Platon – Gorgias, ou de la rhétorique

Introduction

Personnages: Calliclès, Socrate, Chéréphon, Grodias, Pôlos

Socrate et Chéréphon arrivent juste après la fin d’une conférence donnée par Gorgias, pendant une cession de questions réponses qui suit le discours. Socrate souhaite simplement connaître la nature de l’art de Gorgias et la matière qu’il prétend enseigner. Gorgias accepte qu’on le questionne et se vante d’avoir réponse à tout. Mais Pôlos s’interpose et propose de répondre à place de Gorgias pour laisser celui-ci se reposer.

Présentation de Gorgias

Gorgias est né à Léontinoi (en Sicile, colonie grecque), vers 485 av. J.-C. En 427 av. J.-C., il est envoyé comme ambassadeur à Athènes pour solliciter l’aide contre Syracuse. Ce discours marque l’entrée spectaculaire de la rhétorique sophistique en Grèce continentale. Il mène ensuite une vie d’orateur itinérant, enseignant la rhétorique et la persuasion dans diverses cités grecques. Il serait mort à un âge très avancé (peut-être près de 100 ans), vers 380 av. J.-C.

Il ne nous reste que des fragments de sa principale oeuvre, le Περὶ τοῦ μὴ ὄντος ἢ περὶ φύσεως, Du non-être ou de la nature, Un traité philosophique à visée parodique et provocatrice, contre Parménide. Il défend que rien n’existe (ouden estin) , que même si quelque chose existait, on ne pourrait le connaître, et que même si on pouvait le connaître, on ne pourrait le communiquer.

Ἑλένης ἐγκώμιον, l’Éloge d’Hélène, nous est parvenu presque complet. C’est une défense paradoxale d’Hélène de Troie, destinée à démontrer le pouvoir de la parole. La parole est une force semblable à un dieu, capable de charmer, convaincre, contraindre. L’homme est soumis à la parole comme à une violence psychique. Hélène est donc innocente, car séduite par la parole, l’amour ou la contrainte divine.

Enfin le Ἐπιτάφιος Discours funèbre, est un discours célébrant les morts pour la patrie, dans le style traditionnel. Il a très probablement inspiré le Ménéxène de Platon, parfois appelé l’éloge funèbre, qui porte sur le même sujet.

Gorgias est considéré comme l’inventeur de la rhétorique comme discipline autonome. Il rejette la distinction entre vérité et apparence : ce qui convainc, vaut. Une position d’auto-fondation et de non soumissions à aucun autre art, qui a forcément ses limites face à la philosophie.

Quelle définition donnée à l’art de Gorgias?

Chéréphon demande à Pôlos quel est l’art de Gorgias. Pôlos répond qu’il existe de nombreux arts, découverts par l’expérience. C’est l’expérience qui guide notre route et la rend méthodique, tandis que l’aventure est inexpérimentée. Les meilleurs arts sont exercés par les meilleurs hommes et l’at de Gorgias est le meilleur d’entre tous. Socrate récuse la réponse de Pôlos tout en louant son art de la parole, mais blâmant sa méconnaissance de l’art de la conversation.

Nous avons ici une introduction assez habituelle, destinée à montrer que la recherche d’une définition ne porte pas sur l’extension ou la description de la diversité d’un concept ou de ses qualités, mais doit viser la chose elle-même. Il ne faut pas se laisser prendre par la beauté du discours.

Socrate questionne directement Gorgias dont l’art est l’art oratoire et Gorgias est un orateur. Le terme en grec est ῥητορική, rhétorique. Dans la traduction du dialogue, les deux termes oratoire et rhétorique sont donc synonymes. Il est capable de former d’autres orateurs. Si la confection se rapporte aux vêtements, à quelle réalité l’art oratoire se rapporte-t-il ? Au discours. A quels discours? Ceux par exemple qui concernent la santé et le régime qu’il faut aux mal portants pour guérir? Non, car c’est le discours du médecin. Donc l’art oratoire ne porte pas sur tous les discours ? Mais il rend capable de parler et de penser sur certains sujets. Mais c’est aussi le cas des autres arts, alors qu’elle est la spécificité de l’art oratoire? C’est que c’est le seul art dont la parole elle-même est l’instrument.

Toujours à son habitude, Socrate attaque la connaissance du sophiste en la comparant avec des connaissances bien établies, comme celle du médecin. L’art oratoire étant un art de la forme et non du contenu, il pourrait s’appliquer à toute parole, peu importe qu’il y ait ou non un savoir sous-jacent….et c’est bien le souci pour le philosophe. L’art oratoire est ainsi d’emblée relativiste, indépendant de son contenu. Il est comme l’art, qui peut se définir comme une recherche de l’art pour l’art, sa recherche esthétique pouvant être séparée de la valeur scientifique ou morale de son contenu. Cela n’empêche pas le contenu d’être problématique. Nous savons que Platon condamne régulièrement les poètes, y compris Homère, pour leur mensonge. C’est pourquoi les poètes seront bannis de la Cité décrite dans la République.

