Le courage est la vertu du lion. A l’image du roi des animaux, nous devrions être toujours braves et ne jamais connaître la peur. La réalité hélas est tout autre. Un rien nous effraie et comme le dirait Montaigne, nous fait sortir de notre « assiette ».
Le courage comme émotion
Aristote, heureusement nous rassure. Le courage n’est pas un absolu. Il est pour le stagirite, une médiété, une vertu à mi chemin entre la témérité et la lâcheté. Le courageux n’est pas celui qui se lance dans toute entreprise sans mesurer les risques, sans se protéger lui-même, quand bien même serait-il un lion. Le téméraire est un inconscient, presque un fou. Il ne conquiert pas le danger. Il se met en danger. Le courageux, à l’inverse, n’est pas non plus le couard, qui a peur de tout comme de son ombre et ne fait jamais rien. Le peureux s’imagine sans force et mutile sa capacité d’action. Le courage est ainsi comme toutes les autres émotions tempérées, un milieu, un équilibre entre un excès, prendre trop de risques, dans une forme d’aveuglement, et un défaut, une prudence excessive, qui finit par une absence d’action. Le courageux est un audacieux qui évalue la situation et sait prendre un risque raisonnable. Le courage est l’art de surmonter les difficultés à notre portée.
Le courage comme vertu
Pourtant, au-delà de cet idéal de la médiété, Aristote et Platon élèvent le courage à un autre niveau en l’incluant dans la liste des quatre vertus cardinales, avec la prudence (phronésis), la tempérance (sophrosyne), et la justice (dike). Pourquoi alors remettre le courage sous le statut différent et insigne des vertus menant à la sagesse? Que peut-il avoir de spécifiquement philosophique par rapport aux autres émotions?
Le courage n’est pas que l’inverse de la peur. Il est aussi l’inverse du découragement, une forme d’absence de force pour continuer à agir. Une « grande fatigue » pour reprendre l’expression de Nietzsche. Le découragement nous envahit lorsque nous avons l’impression d’avoir fait tout notre possible, d’avoir épuisé toutes les options, sans être pourtant payé de nos efforts. Nous sommes déçus, vidés, apathiques. Notre détermination a échoué. Notre mérite, la sommes de tous nos efforts et le point de départ d’où nous sommes partis, ou ce que nous considérons comme tel, n’a pas été récompensé par les événements et nous sommes en proie à un sentiment oscillant entre l’incrédulité et l’injustice. Le découragement n’est pas encore du désespoir, mais il s’en rapproche.
A l’inverse, le courage est la conviction sans cesse renouvelée que nous devons nous en sortir, que rien ne résistera ni à notre volonté ni à notre industrie, et que quelques soient les difficultés, il y a toujours, quitte à changer de direction, une solution à notre portée. Le courage ne s’adresse pas uniquement aux situations particulières. Il dialogue avec notre destin et la transcendance.

Dans La République Platon nomme le courage « force d’âme » et c’est sous ce terme qu’il le désigne comme une vertu cardinale. Cette formulation renouvelée donne un sens différent à l’émotion, qui n’est plus seulement reliée au corps, mais également à la raison. La force d’âme dépasse ainsi les émotions et doit soutenir l’esprit, le seconder dans son combat pour une vie rationnelle et heureuse. Malebranche l’appelle « liberté de l’esprit ». Il ne s’agit plus du courage pour ainsi dire intra-mondain, celui qui nous permet de faire face à l’adversité de tous les jours pour nous conserver en vie et lutter contre les aléas de l’existence. C’est la force de suivre la raison dans sa lutte contre les passions. Une vertu, que Spinoza appelle un désir de suivre la raison, (Ethique Livre 2, Fortitudo) qui accompagne la transformation de l’homme en sage.
Par delà les beaux discours, nous sommes souvent mis en échec dans notre volonté même. D’où vient cette force? Pourquoi est-ce si difficile d’être courageux?
