« One ring to rule them all »

Qui n’a pas admiré les films de Peter Jackson? Mais qui en a compris l’histoire ? En quête d’un peu de sens, nous pouvons courageusement nous lancer dans la somme de Tolkien. Puis, arrivés à mi-chemin, et devant l’ampleur de la tâche restant à accomplir, changer de stratégie et opter pour l’excellent livre audio du Hobbit, plus simple, plus facile, plus court, et souvent meilleur. Sous un fallacieux prétexte pseudo éducatif, nous nous réfugions dans les jeux du Seigneur des Anneaux et du Hobbit en version Lego(R), sur console. Peut-être encore d’autres chemins : un Monopoly(R), le cahier de croquis des dessinateurs, les Blu-Ray 3D 4K? Comment échapper au phénomène? Culture, business et divertissement alliés pour occuper nos têtes et vider nos porte-feuilles!

Pourtant, malgré tout cela, le sens profond de l’oeuvre nous échappe. Cette oeuvre ne nous parle pas comme l’Odyssée, Don Quichotte, ou une pièce de Shakespeare. Elle est faite de tant de détours, d’une telle profusion de peuples et de pages, que nous nous y perdons facilement. Pour essayer d’y voir plus clair, il faut laisser de côté un moment les pistes de la reprise des mythes nordiques, ou encore de la métaphore de la guerre froide, les Elfes, Orques, Hobbits, Hommes, Mages, Arbres qui parlent… pour revenir au personnage central du livre: l’Anneau-Roi.
L’origine du mythe
Revenons donc au mythe platonicien de l’anneau de Gygès. Reprenant une histoire présentée par Hérodote, et introduite au début du second livre de la République, le mythe raconte l’histoire de Gygès, pauvre berger, qui fit une fantastique découverte. Un jour qu’il faisait paître ses bêtes, la terre s’ouvrit devant lui et lui donna accès à une grotte merveilleuse dans laquelle il découvrit un anneau fort joli. Gygès pris l’anneau et ressortit de la grotte. La terre se referma et le berger resta avec son cadeau. Gygès découvrit bientôt que l’anneau avait un pouvoir très spécial : celui de le rendre invisible aux yeux des autres. Qu’allait-il maintenant faire de ce pouvoir ? Allait-il s’en servir pour faire le bien : aider les pauvres, réparer des injustices ? Comme Spiderman, allait-il réaliser que « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités » ? Hélas, Gygès n’avait pas l’oncle Ben pour le conseiller. Il n’est pas devenu un super héros. Il a plutôt fait comme son cousin mythique Oedipe et a utilisé son pouvoir pour tuer le roi Candaule, prendre sa place à la tête de la Cité et s’introduire dans la couche de la reine, même si contrairement à Oedipe, Gygès n’était pas leur fils.

Egoïsme, sexe, pouvoir et argent
Ce mythe présente de manière sophistiqué la question que se pose tous les enfants un peu avant l’adolescence : « Et toi, si tu pouvais être invisible, qu’est-ce que tu ferais »? « Moi, j’irai dans une banque et je prendrai tous les lingots ». Au lycée, les priorités changent « J’irai dans la salle des professeurs et je prendrai les sujets des interrogations ». Adultes, nous ne nous posons même plus la question. Surveillés de toutes parts, munis de notre pièce d’identité et de notre collection de numéros – sécurité sociale, impôts, plaque d’immatriculation, matricule au travail, numéro d’enregistrement de ceci et cela -, nous sommes dans un réseau inextricable de communication en tous genres. Nos pulsions anti-sociales sont contenues, organisées, et ceux qui malgré tout cela ne respectent pas les règles de la vie commune doivent en répondre devant la justice.
Nos sociétés modernes sont également moralement beaucoup moins strictes. Jusqu’à un certain point, il est maintenant possible et même valorisé de montrer nos passions. Il faut être visible et choquer la morale reste une stratégie en vogue. La visibilité, synonyme de célébrité et de gloire, se monnaie très bien. Nombreux sont ceux qui en font leur métier, quitte à provoquer pour provoquer, sans rime ni raison (Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat du gouvernement Edouard Philippe mit dos à dos intégrisme islamiste terroriste et… la Manif pour tous. Il fallait oser, elle l’a fait et son nom est resté trois jours en tête d’affiche des réseaux sociaux et des médias).
Disparaître est un art dangereux que pratiquent aux deux bouts de la chaîne sociale, d’un côté les SDF et les petits trafiquants, et de l’autre les investisseurs internationaux. Les premiers sortent du système en refusant les contrôles, les impôts, mais aussi en abandonnant leurs droits à la sécurité sociale et aux minima sociaux. Les riches font de l’évasion fiscale et s’en vont carrément. Ils détiennent leurs actifs en France via des sociétés écrans situées dans les paradis fiscaux.
A l’homme du commun, il ne reste que quelques rares situations mettant à l’épreuve son sens moral. Un billet trouvé dans la rue, qui semble n’appartenir à personne. Une tasse ou un couvert dissimulé dans une serviette dans l’avion, où le vol sera couvert par l’anonymat de la masse des voleurs potentiels. Un carnet de tickets restaurant égaré pas son propriétaire. Il y a bien le nom du bénéficiaire dessus, mais… vais-je le rendre ? N’est-ce pas là un cadeau que le ciel me fait ? « Après toutes les misères qu’il m’a envoyé, c’est bien le strict minimum pour que je conserve espoir », susurre en nous la voix diabolique de l’égoïsme.

