Platon dans la République, puis Aristote, notamment dans l’Ethique à Nicomaque, établissent et travaillent sur ce que la postérité à appelé les « vertus cardinales ». Cardinale vient du latin Cardo, qui signifie pivot, charnière. Ce sont les vertus autours desquelles toute la sagesse pratique peut s’exercer.
Ce système de vertu, qui comprend la tempérance, la justice, le courage et la prudence, a fait école. On trouve au long de l’histoire des idées, d’autres systèmes de vertus. Le plus célèbre est celui des vertus théologales, ce sont les vertus religieuses, la foi, l’espérance, et la charité, auxquelles s’ajoutent les 4 vertus antiques. Il existe aussi les vertus de la franc maçonnerie que sont la sagesse, la force et la beauté.
Ce qui est le plus remarquable dans ce système des vertus, c’est sa perfection pratique. Il faut comprendre cela tout à fait littéralement. Ces vertus sont pratiquement parfaite et l’expérience de plusieurs vie ne suffirait sans doute pas à en faire changer. Aristote distingue les vertus intellectuelles et les vertus morales. Les premières sont dites dianoétiques, et les secondes, éthiques. La sophia, la sagesse théorique, celle de la meilleure partie de l’âme, est une vertu intellectuelle. Il en est également de même de la prudence, la phronésis, qui est la vertu intellectuelle appliquée à la réalité. Elle constitue la sagesse pratique. Les autres vertus, courage, tempérance, justice, sont dites entièrement morale. Cette distinction, très largement reprise dans les commentaires, nous paraît surestimée. Aristote est le penseur parmi tout autre, des distinctions et classification. Mais cet art méthodologique ne doit pas remplacer ce dont il est l’étude. Il s’agit d’une distinction parmi d’autres, dont le but est d’ailleurs sans doute principalement à trouver à la fin de l’Ethique, dans l’analyse des genres de vie. Cette dernière partie insiste principalement sur le genre de vie philosophique, celui qui a trait à la meilleure partie de l’âme, la partie purement rationnelle, celle qui permet de toucher les vérités éternelles, qui, si elles ne sont plus tout à fait les Idées au sens platonicien, reste quelque chose de divin et d’éternel. C’est cette faculté de l’âme qui permet l’accès à l’Epistémé, à la science, en un temps où la science n’est que peut rattaché à la pratique des différents métiers, à une technique et une ingénierie comparable aux nôtres. Au temps d’Aristote, les mathématiques et la philosophie expriment une transcendance par rapport au monde, pas un moyen d’augmenter notre pouvoir sur la nature. Quand Thalès utilise son art de l’astronomie pour faire fortune dans la culture des olives, il s’agit d’une exception, presque d’une impiété, qui n’a d’autre but que de prouver au sophistes la supériorité de la science sur l’art. Mais elle prouve aussi, comme le fera plus tard Descartes, qu’il est possible de réorienter cette connaissance purement théorique vers un usage pratique.
Les vertus ne font pas l’objet d’une déduction ou d’un système. Elles sont plus le résultat d’une expérience. On peut toutefois les articuler. La première d’entre-elle est en effet la justice. Elle est vertu personnelle avant que d’être politique. Elle repose sur la capacité à identifier ce qui est juste, c’est-à-dire, en langage platonicien, ce qui convient. Sous ce terme un peu mystérieux, il y a en fait une autre idée, comme l’on bien vu les stoïciens, il s’agit de celle d’honnêteté.
La justice
L’honnêteté est la vertu intellectuelle et morale qui sert de clé de voûte à toute philosophie, qu’elle soit rationnelle ou morale. L’honnêteté, c’est la capacité à reconnaître que l’on n’a pas raison, la capacité de se remettre en question, remettre son ouvrage sur la table et recommencer. C’est à elle que Socrate fait constamment appel lorsqu’il demande à ses interlocuteurs de reconnaître les contradictions des arguments. Comment reconnaître qu’une personne est honnête? Voilà bien une tâche difficile, tant le mensonge est non seulement très répandu, mais également presque nécessaire (comme nous le verrons plus tard) à la vie en société. L’honnêteté, c’est la vertu de la reconnaissance de la vérité, celle qui accepte de mettre la vérité intellectuelle plus haut que ses propres facultés particulières. En un sens, toute l’éducation de Socrate à travers les dialogues n’est que cela, un chemin vers l’honnêteté, la découverte de ce qui nous dépasse, mais auquel nous pouvons avoir accès par la raison et le raisonnement. Ce aussi, sur quoi nous pouvons nous mettre d’accord avec d’autres personnes, notamment lors d’une recherche, d’un partage, d’un échange. Sans quoi, nous resterions fermés sur nous même dans un monologue.
