On oppose parfois philosophie et mathématiques. Les mathématiques seraient le royaume de la démonstration parfaitement rationnelle. En plus, ils seraient utiles en nous donnant des formules nous permettant de maîtriser le monde, la matière, et même l’univers.
La philosophie serait quant à elle construite sur du sable, incapable de construire un raisonnement. Elle « n’avancerait » pas, chaque philosophe remettant en question l’apport de toute la tradition qui le précède.
Que d’erreur, que de fausseté dans ces critiques et dans tant d’autres ! A la vérité, mathématiques et philosophie sont en très grande partie identiques, et Platon a clairement posé les choses une fois pour toutes : les mathématiques, quand bien même elles auraient d’autres usages, sont la science préparatoire, propédeutique dit-on pour utiliser un terme savant, à la philosophie.
La passion du concept
Pourquoi la philosophie et les mathématiques seraient-elles deux sciences sœurs, et non deux pratiques antagonistes? Tout simplement parce ces deux disciplines recherchent l’universel.

Le film L’homme qui défiait l’infini (The man who knew infinity), nous raconte la vie du mathématicien indien S. Ramanujan. Il nous montre un homme d’un très grand génie et d’une très grande piété. Dans la scène d’introduction du film un jeune homme écrit à la craie sur le sol d’un temple hindou. Les formules mathématiques s’alignent devant Shiva. Le génie indien est plus que croyant, il est littéralement habité, investi par le génie des mathématiques.
Ramanujan est spécialisé dans cette branche des mathématiques qui consiste à réduire en formules générales des séries de nombres infinies. A cette branche appartiennent les travaux de Newton et de Leibniz, qui cherchaient par le calcul infinitésimal et les intégrales à réduire en formules simples des série réputées infinies de calculs. Le grand Euler, véritable génie, a largement contribué à cet art, et Ramanujan est plus ou moins l’un de ses continuateurs.
Pourquoi parle-t-on de génies au sujet d’Euler ou de Ramanujan ? Tout simplement parce qu’ils n’ont pas besoin de travailler pendant des années pour trouver un théorème. Même s’ils passent leur temps à faire des mathématiques, leur manière de raisonner est totalement différente de celle du commun des mortels. Le film le montre parfaitement, Ramanujan se fiche des démonstrations. Tout repose sur sa formidable intuition, sur son génie de la synthèse. Il « voit » littéralement les formules, comme les voyait également Euler. Les solutions sortent directement de son esprit, sans filtre. Tout l’enjeu pour le professeur qui l’accompagne, magnifiquement incarné par Jeremy Irons, est de lui enseigner l’art de la démonstration, un art qui n’est peut-être pas utile pour un tel génie. La question est posée par le film. Russel, le grand philosophe, conseille au contraire de laisser ce pur génie s’exprimer de lui-même, sans l’astreindre à une rigueur qui ne lui correspond pas, et qui ne le rendra jamais meilleur.
Comme le mathématicien, le philosophe poursuit l’oeuvre de la synthèse. Réunir le divers de la réalité, l’infini diversité du monde sous un seul concept, une seule formule, une unique définition. Tout ramener à quelques principes, voilà également l’une des tâches du philosophe: synthétiser l’infini dans une série de formules.
La démonstration, vraiment ?
L’ennemi de la philosophie sort alors son objection préférée : les mathématiques démontrent, la philosophie argumente, vainement, hésite-t-il à peine à ajouter. La philosophie ne servirait à rien, construite sur du sable. Mais en est-on bien sûr ? Pas du tout. Il faut être un piètre mathématicien pour croire que cette science a accédé à un type de démonstration parfaite qui serait inaccessible aux autres disciplines, et ce pour trois raisons.
Les mathématiques ne démontrent pas, ils montrent. La plupart des démonstrations géométriques, notamment celles des Eléments d’Euclide, présentent uniquement des constructions ou reconstructions d’objets géométriques. Ce sont ces constructions qui sont universellement valables. Il en va ainsi par exemple de la sommes des trois angles d’un triangle, qui fait toujours 180°, ou du triangle de Pythagore. Le géomètre repère, identifie d’abord une propriété de la figure et ensuite seulement il vérifie qu’elle est valable pour toutes les figures identiques. Tout est déjà contenu dans la définition des figures géométriques. Le mérite du géomètre est de montrer comment.
