Voilà un sujet qui ne brille pas par son potentiel comique, ni même par sa positivité. Il est pourtant nécessaire d’en parler. Les traumatismes dessinent en effet la frontière entre ce qui est « normal » et ce qui nécessite des moyens et un accompagnement différent pour être résolu. Dit autrement: la philosophie morale ou la quête de bonheur et de sagesse semblent s’arrêter là où commence la médecine psychologique et psychanalytique. Le point de rupture, ce que la philosophie ne peut pas dépasser ou guérir par ses seuls moyens, c’est cela que l’on appelle le trauma.
Qu’est-ce qu’un traumatisme?
C’est le résultat psychiquement destructeur d’un événement difficile, d’une expérience douloureuse. Il y a donc l’événement réel, et ses conséquences psychiques. L’événement est toujours une séparation, une coupure, une solitude ou un abandon. C’est l’abandon lui-même, la mort d’un proche, la fin d’un amour ou d’une amitié, une terrible maladie, une faillite financière, la perte d’un logement, être « à la rue », un déménagement contraint, la perte d’un proche ou d’un enfant, être victime de violence, de vol, de viol. Connaître la guerre. Y participer même. Cette perte doit être assez forte et assez proche pour nous toucher profondément. La perte d’un proche est très souvent le traumatisme le plus fort et le plus « commun ».

Second élément du traumatisme: la personne touchée. Celle-ci vient avec son histoire, ses représentations d’elles-mêmes, ses ressources financières, intellectuelles, émotionnelles. Cela conditionne la réception du traumatisme et son déploiement chez l’individu. Cependant, quelque soit la personne, il reste possible de dire que le traumatisme: la rupture forte, reste un traumatisme. Et ce même si la personne qui en a été la victime le nie.
Car le traumatisme est tellement puissant et son impact si fort sur l’individu, qu’il dépasse les capacités de traitement, d’analyse, de conscience de la personne. Il est une attaque contre tout système de valeur morale, puisqu’il est toujours injuste, négateur, et il attaque profondément les forces vitales de la personne, sa capacité à survivre. Le traumatisme attaque le principe intellectuel, il est incompréhensible, le principe moral, il est injuste, et la puissance vitale, il remet en cause la capacité de survivre de la personne. Triple attaque qui nous laisse démuni. Le traumatisme est tel qu’il est même difficilement identifiable. On dit généralement qu’il « sourd »,selon un oxymore qui signifie qu’il a une puissance active qui reste pourtant muette et cachée. Il agit dans les profondeurs du cerveau et des organes, notamment du ventre, de l’estomac etc.
La conséquence de ce caractère non linguistique du traumatisme est qu’il avance masqué. Il détruit et démolit en silence. Il épuise sans verbe ni raison. Il est purement négatif, épuise, fatigue, précipite dans le vide malgré nous. C’est que le moment du choc, l’effet du traumatisme est toujours en cours. Ce n’est pas tout à fait qu’il ne passe pas, ne trouve pas sa place dans un passé révolu. C’est plutôt que son effet est toujours effectif. Il est toujours agissant. Sa puissance est également entretenu par différentes causes. Il y a par exemple la date anniversaire du choc, qui met l’animal en éveil avant, pendant et après le choc. Il y a les causes similaires qui rappellent le traumatisme, par exemple l’insulte qui réveil le séances de maltraitances, ou les coups, les bruits, la fumée, qui peuvent réveiller les souvenirs et la peur de la guerre. Il y a également les comportements d’enfermement dans le traumatisme lui-même.
Ce dernier point est particulièrement complexe. Il correspond à une intégration du traumatisme, qui lui permet de revivre en permanence chez la personne. Tout ce passe comme si l’injonction négative du traumatisme était acceptée et prise comme une règle par le sujet. Comme si tout lui disait: si tu retournes dans cette direction, tu vas retrouver les mêmes conséquences négatives. Dès lors, le sujet ne va malheureusement pas mettre en oeuvre un comportement qui lui permette de sortir du problème. Il va au contraire se remettre tout seul dans les conditions qui vont l’empêcher de sortir du traumatisme. Et comme le traumatisme touche un point clé de l’existence, la personne est touchée dans son développement même. Le désir correspondant va devenir impossible à satisfaire, quand bien même il s’agit d’un désir de base, fondamentale, mettant en jeu la survie, comme la nourriture, la reproduction, le foyer. Le cauchemar sera scellé par le discours négatif sur soi, le discours misérabiliste par lequel la personne ne peut plus se voir que comme triste et malheureuse. Le traumatisé reste ainsi pris dans une forme de fascination, d’immobilité face au danger.