Une liberté absolue
Descartes décrit la volonté comme un principe infini (Méditations métaphysiques, Chp 4 ). La volonté se détermine souverainement à ceci ou cela. Elle est sans aucune entrave.
« Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m’a pas donné un libre arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite, puisqu’en effet je l’expérimente si vague et si étendue, qu’elle n’est renfermée dans aucunes bornes. Et ce qui me semble bien remarquable en cet endroit, est que, de toutes les autres choses qui sont en moi, il n’y en a aucune si parfaite et si étendue, que je ne reconnaisse bien qu’elle pourrait être encore plus grande et plus parfaite. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. Car, afin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un ou l’autre des deux contraires; mais plutôt, d’autant plus que je penche vers l’un soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée, d’autant plus librement j’en fais choix et je l’embrasse.
L’absolu est inclus dans l’idée même de liberté. Pourtant nous expérimentons chaque jour qu’il n’en va pas ainsi et qu’il ne suffit pas de juger et de décider pour faire. Même avoir une « ferme résolution » n’est pas suffisant. La solidité de nos décision s’effritent face aux attaques extérieures. Nous chutons ou péchons même contre nos plus forts engagements. Il y a loin de cette idée d’une volonté parfaite à la réalité. La théorie soutenue par le concept s’oppose à la pratique et aux situations de de tous les jours. La liberté réelle n’est pas un absolu. Elle est un processus de libération. La liberté comme concept est uniquement l’expression d’un potentiel. Il nous donne surtout l’idée qu’il doit être possible d’être à sa hauteur et de devenir libre nous-mêmes.
Pour passer de la théorie à la pratique, il manque encore une médiation, un pont, un levier. C’est la volonté ou force d’âme. Pour discipliner le corps, qui ne parle pas uniquement par le jugement, mais aussi directement par les tripes, viscères et hormones, il ne suffit pas de penser. Que ce soit pour obéir à la loi, ou à des maximes de l’action, il faut y mettre de l’énergie et la transformer en habitude. Cela nécessite de la volonté en acte. La force d’âme est une mobilisation de la puissance de l’esprit uni au corps. Elle le travaille de l’union de l’esprit et du corps. La méditation et la réflexion, qui permettent de modifier les représentations et de conquérir le bien en pensée, restent malheureusement trop passives. Pendant la pratique de la réflexion ou de la méditation, le corps est immobile, la pensée est recluse dans ses calculs et dans son antre.
D’OÙ VIENT LA FORCE D’ÂME?
La première source du courage est intellectuelle et rationnelle. Elle provient de l’idée de liberté elle-même. Le phénomène est suffisamment incroyable pour être souligné. Les idées morales, et particulièrement l’idée de liberté, produisent autre chose que de l’idée. Elles génèrent une certaine force et certains sentiments, qui leurs permettent de dialoguer avec l’imagination en parlant, pour ainsi dire, le langage de l’émotion. Il suffit d’invoquer l’idée de la liberté et de nous vouloir libre, pour penser que les choses pourraient être autrement et que nous devons avoir la possibilité de les changer concrètement. L’idée de la liberté a ainsi un double impacte. Intellectuellement, elle nous conduit à chercher à modifier nos représentations sur ce qui nous tient en esclavage et sur la manière dont nous concevons la liberté. Émotionnellement, le simple fait de nous penser libre augmente notre confiance en nous-mêmes. Notre imagination s’en trouve renforcée contre les représentations venant des sens.
Si l’idée de liberté nous libère de manière positive, elle le fait également de manière négative, en nous humiliant face de tous nos esclavages. Nous ne nous aimons pas esclave. Nous nous détestons lorsque nous ne sommes pas capables de nous réaliser comme être libre. Connaître le meilleur et voir que nous ne le faisons pas entraîne, chez l’âme pure, une prise de conscience qui se double rapidement d’un conflit de conscience. Il nous faut changer pour nous reconquérir nous-mêmes. La liberté vue sous ce versant négatif génère la force de la révolte et de la colère. Une sainte colère, qui ne sera pas destructrice, mais libératrice. C’est le second chemin par lequel l’idée crée de l’émotion et devient une source d’action.