Mais revenons-en aux moutons de Gygès. Pour un pâtre, Gygès est sacrément malin et sait exactement ce qu’il veut. Le raccourci est saisissant : du sexe, avec la reine tant qu’à faire, et le pouvoir, du roi, rien que ça. Gygès ne se pose pas de question pour savoir ce qui guide le monde : sexe, pouvoir ou argent? Gygès prend tout ! Non surveillé, s’il n’est pas puni, ni même punissable pour ses crimes, l’homme devient un tyran. Il mettra ses propres désirs au-dessus de tout le reste. Il n’acceptera plus les règles du vivre ensemble, de la loi. Il prendra plus que sa part. Pourquoi ne le ferait-il pas, puisqu’il ne peut pas être puni ? Platon se sert de cette image pour expliquer la nécessité de la Loi. Il est impossible, sans loi, de garantir que tous les hommes suivront le Bien commun et les règles du vivre ensemble. Même avec des lois, c’est difficile, nous le voyons tous les jours. Mais sans elles, dans un peuple où tous les représentants auraient l’anneau de Gygès, ou pour le dire dans le langage de la philosophie classique, à l’état de nature, il est fort probable que la guerre de tous contre tous, décrite par Hobbes, fasse rage. Chacun veut plus que sa part, et seule la loi est capable d’y mettre un peu d’ordre et de donner à chacun selon son droit, dans la norme sociale organisée par le pouvoir.
Ailleurs dans la littéraire
Le mythe de l’anneau a une belle descendance. Deux exemples aussi éloignés que possible, le montrent.
Aladin et la lampe merveilleuse en constitue l’une des formes les plus connues, même si le lien est rarement fait. L’essentiel y est. Un jeune homme dépourvu de tout, la grotte magique, la conquête de la future reine et du trône. A la différence de l’Anneau, le pouvoir du génie de la Lampe est protégé contre le Mal. Il ne peut être réveillé que par un homme au coeur pur. Aladin, contrairement à Gygès, satisfait à cette condition. La société n’est pas en danger, elle va au contraire y trouver un sauveur. Aladin se sert de la lampe pour sortir de la misère, mais aussi pour sauver le royaume du mal, du sorcier Jafar, qui l’a mené jusqu’à la grotte. Jafar est un être diabolique, qui sert son intérêt avant l’intérêt commun. Il est comme un suppôt de Sauron.

La seconde référence est bien plus connue. Dans Hamlet, de Shakespeare, le jeune prince cherche à venger son père et confondre son meurtrier. Tout ce passe comme si Hamlet était là pour déjouer et confondre Gygès une fois celui-ci arrivé au pouvoir. Le génie est d’imaginer un fils au roi tué. Hamlet, qui s’interroge sur la vie et la mort, et sur la communication avec les spectres et ce qu’ils nous lèguent, doit révéler l’invisible, le non-dit, le crime qui a permis l’accès au pouvoir. Pour rendre le crime évident pour tous, Hamlet décide monter une pièce de théâtre qui représente le crime.

