Platon – Le Ion, ou sur l’Illiade, mais surtout de l’enthousiasme et de l’imitation

Ion revient d’un concours de poésie à Epidaure. Socrate lui avoue qu’il envie les rhapsodes qui comme lui passent leur temps à chanter les poètes comme Homère, le plus divin d’entre tous et d’en connaître non seulement les vers, mais aussi la pensée. Le rhapsode ( ῥάπτω, rhaptein, coudre, assembler – et ᾠδή, ōidē, chant, ode ) est l’interprète du poète et il ne saurait être un bon interprète (ἑρμηνεύς, hermēneús, interpréter. On se rappelle qu’Aristote appelera le second livre des Catégorie le Peri Herménéia, de l’interprétation) s’il ne comprend pas le texte qu’il interprète. Il y a un double sens au terme d’interprétation, qui est à la fois une récitation qui donne vie au texte et personnage du texte, comme quand il faut interpréter l’Achille d’Homère, et qui désigne également la compréhension du texte. Socrate joue sur les deux sens du mot. Le poète comprend-il ce qu’il interprète, ou encore interprète-t-il ce qu’il interprète?

Le rhapsode est un peu le troubadour du Moyen-Age, ou l’acteur des temps moderne. Il dit le texte, le mieux qu’il peut, mais il ne l’a pas écrit. Il correspond à une tradition de la transmission orale des textes, quand il n’y avait pas, ou très peu de textes écrits, Nous n’avons pas de preuve historique de l’existence de Ion.

La différence entre l’art du poète et l’art d’un professionnel

Ion est tout à fait d’accord et pense d’ailleurs avoir fait lui-même les plus beaux commentaires (ἐξήγησις, exēgēsis, Explication, commentaire, interprétation, guider hors de, faire sortir le sens) d’Homère. Socrate lui demande si son talent porte uniquement sur Homère ou également sur d’autres poètes? Ion est spécialisé sur Homère.

Mais si un autre poète parle d’un même sujet, si Hésiode, tout comme Homère parle de la divination, par exemple, qui sera à mieux à même de parler de ce sujet et de juger ce qu’on dit ces deux poètes? Est-ce le rhapsode, ou le spécialiste de la question, comme un autre devin (μάντις, mantis, le devin. La mantique est la divination)? C’est évidemment le devin qui en sera le plus capable, car il connaît la , divination (μαντικὴ τέχνη – mantikē technē). Socrate questionne, comme à son habitude, le savoir réel du commentateur, tout comme il question le savoir du sophiste, pour dénoncer le plus souvent qu’il s’agit d’un faux savoir. Cependant, nous pourrions ici poser la même question sur le savoir du devin, qui n’est pas, en tout cas pour nous, aussi technique et sûr que le savoir du médecin ou de l’architecte, étant lui-même le plus souvent une interprétation, une lecture de signes.

Si Ion parle correctement des sujets dont parle Homère, pourquoi ne pourrait-il pas parler des mêmes sujets quand ils sont traités par un autre artiste? Homère parle de thèmes très généraux, la guerre, l’amour, les Dieux, que l’on peut retrouver chez de nombreux autres poètes. En tout cas, pour ce qui est des mathématiques, celui qui a une vraie connaissance mathématique pourra juger du travail de tous les autres mathématiciens. Il en est de même pour le médecin, il peut dire le bon et le mauvais relativement à la santé pour ce qui concerne tous les aliments, et pas uniquement un aliment donné. En suivant ce raisonnement, Ion doit être capable de juger tous les poètes, qui composent sur des sujets identiques.

Le talent divin du poète

Et pourtant, lui objecte Ion, ce n’est pas le cas. Il ne s’intéresse qu’à Homère. Socrate a l’explication. C’est que le moteur de Ion, la source de son talent, n’est pas un art, ou une technique comparable aux mathématiques, ou à la médecine. Sinon il pourrait parler de tous les autres poètes. Et il en est de même de tous les grands commentateurs, ils sont capables de parler de tous les artistes et de toutes les oeuvres d’un même art. Mais le talent spécifique d’Ion est d’un ordre différent.