L’humiliation cependant, si elle devient excessive, peut devenir dangereuse. Elle peut déborder. Comme la culpabilité de ne pas avoir obéi à la loi, l’humiliation de ne pas être à la hauteur de notre liberté peut aller jusqu’à nous affaiblir. Si nous ne prenons pas garde à séparer le comportement sur lequel nous ne sommes pas à la hauteur, de notre être lui-même, nous pouvons aller jusqu’à nous considérer comme nul, ne valant rien, et comme n’étant pas à la hauteur de nos idées. L’échec peut nous entraîner trop loin. Pour nous en prémunir, nous devons toujours séparer le tout de notre âme, de la partie qu’il faut réformer. Il faut concentrer les mauvaises émotions sur le comportement dont nous sommes le plus esclave, sans généraliser. L’humiliation venant de la comparaison entre l’idéal de la raison et la réalité peut nous faire sombrer dans une forme de dépression. Cependant, la dépression guette plutôt la belle âme idéaliste. L’idéaliste, qui ne se reconnaît pas et ne trouve pas sa place dans la violence du monde, là où le chemin de la liberté est un chemin individuel.

Par sa propre puissance, l’idée de liberté, confrontée à la réalité de nos limites et de notre finitude, produit et s’incarne dans une série de représentations et de sentiments. C’est ainsi que la liberté commence à devenir volonté. Celui qui reste bloqué dans l’idée d’une liberté pure et parfaitement active, sans réalisation concrète, est appelé velléitaire. Il est souvent moqué pour son manque de réalisation. Mais il n’est pas sans une certaine noblesse. Il connaît ses faiblesses. Il lui manque simplement le pouvoir de réalisation. Ce n’est pas l’idée d’une volonté, mais une volonté efficace, qui se met à la recherche d’une méthode, de moyens pour sortir de ses limites, et dont les émotions induites vont servir d’appui à la transformation. La volonté fait ainsi le lien entre la liberté abstraite, conceptuelle et la réalité pratique du changement de conduite.
Les formes du courage
Plusieurs types de situations en appellent à notre force d’âme et à l’investissement de cette énergie dans la réalisation. La libération concrète se réalise quand la volonté a eu suffisamment de forces pour remporter la victoire.
Pour faire et créer
Le courage est nécessaire dès que nous sortons de nos routines et de nos automatismes. Dans le quotidien, nous vivons sur nos acquis, et l’énergie commune nous suffit. Mais quand il nous faut apprendre une compétence nouvelle, ou changer un comportement, il nous faut plus que l’énergie habituelle. Nous avons besoin d’un surplus d’énergie qui va permettre d’ajouter quelque chose à la réalité, quelque chose qui vient de nous, de notre propre fond. C’est le versant positif du courage. Celui qui nous permet d’ajouter quelque chose à l’être. C’est l’énergie du travail quotidien et de la créativité.
Pour lutter contre nos penchants
Nous avons besoin de courage pour contrer les désirs insensés et inutiles du corps et de l’âme, qui ne font finalement que nous rendre encore plus faibles. Il s’agit alors d’avoir la puissance de résister aux mouvements du corps, aux compensations de nos tristesses, à toutes les images de l’imagination qui nous précipite dans une action non réfléchie. La force d’âme est la force qui permet de résister aux penchants. L’énergie permet de contrer et d’annuler la force venant du désir, pour revenir au point neutre. Ce courage nous permet de ne pas tomber dans la faute, souvent l’excès. C’est le courage sous la forme de la retenue et de la rétention.
