L’éducation, c’est évidemment l’enseignement, l’orthographe, les mathématiques, l’histoire, les langues, etc. Mais ce n’est pas que cela. Ou plutôt, ce n’est plus uniquement cela. De François Dolto à la généralisation de l’éducation positive, l’éducation des enfants à radicalement changée en France en seulement deux générations. Considérés presque comme des animaux qu’il suffisait de nourrir et de mettre sur les bancs de l’école pour les transformer en adultes, les enfants sont maintenant presque des personnes comme les autres. Nous sommes maintenant arrivés à l’extrême inverse, à la problématique, inimaginable il y a à peine 50 ans, de l’enfant roi. Il s’agit bien d’un retournement à 180°, d’une révolution copernicienne qui met enfin l’enfant au cœur de l’éducation.
De l’enfant esclave à l’enfant tyran
Les recommandations des anciens philosophes, Aristote ou Rousseau, qui recommandaient que les bébés puissent être libre de leurs mouvements et de leurs cris, n’ont quasiment pas été entendus jusqu’à la fin du XIXème siècle.
Le sort des enfants s’améliore à partir des premières lois limitant leur durée de travail. Ce premier moment juridique d’émancipation va continuer à croître et trouve sont apogée dans l’adoption par l’ONU en 1989 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant.
L’école se développe en parallèle, en France notamment, avec les lois Jules Ferry de 1881 et 1882. Tout est prêt pour le lancement d’un intense mouvement d’innovation pédagogique qui s’étend jusqu’à nos jours.
Les pionniers célèbres participent de ce mouvement général:
-Le cours Hattemer est fondé en 1885
-Maria Montessorie (1870 – 1952), est l’une des premières femme diplômées en médecine en Italie. Elle crée sa première école en 1907, la Casa dei bambini.
-Rudolph Steiner (1861 – 1925), fondateur de la controversée anthroposophie, et dont l’école est inaugurée en 1919.
-Célestin Freinet (1896-1966), promoteur d’une pédagogie appliquée et pragmatique
-Jean Piaget (1896-1980), psychologue qui théorise les stades de développement de l’enfant.
En France, il faut attendre les travaux de Françoise Dolto (1908 – 1988) pour que l’enfant devienne un sujet psychologique à part entière. Les progrès des sciences sociales, et surtout de la psychanalyse, où le retour à l’enfance est l’une des clés de la cure analytique, donne à l’enfance une importance nouvelle. La découverte de l’influence fondamentale des premiers moments de la vie sur toute l’existence des individus semble faire de l’enfance le moment primordial de toute vie.
Depuis, le débat éducatif oscille entre deux grands pôles. Les tenants de l’éducation traditionnelle défendent l’obéissance, le retour à l’autorité, le respect des adultes. Les défenseurs de l’enfance au contraire, prônent l’écoute, la participation et le développement de l’autonomie.
Cette querelle des anciens et des modernes se retrouve dans le conflit des méthodes pédagogiques. Les « pédagogistes » défendent l’idée d’un savoir co-construit par l’élève. Le renouvellement éducatif réel qu’ils inspirent va jusqu’à la « classe inversée » où les adolescents font eux-mêmes une grande partie du cours. A contrario ceux que l’on appellera les « traditionalistes » argumentent avec bon sens que l’enfant n’invente pas sa langue, ni les règles de la grammaire, pas plus que l’adulte n’invente les règles du code de la route. Il y a un moment d’apprentissage incompressible et faire croire l’inverse n’est pas rendre service aux enfants. Les deux courants apportent évidement chacun beaucoup, mais aucune synthèse ne paraît vraiment possible.
Une perte de repère
Le questionnement sur l’enfance est historiquement récent. Les parents d’aujourd’hui n’ont pas, ou peu, connu ces nouvelles méthodes éducatives. La génération actuelle est quasiment la première à vivre ce nouveau rapport éducatif. Cela entraîne une véritable coupure générationnelle, avec leur propres parents d’abord.
A cela s’ajoute les affres de la société capitaliste de consommation. Les grandes problématiques de l’écologie, de l’informatique, de l’avenir du travail dans une société toujours plus complexe, exercent une pression sans cesse renouvelée sur les enfants. Les thèmes de société, la nouvelle place de la femme, depuis la pilule et l’avortement jusqu’à l’accès au travail, la gestion de la diversité des religions, des origines, des besoins spécifiques, des orientation sexuelles, les familles monoparentales, et les nouvelles méthodes de gestation, questionnent comme jamais les valeurs fondamentales de la société et de l’éducation. Chacun de ces sujets mériterait un livre dédié. Tous impactent notre vision du monde.
Entre diversité et extrême, incertitude sur l’avenir et révolution pédagogiques, les parents ont de plus en plus de mal à s’y retrouver pour eux-mêmes et pour leurs enfants.
L’injonction contradictoire
Le métier de parent semble impossible. Les parents doivent tour à tour interdire et autoriser, punir et encourager, réconforter et pousser.
La nouvelle doxa interdit de frapper, de punir, de blâmer, et par certains égards de frustrer les enfants. L’enfant s’éduquerait d’une certaine manière tout seul. Il apprendra « quand il sera prêt ». Cette loi ne semble, à les écouter, ne devoir souffrir aucune exception. Si l’enfant est éduqué ainsi, dans la parole, dans l’amour, dans le respect de son développement, il n’y aura jamais aucun problème. Il sera donc inutile d’enfreindre cette règle et de le contraindre en quoi que ce soit.