« Ce n’est pas un art, mais une puissance (δύναμις, dynamis, une puissance, un pouvoir) divine (théo, le dieu) qui te met en branle (κινεῖ, en mouvement), comme dans le cas de la pierre qui a été appelée magnétique (λίθῳ ᾗ Μαγνῆτις, lito, la pièrre, Magnétis, de Magnésie) ». La Muse agit de la même manière et fait qu' »en certains hommes est la Divinité, et que par l’intermédiaire de ces hommes en qui réside un Dieu, est suspendue à elle une file d’autres gens qu’habite alors la Divinité ». C’est par l’enthousiasme (ἐνθουσιάζεσθαι, en -théo, c’est à dire pris par la présence d’un dieu, c’est presque la traduction littérale), la présence d’un Dieu, , et non par un art, que les grands poètes épiques composent leur poème. Il en est de même des Corybantes, qui dansent en étant prises d’un délire (μανία, manía, folie, délire) ou des poètes qui sont entraînés par l’harmonie et le rythme et saisi d’un transport bachique (provoquée par Dyonisos, on pourrait aussi dire transe dyonisiaque), possédés. Ils sont pareils aux abeilles, ils puisent au jardin des Muses. Le poète doit être possédé par le Dieu, avoir perdu la tête, et alors seulement il pourra créer. Le poète est chose légère, ailée, sainte. Le champ de création de chaque poète dépend de la voie que leur a donné le dieu, et c’est pourquoi ils ne sont pas, à la différence des possesseurs d’une technique, capables de briller dans toutes les formes de poème. A travers eux, c’est le dieu qui parle. Le poète n’est que l’interprète du dieu qui le possède.

Les rhapsodes, dans un second temps, sont les interprètes de ce que disent les poètes, donc des interprètes d’interprètes. Et lorsqu’il interprète un passage qui émeut (met en mouvement, provoque) la pitié, le rhapsode est lui même envahi de pitié (ἔλεος, leos) et ses yeux s’emplissent de larmes. Quand il joue la peur, il a lui-même peur. Et cette même émotion est ensuite ressentie par les spectateurs. Le spectateur est le dernier des anneaux de la chaîne. Ion est « possédé » (κατέχομαι, katechomai, être saisi, habité) par Homère.

Retour sur la question initiale

Ion cependant revient non plus sur l’interprétation (herméneutique) des passages, mais sur les discours qu’il porte sur Homère (exégèse). Là dit-il, il ne s’agit plus de possession ou de délire. Et il prétend être capable de parler correctement sur tous les sujets dont parle Homère. Socrate reprend son argument précédent. Concernant un passage sur la course de char, c’est le cocher qui sera le plus à même d’en juger la rectitude, parce qu’il connaît l’art correspondant. Or les arts sont tous différents, et correspondent à des savoirs particuliers. Alors, demande Socrate, quels sont les passages qui sont du ressort du rhapsode ? Tous sans exception, répond Ion. Alors Socrate lui rappelle que c’est impossible puisqu’ils ont convenus que seul l’artisan connaissant le savoir sur lequel porte sur le sujet décrit par le poète en est le spécialiste.

Que reste-t-il au rhapsode? Ce dont il est connaisseur, répond Ion, c’est ce qu’il sied pour chacun de dire, homme, femme, esclave, homme libre, etc ( savoir dire ce qui convient: « je sais dire », οἶδα, oida = je sais, λέγειν, legein = dire / « ce qu’il convient de dire », προσήκει prosékei, = il sied, il convient). Socrate lui oppose la même objection, dans la tempête, est-ce le capitaine de navire qui saura ce qu’il sied de dire pour diriger le navire, ou le rhapsode? Evidemment, le marin. Cependant Ion continue à défendre son point de vue sur la question du général des armées. Malgré l’objection de Socrate, il maintient qu’il sait ce qu’il sied à un général de dire. Il va même plus loin en affirmant que tout bon rhapsode ferait un bon général. Mais l’inverse n’est pas vrai, tout bon général ne fait pas un rhapsode. Mais alors, pourquoi Ion est-il rhapsode et non général?

Conclusion

Le dialogue s’arrête ici et Socrate conclut assez violemment d’être coupable de lui avoir fait croire qu’il était capable de louer Homère grâce à un art, mais qu’il a été incapable de le démontrer. Ion est aussi incapable de dire clairement à quoi s’applique son talent. C’est plutôt en vertu d’un art divin, en vertu d’une grâce divine, sans savoir ce que tu dis, alors tu n’es point coupable. « Et bien, Ion, cette beauté supérieure, nous te la conférons, de devoir à un Dieu et non pas à un art, tes louanges sur le compte d’Homère ».

Le don divin porte d’abord sur la forme: l’un est bon dans tel type de poème, mais pas tel autre. Il n’est pas fait mention du contenu.