Pour lutter contre la peur
Nous avons besoin du courage, enfin, pour lutter contre les débordements de l’imagination et principalement ceux de la peur, l’émotion irrationnelle par excellence. La peur peut être légitime, mais très souvent elle déborde, dépasse les circonstances et refuse toute mesure ou proportion. Elle déchaîne toute la puissance de l’imagination. L’exemple de l’impact des chaînes d’information en continue montre son mécanisme. Soumis à un fait divers, isolé, circonscrit, mais affreux dans sa nature, et répété ad nauseam, l’imagination du spectateur peut facilement s’emballer et transformer l’épisode exceptionnel en une norme générale. Un homme se fait agresser? L’insécurité règne sur la France! Un dirigeant véreux vole son entreprise? Tous les patrons sont des voyous! La puissance de l’émotion sur le corps déchaîne ce que les philosophes cartésiens appellent les « esprits animaux ». Le sang afflue, les hormones affluent, le cœur se serre. La respiration devient lourde et difficile. Il nous faut alors du courage pour ne pas nous laisser emporter par la crainte et la paralysie. Pour ne pas sombrer, nous reprendre et remettre la raison sur son trône. Il ne s’agit pas ici de lâcheté, car le risque dont nous parlons est bien réel. Contre le symbole et la généralisation, les statistiques, les comparaisons, la mise en perspectives remettent de l’ordre.

Plus extrême encore, sont les expériences de la guerre, du désastre, des cataclysmes. Certains professionnels, médecins urgentistes, ambulanciers et chirurgiens, pompiers, policiers, et militaires, sont soumis à des situations extrêmes et doivent apprendre à faire face au pire. Ils reçoivent pour cela une formation poussée, théorique et pratique. Les militaires s’entraînent très dur pour oublier le danger. Mais rien dans ces professions ne remplace l’expérience et la répétition. Soumis au pire, l’imagination s’émousse. l’exception se rapproche de la règle. Il faut bien apprendre à vivre, malgré tout.
Cependant, et malgré l’appareil social qui les entoure, de très nombreux soldats souffrent de stress post traumatique. Quand notre vie est mise en jeu, quand nous voyons la mort en face, comme une possibilité immédiatement, la peur est telle qu’elle s’inscrit au plus profond de l’organisme. Le courage ne peut plus y faire grand chose. Seule une forme d’insensibilité – mais qui se révèle le plus souvent illusoire, les dégâts apparaissant sous d’autres formes – pourrait nous en prémunir. Se soumettre à tels situations, aussi louables qu’elles soient du point de vue social, relève peut-être plus d’une certaine témérité, que du courage au sens où nous l’entendons.
Les autres moyens d’augmenter le courage dépendent du corps. Il s’agit essentiellement de travailler sa force physique, son endurance, sa santé, par le sport, l’activité physique, les soins, l’alimentation etc. Ce point ne saurait être négligé, la faiblesse du corps ne pouvant que difficilement être compensée par l’esprit seul. Il convient également pour les plus forts, de prendre garde à ce que leurs capacités physiques exceptionnelles ne les entraînent pas trop loin de la voie de la vertu.
Le faux courage
Nous allons parfois chercher le courage là où n’existe pas. Nous courons vers une image facile de courage. Nous utilisons des adjuvants de la volonté, tous ces produits qui nous permettent d’avoir de l’énergie, de booster le corps et venant de l’extérieur. Qui ne succombe pas aux « petits plaisirs », au café du matin ou à la pause clope? Tous ces adjuvants sont exactement ce que nous voulons éviter, ce dont nous voulons nous passer. Ils nous donnent une certaine énergie, mais ils nous le font payer également. Ce sont des drogues, plus ou moins puissantes. Ils viennent remplir les creux et les bosses de nos montagnes russes émotionnelles.