Certains arts ont pour but de réaliser un objet, et la parole ne leur est pas nécessaire, comme la peinture, la sculpture, la confection de vêtements, la santé, la nourriture, etc. Comme ils n’ont pas de rapport à la parole, ces arts n’ont pas non plus de rapport avec l’art oratoire. D’autres arts sont tout entier langage, comme les mathématiques. D’autres arts enfin mêlent parole et réalisation, selon des degrés divers. Pourtant, aucun de ces arts ne peut être dit oratoire, et personne ne dira des mathématiques qu’ils sont un art oratoire. L’art oratoire est l’un des arts qui fait de la parole un usage prédominant, Alors qu’est-ce qui différencie l’art oratoire des autres arts usant de la parole, et plus précisément qu’est-ce qui l’en différencie concernant l’objet sur lequel il a autorité? Les mathématiques portent sur le calcul, l’astrologie sur les astres et leurs mouvement, qu’en est-il de l’art oratoire? Il réalise la totalité de son oeuvre par la parole, pour les objets les plus importants et les meilleurs de l’activité humaine. Mais quels sont ces objets: la santé, la beauté, la richesse? Mais tout ceci est l’oeuvre du médecin, du financier, du gymnaste.

Socrate présente le champ de l’art oratoire, les disciplines où il s’applique ou ne s’applique pas. Il le compare au logos, le langage au sens large, qui inclut les mathématiques, le discours rationnel, la loi, l’art, ou encore la rhétorique. Socrate ainsi définit autant qu’il critique. L’art oratoire ne porte pas sur tous les arts, mais pas non plus sur tout le logos. Les mathématiques sont complètement fermé à l’art oratoire, et l’exemple n’est évidemment pas pris au hasard. Le discours rationnel est directement opposé à l’art oratoire. Continuant sa description, Socrate délimite ainsi un champ de sujet auquel peut s’appliquer cet art. L’art oratoire s’applique à tout ce dont on peut parler. Mais quand il s’applique à des disciplines formées et organisées, peut-il vraiment dire n’importe quoi? Ou est-il tenu par le contenu des disciplines? Socrate attaque ici indirectement ce fameux mensonge de l’art, qui peut tout à fait mal parler d’une discipline, mais aussi parler de ce qui n’existe pas, d’une forme de non être, tel que le défend Gorgias dans son discours contre Parménide.

La rhétorique permet d’augmenter son pouvoir

Pour Gorgias, le domaine propre de l’art oratoire, est comme pour tous les sophistes, l’augmentation du pouvoir au sein de la Cité. Le bien le plus grand est un principe d’autonomie pour celui qui le possède, et d’autorité sur les autres à l’intérieur de la Cité. C’est la capacité à persuader , à convaincre (Πείθειν, peithein – persuader) la foule (Ὄχλος, ochlos – la foule), tous les magistrats, qu’ils soient juges au tribunal, membres du conseil ou de l’Assemblée. Grâce à ce pouvoir le médecin ou le maître de gymnastique deviendront les esclaves de celui qui le possède.

La rhétorique est un art supérieur aux autres, qui peut les commander. La persuasion ne vient donc pas, ou pas uniquement, de la connaissance, ou du savoir et de la conviction rationnelle, mais de l’art dans la manière de parler. On voit là le défaut qu’il y a à traduire par art oratoire, puisque le caractère esthétique de la parole du sophiste n’est pas son but. Il ne cherche pas à plaire, comme l’artiste, mais à convaincre. La beauté peut être un moyen pour convaincre, mais pas le but de son art.

L’objet est donc de produire de la persuasion dans l’âme de l’auditeur. Socrate demande de quelle persuasion il s’agit-il et sur quoi elle porte. Il revient sur le contenu et l’objet de l’art, niant toujours, ou plutôt feignant de nier, la puissance de la forme. L’art oratoire n’est pas le seul à produire de la persuasion. Tous ceux qui enseignent une matière persuadent ce qu’ils enseignent. Le professeur d’arithmétique produit de la persuasion quant à son objet, les mathématiques.

