Un individualisme égalitaire
Nous vivons dans une société dont les différentes composantes se regardent en chien de faïence, sans chercher le bien commun. La valeur principale est une forme d’individualisme matinée d’égalitarisme. Depuis Tocqueville, la dynamique est toujours la même. L’individualisme comme concept remonte essentiellement à Descartes et au geste du Cogito, je pense, qui installe le Je comme premier principe.
Sur cette base, les philosophes libéraux, Spinoza, Locke et dans une moindre mesure Rousseau, vont échafauder la théorie du droit naturel, droit individuel incompressible, inaliénable, qui sert de base à notre droit moderne. Cette théorie va renverser les monarchies, le droit divin du roi, et préparer la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Nous ne sommes plus un collectif relié au ciel. Nous sommes des individus libres, qui nous réunissons en société pour vivre ensemble. Les droits de l’homme et du citoyen remplacent le droit de dieu.
Pourtant très vite cet individualisme métaphysique et relativement désincarné c’est retrouvé écartelé entre différentes interprétations. C’est d’abord, accompagné de l’idée de progrès, l’individualisme libéral, misant sur les talents, le travail, l’ascenseur social, le respect de l’individu et de la compétition. C’est aussi le fondement de l’égalité de droit des citoyens, le droit à un procès équitable face à une justice identique pour tous.
Ces belles idées et ces beaux principes, trouvent également leur contre-point concret et passionnel. Ils débouchent sur un individualisme jaloux, qui ne dépasse pas l’égoïsme et n’accède pas à l’universalité des droits de l’homme. L’égalité de principe devient le support d’une demande d’égalité réelle. L’individualisme devient pour ainsi dire négatif, toujours en train de pointer ce que l’autre a de plus que le moi, de le dénoncer comme injuste, au nom de cette supposée, ou même mythique, égalité que le gouvernement sera là pour assurer pour tous. L’égalitarisme généralisé déclenche une paranoïa généralisée et transforme l’individualisme un principe de jalousie. Tout est prêt pour la tyrannie du peuple.
COUPER LE BLE QUI DEPASSE
Le lien entre la tyrannie et l’égalitarisme est ancien. Hérodote en donnait cet exemple:
« Il avait envoyé un héraut à Thrasybule et lui avait fait demander quel état politique il devait établir pour avoir le plus de sécurité et maintenir le mieux la cité sous ses lois. Thrasybule mena hors de la ville l’émissaire de Périandre et entra dans un champ ensemencé ; en parcourant les blés, il questionnait et requestionnait le héraut au sujet de sa venue de Corinthe ; et, en même temps, il coupait tous les épis qu’il voyait dépasser des autres, et, une fois coupés, les jetait à terre, jusqu’à ce que, ce faisant, il eut détruit ce qu’il y avait de plus beau et de plus haut dans ce blé.
Périandre comprit le sens de cette action : il saisit que le conseil de Thrasybule était de mettre à mort les citoyens qui dépassaient les autres ; et dès lors, il n’y eut pas de malice qu’il ne déployât contre les Corinthiens. Tout ce que Kypsélos avait laissé à tuer ou à bannir, Périandre l’acheva. »
La morale de la fable est claire. Etablir une égalité stricte entre ses citoyens est le meilleur moyen de conserver le pouvoir du tyran. Il se pourrait cependant que la mise en place d’une égalité toujours plus grande soit aussi le meilleur moyen de préparer l’avènement d’un futur tyran.
L’individualisme juridique ne suffit pas cependant à définir la totalité d’une personne. Le lien à un ou plusieurs groupe est nécessaire. Le seul lien à la nation ne suffit pas. Nouveau paradoxe, l’individu est toujours en train de se défendre, non pas comme individu, mais comme appartenant à des communautés, des corporatismes, ou autres groupes. Ces réflexes sociaux viennent avant d’autres déterminations comme celle de l’emploi. Ainsi, le cheminot est cégétiste avant d’être cheminot, l’expert comptable exerce une profession réglementée avant d’être comptable, l’avocat est un rempart du droit, à bien des égards, il se prend pour le droit, avant d’être un défenseur des droits.