Par une étrange ruse du destin, le chemin de la vertu est souvent celui d’un retour. Enfant, nous sommes plus purs, moins sujets aux compléments externes de la volonté. Nous découvrons les vices en même temps que les premiers moments de l’âge adulte. A chaque âge ses vices. Trop souvent nous croyons que grandir c’est aussi pouvoir commencer à boire, fumer, s’affranchir des règles de l’enfance. Il nous faut ensuite toute une vie pour revenir en arrière, là-même ou l’enfance nous avait, la plupart du temps, laissée.
Il ne s’agit pas pourtant d’un retour à l’identique. Toutes ces béquilles et emplâtres ont, ou ont eu, leur utilité. Ils sont apparus comme nécessaires à un moment. Tant que l’esprit n’était pas assez fort pour reconquérir cette pureté, cette simplicité, les adjuvants permettent d’avancer, tant bien que mal. A chaque fois que l’on fait un pas de retour vers la vertu, tous les démons cachés par les adjuvants resurgissent. La lutte psychologique, intense et propre à chacun, qui s’en suit, peut durer des mois avant de montrer le moindre progrès. Nous sommes comme Saint Michel devant le dragon. Enlever une à une nos mauvaises habitudes, permet de combattre nos fantômes dans un ordre qui convient à nos forces. Les adjuvants sont plus un mal pour un bien qu’un mal définitif. « Ma vertu est le prix de tous mes vices » disait Chateaubriand. En revanche, rester sans mouvement vers le meilleur, demeurer confit dans ce qui ressemble à un équilibre, mais n’en ai pas un, voilà certainement le vrai mal, la véritable erreur. C’est l’un des chemins de la maladie, de la séparation d’avec les nôtres, et d’un comportement fantomatique, de « vivant-mort », où toute plasticité et nouveauté des comportements a disparu. Nous connaissons tous ces tristes personnes qui ne peuvent plus sortir de leur système, qui tournent en boucle, incapable de la moindre remise en cause. Elles ont comme accepté leur esclavage et ressemblent aux pays acceptant la servitude décrit par La Boétie dans La servitude volontaire.
L’habitude
La liberté en acte, celle qui nous délivre, va se concrétiser grâce à l’habitude. Une fois la dure lutte gagnée contre la mauvaise habitude, s’instaure une période plus calme de douce vertu. Ravaison a dédié un traité entier et renommé à l’habitude, qu’il qualifie de « seconde nature ». Mais ce grand homme tout de même oublié un point crucial: comment faire concrètement pour acquérir de nouvelles habitudes? Comment construire cette « seconde nature »? Les habitudes peuvent être en effet également bonnes ou mauvaises. La mauvaise nous rend esclave et nous fait pencher du côté du plaisir sans frein, de la répétition involontaire et de la plainte sur son propre sort. La bonne nous rend plus actif et maître de nous-mêmes. La force d’âme permet de produire la tempérance.
Nous voyons tous les jours ce que l’apprentissage et les nouvelles habitudes apportent à l’homme. N’est-il pas possible d’apprendre à lire, écrire, compter? Ne voyons-nous pas les enfants et les adultes apprendre à tout âge de nouveaux sports, de nouvelles pratiques? Et le plaisir que nous trouvons dans ces apprentissages n’est-il pas justement celui de l’augmentation de notre être, de la conquête après la lutte, de l’expérience de la liberté et de notre perfectibilité? Alors pourquoi ne jamais chercher une perfection morale, pourquoi ne pas s’y exercer, pourquoi refuser à ce point tout changement? Le sage ne pourra jamais accepter cette séparation de la morale et du reste de la vie, alors que la discipline de la transformation de soi devrait être première des tâches de la philosophie.
Le progrès se fait par la discipline, mise en place graduelle mais constante de nouvelles manière des faire. La force d’âme est le point d’appui qui nous permet de lutter contre la paresse ou les satisfactions aussi rapides qu’inutiles. Une fois la victoire remportée, et même si la rechute est toujours possible, une douce habitude, prix de tous nos efforts, s’installe. L’habitude demande du temps et de la prudence. Il y a un chemin et une méthode pour changer. Aller du pire vers le meilleur. Ne changer qu’une habitude à la fois. Laisser trois semaines passer pour une habitude simple. Jusqu’à un an pour une habitude complexe. Le changement prend du temps. Tout n’est pas entièrement modifiable: il faut manger, boire, dormir. Tout changement n’est pas souhaitable. Il faut pouvoir continuer à vivre en société et en tenir compte dans ses changements d’habitudes. Mais l’essentiel ici est d’expliquer que c’est possible.