Pour Gorgias, l’art oratoire ne porte que le juste et l’injuste, donc sur la justice (diké). Il est parfaitement d’accord en cela avec le Protagoras du dialogue éponyme. Mais pour Socrate, il faut différencier d’un côté « avoir appris » et « savoir » (epistémé) et de l’autres « croire » (croyance, doxa) et « s’être fié à », il faut séparer « savoir » et « croyance ». La croyance peut être vraie (ἀλήθεια alêtheia, vérité, – alêthês doxa pour la croyance vraie ) ou fausse (pseudês, mensonger, faux, trompeur – pseudês doxa, la croyance fausse), mais le savoir est toujours vrai. La persuasion cependant peut être le résultat du savoir, comme de la croyance. Et l’art oratoire porte sur la persuasion qui repose sur la croyance et non pas sur l’enseignement du juste et de l’injuste. L’orateur n’est pas un professeur du juste et de l’injuste, dont il n’a pas la connaissance.

Comme dans le Protagoras, l’argumentation de Gorgias repose ici sur une compréhension implicite de la justice comme étant sans doute un sentiment et non une science, comme étant aussi un institution inventée par les hommes pour vivre en société, et qui est effectivement définie de manière différente dans chacune des Cités. La puissance de la rhétorique s’appuie sur l’idée qu’il n’y a de toute manière aucune définition fixe de la justice, qui n’est pas naturelle. C’est le relativisme habituel des sophistes et leur capacité à dire le non être, comme l’être, qui est pour eux la marque de leur supériorité, comme le montre Hippias dans l’Hippias majeur. A l’inverse, bien sûr, Socrate ramène toujours l’analyse aux savoirs clairement identifiés comme tels, pour contrer ce relativisme.

Mais là encore, quand ils doivent se décider, à qui les magistrats vont-ils demander conseil, si ce n’est à celui qui a la connaissance adéquate sur le sujet en question? Pour une question de médecine, ils demanderont au médecin. Quel est donc le champ de la croyance sur lequel peut agir celui qui possède l’art oratoire? Pour Gorgias, les aménagements qui ont été faits dans la ville constituent un très bon exemple. Ils ont été décidés par Thémistocle et Périclès, mais pas du tout par les constructeurs de bâtiment. Gorgias explique également que les magistrats écoutent autant si ce n’est plus les orateurs que les professionnels. Il lui est même arrivé alors qu’il accompagnait son frère médecin, de convaincre l’un de ses patients de prendre le remède, alors que son frère n’arrivait pas à le convaincre. Dans les débats politiques, celui qui sait bien parler l’emporte sur celui qui a la connaissance, parce qu’il sera plus persuasif que ce dernier. Il convient d’ajouter que le but de cet art est aussi de faire le juste. Tout art peut être exercé pour le juste comme pour l’injuste. L’art de l’escrime ou de la lutte n’ont pas été enseignés pour attaquer ses parents, mais pour se défendre. Il en est de même de l’art oratoire. Si une personne en fait mauvaise usage, c’est elle qui doit être blâmée, mais non son art ou celui qui lui a enseigné.

Gorgias ajoute une dimension éthique à son art et à la manière dont il l’utilise. Tout art, soutient-il, peut produire le bien comme le mal. Ce qui fait la différence, c’est donc la moralité de celui qui l’utilise. Il donne l’excellent exemple du médecin. Même face au discours rationnel de celui qui fait, nous ne sommes par forcément pleinement convaincu. L’art oratoire va rendre plus efficace les sciences elles-mêmes.

Mais derrière cette éthique du rhéteur, se cache un grand problème pour le philosophe socratique. Comment quoique ce soit pourrait-il être plus convainquant qe la raison et la vérité? Comment admettre que la rhétorique serait supérieure à la sagesse elle-même, ou aurait au moins parfait de la sagesse, qui ne suffirait pas toujours seule à emporter la conviction ( la conviction, πείθουσα, peitousa, ou encore la croyance, πίστιν, pistin, est produite par la persuasion, πειθώ, peito, qui est l’art du rhéteur) ? Peut-on, dans ces conditions, accepter que la rhétorique puisse être éthique, moralement juste? Ou cet argument de l’utilisation correcte de l’art oratoire n’est-il lui-même qu’un artifice de plus, roulant sur une conception mal assurée de la justice?

Tu prétends Gorgias, apprendre à parler à n’importe qui, sur n’importe quel sujet, quand bien même il n’y connaîtrait rien, et cet apprenti pourra ensuite persuader, mais sans enseigner. L’orateur sera plus persuasif que le médecin en présence d’une foule, c’est-à-dire ne présence de ceux qui ne savent pas, mais pas en présence de ceux qui savent. L’orateur est donc plus persuasif que celui qui sait. Celui qui ne sait pas est plus persuasif que celui qui sait. Il repose sur un procédé de persuasion qui n’a pas de lien avec la connaissance. Pour Gorgias, c’est un allègement extraordinaire que de remplacer tous les savoirs par l’unique savoir de l’art oratoires. Et pour le bien et le mal, demande Socrate, pour le juste et l’injuste, le beau et le laid, le rhéteur est-il aussi capable, lui qui n’y connaît rien, d’être plus persuasif que celui qui connaît, et de faire croire à celui qui n’y connaît rien qu’il s’y connaît encore mieux que le savant en la matière. Il passe pour un homme de valeur, alors qu’il ne l’est pas. Ou bien faut-il avoir une connaissance préalable?