Commentaire

L’art ou le talent du poète, de l’interprète, ou l’acteur et du commentateur

La thèse défendue par Socrate est que le talent du poète lui vient d’un don. Le discours poétique est dictée par un dieu, qui prend possession du poète, qui n’est que son interprète. A son tour, le poète transmet, par une effet semblable au magnétisme, cette inspiration à l’acteur qui joue ses textes, ou au rhapsode qui les récite. Et celui-ci transmet à son tour, sous forme d’émotion, une forme de contagion émotionnelle, cette même inspiration au publique.

Contrairement à la technique, qui s’applique entièrement sur le sujet dont elle est la technique, le talent du rhapsode ne porte pas sur l’intégralité des formes poétiques, mais principalement sur une seule, comme Homère, génie de l’épopée. Cela fait la différence entre une technique et le don divin, car c’est le dieu qui oriente le poète ainsi.

Développement de la thèse

La philosophie n’est pas que la connaissance des discours rationnels. Elle est aussi la recherche et la compréhension de ce qui dépasse la raison. Il en est ainsi du don divin reçu par le poète, ce que nous appelons aujourd’hui talent ou génie.

La question du talent qui ne concerne pas que l’art, mais bien d’autres domaines. Car dans tous les domaines, il y a des techniciens, ou des artisans, qui apprennent et pratique leur métier, et il y a des génies qui surclassent les autres hommes. Il en est ainsi dans les arts, mais aussi en mathématiques, ou en physique. D’où viennent ces dons? Cela reste un mystère, et Socrate en attribue la paternité aux dieux. Ils viennent d’ailleurs, et font de l’homme un être à part, lié à une forme d’au-delà, de dépassement justement de ce qui est déjà un savoir proprement humain, le savoir de la technique. Le génie transcende la nature humaine, il est inexplicable et il est la preuve qu’il y a bien un au-delà de ce que nous comprenons de nous-mêmes, un au-delà que nous ne pouvons nous expliquer à nous-mêmes et que Socrate qualifie de Divin.

Les différentes formes de délire xxxx. Le fameux démon de Socrate peut aussi être considéré comme le délire, la possession divine propre du philosophe, et même propre à Socrate, comme il l’explique lui-même à de nombreuses reprise (Apologie, fin du grand Hippias..).

Aristote continuera sur ce thème et aura une thèse toute différente, celle de l’imitation, la mimesis, qui permet au poète d’imiter, de mimer, de jouer pour ainsi dire, les savoirs et les émotions des autres. Il précisera ce qui est resté non exploré dans le Ion. D’où lui vient ce talent? La question reste entière.

La méthode de Socrate,

Ce dialogue entre dans la série des dialogues tournant autour du procès de Socrate et de a recherche de la sagesse. Il cite sa recherche auprès des poète dans l’Apologie, faisant référence à ce dialogue.

Comme à son habitude, Socrate s’adresse à l’un des grands spécialistes de son domaine, ici la poésie. Il ne s’agit pas d’écouter son art, de juger sa production, de lui demander de réciter un passage d’Homère, ou de tenir un discours sur Homère. ll s’agit de le questionner sur le statut de son art et sur le savoir qu’il en a. C’est dans ce pas de côté, dans cette réflexion sur la réflexion, que se situe l’interrogation philosophique. Il s’agit de comprendre quel est le statut de la discipline d’Ion par rapport aux autres disciplines, et ainsi d’en faire ressortir la spécificité. C’est aussi l’une des sources d’agacement contre Socrate, qui questionne son interlocuteur sur un savoir qu’il n’a, de fait, pas. Ion, comme les sophistes, produisent des discours, mais il ne réfléchissent pas sur le discours qu’il produit. En demandant cette méta-analyse, Socrate les met en porte à faux.

Comme souvent également Socrate ne s’embarrasse pas vraiment de détail dans son analyse et se plaît à souligner les limites intellectuels du raisonnement de son interlocuteur. Les distinctions sont bien présentes, mais elles ne sont pas toujours explicites, ni organisées dans l’argumentation. Ce n’est pas la même chose d’écrire un poème, de le réciter , de l’interpréter, de le commenter, et enfin de réfléchir au statut de l’art poétique et de sa place dans l’ensemble des savoirs. Ion est rhapsode, mais la thèse principale de Socrate porte sur le génie du poète, qui est autre chose.