Il y a une différence entre les bonnes habitudes acquises dans l’enfance, sous la supervision des parents et des maîtres, et celles acquises seules. Cependant, il ne faut pas déconsidérer les bonnes habitudes acquises sans qu’elles ne correspondent à une victoire sur soi. Il vaut mieux n’avoir jamais été alcoolique que d’avoir surmonté l’alcoolisme. La tendance est la même chez celui qui est passé à l’acte et chez celui qui a réussi à se tenir. Même durant l’enfance, l’éducateur doit parvenir à obtenir l’accord de l’enfant pour l’éduquer, et pour qu’il parvienne lui-même à surmonter ses défauts. L’éducation des enfants est donc bien un lieu privilégier de l’éducations à la volonté.
« Et Sans dire un mot, Te mettre à rebâtir »
La volonté est une part distincte du psychisme. Elle n’est ni la lumière naturelle, garante du vrai et du faux, ni la conscience morale, qui éclaire le bien et le mal, ni la passion qui fait naître le désir. La volonté est ce qui cherche à faire communiquer ces instances en pratique, à instaurer le règne de la raison sur l’action. Sa puissance en chacun de nous conditionne en grande partie notre caractère et notre tempérament. Le sage est celui dont la force de la volonté lui permet de suivre sa raison.
Au-delà de la seule conquête de la vertu, celle qui suppose une lutte de la raison contre les passions et requiert de la force, il est aussi l’énergie mise en jeu dans l’action extérieure, pour nous développer dans le monde. Courage d’entreprendre, de supporter les coups du sort, de toujours recommencer. A la fin de notre voyage, nous retrouvons le premier visage du courage. Il n’est pas proprement philosophique. Il s’adresse à tout le monde et concerne aussi bien la définition des maximes, ces règles de vie que nous nous donnons pour nous en « sortir » le mieux possible. Rudyard Kipling, dans son magnifique et inspirant poème If, a donné un résumé assez complet de toutes les épreuves que nous aurons à surmonter lors de notre vie. Qu’il nous soit permis de terminer par ses vers édifiants.

Note
Force d’âme et confiance en soi
Le courage n’est pas la confiance en soi. La confiance en soi est un amour de soi. Et nous savons que l’amour que nous avons pour nous-mêmes est un sentiment qui dépend largement de la manière dont les autres nous aime. Nous projetons sur les autres l’amour et la haine que nous avons pour nous. Et cet amour de nous-mêmes est lui-même conditionné par l’amour que nous avons reçu de nos parents et de nos proches. Le courage est supposé pouvoir tout compenser, absolument tout, y compris une confiance en soi défaillante. La confiance en soi peut être génératrice d’une certaine force qui va aider la volonté. Mais elle n’est pas essentielle.
La force d’âme et les autres vertus
Nous n’avons pas parlé des autres vertus, ni de la place de la force d’âme dans leur réalisation. C’est qu’elle est bien moins importante que dans la réalisation de la discipline. La justice, qui repose sur l’honnêteté, est une vertu intellectuelle. La prudence résulte d’un calcul des risques et opportunités, qui ne se fait pas sur mode du courage et qui est pratique. La tempérance en revanche nécessite la force d’âme pour sa mise en place. Quand à la bienveillance, le respect dû à autrui, il nécessite beaucoup plus de prudence que de force d’âme. La force d’âme est la seule vertu qui fasse parti des éléments qui conduisent à la sagesse.