Gorgias concède qu’il faut une connaissance préalable, et qu’il pourrait également l’enseigner. S: Une connaissance du juste et de l’injuste demande Socrate, mais s’il la possède, il ne voudra jamais commettre d’injustice. Il est donc impossible de séparer, comme cela a été dit auparavant, l’homme qui se sert de l’art oratoire à des fins injustes, de l’art oratoire et de l’enseignement qu’il a reçu. Surtout que nous avons dit que le l’objet de l’art oratoire est le juste et l’injuste.

Deux points sont ici implicites. D’abord Gorgias et Socrate semble définir connaissance de la même manière. Mais il n’est pas sûr du tout que ce qu’ils appellent chacun connaissance du juste et de l’injuste soit la même chose. Ensuite Socrate conclue très vite de la connaissance de la justice à l’action juste, « nul n’étant méchant volontairement », selon l’un de ses adages préférés. Mais là encore, ce n’est pas sûr du tout, et réduire le mal à l’ignorance, la méchanceté à la méconnaissance, c’est passer sous silence un peu vite la question de l’égoïsme. Gorgias semble aussi un peu se contredire, puisqu’il défendait plutôt l’idée que les autres savoirs n’étaient pas forcément nécessaire pour le rhéteur, l’art de persuader étant de toute manière supérieur pour emporter la conviction, que la connaissance

Reprise avec Pôlos: le discours de Socrate

Pôlos revient dans le dialogue. Gorgias n’a concédé la connaissance du juste et de l’injuste, du bien et du mal, et du beau et du laid, que pour sauver les apparences et céder au « respect humain ». Dès lors Socrate a pu le pousser dans les contradictions qu’il affectionne. Socrate est prêt à revenir sur ces hypothèses et à discuter avec Pôlos, si celui-ci accepter de répondre brièvement. Pôlos accepte, mais c’est lui qui va poser les questions.

Quelle est la définition de l’art oratoire de Socrate? Ce n’est pas un art (une techné, Τέχνη) , mais un savoir-faire (Ἐμπειρία, empeiria, une expérience uniquement pratique) de la production d’un agrément et d’un plaisir . Il en est de même de la cuisine, qui est un savoir-faire qui produit un agrément et un plaisir. L’art oratoire n’est pas beau. C’est le propre d’une âme perspicace, qui n’a peur de rien, et qui est douée pour les relations entre les hommes. C’est de la « flatterie » (κολακεία). Il y a quatre art de la flatterie: la cuisine, l’art oratoire, l’art de la parure et l’art du Sophiste. L’art oratoire est un simulacre d’une espère de l’art politique (Παρατεχνία, paratechnia, un pseudo art). Il est laid, car tout ce qui est mauvais est laid.

Socrate, pour rester dans la métaphore culinaire, n’y va pas avec le dos de la cuillère. Avant de revenir sur sa définition, rappelons que nous n’avons que très peu d’information sur le Pôlos historique, très certainement un disciple de Gorgias. Socrate ne s’en laisse pas du tout compter par la concession de Gorgias au bien et à la morale. Fidèle à sa dénonciation des poètes, il qualifie la rhétorique de pseudo-art. Nous pouvons l’entendre de deux manières. Ce n’est pas un art au sens propre, c’est un faux art, en rien comparable à la médecin. Et c’est un art du mensonge, qui ne repose pas sur une véritable connaissance. Ce n’est qu’une pratique, une expérience, dont nous pouvons nous demander si elle est enseignable, puisqu’elle n’a aucun corps de doctrine. Si elle arrive à convaincre et que ce n’est pas par la vérité, c’est par la flatterie, en créant chez l’auditeur un plaisir pris à sa propre représentation. La rhétorique est la pratique qui consiste à faire plaisir à ses interlocuteurs en flattant leur égo, dirions-nous aujourd’hui. Elle est comme la cuisine, qui contrairement à la médecine ou à la nutrition, ne vise pas la santé du mangeur, mais uniquement chez lui le plaisir des sens, quelles qu’en soient les conséquences ultérieures.

