Space force, l’un des dernières séries d’Amazon, nous montre sous un angle absurde les ravages de la bien pensance. « En tant que scientifique, vous n’écoutez que votre raison, cela vous rend peu digne de confiance »: voilà ce que le héros, un grand général américain, déclare à son équipe d’ingénieurs travaillant sur un projet de colonisation lunaire. De manière ironique, elle résume à merveille la tendance actuelle.

Soft skills – tout doux bijou !
Renforcés par les peurs et l’isolement créés par le Covid, nous vivons plus que jamais à l’ère des softskills. L’entreprise se substitue au foyer et à l’Etat pour proposer non seulement un travail, mais aussi un cadre de vie. Postuler à un emploi ne signifie plus vendre sa force de travail sur le marché, comme le disait Marx. Ce qu’il nous est demandé aujourd’hui, ce sont des Softskills, de la compétence émotionnelle et sociale.
De quoi s’agit-il? Côté face, il s’agit de défendre des valeurs éthiques et morales, au travail. D’être bienveillant avec ses collègues, d’être « force de proposition », « business partner », de concilier l’intérêt personnel et le bien commun de l’entreprise. C’est beau comme du Rousseau! Grâce aux softskills, l’entreprise le groupe atteindrait un idéal à la fois social et économique. Pourquoi s’en priver en effet?
Comment faire? Rien de plus simple, il suffit que tout le monde soit charmant, absolument charmant, au bureau. Rien de moins. Le comportement professionnel attendu est clairement codifié. L’employé devra être en permanence débordant d’énergie, toujours souriant, toujours positif. Il le fera car c’est sa nature, et non parce qu’il est un comédien qui doit remplir sa gamelle à la fin du mois. Arrault sur l’acteur! Tout cela doit être au-ten-tique. Cela ne saurait cependant s’accomplir par simple magie. Un investissement massif de l’entreprise est nécessaire, qui demande lui aussi des compétence sociales: organiser des événements, aménager les bureaux, -avec le désormais indispensable baby foot- , faire vivre la communication digitale sur les réseaux sociaux, s’engager pour une cause, d’offrir des cours de gym, participation à des salons étudiants et autres… Nous sommes bien loin de l’époque où la seule fête de Noël était suffisante!
D’où viennent les soft skills?
Ces compétences comportementales ne sont pas, ou peu, enseignées à l’école. Elles ne font l’objet d’aucun test, et d’aucune évaluation objective. Elles sont promues essentiellement par les RH et DRH, en tête desquels les cabinets de recrutement et de conseil en management humain. Suivant les développement des sciences sociales, ils ont développé des tests de personnalités permettant de définir ou de cerner le caractère de la personne. Etes-vous Fondateur, Créatif, Leader ou Constructif? Pour le savoir il suffit de remplir leurs questionnaires. L’un des plus célèbres est le MBTI. Grâce au test, mis au point par deux chercheurs en sciences sociales Myers et Briggs à la fin des années 70, vous saurez si vous êtes Extraverti ou Intraverti, plutôt Sensitif ou Intuitif, Intellectuel ou Emotional, et enfin si vous préférez le Jugement ou la Perception. Cocher trente cases et vous saurez qui vous êtes. Encore plus fort que les tests de Elle magazine! Autre grand moment fondateur, la création du concept d’Intelligence Emotionnelle, mesurée par le quotient émotionnel et popularisé par Daniel Goleman en 1995. Le QI, invention française d’Alfred Binet, devient obsolète. Le QE, il n’y a que ça de vrai!

Ce travail, cette grande simplification des sciences humaines permet aux cabinets d’apporter une « valeur ajoutée » à leur service. Un chasseur de tête ne connaît en général pas grand chose aux compétences réelles des profils qu’il propose. Il n’est ni comptable, ni ingénieur, informaticien ou commercial, enfin un peu quand même. Et comme il est quasiment impossible de juger une personne sur la base de quelques entretiens, il propose pour enrichir son offre, une forme d’évaluation « psychologico-sociale » supposée garantir la bonne intégration future de la personne dans l’enterprise, sa correspondance aux valeurs et au poste qu’il va bientôt rejoindre. Côté entreprise, les DRH y voient l’occasion béni de sortir le nez des fiches de paie, bilans de compétences, remboursements de frais, et autres contrats de travail. Cela rend leur travail indéniablement plus « sexy » que d’annoncer la hausse générale de 1% de la massa salariale… et leur donne un sujet idéal pour murmurer à l’oreille du DG. L’opinion publique, et notamment la vague de progressisme qui déferle en ce moment et depuis longtemps maintenant, sur l’actualité leur donne raison. Cette communication, qui était auparavant l’apanage du commerce et du marketing, et avait pour but de vendre des produits est désormais largement concurrencée par la communications positive et humaine. Qui pourrait s’en plaindre?