Au début, et encore aujourd’hui dans de nombreuses partie du monde, l’universalité des droits de l’homme est un fabuleux vecteur de l’émancipation, des peuples et des individus. Descendons encore d’un cran. L’économie faiblit. La répartition des richesses est de plus en plus binaire. Il devient difficile de trouver sa place dans une échelle sociale qui s’horizontalise. Commence alors la concurrence pour l’égalité, autre forme de la concurrence tout court. Les droits « de » l’homme deviennent des droits « à ». Si l’autre fait quelque chose, alors moi aussi je dois avoir le droit de le faire, puisque nous sommes « égaux ». Le dogme de l’égalité réelle se retrouve face au mur de l’altérité elle aussi bien réelle. Les femmes en couple veulent un enfant? La nature doit plier sous le « droit à ». L’universalisme se brise sur les particularismes.
LA CONCURRENCE VICTIMAIRE
Nous assistons désormais à une nouvelle étape de ce mécanisme. C’est la partie qui est désormais appelée la « concurrence victimaire ». Pour attirer l’attention, pour gagner des parts de marché sociale, pour se voir reconnaître de nouveaux droits. La femme est une victime des hommes. Les musulmans sont victimes des racistes. Les fumeurs sont victimes des groupes industriels. Tout n’est pas complètement faux. Mais tout n’est pas exacte non plus. La revendication légitime le cède à l’outrance. La provocation n’est jamais sanctionnée, et certains sont passés maîtres en cet art. Pire, se considérant victimes, selon le principe de l’égoïsme, ces différents groupes justifient ainsi leur actions violentes envers les autres groupes. Chacun piège l’autre dans la concurrence victimaire. On est toujours la victime de quelqu’un. Et tous se tiennent par la barbe. Ainsi, et c’est un gain aussi grand que faux, chacun peut continuer son chemin, sans changer, à l’abri dans sa revendication identitaire, sans se remettre en cause. Il est ainsi édifiant de constater que le gouvernement, depuis une quinzaine d’années est incapable de réformer l’Islam de France. Édifiant également le comportement des féministes, qui attaquent tout le genre masculin, sans aucune discrimination, et surtout sans aucune sanction ou remise en cause. Et tout aussi édifiant, le comportement de la police, qui pendant des années n’a pas pris en compte les violences quotidiennes faites aux femmes.

Autre figure de cette égalitarisme des esprits: le relativisme intellectuel. Comme tout doit être égal, les opinions et les idées aussi. Personne ne peut avoir raison. Chacun a sa vérité, et il est impossible de construire un discours commun. Pire, le plus petit dénominateur du discours commun sera forcément le plus nul, plus qu’il est interdit de ne pas lui donner « sa voix ». Ainsi tout le monde est ramené à ce que l’on pourrait appeler la « loi du plus con », puisque seul son point de vue l’emporte à la fin. Comme un tel langage serait trop cru, on a rebaptisé ce fait par le doux vocable de « paix sociale ». On y accole très volontiers le terme de bienveillance, en oubliant comme il se doit l’origine stoïcienne du concept. Tous ceux qui refusent cette loi sont immédiatement considérés comme manquant d’ « humilité », ce qui vaut condamnation sociale quasiment totale dans notre pays. L’humilité sert à humilier celui qui ne rentre pas dans le rang du relativisme général. Belle conséquence qui montre à point l’égalitarisme déforme les passions sociales autant que la capacité à raisonner.
Etatisme
Mais nos maux ne s’arrêtent pas là. Une nation qui ne serait qu’individualiste, ou plutôt égoïste, et égalitaire sombrerait très certainement dans le chaos et les guerres de jalousie. Or en France, cette mentalité publique irresponsable se double d’un Etat considéré comme omnipotent. L’amphigouri de l’Etat dépasse celle de tous les autres pays non communiste, avec 56% de PIB transitant dans ses caisses et 5,5 millions de fonctionnaires en 2018, pour une population active d’environ 30 millions. La Vème République revendique haut et fort son centralisme jacobin. Les tentatives de décentralisation et de déconcentration se sont toutes soldées par des semi échecs. La réalité du pouvoir reste tellement centralisée que l’on parle de Roi-Président et que toutes les grandes décisions semblent prises à l’Elysée. C’est à tel point que le Secrétaire Général de l’Elysée, bras droit du Président, semble plus puissant que le Premier Ministre lui-même et que le Parlement n’a presque aucun pouvoir.