La philosophie s’adresse à l’âme, la rhétorique au corps

Gorgias revient dans la discussion et demande ce qu’est un simulacre de l’art politique. Socrate pose la distinction entre l’âme (psyché) et le corps (sôma). Et l’on pourrait croire et s’imaginer parfois que l’âme et le corps sont en bonne santé, alors que ce n’est pas le cas. Il faudrait être maître de gymnastique ou médecin pour savoir si le corps est réellement en bon état. L’art qui s’occupe de l’âme est la politique. Celui du corps est la santé, qui se divise en deux: médecine et gymnastique. Dans l’art politique, il y a l’art législatif, celui qui consiste à donner des lois, qui ressemble à la médecine, et l’art judiciaire, qui là pour corriger la déviation des lois, et est l’équivalent de la gymnastique.

L’art de la flatterie c’est aperçu de leur pouvoir et c’est lui-même divisé en quatre espèces (les pseudos arts). Ils se substituent aux véritables arts en visant partout l’agréable, le plaisir (dans les deux cas, le terme utilisé est hédoné. Il n’y a pas de différence entre plaisant et agréable. Il a donné hédonisme, la recherche du bonheur dans le plaisir) et se fait passer pour un art d’une plus grande valeur (second mensonge). La médecine est remplacée par la cuisine, et le jugement est rendu dans la déraison, par des hommes qui ne valent pas mieux que des enfants (des personnes qui ne font que suivre leur plaisir, comme si, à l’image des enfants, ils n’étaient pas capables d’un jugement rationnel). La flatterie est mauvaise parce qu’elle vise l’agréable, au détriment de ce qui vaut le mieux, du bien (agathon). Ce n’est pas un art, parce qu’elle ne s’appuie sur aucune raison, elle ne peut pas démontrer ou exposer ses conclusions de manière argumentée. C’est un mode irrationnel d’activité. Sous la gymnastique, c’est le pseudo art de la parure, qui crée une duperie de beauté par des artifices. L’art oratoire est le simulacre de l’art judiciaire et la sophistique le simulacre de l’art législatif. La flatterie et l’agrément s’adressent au corps, et s’il n’y avait pas d’âme, nous ne ferions plus la différence entre la médecine et la cuisine.

Ce passage, très célèbre, vient préciser et compléter la démonstration du Protagoras sur le même sujet. On peut penser que le Gorgias, qui porte en grande partie sur les mêmes sujets, est un texte antérieur, plus mature et mieux construit. La grande différence est ici la distinction faite par Socrate entre l’âme et le corps. Cette distinction n’existait pas dans le Protagoras et Socrate assimilait directement le plaisir et le bien. Ici, il est séparé, en renvoyant le bien à l’âme et le plaisir au corps. Il y a donc bien une rupture entre les deux, bien et plaisir, beaucoup plus marquée que dans le Protagoras. C’est également en s’appuyant sur la distinction entre l’âme et le corps que Socrate va distinguer les « vraies » arts, ou techniques, comme la médecine et la gymnastique, et les « faux » arts, comme la cuisine et l’art de bien s’habiller, le « goût » vestimentaire. Voici le tableau détaillé:

Partie de l’âme / du corpsArt véritable (τέχνη)Pseudo-art (κολακεία)
Le corpsGymnastique (γυμναστική) – entretien physique par l’exerciceCosmétique (κοσμητική) – dissimulation des défauts du corps
Médecine (ἰατρική) – soin rationnel du corpsCuisine (μαγειρική) – recherche du plaisir par la nourriture
L’âmeLégislation (νομοθετική) – soin rationnel des loisSophistique (σοφιστική) – imitation mensongère du savoir
Justice (δικαιοσύνη) – soin de l’âme et des relations humainesRhétorique (ῥητορική) – flatterie par le discours sans souci de vérité

Cette partition a été longuement commentée par la tradition. Elle pose d’abord un type de raisonnement par analogie, une forme de règle de trois appliquées aux connaissances. Le fait de correctement positionner les arts en fonction de critère est très convainquant pour mieux les comprendre.

Cette partition place aussi le goût et la cosmétique, c’est-à-dire un art du beau, la beauté de l’ornement, la belle disposition des étoiles du Cosmos, du côté du corps, et non de l’âme. Kant dira-t-il vraiment autre chose lorsqu’il soutiendra que le beau n’est pas une Idée (pas un concept), mais uniquement un sens esthétique? Finalement pas vraiment, même s’il conviendrait de nuancer. Dernier point, Socrate distingue ici clairement la rhétorique de la sophistique, qui sont le plus souvent liés dans ses analyses. Chacune est renvoyée à une partie de la justice différente, à l’art de la législation, et à l’art d’appliquer les lois. Cette distinction n’est pas tellement plus explicitée pour l’instant.

