Platon – L’Hippias mineur, ou du mensonge (pseudos / mensonge ou fausseté)

Nous avons présenté le sophiste Hippias ici https://foodforthoughts.blog/?p=8006, dans notre lecture du Grand Hippias.

Le sophiste Hippias vient de terminer un discours (καλλιλογία, kallilogía, un beau discours) sur Homère. Apémantos, le père d’Eudicos, soutient que l’Illiade est supérieur à l’Odyssée, autant qu’Achille est supérieur à Ulysse, les deux héros en l’honneur desquels sont composés les deux épopées. Socrate aimerait savoir ce qu’Hippias pense de cette hiérarchie des caractères. Qui vaut le mieux et pourquoi?

Selon Hippias, Achille est le plus vaillant des héros, Nestor le plus Sage, et Ulysse le plus « divers ». Achille est l’homme le plus simple et le plus vrai. Achille déteste le mensonge (pseudos) autant que la mort: « c’est pour moi un objet de haine, à l’égal des portes de l’Hadès, l’homme qui tient une chose cachée en son cœur et qui en dit une autre ». Hippias précise ce qu’il entend par divers quand il parle d’Ulysse. Il s’agit bien de critiquer la fausseté et le caractère mensonger roi d’Ithaque.

Hippias se livre ici à un commentaire du texte. Nulle part dans le dialogue ce commentaire n’est qualifié. Il ne s’agit, contrairement aux catégories rapidement posée dans le Ion, ni d’une exégèse, un commentaire sur le texte, ni d’une herméneutique, une interprétation, plutôt au sens où un acteur interprète un texte pour lui donner vie. C’est juste un beau discours, c’est-à dire ici en fait un discours de sophiste.

Hippias se livre à un exercice qui était sûrement commun à l’époque et qui consiste à analyser le texte sacré pour en tirer des leçons de vie. C’est un exemple de la manière dont les sophistes, et notamment Hippias, pouvaient enseigner la vertu, ici par un exemple littéraire. Pour hiérarchiser les héros, Hippias prend le critère de la vérité et du mensonge. C’est donc un critère philosophique, mais surtout finalement moral. Le plus grand héros est aussi le plus véridique, celui qui dit la vérité aux autres. A l’inverse, Ulysse s’accomode de la vérité et n’hésite pas à mentir.

Mais Socrate n’est pas du même avis. Les menteurs, les personnes fausses peuvent faire de nombreuses choses et notamment d’abuser les autres hommes. Il faut être intelligent pour mentir, le mensonge ne vient pas d’un défaut intellectuel. Cependant, c’est là au contraire pour Hippias la marque de leur infâmie, Les menteurs sont conscients de ce qu’ils font lorsqu’ils mentent. C’est pour cela qu’ils sont mauvais. Ils mentent volontairement.

Socrate continue: Hippias est un grand arithméticien. Il a donc la connaissance des calculs justes. C’est donc lui aussi, en tant qu’il possède cette connaissance qui pourrait abuser les autres hommes en leur communiquant une fausse réponse, tout en étant conscient que cette réponse est fausse. L’homme apte à fausser la vérité est celui qui connaît la vérité. Plus il a de connaissance, plus il y a possibilité de mentir, la « capacité de fausser  » la vérité. C’est donc le même homme qui est à la fois dans le vrai, par sa connaissance, et dans le faux, par sa capacité à mentir. Comment prétendre alors que celui qui dit le vrai est supérieur à celui qui dit le faux, puisque cela peut être le même homme ? C’est donc toujours le plus savant qui est capable de dire le vrai, mais aussi capable des plus grands mensonges ! Le géomètre ou l’astronome est d’autant plus capable de mensonge qu’il connaît la géométrie ou l’astronomie. L’homme vrai et l’homme faux ne sont donc pas forcément différents. L’homme faux est aussi toujours un homme vrai. Mais alors, comment peut faire la différence entre Ulysse et Achille? Ne sont-ils pas tous les deux à la fois vrais et faux?

La réponse de Socrate pose ce que la tradition a retenue comme le problème du mensonge. Le menteur dit autre chose que ce qui est. C’est-à-dire qu’il est capable d’une certaine manière de dire plus que l’être. Cela peut-être considéré comme une marque d’intelligence supérieure (σοφός, sophós, ayant le double sens de savant et sage, comme dans philo-sophe). Et en plus, le menteur sait qu’il ment, il a conscience de son mensonge. Cela fait la différence entre un mensonge et une simple erreur, mais aussi la différence entre le mensonge et l’ignorance. Le paradoxe veut que pour mentir, on doit à la fois connaître la vérité et inventer en plus de la vérité encore une autre version. Le mensonge se présente ainsi comme quelque chose de supérieur à la vérité.