Dans cette alliance de l’égoïsme, de l’égalitarisme, d’un Etat fort et d’un pouvoir centralisé, il est très difficile de ne pas reconnaître les traits caractéristiques d’une tyrannie. Heureusement, il y a aussi un processus démocratique servant d’assise au personnel politique. Il n’est pas inutile de revenir sur les grands moments ayant conduits à un tel régime, qui n’a pas toujours été le nôtre. Sous la IIIème République, âge d’or de la France, le régime était parlementaire. Idem sous la IVème République. Sous ces deux régimes, la France s’en est plutôt bien sortie. Le gouvernement n’était pas impuissant, notamment pour toutes les questions relatives à la colonisation, qui connaît son apogée après la Première Guerre mondiale. Tout a changé avec le nouvel ordre issu du second conflit mondial. Le général de Gaulle, face aux échecs de la IVème, a fini par construire un régime militaire, vertical. L’élection du Président au suffrage universel a automatiquement concentré tous les pouvoirs à la tête de l’Etat. La création a trop bien réussi. L’ENA a connu un trop grand succès, et les corps administratifs se sont multipliés au point de se nourrir eux-mêmes. L’Etat est devenu un Leviathan.
« De Gaulle serait-il un dictateur ? […] Qu’est-ce que la Ve République sinon la possession du pouvoir par un seul homme dont la moindre défaillance est guettée avec une égale attention par ses adversaires et par le clan de ses amis ? Magistrature temporaire ? Monarchie personnelle ? Consulat à vie ? pachalik ? Et qui est-il, lui, de Gaulle ? duce, führer, caudillo, conducator, guide ? A quoi bon poser ces questions ? […] J’appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus, parce que c’est vers un renforcement continu du pouvoir personnel qu’inéluctablement il tend, parce qu’il ne dépend plus de lui de changer de cap. »
François Mitterrand, Le coup d’Etat permanent, réédition 1993, pp. 98-99
Rendons à César ce qui est à César. Si l’on loue souvent Tocqueville pour avoir vu avant tout le monde le risque du couple individualisme / égalitarisme, on oublie la plupart du temps sa véritable oeuvre majeure: L’Ancien Régime et la Révolution. Dans cette étude inégalée, Tocqueville montre la puissance jamais interrompue de l’administration française. La Révolution n’a eu aucun impact sur cette puissance des bureaux, de la réglementation. Il suffit de songer à la situation actuelle pour comprendre que l’alerte sonné par Tocqueville sur ce pouvoir administratif toujours croissant, est plus que jamais d’actualité. Ainsi, que ce soit du côté de l’Etat ou de celui des valeurs, Tocqueville est bien le grand prophète des déboires de la France.

On peut comprendre la volonté du Général. La France a perdu la Guerre. Son administration, déjà sclérosée a construit une muraille défensive absurde, quand de Gaulle prêchait et écrivait La Guerre de mouvement. Après la Libération, la France n’en a pas fini avec la guerre. S’il s’agit officiellement de restaurer « la grandeur de la France ». Mais l’essentiel est surtout de piloter l’inévitable et douloureuse décolonisation. Car la grandeur française s’est surtout construite pendant la colonisation. La richesse est venu de l’Empire. Jamais la France n’a été aussi prospère qu’avec l’aide de ses colonies. Jamais en fait, alors que le pays est essentiellement agricole, elle n’a été riche par elle-même.
