui qui a une forte conscience morale, quand bien même prendrait-il comme principe l’intérêt supérieur du groupe, ou de l’individu, a un réel désavantage sur celui qui n’a pas de conscience morale. Il prendra du temps à penser à l’autre et à respecter une certaine égalité, quand l’autre ne dira rien. C’est notamment ce qu’a montré le théorème du dilemme du prisonnier de Nash. Celui qui vise la coopération perd toujours contre celui qui avance seul.

Autre élément de faiblesse, corollaire de la première objection, la conscience morale n’est pas la chose du monde la mieux partagée. Un grand nombre de personnes semble en être totalement dépourvu. D’autres, tout en reconnaissant les principes de la morale, ne les appliquent absolument pas. A tout dire, ceux appliquant réellement ces principes correspondent à une petite minorité.
Résumé des différents motifs possible de l’action
-La satisfaction d’un désir, en lien avec nos passions et avec le principe de la conservation de notre être. Le désir détermine des buts, et nous agissons pour réaliser un but.
-La volonté est une libre détermination du but de l’action. Il s’agit d’un but choisi entre plusieurs, soit absolument, sans aucun autre critère, c’est la liberté d’indifférence, soit rationnellement par un calcul ou une analyse. Les principes de cette analyse ne sont généralement pas plus détaillés. Les philosophes nous parlent d’un calcul rationnel, ou de la possibilité de suivre la raison plutôt que les passions. On peut donc mettre sous le principe de volonté, la liberté éclairée par la raison dans tous les cas possibles: recherche de l’utilité maximale (Bentham), respect d’un principe personnel (autonomie stoïcienne), ou respect d’un principe moral transcendant (Kant et la moi morale).
-Le devoir est donc une forme de la volonté, dans laquelle le motif pathologique de l’action et le but externe de l’action sont remplacés par le respect d’un principe supérieur. Un principe dont nous n’attendons aucune autre augmentation de notre puissance que celle de la fierté d’avoir respecté le principe. De tous les principes de l’action, quand bien même il s’agit ici d’un principe négatif, il est le plus faible. Plus faible encore que la volonté appuyée sur la raison. Tout simplement parce que la force du principe de l’action est en lien direct avec sa capacité à produire du plaisir, ou à éviter la mort, ce qui finalement revient au même. Le devoir, dès qu’il est pris dans un dilemme, est presque toujours perdant. Il ne peut être gagnant que si par ailleurs, le sujet moral a suffisamment de source de plaisir pour accepter de ce priver.
-La conscience morale, suivant les analyses précédentes, est soit le devoir absolu au sens transcendantal, soit la prise en compte des passions entraînant la sociabilité: amour (Jésus) pitié (Rousseau), sympathie (Adam Smith). Le sens moral, en tant que passion ou émotion, est à ranger dans les motifs passionnels, même si à l’inverse des autres, il est en partie désintéressé, c’est-à-dire non uniquement égoïste. La thèse de la conscience moral a pour preuve la supériorité du sentiment moral sur le seul calcul rationnel. Elle est également, si ce n’est rationnellement supérieure, au moins plus efficace du point de vue pragmatique, que la thèse du devoir, qui sacrifie son auteur. La raison n’entre en jeu que lorsqu’il y a un dilemme de la conscience morale, sous la forme: faut-il sauver un tel ou une telle, un enfant ou une personne âgée, une seule personne, même si l’on sait que cela va entraîner le sacrifice d’un millier de personne? Alors la raison reprend ses droits, mais uniquement pour éclairer la conscience morale, selon des critères qui ne sont ni financier, ni utilitariste, mais proprement humain. Ces cas font forcément l’objet d’une casuistique.
-L’action uniquement égoïste, qui est aussi une variante du désir, mais qui pourrait exister sans moral, devoir, ou sens moral. C’est la thèse, vraiment difficilement tenable, de l’individualisme méthodologique. On la trouve par exemple chez Adam Smith, dans la Richesse des nations. Elle nécessite, pour être socialement acceptable, une « harmonie préétablie », comme chez Leibniz, ou une « main invisible » comme chez Smith, pour garantir que tous ces individualismes peuvent tout de même faire société. Dans le cas de Smith, cette thèse a montré dans l’histoire à quel point elle était fausse et le besoin, la nécessité, de lutter contre ce ferment de la guerre et du vol.

L’article précédent de la série est disponible ici:
https://foodforthoughts.blog/2020/08/04/le-desir-3-4-le-systeme-la-liberte/
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