Dépasser notre finitude
Le découragement est souvent une plainte contre le destin. Nous blâmons notre situation. Nous sommes écrasés par l’injustice qui s’abat sur nous. Notre sort, individuel, personnel, nous paraît toujours pire que celui des autres. Nous sommes alors enfermé dans notre misère et trouvons des compensations partout. Mais plus nous avançons en expérience et en sagesse, plus nous voyons partout l’injustice sévir et tous les hommes pris dans cette même misère, plus nous développons la capacité d’accepter l’injustice comme un fait universel, et non comme un acharnement individuel. Roosevelt dirigeait l’avenir du monde depuis un fauteuil roulant. Jules César était atteint d’épilepsie. Plus proche de nous, Steve Jobs, le fondateur d’Apple, est mort d’un cancer. Personne n’est doté d’une santé parfaite, d’une famille équilibrée et prospère, possède les dons de la beauté et de l’intelligence, etc. Le courage est la capacité à mettre l’injustice à distance, à ne pas tomber dans les cercles de la complainte sur soi, et à continuer à agir selon sa nature, quoi qu’il arrive. De toute manière, nous mourrons à la fin. Notre finitude, quelque soit sa forme, sa particularité, finira par nous emporter. Cela ne doit pas nous empêcher d’avancer à chaque instant, ni de donner le meilleur de nous-mêmes. Vivre malgré la mort en nous qui nous ronge. Construire l’avenir, le nôtre, celui de nos enfants et de notre espèces. Il est impossible de ne pas donner sa part au négatif qui nous ronge. Mais nous pouvons éviter d’y chuter psychologiquement. C’est peut-être le secret des courageux. Ils acceptent l’obstacle, la pesanteur, et pourtant continue d’agir et d’être.

Franklin Roosevelt, atteint de polio, dans son fauteuil roulant
Reprise
Reprenons une fois de plus, en le synthétisant, notre propos.
Le courage, comme les autres vertus grecques, est une vertu pratique, qui nous permet d’augmenter notre puissance d’agir. En même temps, c’est une vertu intellectuelle, qui permet de faire le lien entre un comportement désirable pour la raison et l’action elle-même. Le courage est alors ce qui nous donne la force, en nous appuyant sur la raisons, de dépasser les passions.
Quelles sont ces passions que le courage renverse? La peur est l’exemple type. Mais la peur est maîtresse de prudence. Elle est utile pour nous préserver du danger. Le courage n’est donc pas exactement le contraire de la peur. Il l’est plus tôt l’opposé de cette forme de peur qui nous empêche d’agir par une faiblesse morale ou de caractère. La lâcheté est son véritable opposé. La témérité, qui nous fait agir malgré le risque, est plus positive que la lâcheté.
D’où provient la lâcheté? Elle a mille causes, toutes reliées par un fil de négativité. Des échecs passés, rendant excessivement prudents; des brimades en tout genre reçues principalement pendant l’enfance; ou encore tout simplement de la complexion du caractère. Lâcheté, comme toutes les autres grandes marques du tempérament, peut venir directement de naissance. Nous l’avons soutenu ailleurs, le simple fait d’être né, séparé de la totalité dont nous venions, génère une tristesse, une angoisse, une mélancolie, qui souvent nous prend et ne nous quitte pas.
Le courage est donc ce qui nous permet de lutter contre notre propre lâcheté. Nous nous trouvons des excuses, de la fatigue, l’injustice de la vie, la peur de l’échec – alors que le véritable échec est uniquement de rester dans l’inaction. Comment peut fonctionner le courage? D’où vient cette force d’âme? Elle vient d’abord de causes sur lesquelles nous ne pouvons pas grand chose: une heureuse naissance, qui fait naître sous les meilleurs auspices et rend réceptif aux dons de la nature et de la grâce. Une énergie vitale que rien n’arrête, comme on voit chez ces bienheureux toujours agissants, jamais fatigués, qui n’ont même pas à se poser de question sur la nature du courage.