Pire encore pourrait-on dire, Socrate refuse assez vite le statut d’art au sens de technique à toute cette chaîne de compétences, alors que, comme dans tout métier, il y a une part de savoir-faire. Il se précipite sur la thèse du délire, qu’il expose lui-même. L’art du poète vient du fait qu’il est possédé, « inspiré » par la divinité qui parle à travers lui. Il n’en est que l’interprète. Le seul argument de Socrate est finalement de soutenir que n’étant pas une technique, l’art du poète vient des dieux. Comme s’il n’y avait que deux réponses possibles et comme si la réfutation de l’une rendait l’autre absolument nécessaire. La démonstration est un peu courte. Elle n’explique finalement pas non plus comment le poète peut être capable de parler de tous les autres arts, de mettre en scène tant de personnes différentes en restant toujours crédible? Aussi bien lorsqu’il décrit un capitaine de navire dans la tempête, qu’un général conduisant ses armées, ou la douleur d’un amant éconduit? D’où lui vient cette capacité spéciale à embrasser tous les sujets? D’où lui vient aussi d’avoir été choisi par la divinité? N’a-t-il donc aucun mérite personnel?

Ion résiste bien et tant de faire valoir cet aspect universel de l’art du poète, mais à chaque fois, Socrate lui montre la contradiction qu’il y a entre prétendre pouvoir parler de tout et reconnaître que seul le professionnel de l’art en question peut donner la réponse adéquate. Le dialogue ne pose finalement pas sa question principale: comment le poète fait-il pour être crédible en tout? L’une des réponses étant qu’il se renseigne et demande de l’aide à de nombreux spécialistes. En revenant toujours à cette objection, Socrate bloque toute progression dans l’analyse de l’origine et de l’extension de l’art du poète.

Il est impensable, inconcevable, que ces manquements soit le fait d’erreur ou du hasard. Ils font partie de l’art de Socrate. Les ellipses, oublis ou passages sous silence de certaine brique de l’argumentation, sont très certainement fait exprès. Elles servent à encourager l’élève à s’approprier le raisonnement, à poser par lui-même les distinctions peu mises en évidence et reprendre les passages un peu masqués de l’argumentation. L’essentiel cependant, sur l’origine du talent du poète, est bien exposé, et la reconstruction de l’argumentation par l’élève nous conduit à la même conclusion.

Socrate affirme dans ce dialogue qu’il n’a aucune connaissance particulière, comparable à celle des techniciens ou artisans, mais uniquement une connaissance du général. Aristote le dira autrement plus tard: « il n’y a de science (et de philosophie) que du général ».

La place d’Homère et de la différence entre l’art et la philosophie

Comme dans l’Hippias Mineure, la culture philosophique se développe à partir d’une analyse d’Homère. Il ne s’agit plus de savoir qui est le meilleur d’Achille ou d’Ulysse. Le dialogue n’est d’ailleurs pas du tout sur l’Iliade. Il s’agit de comprendre quel est le statut épistémologique de la poésie, de l’interprète et même de ce qui est ressenti par les spectateurs.

Un modèle pour la participation

La pensée de Socrate est celle d’une participation des objets, des choses réelles, aux Idées. Si Alcibiade est beau, c’est qu’il participe de la Beauté. Mais comment se déroule cette participation exactement? La mimésis, l’imitation, est l’une des méthodes envisagées notamment dans la République. Cette Idée est reprise dans le Parménide. Le dieu démiurge contemple les Idées pour réaliser les réalités tangibles. La théorie de la participation va de pair avec l’Idée dieu démiurge. De là également l’idée que l’artiste serait comme un dieu créateur. La mimésis est une idée clé dans la tradition de la compréhension de la création, qu’elle soit humaine, ou divine.

La participation, la mimésis, ne s’arrête d’ailleurs pas là. Elle porte sur tous les discours, celui du poète, comme celui des rhéteurs. Elle concerne l’éducation des enfants, qui imitent les parents, les citoyens qui imitent les politiciens, les générations qui entretiennent le souvenir des générations passées, comme dans Le Ménexène, et même les philosophes, qui imitent les autres philosophes. La chaîne qui va d’Anaxagore à Socrate, puis Platon et Aristote, et se propage jusqu’à nous. La mimésis s’accroche peut-être à l’au-delà, mais traverse toute l’histoire de l’humanité, comme l’un des mécanismes de la liaison des hommes entre eux.

Thème: talent, inspiration poétique, délire, différence entre la poésie et la technique, rapport de l’homme au divin.

Image: Image de l’aimant, qui communique son pouvoir au fer. De la même manière, le dieu communique l’inspiration au poète qui la transmet à l’acteur, au commentateur (critique) et aux spectateurs.

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