La tragédie de la Vème République est peut-être d’arriver trop tard. Elle eut été le régime parfait pour préparer la Seconde Guerre mondiale. Elle s’est en partie maintenue pendant la Guerre Froide. Mais depuis le choc pétrolier et la chute du mur de Berlin, à l’heure de Facebook et d’internet, sa verticalité est un handicap fatale. L’individualisme soutenu par l’Etat réglementaire s’accompagne d’une déresponsabilisation générale. Nous avons troqué l’instruction et le bon sens contre le formulaire bien rempli. Une personne commet une erreur ? La question n’est pas de savoir comment cela a pu se produire, ni si l’on peut s’améliorer, mais au contraire de vérifier ce que disait la procédure! Cette déresponsabilisation du peuple se redouble d’une irresponsabilité des élites. On peut faire faire faillite au pays sans avoir aucun compte à rendre. Le maire de Paris peut endetter la ville jusqu’au cou, sans aucun contrôle autre que celui des élections. L’Etat a endetté la France au-delà de toute mesure. Quand il a fallu se résigner à juger d’anciens membres du gouvernement dans l’affaire du sang contaminé, une justice d’exception a été créée uniquement pour juger les anciens dirigeants politique : la Cour de Justice de la République. Tout un symbole, révélant à quel point rien n’est prévu pour juger le personnel politique. Le principal résultat de cette cour a été la large diffusion du concept « Responsable mais pas coupable ». Incroyable scandale démocratique.
Il y aurait encore beaucoup à dire pour décrire une déliquescence que nous ne connaissons que trop. Le triptyque Liberté-Egalité-Fraternité s’est transformé en Egoïsme- Egalitarisme-Etatisme.

Annexes:
Un très bon article (et quelques commentaires intéressants) sur l’effondrement de la France. Il complète parfaitement l’analyse précédente.
Tocqueville
Les Etats-Unis, comme la France révolutionnaire, mettent en avant deux valeurs cardinales: l’égalité et la liberté. On pourrait croire que ces deux termes signifient la même chose des deux côtés de l’Atlantique, et l’on se trouve alors complètement démuni pour comprendre tout ce qui différencie et oppose les deux plus anciennes démocraties actuelles.
La différence, pourtant, saute aux yeux du jeunes Tocqueville. Les Etats-Unis se sont construits dès le début sur ces valeurs. L’influence de l’Angleterre se fait finalement peu sentir dans les vastes plaines à conquérir. Tous les immigrés sont égaux face à la terre. Tous veulent être libre et se projeter dans leur projet de vie. L’égalité est donné. Elle est un fondement stable. La liberté est le but et elle se construit dans l’action. La pensée américaine va jusqu’à imaginer un Etat sans Etat, entièrement réguler par le marché, comme symbole de la liberté la plus totale des citoyens acteurs. La liberté est la première valeur de ce peuple inimitablement pragmatique.
Rien de tel en France! L’égalité et la liberté française se construisent principalement en opposition au régime monarchique précédent. L’égalité désigne l’égalité devant la loi, dont le but est de mettre fin à l’arbitraire de la puissance du monarque et de respecter minimum de l’individu. Mais elle se nourrit aussi de la jalousie, du temps passé à contempler les richesses des nobles et la misère du tiers état. Personne ne doit avoir plus que son voisin. L’égalité attaque la propriété. Elle n’est pas égalité des chances, qui ne vaut pas tellement mieux que loterie du destin Elle est égalité réelle. La liberté est la valeur secondaire. Elle reste négative: ne pas être soumis à la volonté d’autrui. Elle est anarchiste sans être constructive. Le français se veut libre d’être en permanence en révolte contre l’Etat, alors que l’Américain aime l’Etat et reste un grand patriote.
Nous forçons évidemment le trait. Il y a aussi en France un esprit d’entreprendre qui repose sur la liberté, et une défense de l’égalité qui n’est pas que jalousie. Mais ces racines restent tout de même vive dans un pays ou le parti communiste est resté longtemps le premier parti de France et où un parti comme celui de Mélenchon peut devenir une force politique. L’égalité a un versant totalitaire qu’il ne faut jamais nié. La Russie des Tsars laisse place à une dictature du peuple, alors que l’Angleterre, où la tradition de respect de certaines liberté remonte à la Magna Carta, a su trouver un équilibre moins extrême dans la monarchie parlementaire.