De très nombreux théorèmes, comme le dernier théorème de Fermat, ont mis des siècles à être résolus. Fermat inscrit le célèbre théorème en marge d’un de ses ouvrages en 1670. Il faut attendre 1994 pour en trouver la démonstration complète ! (https://fr.wikipedia.org/wiki/Dernier_th%C3%A9or%C3%A8me_de_Fermat). Il en est de même en physique, où la théorie d’Einstein continue sans relâche d’être testée et vérifier.
Les démonstrations mathématiques tournent et ne sont valables que dans un système prédéfini. Si nous n’étions pas dans un système de calcul en base 10, nous n’aurions pas du tout la même configuration des nombres premiers ! La modification de quelques hypothèses de base de la géométrie euclidienne a permis de créer de toutes nouvelles géométries, dites non euclidiennes. Toute vérité est relative au système dans lequel elle s’énonce. Ceci est valable pour absolument toutes les disciplines intellectuelles, de la morale, à la physique. Tout résultat dépend des hypothèses sur lesquelles il est construit.
Intuition de la formule, ou du concept, séparation de la formule et de sa démonstration, relativité de la « preuve » au cadre principiel, intellectuel, dans lequel est construit l’énoncé dit « vrai », voilà trois points essentiels qui rapprochement philosophie et mathématiques. Mais ce n’est pas tout…

La création et la croyance en Dieu
Depuis le mathématicien Cauchy, célèbre polytechnicien, l’enseignement des mathématiques en France a été totalement revu pour être complètement formel. L’élève, dès la 6ème, apprend non seulement les nombres, mais aussi les classes, les ensembles, tout l’outillage théorique qui soutient les démonstrations.
Rien n’a davantage nuit à l’enseignement des mathématiques que cette incroyable lourdeur « administrative ». Aucun intérêt pour le jeune élève d’apprendre pendant des semaines les ensembles de nombres N, R, Q… et toutes les règles allant avec ses ensembles.
Rien de plus affreux que cet enseignement des mathématiques basé sur cette reconstruction a posteriori complète de tous ces moments qui furent des traits de génie, des éclairs de pensée, des erreurs, fausses pistes, reprises, communications à travers le monde, querelles entre découvreurs ! Las, les manuels nous font croire à une science sortie tout entière de la tête de son concepteur, telle Minerve sortant du crâne de Jupiter. L’élève n’a qu’à ingurgiter… Et l’on s’étonne que les élèves n’adhèrent pas et ne comprennent rien !
L’histoire des mathématiques montre tout l’inverse, et par-dessus tout, que les mathématiciens sont des créateurs. Pourquoi Archimède invente-t-il le nombre Pi ? Parce qu’il n’en a pas d’autre, parce qu’il est incapable de calculer la valeur qui permet de passer du rayon au périmètre du cercle ou à sa surface. En-a-t-il besoin ? Non, car il sait, c’est le postulat mathématique, que dans un cercle tout est forcément proportionnel au rayon. Il en est de même pour la diagonale du carré, forcément proportionnelle à la longueur du côté. C’est toute cette passionnante histoire, les aventures du zéro, la formalisation des calculs avec des =, +, -… qui disparaît de l’enseignement. Perte colossale, presque totale des causes et du génie mathématique.

Temple Ramanathaswamy – Inde du Sud
Et Dieu dans tout ça?
Pascal était croyant. Il croyait en Jésus. Descartes croyait au Dieu des philosophes. Newton était religieux à l’extrême, jusqu’à la tentation de l’irrationalité qu’il a déployer dans ses travaux d’alchimiste. Ramanujan priait les dieux hindous à travers ses formules mathématiques. Tous rejoignent la secte originelle de Pythagore, qui considérait les nombres comme des dieux et leur sacrifiait ! Il n’y a que notre époque, négatrice de toute transcendance, ennemie de toute verticalité, de tout principe pour avoir perdue ainsi la beauté de la science.
Dieu est un principe de toute chose, une transcendance. Si Dieu existe, d’une certaine manière, les démonstrations sont possibles. Il est possible de synthétiser le divers de la création dans quelques formules générales. Dieu donne au mathématicien l’espoir qu’il va réussir dans sa quête de la formule. Exprimant la transcendance, ce qui dépasse et englobe la multiplicité, l’activité mathématique est assimilée à une prière ou une méditation. Il est la principale source d’inspiration.