Une liste assez complète des références reprenant le mythe de Gygès, d’Hérodote à La Fontaine, en passant par Fontenelle et Fénelon est disponible ici: https://mediterranees.net/mythes/gyges/index.html
L’anneau chez Tolkien
L’anneau de Tolkien reprend cette thématique. Il fonctionne exactement comme l’anneau de Gygès. C’est en tournant son chaton vers l’intérieur que le porteur disparaît. La quête du Seigneur des Anneaux, voyage qui doit conduire à la destruction de l’Anneau, à la destruction de l’égoïsme, le vecteur utilisé par le Diable Sauron pour conquérir le monde. L’organisation de la quête suit celle de la Quête du Graal. Une communauté de chevaliers, tous égaux, et tous d’univers ou de terres différentes, s’unit autour d’un porteur de l’anneau, le sage Frodon, comme les chevaliers de la Table ronde sont organisés pour conquérir le Graal. Comme le découvreur du Graal, Frodon doit absolument rester pur. La forme de la pureté est ici celle de la lutte contre l’égoïsme, là où le découvreur du Graal, doit être l’incarnation du parfait amour courtois et chrétien. Frodon est un nouveau Galaad. Gandalf est d’évidence un nouveau Merlin, et comme son modèle, c’est lui qui organise toute la quête. Comme Merlin il cherche à installer un nouveau roi parmi les hommes.
Trois anneaux pour les Rois Elfes sous le ciel,
Sept pour les Seigneurs Nains dans leur demeure de pierre
Neuf pour les Hommes mortels destinés au trépas,
Un pour le Seigneur des Ténèbres sur son sombre trône
Dans le pays de Mordor où s’étendent les Ombres
Un anneau pour les gouverner tous
Un anneau pour les trouver
Un anneau pour les amener tous
Et dans les Ténèbres les lier
Au pays de Mordor où s’étendent les Ombres.
J.R.R Tolkien – Le Seigneur des Anneaux
Tolkien ne s’étend guère sur le rôle et la création des différents anneaux.
(Pour une description complète des 20 anneaux de pouvoir, voir l’excellent article de Wikipédia suivant: https://fr.wikipedia.org/wiki/Anneaux_de_pouvoir).
-Ceux des Elfes, qui correspondent aux « vertus » de guérison, création et acquisition du savoir, échappent au contrôle de Sauron.
-Les sept anneaux des Nains, que Sauron ne contrôle pas non plus, mais qu’il s’évertue à conquérir ou détruire, correspondent sans surprise à la convoitise, et à la cupidité. L’or et les richesses accumulées par les nains finissent par attirer les dragons.
-Les neuf anneaux des Hommes, enfin, sont en fait les seuls que Sauron peut contrôler. Ils conféraient à leurs porteurs gloire, richesse, invisibilité, immortalité et le pouvoir de voir les démons invisibles aux yeux des autres hommes.
L’indétermination des pouvoirs des différents anneaux, et notamment ceux des hommes, ouvrent la porte à de nombreuses interprétations ( voir par exemple http://jrlecocq.chez.com/tolkien/anneaux.html). Rien ne nous empêche de proposer notre version. Or il n’y a pas tant de systèmes de cercles dans la littérature antérieure à Tolkien. Il en est un, ultra-célèbre, où l’on retrouve des cercles et des nombres, c’est celui de la Divine Comédie de Dante. L’Enfer y comprend exactement neuf cercles, même nombre que les neuf anneaux réservés aux hommes et contrôlés par Sauron… une piste ténue certes, mais suffisante pour un tenant du complot, ou des correspondances.