Ce fameux enfer pavé de bonnes intentions
Et pourtant… Derrière ce beau discours, le côté pile pointe. Les soft skills se transforment souvent en un type de management qui n’a pas grand chose à envier, disons-le tout net, à celui des sectes. Le collaborateur se voit intimer l’ordre – mais de manière informelle – d’être toujours disponible pour l’entreprise. Déplacements, séminaires, pots de départ des collègues ou invitation de la direction, gâteaux, jour des enfants, les réunions informelles envahissent allègrement sa vie privée. Devenir l’employé modèle ou The Best place to work, demande une disponibilité affective de tous les instants. La compétence sociale finit par primer sur la compétence réaliste et technique. Les comportements jugés « non positifs », les mauvaises nouvelles resteront enterrées et non adressées. C’est bien connu, on préfère éliminer le porteur de mauvaises nouvelles que de s’occuper du problème. A force de normes sociales, de bienveillance mal comprise et de respect de l’autre à contre-temps, les managers sont dépossédés de leur modique pouvoir et la subjectivité prend le pas sur la raison. L’objectif de « paix social » prend le pas sur la rentabilité et la gestion, engendrant un gaspillage de ressources inouïe à l’échelle du pays.
La réalité, c’est que ce sont les râleurs, les jamais contents, les critiques, qui font avancer l’entreprise, la pousse à se remettre en cause et à corriger ses défauts.

Hardskills
Du côté du patronat et des autorités politiques, le discours est tout autre. Appuyé sur les implacables statistiques de l’Insee, ils défendent à corps et à cris une politique plus volontariste en terme de Hard skills, qui retrouvent à cette occasion leur vrai nom: « les compétences ». La faible formation technique est la principale cause de chômage. Les patrons crient leur amour pour les savoirs faire techniques, l’informatique, l’ingénierie, les langues, au premier chef desquelles l’anglais… et demandent parfois tout simplement des employés qui sachent lire et écrire. Emmanuel Macron, encore ministre de l’économie avait déclaré que les employés de l’abattoir de Gad étaient des illettrés, ce qui rendait leur reconversion professionnelle particulièrement difficile. Les milieux bien-pensant ont immédiatement crié au scandale et à la condescendance de classe. Mais est-ce une insulte, un gros mot, ou une réalité à corriger? Sous la rudesse condamnable du propose, la réalité est claire, 20% des salariés étaient effectivement illettrés. (Ci-joint un lien vers une étude pointant la corrélation entre le faible niveau de diplôme et le haut niveau de chômage: https://www.inegalites.fr/Le-taux-de-chomage-selon-le-diplome-et-l-age).
Le diplôme, ou la formation technique, acquise pendant des années auprès des paires, couronnant tout un parcours académique, doit-il vraiment être remise en cause par un diagramme en forme d’araignée qui fait peur?

Raison versus démagogie
La balance semble avoir définitivement basculée du côté soft. Pendant les processus de recrutement, il faut que l’équipe ou le recruteur ait le « fit », un bon contact humain qui donne envie de travailler avec la personne. Le CV et l’expérience ne sont même plus regardés. L’entretien devient une pièce de théâtre mondain. Aussi essentiel que la bonne entente puisse être, disons-le tout net, les softskills non encadrées sont un danger pour l’entreprise et sa rentabilité. Non mesurables, elles officialisent le règne arbitraire de la « note de gueule » et contribue au management tyrannique qu’elles prétendent combattre. Le dévouement et la loyauté sont plus importantes que les résultats, signature d’un management non objectif. Les DRH en profitent pour mettre en place une forme de contrôle idéologique qui bride la créativité de l’entreprise. Les règles du dialogue rationnel sont détournées au profit des pires règles politique.
Pour des softskills encadrées
Comment faire? Très simplement en normalisant et en créant un véritable processus pour définit et encadrer le comportement professionnel. Autonomie, respect, bienveillance, travail, vérité, dialogue rationnel, autant de valeurs pas si difficiles à mettre en oeuvre et incroyablement rentables! Ceci n’existe tout simplement plus aujourd’hui, du moins pas en France, où les modèles anthropologiques communs de domination continuent de prévaloir sous un habillage nouveau. Dans Space force, la série dont nous parlions au début, les Etats-Unis perdent la course à la conquête de la lune contre des chinois qui ne se posent pas temps de questions et restent objectivement concentrés sur l’objectif.