« Une équation n’a pour moi aucun sens, si elle n’exprime pas la pensée de Dieu »
Intuition et démonstration
L’intuition n’est pas un pouvoir mystérieux de l’esprit, même si elle reste, comme le bon sens, mais différent encore de lui, un don. Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, et là encore, l’éducation n’est qu’en partie responsable. Les mathématiques ne sont pas forcément accessibles à tout le monde. L’esprit mathématique est en grande partie un don. Soit on l’a, soit on ne l’a pas. Ramanujan, non éduqué dans un système scolaire, non instruit dans ce qu’est ou pas une démonstration, en est un parfait exemple. Le mythe d’un Pascal reconstruisant par lui même les Eléments d’Euclide en est un autre.
Cependant, l’intuition n’est pas non plus un mystère, une communication directe avec la divinité, une inspiration. On sait qu’il s’agit d’une pré-conception, d’un produit intellectuel dont seule la conclusion arrive à la conscience, mais qui a bien fait l’objet d’une élaboration, plus ou moins consciente, dans le cerveau, en amont, parfois pendant des années. L’intuition est le résultat d’un intense travail caché. Pourquoi caché ? La plupart du temps, on considère que les opérations de l’esprit « profond » sont inaccessibles à la conscience. C’est alors le travail de la démonstration que de reconstruire ce cheminement, de l’expliciter pour celui qui a eu l’intuition de la formule, mais aussi pour rendre cette intuition communicable, pour qu’un tiers externe puisse se l’approprier. Il s’agit, comme le dit Sénèque de décoller les pages de la conscience comme on ferait de celles d’un livre, par le travail, l’application et l’analyse. Alors seulement, quand elle aura passé le test de la démonstration, de la formalisation et de sa communicabilité, la formule entrera pleinement dans le corpus des mathématiques, perdant son statut d’énigme.
Pythagore
La philosophie aussi a une histoire
Il est assez consternant de voir l’objection faite à la philosophie – de construire sur du sable et de toujours recommencer à zéro – avoir un tel succès. Encore plus rageant, cette impression est largement entretenue par l’université et le corps enseignant qui remplace l’étude de la philosophie par l’étude des « notions » et qui mélange tous les enseignements, au gré des goûts et des axes de recherche des professeurs à l’université.
A-t-on jamais vu un philosophe travailler par notion ? Le verra-t-on jamais ? J’en doute fort… En revanche, a-t-on jamais vu un philosophe qui ne connaisse pas ses prédécesseurs ? Platon reprend presque l’intégralité des Présocratiques. Certaines de ses interprétations peuvent d’ailleurs faire froid dans le dos. Aristote cite Platon en permanence. Il a quasiment intégré son oeuvre dans celle de son maître, tout en la critiquant. Cicéron fait un travail de compilation de toutes les œuvres précédentes. Rousseau ressuscite la pensée politique romaine. Et ainsi de suite, de l’éclectisme de Leibniz aux réécritures et relectures sans fin faites par Heidegger de toute la tradition. La philosophie est de part en part historique, chaque auteur prenant en compte les acquis de ses prédécesseurs et travaillant sur ses manquements. Dans la plupart des pays européens, la philosophie est enseignée sous la forme d’une histoire des idées. Il n’y a qu’en France que l’on prétende ainsi que les idées puissent sortir toute faite de la tête des élèves, sur le seul bon sens, sans culture, sans histoire. Avec deux beaux résultats : la philosophie française n’est rien d’autre qu’une traduction de la philosophie allemande. Et dès qu’un philosophe français émerge, il est condamné par l’université, devenue incapable de reconnaître un authentique philosophe. On ne s’en offusquera pas trop. Platon, Aristote, Epicure et tant d’autres ont crée leurs propres écoles. Hume, Schopenhauer, Nietzsche, Spinoza et tant d’autres n’ont jamais été professeurs, jamais reconnus par l’université. La philosophie n’est pas toujours sa meilleure amie.
Ainsi, il est faux de dire que la philosophie ne progresse pas. Là encore, le développement de la philosophie est bien plus similaire à celui des mathématiques qu’on ne le pense généralement. Pour le philosophe anglais Whitehead « toute la philosophie occidentale n’est rien de plus qu’une note de bas de page ajoutée aux écrits de Platon » .

Annexe
https://fr.wikipedia.org/wiki/Srinivasa_Ramanujan