C’est ainsi que la notion de juste et de justice peuvent s’éclairer. « Rendre à chacun le sien », qui est la définition de la justice donnée par Socrate, signifie surtout être capable de reconnaître ce qui appartient à chacun, en terme d’idée, d’actions, de fait, de place dans l’univers, dans l’histoire. Cela inclut l’idée de la propriété, mais pas premièrement au sens de propriété privée de choses matérielles. La justice est une vertu du rapport de soi à la vérité, et du rapport de soi aux autres. Seule l’honnêteté permet la communauté, et principalement la communauté des sages.
La tempérance
La tempérance est une vertu personnelle, une vertu du corps. C’est elle qui nous éloigne de tous les excès. A bien des égards, médité et tempérance sont des synonymes, puisque la tempérance n’est pas l’ascétisme, qui est un excès de ne pas, un excès du défaut. La tempérance est une vertu de la connaissance de soi dans l’action. Point trop n’en faut est son leitmotiv. Il ne s’agit pas de ne pas boire, de ne pas fumer, ou de ne pas manger. Il s’agit de savoir le faire dans les proportions qui conviennent à chacune des personnes. Ce n’est pas la tempérance au sens ou l’on parle d’une personne sobre, ne buvant pas d’alcool, en disant d’elle que c’est un « tempérant ». Mais plutôt au sens de la personne qui sait « tempérer » ses ardeurs, refréner ses envies, ne pas tomber dans ce que l’église appellera bien plus tard la luxure, l’excès des plaisirs de la chaire. Mais il ne s’agit pas non plus d’arrêt total. Cela n’a pas de sens. Ce pourquoi la tempérance, comme plus tard la médiété chez Aristote, est relative à chacun, et pour chacun sans doute différente aux différents moment de la vie. La tempérance, pour être mise en oeuvre, nécessité soit une bonne nature, peu portée aux excès, soit une force de caractère permettant de se tenir et d’apprendre de bonnes habitudes, soit encore une certaine capacité rationnelle pour identifier la position tempérante qui convient à chaque personne souhaitant devenir tempérant. Il y a donc une ouverture de la tempérance vers l’intellect et la réflexion.
Le courage ou la force d’âme
Le courage est souvent aussi appelé force d’âme. Il s’agit sans doute de l’opposer à la force physique dont peut faire preuve le guerrier et qui peut être confondu, surtout par des jeunes, avec la force de caractère. Pour aborder la notion simplement, il suffit de dire qu’il ne faut pas se décourager face aux épreuves de la vie. La première et l’avant-dernière strophes du magnifique poème de R. Kipling expliquent parfaitement ce dont il s’agit:
« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir » (…)
« Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront. »
Toujours recommencer la tâche, ne jamais rien prendre pour acquis, accepter et lutter contre les coups du sort, voilà ce que nous permet de faire la force d’âme dont il s’agit. Il est claire que cette vertu correspond à une vision de la vie, une vision dure, sans concession. La force d’âme de Platon, c’est de reprendre l’oeuvre de son maître, quand bien même celui-ci aura été condamné à mort par la Cité. Les stoïciens ont largement développé cette idée. La vie est faite de contraire, d’opposition, de coup du sort, du destin, auquel nous ne pouvons rien. En revanche, ce que nous pouvons toujours faire, et qui correspond à notre plus grande liberté, c’est de toujours relever le défi des événements. Nous adapter, continuer le combat, transformer les faiblesses en point fort. La conception de la vie sous-jacente est très proche de celle du bouddhisme ou encore de la dénonciation de la doctrine du bonheur comme on la trouve chez Kant. Il est, selon ces deux doctrines, absurdes d’attendre de la vie qu’elle soit un « long fleuve tranquille ». Il n’y a pas une maison, un foyer, une ville, pas une seule personne qui ne soit frappée par le malheur à un moment quelconque de sa vie. Quelques soint les obstacles, qu’il est bien sûr tout de même possible de classer selon l’horreur – mais dans quel but? – une chose est certaine, la vie est dure, elle est une école d’abnégation et de progrès. Et nous devons y faire face en permanence. C’est cela la force d’âme. Ce n’est ni le courage un peu fou du militaire qui cherche la gloire par les armes, ni l’abstinence du sage prônant « l’amor fati », comme pourront le faire bien plus tard Spinoza et Nietzsche. En ce sens, c’est bien une vertu non pas du philosophe ou du religieux, retiré du monde dans son université ou son église , mais de l’homme engagé dans la vie de la Cité et responsable de sa propre survie. Elle nous donne aussi l’audace de toujours croire que nous pouvons trouver notre place dans le monde.