Pôlos demande si les orateurs sont considérés dans la Cité. Pour Socrate, ils ne le sont pas, en tout cas, si l’on doit considérer que tout pouvoir (pouvoir est dynamis en grec, opposé à ergon, acte – ce sont les mêmes termes qu’utilisera Aristote dans sa Physique) est bon. Pourtant ils peuvent, pareil aux tyrans, dépouiller de leur fortune et chasser de la Cité qui ils veulent. Socrate lance alors son argument majeur dans la bataille. L’orateur et le tyran sont ceux qui ont le moins de pouvoir car ils ne font pas ce qu’ils veulent (βούλομαι, boulomai est le terme traduit par vouloir), même s’ils font ce qu’ils jugent le meilleur. Ce n’est pas un bien quand on manque d’intelligence, de posséder un grand pouvoir, car on ne peut pas juger correctement ce qu’est le meilleur. Pôlos n’est pas d’accord avec tout ceci et demande à Socrate de s’expliquer. Tous les hommes font ce qu’ils font en fonction d’un but qui détermine leur volonté. La richesse est la fin, le but du voyage en mer, et non pas prendre des risques et mettre sa vie en danger pendant la traversée. C’est toujours sur le but, la fin (le télos, la cause finale), que porte la volonté, et non pas sur l’acte lui-même, qui n’est qu’un moyen (αἴτια / aïtia qui veut dire proprement cause, comme dans les 4 causes d’Aristote, ou μέσα / mesa – la chose intermédiaire). Même quand on décide de faire périr quelqu’un, c’est, même si l’acte lui-même n’est pas un bien, il sera réalisé pour une finalité qui est elle-même considérée comme étant bonne. La sagesse, la richesse, la santé, et autres semblables, tels sont les biens qui sont nos causes finales (le but final de toutes nos actions est le bien suprême, le bonheur). Certains actes ne sont eux-mêmes ni des biens, ni des maux, comme marcher, naviguer, être assis. De même dépouiller quelqu’un de sa fortune, ou le chasser hors de la Cité, nous ne le voulons que si cela est utile. Donc il est impossible, si nous visons vraiment le bien, de nous baser uniquement sur la croyance de bien faire. Car il se pourrait tout aussi bien que nous soyons en train de faire le mal.

L’argumentation de Socrate est claire. Le sophiste, le rhéteur ou le tyran, n’ont pas une connaissance claire des fins moralement bonnes. Ils n’ont pas la capacité intellectuelle, ou le savoir, leur permettant d’identifier les biens, les buts, qui mènent au bonheur, et peuvent du coup mettre leur pseudo-art au service de mauvaises fins. La pensée de l’action trouve aussi ici ces parties: il y a les moyens, les fins, le rôle de la technique et la place de la morale. C’est en tenant compte de la question morale que Rousseau pour par exemple dire « la fin ne justifie pas les moyens ».

Il est préférable de subir l’injustice plutôt que de la commettre.

Pour Pôlos, il importe peu que ce pouvoir soit lié au bien ou au mal. Il est désirable en tant que pouvoir (le moyen est plus important que la fin). Comment ne pas vouloir nous aussi, avec un pouvoir permettant de faire ce que nous jugeons bon ? Peu importe que ce que nous jugeons bon soit réellement bon.

Pour Socrate, c’est un blasphème. On ne peut pas envier ceux qui sont injustes. Il faut au contraire avoir pitié pour eux, si leurs décisions sont prises injustement. Celui qui fait périr injustement, qu’il en ait le pouvoir ou pas, n’est pas digne d’envie. Ce n’est pas un modèle. Le plus grand des maux est de commettre l’injustice. Pour Pôlos, c’est l’inverse. Etre victime de l’injustice, est-ce un mal plus grand encore. Le mieux, répond Socrate, c’est de ni commettre, ni subir l’injustice. Mais la commettre est plus injuste. Et je n’accepterais pas d’être un tyran, en tout cas pas au sens de Pôlos, qui est de faire ce que l’on juge bon de faire et avoir le droit de le faire, agir en tout selon le décret arbitraire de mon jugement personnel. Avec un couteau, j’ai bien le pouvoir de faire périr n’importe qui sur l’agora. Est-ce cela le pouvoir du tyran? Non, car dans tous ces cas de délits, le coupable encoure une peine. Donc, dans ce cas, c’est un mal de posséder un grand pouvoir, quand il s’agit du pouvoir du couteau? Il faut cependant un marqueur, un critère, pour savoir quand il faut user du pouvoir ou non, et ce marqueur est le fait de réaliser une action juste ou pas. Pôlos soutient que c’est faux, et qu’il existe des hommes qui commettent l’injustice et qui sont heureux. Seul l’homme accompli en justice et culture peut être heureux, lui répond Socrate. Il faudrait pouvoir discuter avec un tyran pour savoir s’il est heureux. Il ne suffit pas d’être tyran pour être automatiquement heureux. Archélaos, qui a commis les pires atrocités pour arriver et se maintenir au pouvoir, aurait-il été plus heureux en restant esclave, fils d’esclave comme il était, demande Pôlos ? Socrate lui répond qu’un exemple n’a pas valeur de preuve. Un témoignage ne prouve rien.