Hippias dénonce la ruse de Socrate qui consiste à isoler une seule partie de l’argumentation. Achille est exempte de toute fausseté, tandis qu’Ulysse le rusé (rusé: πανοῦργος panourgos, πᾶν, pan, tout + ἔργον, acte, action, « capable de tout faire » et par extension, habile à tout faire, sans scrupules, donc rusé, astucieux, mais aussi fourbe, malhonnête). lui est inférieur. Mais Socrate n’est pas d’accord. Nulle part chez Homère Ulysse n’est présenté en train de mentir. Ce qui n’est pas le cas d’Achille. Le guerrier annonce en effet à tous qu’il va quitter le siège de Troie et s’en retourner en Phtie, mais il n’en fait rien. Il ne se prépare même pas au départ. Hippias essaie de défendre la position d’Achille, qui ne mentirait pas à dessein, mais aurait été poussé à ces déclarations par l’état piteux de l’armée. Socrate lui rappelle qu’après avoir tenu le discours du départ devant Ulysse, Achille déclare à Ajax qu’il va attendre qu’Hector ait renversé une partie de l’armée pour rejoindre le combat et faire plier Hector, le tout pour « se flatter », montrer toute sa grandeur et sa supériorité sur tous les autres. Achille a de toute évidence fait exprès de mentir à Ulysse. Hippias défend à nouveau Achille, qui serait porté par la candeur (ἄκων, ákōn, contre son gré), tandis que tout le temps, Ulysse est porté par le calcul (ἑκών, hekōn, en toute connaissance de cause).

Socrate attaque ici Hippias sur le texte lui-même. Il défend une interprétation littérale de ce qu’à écrit Homère. Sans remettre en cause cette fois l’idée qu’il est moralement meilleur de dire la vérité, Socrate montre qu’Achille est un menteur et un manipulateur. Cette objection question aussi indirectement les motifs d’Hippias. Ment-il lui-même sciemment quand il faut cet éloge d’Achille, ou se trompe-t-il? Et s’il ment, pourquoi? Hippias essaie de sauver sa lecture en distinguant le mensonge fait par candeur, du mensonge fait par calcul.

C’est donc, dit Socrate, qu’Ulysse est plus sage, puisqu’il connaît le vrai et le faux, tandis qu’Achille dit tout et son contraire, sans vraiment en avoir conscience. « Comment serait-il possible Socrate, que ceux qui volontairement commettent l’injustice, qui volontairement ont dessein de faire le mal, fussent meilleurs que ceux chez qui c’est involontaire ». Il en est d’ailleurs ainsi dans les tribunaux. Au contraire, ceux qui disent le faux sans en avoir conscience méritent une certaine indulgence. Socrate soutient la thèse inverse, ceux qui mentent ou nuisent volontairement valent mieux que ceux qui le font involontairement, car ce sont des savants, tandis que les autres sont ignorants et / ou inconscients. « je suis la proie d’un excès maladif, je crois ceux dont la faute est volontaire meilleures que ceux chez qui elle est involontaire ».

Hippias retourne contre Socrate l’une de ses principales thèses: nul n’est méchant volontairement. Finalement Achille ne fait que se tromper, alors qu’Ulysse, qui sait qu’il ment, est volontairement méchant. Socrate est piégé et « malade » parce que sa thèse du menteur plus savant que celui qui dit la vérité, entre en conflit avec sa maxime selon laquelle nul n’est méchant volontairement. Or si tout mensonge est mauvais, celui qui ment volontairement, tout en étant plus savant est forcément moralement plus mauvais que celui qui se trompe, ou même que celui qui divague et ne sait pas ce qu’il dit, comme Hippias le soutient d’Achille. Faudrait-il distinguer de bons et de mauvais mensonges pour sauver celui qui ment ?

Alors qui vaut le mieux des deux? Celui qui faute volontairement ou involontairement? Socrate prend quelques exemples dans le sport. Celui qui est mauvais volontairement est-il tout de même meilleur que celui qui est mauvais simplement parce qu’il est mauvais? Le coureur qui courre lentement parce qu’il en a décidé ainsi, est-il supérieur à celui qui est lent parce qu’il court mal? La question est un peu compliquée, parce que dans les deux cas, le résultat est le même. Ce n’est donc pas sur la réalité de l’action, son succès ou son échec, que repose le jugement, mais sur l’intention (ἐπίτηδες, epitēdēs, intentionnellement, exprès, volontairement, à dessein) qui préside à l’action, quand bien même cette intention ne serait qu’en pensée.