« Il n’est point de bonheur sans liberté, ni de liberté sans courage » Périclès, le stratège qui donna son nom au siècle de l’âge d’or athénien
La prudence
De toutes les vertus aristotéliciennes, c’est celle qui a fait couler le plus d’encre à l’université. La raison en est bien simple, les professeurs sont bien trop isolés des réalités du monde pour comprendre la valeur des autres vertus. Quant à celle-là, il leur est apparu qu’elle comprenait une certaine forme d’intelligence pratique qui paraissait suffisamment digne d’intérêt. Mais trêve de polémiques inutiles. Qu’est-ce que la prudence (la phronésis)? C’est un peu comme la maxime de sagesse populaire le dit, qu’un « homme avertit en vaut deux ». Le monde est rempli de risques, et notamment à cause de l’injustice des autres hommes et de nos vices propres. Le sage, s’il faut appeler ainsi celui qui suit ces 4 vertus, ne se lance pas aveuglément. Il cherche à maintenir sa sérénité en assurant sa survie, mais en se tenant à l’écart des usages du monde. Spinoza, qui était parti loin de toute société possible, au fin fond de la Hollande, avait fait pris cette vertu comme maxime « Caute » en latin, pour éviter de se faire par trop condamner et haïr des hommes. On dit également que c’est par Prudence que Descartes quitta la France et les pays trop catholiques, capables de condamner un Galilée pour ses travaux scientifiques. Aristote lui-même s’enfuit d’Athènes alors qu’il fut condamné comme Socrate. Il refusa de laisser Athènes commettre deux fois le même crime contre la philosophie.
La prudence suppose un retour sur soi-même, une évaluation consciente de la situation. Il s’agit de la plus dianoétique des vertus non intellectuelles, car elle met également en jeu l’intellect. La prudence est la vertu qui doit permettre au sage de rester honnête alors que le monde dans lequel il est plongé est un monde de vice, tout le monde étant vrillé par rapport à la médiété et la justice, et seul le sage cherchant une forme de perfection dans la vertu, il doit absolument se prémunir non seulement contre son vice, mais surtout contre celui des autres.
Le sceau de Bd Spinoza, revêtu de sa devise « Caute », prudence. Spinoza l’utilisait pour sceller les lettres qu’il envoyait à ces correspondants.
Le lien entre les vertus
On le voit, ce système qui couvre toutes les situations de la vie, n’est pourtant pas malgré sa perfection et son exhaustivité, dénué de problèmes. La tempérance peut être considérée comme une sorte de prudence envers soi-même. Car tout excès concernant le corps finit toujours pas un mal, une maladie, une crise de foi, un gueule de bois, une prise de poids, etc. Et toutes deux peuvent être ramenée à la justice, une justice qu’elle décline entre moi / tempérance et autres/ prudence. La force d’âme peut s’opposer à la prudence, et c’est un peu le débat que l’on retrouve dans la querelle moderne du principe de prudence d’Hans Jonas. Si je dois toujours être prudent, évaluer les risques et les refuser, que me reste-t-il à faire? Est-ce que je ne devrais pas plutôt ne pas vivre, car vivre, c’est forcément prendre des risques. Même en traversant la rue, nous risquons d’être renversés par une voiture. La prudence, ce n’est pas de ne pas traverser la rue, ce qui serait trop extrême et contraire à la tempérance. Etre prudent c’est évaluer les risques ET mettre en oeuvre les actions limitantes qui permettent, quand cela est possible, de procéder à l’action. La prudence inclut une projection dans l’avenir, donc aussi la réalisation d’un projet, et non son annulation.
C’est aussi ce que défend la « force d’âme ». Car s’il ne s’agit pas seulement d’être courageux face à telle ou telle situation, il s’agit de l’être face à la vie entière. Il s’agit de reconnaître chaque moment de découragement comme un nuage qu’il convient de faire passer bien vite pour se relancer dans l’activité. Là où la tempérance et la prudence sont tout en retenues, la force d’âme est dans la projection, dans la continuation du désir.