Socrate, sans définir la justice soutient qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Pourquoi soutenir cette thèse plutôt que de définir la justice? La réponse est plus explicite au début de la République. Les sophistes défendent l’idée que personne ne souhaite être juste, et qu’au contraire, tout le monde souhaite être injuste, tant qu’il ne se fait pas prendre. Ce pourquoi Socrate donne l’exemple du couteau sur la place publique. L’homme qui a le pouvoir de tuer sur la place publique est-il vraiment un homme heureux? Pôlos ne le dit pas, mais le souci, c’est d’être injuste ouvertement. Il ne faut pas se faire prendre. D’ailleurs, la peur de se faire prendre est pour les sophistes, la principale motivation de toute le monde pour respecter la justice. Il s’agit donc pour Socrate d’aller contre cette idée qu’il vaut mieux être injuste que juste, et c’est dans le cadre de cette affirmation, que Socrate affirme l’inverse.

Il est impossible d’être injuste et heureux. Celui qui est injuste et en reçoit la peine et le châtiment, n’est pas heureux. Celui qui commet l’injustice sans être puni ne sera-t-il pas heureux ? C’est plutôt le plus malheureux de tous, car il reste complètement pris dans son injustice. Celui qui paie la peine, le châtiment, est moins malheureux. Il reçoit la correction qu’il mérite. Socrate prend un autre exemple. Les beaux corps (ici le beau est καλὸν, kalon – cosmétique est réservé à la beauté des parures, tenues, maquillages) le sont soient parce qu’ils sont utiles, soit parce qu’il apporte du plaisir quand on les contemple. Et il en est ainsi de tout ce qui est beau, c’est toujours sous le rapport de l’utilité et agréable. du plaisir qu’il procure. Idem pour les lois et les occupations, les objets d’étude. A l’inverse, le laid est ce qui est mauvais, inutile et provoque de la peine. Or il est plus mauvais et plus laid de subir l’injustice et plus laid de la commettre. Socrate pose une équivalence entre le bon (agathon) et le beau (kalon), entre la morale et l’esthétique, ou la beauté artistique. Dans sa Poétique, Aristote utilisera aussi le terme de kalon pour désigner la beauté des oeuvres littéraires. L’usage précédent du terme de cosmétique est donc mis à part.

Ceux qui commettent l’injustice ont-ils plus de peine que ceux qui la subissent ? Non. Ils ont tous les deux de la peine. Mais sous le rapport du mal, celui qui commet l’injustice est plus injuste que celui qui la reçoit. Donc ce n’est pas plus laid de commettre l’injustice, mais plus mauvais. Donc c’est pire de commettre l’injustice, car c’est à la fois laid et mauvais. Socrate distingue ici le plaisir et la peine, que l’on peut considérer comme corporel, suivant la distinction précédente, du bien et du mal moral, qui eux sont en rapport avec l’âme. Non seulement il est pire de commettre l’injustice, mais la rhétorique et la sophistique sont donc pires que la cuisine et la mode. C’est dans la hiérarchie du mal, et indépendamment du plaisir et de la peine, que commettre l’injustice est pire que la subir…sans que ce ne soit vraiment une démonstration. Ce n’est pire que parce que c’est une injustice, c’est-à-dire si on valorise plus la justice que l’injustice, ce qui n’est pas le cas chez les sophistes. Socrate va-t-il mieux démontrer son argument dans la suite?

Ensuite, vaut-il mieux payer le prix de l’injustice ou ne pas le payer? Tout ce qui est juste, dans la mesure où c’est juste, est aussi beau. Or quand on agit, il y a toujours aussi un patient qui est l’objet de cette action. L’état subi est la réciproque de l’action accomplie. Telle est l’action de l’agent, tel est l’état dont pâtit le patient. Payer la peine de sa faute, c’est pâtir, du fait de celui qui pâtit. Celui qui agit en donnant la punition, agit justement, et celui qui pâtit, reçoit cette justice. Celui qui pâtit en reçoit donc une utilité, qui est belle et bonne. Cette utilité est de devenir meilleur et plus juste. Or les défectuosités de l’âme sont les pires des maux. Et quel est l’art qui nous débarrasse de l’injustice? C’est aux juges qu’on mène les injustes, pour recevoir une correction, pour les châtier à bon droit. Et cela passe par un jugement de justice. La justice est ce qui procure le plus d’utilité, puisqu’elle a trait à l’âme. Le jugement de justice est comme un traitement médical de la perversité. L’homme le plus heureux est donc celui qui, en son âme ne possède point de méchanceté, puisque c’est là le plus grand des maux. En second lieu vient celui qui a été guéri de la méchanceté. Et celui qui a la pire existence est l’injuste qui n’a pas été corrigé. C’est donc bien le tyran qui se comporte injustement sans jamais pouvoir être châtié est le plus malheureux des hommes, comme Archéloas. Le mal le plus grand est de commettre l’injustice.

