Quoi de plus présomptueux que de croire que l’on peut donner une nouvelle interprétation du mythe d’Oedipe ? Et pourtant, quoi de plus nécessaire que de donner, justement, cette nouvelle interprétation ? Les mythes sont là exactement pour cela, être réinterprétés, encore et toujours. Leur puissance est dans la multiplicité des interprétations dont ils sont porteurs.

L’erreur de Freud
Le titre, évidemment, est facile. Cependant à la relecture du mythe, un point particulier frappe. L’histoire d’Oedipe n’est en effet que la continuation d’une histoire qui commence avant lui. Cette histoire, familiale évidemment, est celle de ses parents Laïos et Jocaste. Freud a occulté cette dimension en se focalisant uniquement sur le désir du fils. Pour lui, c’est le fils qui est porteur du désir incestueux. C’est lui qui veut prendre la place du père, sur le trône et dans le lit.

Or les fils sont, dans l’ensemble, respectueux de leur père. Léger détail qui semble échapper au psychanalyste. Et toutes les petites filles ne tombent par systématiquement amoureuses de leur papa. Cela dépend principalement de l’amour que la mère porte au père. Bref, rien d’absolu dans cette thèse. Rien du point de vue de l’enfant.
En revanche, l’interprétation est complètement différente si l’on se place du point de vue des parents. Le fils aîné, voir l’aîné tout court, qu’il soit fils ou fille, est le premier dans l’ordre de la succession. Le pouvoir familial lui revient par le droit d’aînesse. Plus d’un père est incapable de comprendre cela, ou le refuse. De nombreux pères ne sont pas des pères. Quand à la mère, le premier né est la chair de sa chair, le sang de son sang. Sa création et sa créature, qui a fait d’elle une mère, changeant radicalement son statut et sa vie, autant qu’elle-même a eu un enfant. C’est ainsi que la naissance du premier enfant est un cataclysme, un renversement dialectique complet du couple. L’amour fait place à la famille. Et le garçon, connaissant et découvrant l’amour dans les bras de sa génitrice, ira le plus souvent chercher dans les bras d’une autre femme, le même traitement qu’il a reçu des bras de sa mère. L’oracle n’a rien dit d’autre, si ce n’est la banalité de la vie symbolique réussie d’un fils aîné. Le tout est de réaliser cela – symboliquement envers sa famille, et réellement hors de sa famille.
L’interprétation du point de vue des parents
Ainsi nous pouvons renverser l’interprétation du mythe. Il ne s’agit pas du désir d’Oedipe, mais bien du désir de la mère d’Oedipe, de Jocaste, de la folie d’une femme qui a abandonné son enfant, contrainte et forcée par la parole de sorcier de l’oracle. Voici ce que dit réellement l’oracle: tu laisseras ton fils grandir, et si tu ne le fais pas, tu perdras ton mari et tu deviendras une femme incestueuse, dévorée par sa maternité. Tu dois laisser ton fils, maintenant et à jamais. Jocaste n’en fait absolument rien. C’est ce que nous nommerons désormais, à la suite de Raymond de Saussure, le complexe de Jocaste.
Et la prophétie de se réaliser, mais sous le mode de l’abandon. L’histoire d’Oedipe n’est pas celle d’un enfant abandonné, mais celle de la mère que l’on force à abandonner son enfant. Elle ne pardonnera jamais à son mari, qui est déjà symboliquement mort comme amant depuis longtemps lorsqu’Oedipe lui donne la mort. Le roi ne vivait déjà plus chez lui, passant son temps sur les routes, loin du foyer. Quand à la reine, la déchirure de la séparation a fait son oeuvre et l’a transformé en monstre. Elle est le Sphinx, l’animalité de la mère, la lionne qui garde la ville et pourrit la vie de tous parce qu’on l’a séparée de la chair de sa chair.
Quand Oedipe revient, l’énigme qu’il résout n’est pas celle de « l’homme ». Il résout l’énigme de l’enfant perdu. « Ou est mon fils que j’ai perdu alors qu’il était à 4 pattes ? Est-il un homme maintenant ? Se tient-il debout ? A-t-il pu grandir ? Connaîtra-t-il la vieillesse et vivra-t-il une vie complète d’homme, jusqu’à marcher avec une canne ? » Et Oedipe de répondre : « Je suis ton fils. Je t’ai retrouvée malgré l’oracle qui nous a séparés. Ton fils est bien vivant. Il a survécu à l’enfance. Il se tient debout. Et bien sûr, si le destin le veut, il vieillira et aura une canne, comme tous les autres vieillards. Tu n’as pas échoué dans ton devoir de mère, bien au contraire. Tu peux laisser là ta rancune et ta violence animale, et redevenir humaine et reine ». Et le Sphinx de disparaître en se jetant dans le vide.