Viennent enfin les soutiens intellectuels, les motifs du courage lui-même. Comme dans tout ce qui est moral, ils sont de deux ordre. Soit nous avons le courage de défendre nos convictions, de suivre un principe intellectuel, ou dirait-on aujourd’hui déontologique. Il s’agit du grand courage, celui de la morale pure et de l’action uniquement dictée par des principes universels. Soit nous sommes courageux parce que nous avons un but. César voulait devenir aussi grand qu’Alexandre. Certaines personnes travaillant dans les banques ou les gouvernements sont mus par la soif de l’argent et de la gloire, ou la soif de connaissance. Il faut bien reconnaître que ce deuxième moteur est le plus commun et le plus efficace. Il est d’ailleurs très fortement institutionalisé. Nous continuons à apprendre la gloire des grands hommes, des grands découvreurs, des sportifs de légende. Se distinguer parmi les hommes, battre des records, rien de tel pour développer un égo de champion.
Mais ceci ne sont que des exemples. Nous autre, pauvre mortel, ne visons pas tous les hauteurs historiques. Il nous suffit de trouver la force de faire tous les jours notre métier d’homme, de père, de mère, etc. Pour cela, il nous faut des causes et des représentations. Le simple respect des principes purement moraux est presque vide d’action. Ils nous disent uniquement de ne pas faire de mal aux autres, de nous occuper de nos enfants, ou de viser à notre propre perfection. S’ils peuvent nous dire pourquoi nous devrions mourir, ce que sont les limites inacceptables d’une vie digne, ils ne nous disent pas encore pourquoi vivre. Mais si nous aspirons à l’universel, d’une manière ou d’une autre, dans des recherches intellectuelles par exemple, dans la croyance en dieu, ou dans une certaine recherche de pureté, nous ne pouvons pas faire l’impasse sur les principes moraux et formels d’action. Mieux encore, nous voyons partout que ceux, trahissant d’une certaine manière la divinité, aux prix de plus de puissance passagère, créent finalement plus de mal que de bien.
Il ne faut pas opposer le ciel et la terre, mais vivre, à l’image des plantes, en nous nourrissant aux deux sources. Ces buts positifs, pragmatiques ou causes finales, de nos existences, nous devons les trouver nous-mêmes. Plus encore, nous devons les trouver pour nous-mêmes, en plus de ceux qui peuvent concerner les autres. Dans cette quête, nous sommes seuls face à notre destin. Face à ce que nous devons accomplir et que personne d’autre ne fera à notre place. La satisfaction de nos besoins matériels et de nos talents profonds est notre guide ultime. Ces moteurs – qu’ils entraînent succès ou échec n’est pas la question – sont la contre-partie de notre naissance et de notre séparation d’avec le reste de la création. Ils sont le lien qui nous a été assigné par les Parques, le fil qui nous relie à la totalité de l’être. Quelle que soit la difficulté, nous n’avons, en y réfléchissant bien, pas d’autres choix que de nous y livrer, corps et âme.
Appendix
Spinoza, Traité de l’autorité politique, §6 « Tandis que la liberté, ou force intérieur constitue la valeur (virtus) d’un particulier, un Etat ne connaît d’autre valeur que sa sécurité. »
Les américains, comme le psychologue Jordan Peterson, utilisent un terme différent de « courage ». Ils parlent également de « boldness », d’audace. Le courage est souvent vu comme une attitude défensive. Il s’agit de faire face aux difficultés, à l’adversité. L’audace inclut en plus l’idée de se jeter à l’eau de prendre des risques, d’accepter, comme le dit Peterson, l’aventure de la vie et de se faire aventurier. Cette distinction est intéressante en elle-même et montre également ce qui sépare souvent les américains des français. L’homme d’action, l’entrepreneur, ose se lancer. Le courageux français endure une situation, qu’il ne tiendrait peut-être qu’à lui de changer.
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