Le Précieux
L’Anneau, perdu depuis la nuit des temps, est retrouvé par deux hobbits naviguant sur une rivière. Leur bonté naturelle n’y survivra pas. Ils sont deux. L’anneau est unique. Le conflit est inévitable. Smeagol tue son ami et récupère le « Précieux ». C’est le crime originel, qui nous rappelle les meurtres de Caïn tuant Abel, ou de Rémulus tuant Rémus. Contrairement à Gygès, Smeagol ne fait rien ou presque de l’anneau. Il ne s’en sert pas pour conquérir le pouvoir, pour séduire au s’enrichir. Les Hobbits sont incapables de tels désirs. Smeagol devient peu à peu Gollum au fur et à mesure qu’il s’enferme dans son désir stérile et figé de l’anneau. C’est un désir qui ne débouche sur rien d’autre et tourne en rond. Contrairement à l’Alliance, qui est partage, altruisme et ouverture sur l’autre, l’Anneau est égoïsme, fermeture et centré sur lui-même, .
Les Hobbits
C’est au personnage de Frodon qu’il incombe de réaliser l’irréalisable: porter l’Anneau sans l’utiliser et débarrasser le monde de l’égoïsme diabolique qui pourrait le relier aux neuf anneaux des Hommes et plonger tout l’univers crée par Tolkien dans la guerre et la tyrannie. Pour réussir dans sa quête, Frodon devra traverser un grand nombre d’épreuves, assez semblables à celles des chevaliers de la Table Ronde. Il s’agira à chaque fois, selon diverses formes, de triompher de l’égoïsme. Frodon sera le ciment de la Communauté qui l’accompagne vers le volcan purificateur. Il devra assumer la chute de Smeagol, devenu le terrible Gollum et le conduire autant que possible sur le chemin de la rédemption. Smeagol aura déjà neutralisé l’anneau pendant des siècles, mais il n’aura jamais pu s’en séparer. Frodon devra également se réconcilier avec Tom, son ami entièrement dévoué, alors qu’il le pensait coupable de larcins commis par Gollum pour semer la zizanie entre eux. Frodon accomplit en partie le rêve du Sage. Là où l’égoïste utilise le pouvoir de l’anneau et de l’invisibilité pour accomplir le mal à son profit et échapper à la justice des hommes, le héros utilise le pouvoir de l’invisibilité pour faire le bien pour tous les hommes. Il renverse le pouvoir de l’invisible et nous réconcilie avec lui.
Avant Frodon, c’est Bilbon, dans le Hobbit, qui aura l’insigne tâche de récupérer l’anneau ayant corrompu Smeagol et de récupérer l’archenstone, pière sacrée des nains. Contrairement à Gygès, qui utilise l’anneau pour faire le mal, Bilbon va utiliser l’anneau pour le bien. Il s’en sert uniquement lorsqu’il lutte contre les forces du mal, avec les araignées ou pour échapper à Smog, le terrible dragon qui s’est emparé du trésor des nains. Notons qu’à chaque fois, contre Smeagol et contre Smog, c’est également par un certain usage du langage que Bilbon sauve sa peau. Par des devinettes d’abord, par la flatterie ensuite. C’est enfin Bilbon qui rédige l’histoire de sa vie, et donc le récit du Hobbit. Il y a de la magie, du héros, et de l’écrivain chez ce petit homme.
Ni Homme, ni Elfe, ni Nain, ne pouvait accomplir cette tâche. Les Elfes ne peuvent s’abaisser à porter le mal. Les Nains et les Hommes y succomberaient immédiatement. Seul un petit être, que Tolkien considère comme une branche de l’humanité, mais qui est à la fois enfant et adulte, nain et homme, possédant des oreilles d’Elfe et des pieds de Géant, pouvait accomplir cet exploit. Les Hobbits, synthèse et équilibre de tous les autres peuples, forment une communauté simple, qui trouve son plaisir dans la bonne chaire, la famille et la terre dans laquelle ils creusent leurs maisons. La vie de la communauté, entretenue par de nombreuses fêtes, enchantée par les feux d’artifice de Gandalf, suffit à leur bonheur. C’est l’Atlantide ou l’Age d’or, version moins d’1m 40. Ce que Nietzsche appellerait cette « moraline », petite morale pas forcément à la hauteur des enjeux, qui doit venir à bout du Diable Sauron.

Si Tolkien a bien trouvé une sorte de saint résistant aux sirènes de l’Ego, il n’a pas trouvé le moyen de nous en libérer. Pour détruire l’Anneau, la seule solution est de le ramener à l’endroit de sa création, de le remettre dans les entrailles de la terre dont il est issu. Tout se termine par Le Retour du roi, la remise en place d’un pouvoir légitime et dans le Volcan du Destin. Gollum ne peut se séparer de son précieux et chute avec lui dans la lave. L’anneau retrouve son élément, ce mélange de feu et de terre, matrice de la matière, de la substance lourde et pesante. Dans le livre plus que dans le film, le retour de l’anneau à la lave ressemble au retour à l’instant même de la conception. Il n’y a, semble nous dire Tolkien, pas de vie sans un destin, un défaut, un Ego forgé par la Terre, qui nous donne une vie terrestre, par essence imparfaite.

Annexe
L’anneau des Nibelungen de Wagner a été écrit en 1874. Il appartient au mouvement romantique allemand qui remet à l’honneur les légendes antiques, contre la rationalité des lumières. C’est évidemment aussi l’une des sources de Tolkien.