Platon, et la tradition grecque, propose une classification différente. Ils partent de la prudence, qui était déjà pour Héraclite, un synonyme d’intelligence.
» Dans l’ordre des biens divins, le premier est la prudence ; après vient la tempérance ; et du mélange de ces deux vertus et de la force naît la justice, qui occupe la troisième place ; la force est à la quatrième. Ces derniers biens méritent par leur nature la préférence sur les premiers ; et il est du devoir du législateur de la leur conserver » Platon, Les Lois, 631 c-d
Nous privilégions l’honnêteté, car il faut commencer par voir la vérité en face pour savoir contre quoi se prémunir.
Les vertus et la médiété
La théorie des vertus se rajoute à celle de la médiété. Si elle doit servir à quelque chose, c’est bien, toute logique, en plus de la catharsis, à trouver la médiété, à maîtriser ses passions. Là où la catharsis est un moyen de rééquilibrage, une technique quasiment médicale pour purger les excès et les défauts, comme laxatif purge l’estomac, la théorie des vertus va plus loin en préparant la meilleure action possible.
Annexes
http://hautsgrades.over-blog.com/article-386098.html
De la vertu à la morale
Comment la philosophie morale est-elle passé du système de la vertu au système de la morale kantienne?
Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, article Vertu, le dernier article du livre, nous donne la clé de cette transformation. « Qu’est-ce que vertu? Bienfaisance envers son prochain… Tes vertus théologales sont des dons célestes; tes cardinales sont d’excellente qualité qui servent à te conduire; mais elles ne sont point vertus par rapport à ton prochain. Le prudent se fait du bien, le vertueux en fait aux hommes. Saint Paul a eu raison de dire que la Charité l’emporte sur la foi et sur l’espérance. »
Les vertus cardinales sont les vertus platoniciennes. Elles servent à s’orienter dans l’action. Parmi elles, seule la justice permet d’établir un lien entre les hommes. Les autres servent surtout à se protéger des autres, voir de faire son chemin dans le monde. D’où l’importance de la prudence et de l’intelligence pratique. Machiavel, qui ne fera pas grand chose d’autre que de tenter de ressusciter la virtù grecque sera mis pour cela au ban de la pensée. A l’époque de Machiavel, époque très chrétienne, ce discours devient scandaleux. Les vertus théologales sont la foi, l’espérance, et d’autres. Elles peuvent mener à la sainteté. « Un solitaire sera sobre, pieux; il sera revêtu d’un cilice: eh bien il sera saint; mais je ne l’appellerai vertueux que quand il aura fait quelque acte de vertu dont les autres hommes auront profité. »
Cette vertu de charité s’appuie sur la parole du Christ, « aimez-vous les uns les autres ». Elle ouvre à l’autre et pour Kant, à l’universel. Trop individuelle, la morale grecque ne peut pas toucher l’universel. Cet universel, ce point commun à tous, Voltaire le trouve dans notre faiblesse et notre finitude. « Qu’est-ce que la tolérance? C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses et d’erreurs; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature ». Tous faibles, nous avons besoin des uns des autres pour nous aider à survivre (comme chez Hume). La tolérance n’est pas pour Voltaire un système de respect des religions. Il ne s’agit pas de la tolérance religieuse. C’est une donnée supérieure, naturelle. On serait tenté de dire un sentiment, proche de la pitié, dont Rousseau fera le principe de l’humanité, placé dans le sentiment et non dans la raison.
Kant précisera cette intuition. Il conservera la distinction du vertueux, celui qui respecte la loi morale du respect de l’humanité en tous les hommes, et du saint. Il en fera un principe dépassant à la foi la morale intellectuelle et la morale du sentiment, puisque l’impératif catégorique est une donnée de la conscience et de la raison, qui n’est jamais démontrée. D’autres doctrines ont conduits à Kant, et Voltaire n’est pas unique. Rousseau, avec la pitié, Smith et la tradition anglaise avec le sympathie. Mais surtout le stoïcisme qui complète la doctrine de Platon en ajoutant la bienveillance, littéralement « être de bonne volonté » avec autrui, à l’autonomie du Sage, principe hérité des 7 sages antiques.
L’on voit d’ailleurs, à travers ses arguments, que Voltaire n’est pas totalement contre la doctrine chrétienne, ou plutôt contre la parole de Jésus. Il est surtout contre la l’Eglise. Il ne dit rien d’ailleurs de l’équilibre à trouver entre moi et l’autre, qui constitue le point faible de toutes ces doctrines.