Ce n’est qu’après cette reconnaissance que se joue l’inceste. La mère reprend sa vie là où elle l’a laissée. Elle refuse la naissance du fils et le conserve dans son lit, en elle. Le mari disparu, il n’y a plus rien pour accomplir l’éducation. Oedipe devient réellement un enfant perdu, non plus physiquement, mais moralement, incapable de s’élever à l’humanité.
Oedipe, de son côté, est l’anti-héros. Il est celui qui ne grandit jamais, qui vit son initiation à l’envers, trouvant non pas le chemin de la femme, mais le retour vers le ventre de la mère.
Jocaste Que pourrait craindre un homme? La destinée le mène, rien ne lui est prévisible. Le mieux est de vivre au hasard, comme on peut. Et ne sois pas dans la crainte d’épouser ta mère; Bien des humains ont déjà rêvé qu’ils s’unissaient à leur mère. N’en pas tenir compte rend la vie plus facile à porte.
Œdipe Voilà qui est bien beau à dire, Mais ma mère est vivante. Tant qu’elle vit Tu as beau dire, je dois craindre.
Sophocle – Œdipe Roi (975 -991)
Peau d’âne
Le conte de Peau d’âne, de Charles Perrault, met parfaitement en scène cet amour narcissique, voire pervers, des parents pour leur premier enfant. Il s’agit là d’un père, un roi veuf perdant sa reine, et de son épouse. Le roi ne retrouve l’amour pour sa reine que dans la ressemblance entre sa fille et la défunte. Mais le narcissisme est également sous-jacent, les filles ressemblant souvent plus à leur père qu’à leur mère. Le roi est amoureux de sa fille et de lui-même. Il est comme ces pères méditerranéens qui, dans l’imaginaire commun et caricatural, refusent de laisser partir leurs filles. Si l’on disait aujourd’hui que l’inceste est le fait des enfants et non celui des parents, en opposition complète à la réalité des viols familiaux, on serait immédiatement sous le coup légitime de l’opprobre publique.

Toute l’histoire nous conte le combat de sa fille pour se débarrasser de son père et trouver la force d’aller chercher l’amour en dehors du foyer. Si l’interdiction de l’inceste est universelle, comme l’a démontré Levi-Strauss, c’est bien plutôt pour éduquer les parents et permettre la perpétuation des liens entre les mêmes générations, que pour éduquer les enfants, qui ne comprennent d’ailleurs même pas ce qui leur arrive, pris dans la folle puissance des causes naturelles.
Les racines de l’univers
Chronos n’avalait-il pas tout rond ses propres enfants ? Et avant lui, les Titans n’étaient-ils pas enfermés dans le ventre de leur mère ? Les premiers dieux dévorent leurs enfants. C’est Zeus qui réalisera le premier cet exploit d’échapper à cette « païphagie » (comme on dirait anthropophagie, mais pour les enfants), ce complexe de l’ogre qui dévore sa propre progéniture.

Les enfants sont pris dans le désir de leurs parents. C’est ce qui les a fait naître, c’est ce qui les détermine. Dolto ajoute le désir de l’enfant lui-même, qui sans être à exclure, ne constitue pas, loin s’en faut, la totalité du désir dans lequel l’enfant est pris. Ce dont nous parle le mythe, c’est du drame de cette emprise et des conséquences épouvantables de sa rupture. Le dispositif imaginé par Platon dans la République, celui des couples aveugles et des enfants arrachés à leurs parents, et à leur mère, dès la naissance pour être élevés par la cité tout entière, est le plus sûr chemin pour mener la Cité à la folie. Telle est également la contradiction de Rousseau lorsqu’il abandonne ses enfants à l’assistance publique. Rousseau réalise le rêve de Platon. Il réalise également son propre rêve, donnant à ses enfants cette liberté de l’Etat de nature, où l’homme est libre de tout liens familiaux. Voltaire, et tout le monde derrière lui, le blâmera pour cette utopie hasardeuse et incomprise, alors que l’abandon et l’arrachement à la mère sont eux bien réels.
Le mythe de l’enfant perdu
L’enfant sans famille est une figure mythique et littéraire courante. Pourtant la plupart du temps, l’orphelin va de l’avant et ne revient pas si souvent sur les traces de son passé. Parmi les « grands abandonnés » de l’histoire, on citera évidemment Moïse. Moïse n’est pas abandonné dès sa naissance, mais peu de temps après pour échapper, lui aussi, à la parole du sorcier qui condamne toutes les premières naissances des Hébreux à la mort. Moïse fera le chemin entre deux familles, l’une égyptienne, l’autre juive, et, fait singulier, il retrouvera également sa mère, parmi les esclaves, parmi son peuple. Et il ne sera aucunement question d’adultère, sa mère l’ayant abandonné pour lui sauver la vie, et non parce qu’on lui aurait arraché l’enfant. L’abandon est d’ailleurs tout relatif, puisqu’elle parviendra, par ruse, à se faire la nourrice de son propre fils sous le toit même de pharaon. Elle en aura fait un homme de manière incroyablement précoce. Un homme comme il n’en existe peut-être aucun autre dans l’histoire de l’humanité. Un homme dont la leçon n’a absolument pas été retenue par la tradition juive, les mères se faisant une gloire d’être les plus exclusives, les plus jalouses, et les plus possessives possibles, à la manière des lionnes imaginaires, et faisant de leurs enfants d’éternelles enfants.