Cette thèse a une indéniable valeur pédagogique. Elle force les parents à la retenue. Les châtiments corporels ne sont sans doute jamais une solution parfaite. Ils servent plus à défouler les parents qu’à éduquer les enfants. Les cris ou les punitions insensés n’ont pas plus de valeur. Mais peut-on vraiment partir de l’hypothèse que l’enfant est un être pur et parfait et qu’il ne reviendrait finalement qu’aux adultes de s’adapter aux Lois naturelles de l’enfant, comme celles décrites par Céline Alvarez? L’enfant serait parfait et l’adulte seul coupable ou responsable? Non, on ne le peut pas. Cette hypothèse est insoutenable. Comment en effet ces enfants parfaits deviendraient-ils des adultes imparfaits, alors même qu’ils sont plus éduqués, plus expérimentés, plus rationnels et responsables? Comment justifier une telle dégradation, une telle chute morale de l’enfant à l’adulte? Et même si les enfants étaient parfaits, ils arriveraient indéniablement dans un monde imparfait, dans une histoire familiale qui les traverse et les construit. S’ils avaient le pouvoir magique de corriger toutes ces imperfections, nous l’aurions déjà remarqué.
Éduquer le désir
Éduquer, ce n’est donc pas laisser faire. L’enfant est un être de désir et ce désir doit être organisé. Écoutons Aristote:

« Les enfants vivent sous l’empire de la concupiscence, et c’est surtout chez eux que l’on rencontre le désir de l’agréable. Si donc on ne rend pas l’enfant docile et soumis à l’autorité, il ira fort loin dans cette voie : car dans un être sans raison, le désir de l’agréable est insatiable et s’alimente de tout, et l’exercice même de l’appétit renforce la tendance innée ; et si ces appétits sont grands et forts, ils vont jusqu’à chasser le raisonnement. Aussi doivent-ils être modérés et en petit nombre et n’être jamais en conflit avec la raison. Et c’est là ce que nous appelons un caractère docile et contenu. » Ethique à Nicomaque, Livre III, §15
L’enfant est un être de désir et de vie. Il trouve du plaisir dans la satisfaction des désirs qui sont propres à son âge. Son désir n’est en effet pas comparable à celui d’un adulte. L’enfant est en grande partie pris en charge par ces parents, et son désir reste lié à eux. Il n’est pas tourné vers la recherche de ces propres moyens de subsistance. L’enfant n’a pas non plus le même désir sexuel, qui viendra plus tard avec le passage à l’âge adulte. L’enfant n’est pas non plus très raisonnable. Cela ne signifie pas qu’il ne soit pas intelligent, ou rationnel, mais simplement qu’il ne sait pas aussi bien que l’adulte donner de limite à son désir, notamment dans son rapport aux autres.
L’enfant est mû par un désir particulier, qu’il s’agit d’apprendre à orienter, tel le cours d’un fleuve puissant que l’on maîtrise par des digues, des lacs, des écluses, pour qu’il s’organise au mieux. Cette construction du désir correspond notamment à la réorientation de l’intérêt vers ce qui est extérieur et indépendant des parents, pour trouver son épanouissement dans la vie affective et sociale de l’adulte. Les phases de la construction de l’enfant correspondent aux moments de ce développement. Ce sont autant de séparations de la matrice nourricière, puis de la famille, auxquelles correspondent de nouvelles projections dans l’action et l’autonomie.
Rien de plus important, donc, que le désir de l’enfant. Cela ne veut pas du tout dire qu’il faille satisfaire la moindre de ses envies, ou au moindre de ses caprices. Agir ainsi serait comme maintenir un cheval en permanence au galop, pour lui reprocher ensuite de ne jamais avoir appris tout seul à s’arrêter. C’est créer un homme qui ne sera jamais satisfait de rien, asocial, et mettant son désir égoïste au dessus de tout. Didier Pleux, docteur en psychologie, insiste « Il faut éduquer un enfant. L’enfant veut avoir du plaisir tout le temps. Il faut intervenir ». https://next.liberation.fr/vous/2008/10/18/dolto-a-t-elle-vraiment-tout-faux_153897
Former le désir, ce n’est pas non plus punir et récompenser. La punition et la récompense interviennent après l’action. Ce sont des motivations externes au sujet. On n’a jamais réussi à changer un trait de caractère sur le long terme en promettant une récompense. La punition et la récompense sont plutôt des sanctions, des confirmations sur l’issue d’une action. Mais ce qui détermine l’action est interne au sujet, et c’est là qu’il faut tenter d’agir.
Aristote est un pragmatique. S’il préconise une éducation qui correspond à la place que le citoyen devra occuper dans la Cité, il n’impose aucune méthode radicale, standard, applicable à tous. Il insiste au contraire sur la nécessaire adaptation à chaque cas particulier. Les méthodes de l’éducation positive s’intègrent parfaitement bien dans cet objectif. Ecouter, favoriser l’activité, développer les talents. Mais aussi corriger les erreurs, redresser les corps et les torts, limiter les demandes, calmer les passions trop fortes.
La construction de l’ego, autre nom du désir ou de la puissance vitale, dépend du discours que l’on tient sur soi-même, du discours des autres, principalement les parents, sur nous, des grands événements et hasards de la vie, et de nos qualités ou défauts naturels. Les enfants ont parfois un sens de la justice inné extrêmement développé. Quoiqu’en dise le Stagirite, ils sont tout à fait capable, bien avant la puberté, d’entendre un discours argumenté, rationnel et honnête.