Que faire?
D’abord il faut reconnaître que la personne ne peut pas s’en sortir seule. On peut considérer que les ressources dont elle dispose sont intrinsèquement insuffisantes. Mais surtout, le traumatisme étant une histoire de séparation, de rupture de l’inscription dans la communauté des hommes, de conflit, ou de rupture avec la vie et les conditions de survie, la cure doit passer par une réinscription dans le cours des choses et des gens.
La personne a besoin d’aide, et ce de plusieurs manières. Il y a, de manière classique, l’aide de la famille, des proches, des amis, des collègues éventuels, de la communauté, si le sujet a réussi à s’inscrire dans une communauté. Il faut évidemment prendre garde à ne pas rester dans un groupe toxique, où le traumatisme aurait pris naissance.
Il y a ensuite l’aide médicale, qui consiste à avoir le soutien d’un thérapeute, un professionnel du langage et de l’écoute, qui va aide à mettre des mots sur le choc, à réaliser et à prendre conscience du traumatisme et de ses ramifications. Par cette cure analytique, la confiance ou le courage d’affronter la peur va revenir. Au moins en partie.
Il y a également la méthode que l’on pourrait qualifier de méthode stoïcienne, et qui consiste à transformer le négatif en positif. On entend assez souvent ce discours: les femmes battues ou violées qui se battent pour mettre fin aux violences conjugales, les anciens alcooliques ou drogués, qui aident les personnes ayant les mêmes difficultés, etc. Il s’agit de transformer le négatif en positif, de faire de sa limitation une raison de vivre. La différence avec de l’altruisme réside dans le fait que la personne aide les autres pour s’aider également elle-même. On entend beaucoup ce discours, qui est une véritable aide pour le progrès de toute l’humanité, sous le discours « plus jamais ça », où il s’agit de mettre en oeuvre autant de forces que possibles pour éviter qu’un tel drame ne recommence et ne touche d’autres personnes. Il suffit de taper « plus jamais ça » sur internet pour trouver immédiatement en vrac: la pédophilie, les violences urbaines, le nazisme, la maltraitance contre les enfants. On voit qu’il s’agit le plus souvent d’un mouvement collectif, et pas seulement individuel.

La méthode de la transformation ne sera certainement pas facile à mettre en oeuvre par la personne elle-même. Elle aura très certainement besoin d’aide. Il lui faut s’entourer. Car la loi, la représentation qui gouverne le désir, se construit également en groupe, et non uniquement au niveau de l’individu. L’aide ne devra pas être apportée n’importe comment. Ce que souligne les cas de traumatismes, c’est toujours un problème, une cassure du rapport aux autres. Une forme de guerre perdue. Cela en dit long sur les limites de l’individualité.
Il faut suivre sa douleur, jusqu’à être capable de la transformer en force. Il n’y a pas d’autre chemin, surtout pour toutes les douleurs essentielles. Le chemin ne sera sans doute pas une ligne droite, car la ligne droite a déjà échouée. On ne fera sans doute jamais admettre à un bourreau qu’il a été un bourreau. Surtout s’il s’agit d’un vrai bourreau. En revanche, il est possible de le faire condamner en justice, ou d’agir pour que d’autres personnes soient protégées de risques similaires.
Mais le plus difficile, c’est de trouver l’énergie d’en sortir. C’est d’autant plus difficile que les traumatismes sont multiples, car il faut alors se libérer plusieurs fois.

Les limites de la guérison
Il serait assez absurde de croire que l’on peut guérir, au sens où l’on pourrait revenir à l’état antérieur. On ne peut pas remonter le temps, ou effacer ce qui a eu lieu. On peut uniquement aller de l’avant, trouver un moyen, un chemin pour surmonter le traumatisme. Mais il va aussi falloir apprendre à vivre avec. Cela constitue une partie importante, majeure même, de la vie d’une personne.