Puis Socrate passe à un autre cas: « les organes qui produisent contre notre gré de mauvais effets ne valent pas d’être possédés, tant leur fonctionnement est misérable, tandis qu’ils méritent de l’être dans le cas où c’est volontaire ». Evidemment, on ne décide rien là-dessus, il n’y a pas même d’intention, puisque c’est une donnée naturelle. Pour tout instrument, l’instrument le meilleur sera celui avec lequel on accompli mal la tâche, plutôt que l’instrument mauvais en lui-même. L’argument de l’intentionnalité est renversé. Le meilleur instrument est bien le meilleur, indépendamment de l’intention de celui qui s’en sert. Parce que, ce qui n’est pas dit dans le texte, il sera toujours possible d’en bien user si nous le voulons, alors que le mauvais instrument restera toujours mauvais.

Et pour l’âme, qu’en est-il ? Vaut-il mieux une âme avec laquelle on manque sa cible volontairement, qu’une âme avec laquelle on manque sa cible parce qu’on est nul, quand bien même nous voudrions à toute force atteindre cette cible? Vaut-il mieux une âme sachante à laquelle on applique le mensonge volontairement, qu’une âme débile incapable de discerner le vrai ?

L’âme qui a le plus de capacité et de savoir , n’est-ce pas celle dont il nous est apparu qu’elle vaut mieux et qu’elle est davantage capable, en tout ordre de production, de faire les deux ensemble, les belles choses, comme les laides. » « Donc c’est le propre d’un homme de bien de commettre volontairement des injustices, et le propre d’un méchant de les commettre sans le vouloir. (…) l’homme qui volontairement pêche, est un homme de bien! ».

Le dialogue finit sur une aporie, ni Socrate ni Hippias ne sont d’accord avec ce dernier argument.

La solution de l’aporie n’est pas forcément très difficile à trouver. La capacité intellectuelle de l’âme n’est pas liée à sa capacité morale. On peut être très intelligent et rester un homme mauvais. Ce pourquoi on dit que « la corruption des meilleurs est la pire », corruption optimi pessima, reprenant une phrase de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. Comme n’importe quel outil, l’intelligence peut être utilisée pour le meilleur ou pour le pire. Mais il n’y aura jamais de supériorité morale de celui qui ment. Dans de nombreux autres dialogues, Socrate blâme d’autres formes de non-vérité, comme la mimésis de l’artiste, qui ne sait pas vraiment de quoi il parle. Platon développe au contraire une théorie du mensonge utile, de l’art qui sert à édifier les spectateurs. Pour cela, l’art doit être cohérent avec la morale et la vérité, exactement ce qu’il n’est pas dans cet exemple. Dans le Sophiste, Socrate explique également que le mensonge n’est pas tout à fait un non être, mais l’être différent, l’être autre. Il n’est en effet pas possible du tout de dire le non-être. Ce qui est dit dans le mensonge doit donc avoir un statut d’être différent. Il diffère (διάφορον, différence, ἕτερον, eteron, comme dans hétérogène, mais aussi altérité) de l’être, il est autre que l’être, sans être du non être ou du néant. Cette thèse aura une importance cruciale, jusque dans la dialectique moderne. Chez Hegel par exemple, c’est bien une forme de non-être, qui n’est pas non plus du néant, une altérité qu’il définit comme négative, qui travaille l’être pour le faire accéder à un statut supérieur d’être, dans son renouveau de la dialectique.

Etrangement, la notion de μῆτις, métis signifie « ruse, intelligence rusée, sagesse pratique, astuce », et désigne un type de savoir rusé, adaptatif et indirect, incarné par Ulysse dans la tradition homérique et par Athéna dans la mythologie. On a pu souvent rapprocher la métis de la prudence et de la sophrosyné, la tempérance.

Notons enfin l’ironie de Socrate, qui dénonce autant le manque de morale d’Achille, que celui d’Hippias, qui se sert d’Achille et d’Homère pour faire de beau discours, se faire passer pour un grand homme, et prétendre enseigner la vertu, alors qu’il ne connaît clairement ni l’oeuvre, ni ce qu’est la vertu morale.

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