L’argumentation de Socrate repose entièrement sur l’équivalent du beau, du moralement juste et de l’utile. Mais pourquoi est-ce ainsi, ce nest pas démontré. Il en résulte que la justice correctrice, celle qui va agir contre le mal, est également bonne, parce qu’elle restaure la justice.

Dès lors, quel besoin peut-on avoir de l’art oratoire? Car le plus important, comme nous l’avons vu, est de ne jamais être injuste. Il faut même mettre toutes les injustices au grand jour pour pouvoir se soumettre à la justice et devenir meilleurs. L’art oratoire ne sert en définitive qu’à l’injuste qui chercher à ne pas se soumettre à la justice.

L’art oratoire est pire que rien, parce qu’il est, soit un adjuvant du mal, soit inutile. La critique est radicale. Socrate n’envisage pas de bon usage de la rhétorique, comme il le fera dans la République où il dira que l’art doit être mis intégralement au service de la morale, et que tous les autres poètes doivent être chassés de la Cité.

Calliclès: la justice, c’est le pouvoir et la force qui viennent de la nature

Nous arrivons à la troisième partie du dialogue, qui met en scène un nouveau personnage, Calliclès. Calliclès est le seul personnage des Dialogues qui soit une invention totale de Platon. Il ne correspond à aucun personnage historique. Nos professeurs nous répètent de génération en génération que son discours est si radical, qu’aucun véritable sophiste n’aurait jamais accepté de le tenir ouvertement, quand bien même il ne ferait que défendre la réalité de la thèse des sophistes. D’autres personnages seraient inventés, ou ne sont pas attestés historiquement, comme le Ménexène du dialogue éponyme, mais aucun n’a marqué autant que Calliclès

Calliclès prend la suite et demande si Socrate est sérieux. Si ce qu’il dit est vrai, nous devons intégralement revoir notre manière de vivre. Nous sommes tous deux des hommes, lui répond Socrate, sujets aux mêmes affections. Moi, Socrate, je suis amoureux d’Alcibiade et de la philosophie et toi Calliclès tu es amoureux du peuple d’Athènes et du fils de Pyrilampès. Mais toi, dans les deux cas, tu es incapable de t’opposer à tes amours. Si l’Assemblée dit l’inverse de ce que tu défends, tu changes immédiatement ton propos. A toi de me réfuter. Pour Calliclès si Pôlos et Gorgias n’ont pas pu répondre, c’est qu’ils ont cédé au respect humain en acceptant de dire que l’orateur apprendrait la juste à leur élève en plus de l’art oratoire. Pôlos aussi a eu honte de dire ce qu’il pense réellement. Calliclès attaque Socrate: tu prétends être en quête de la vérité, sur ce qui n’est pas beau par nature, mais l’est en vertu de la loi. Or la nature et la loi sont en contradictions l’une avec l’autre. Quand on défend le point de vue de la loi, tu attaques de celui de la nature. Et inversement quand on prend le point de vue de la loi, tu attaques en partant de la nature. Or c’est du point de vue de la nature qu’il est plus laid est aussi plus mauvais de subir l’injustice plutôt que de la commettre. Seul un esclave accepterait de subir l’injustice, et de continuer à vivre plutôt que de choisir de mourir. « Le malheur est, que ce sont (…) les faibles et le grand nombre auxquels est due l’institution des lois ». Ils instituent les lois pour eux. Les forts et les supérieurs sont réduits au silence en leur expliquant qu’il est laid de l’emporter sur autrui, et qu’il est injuste d’essayer d’avoir plus que les autres. Comme ils sont inférieurs, ils se contentent de l’égalité. Voilà pourquoi il est considéré injuste et laid d’avoir le dessus sur la majorité et pourquoi on appelle cela commettre l’injustice.

Or du point de vue de la nature, il est juste que celui qui vaut plus, ou a plus de capacité, ait le dessus sur celui qui vaut moins, ou est moins capable. Il en est ainsi dans le règne animal et dans l’organisation des familles. Le signe du juste est que le supérieur commande à l’inférieur et ait plus que lui. Xerxès fait une expédition contre la Grèce en vertu de cette loi de la nature, conforme à la nature du juste. Chez les Grecs, dès la naissance, modelés dès l’enfance, les meilleurs d’entre-nous sont tels des lions réduits en servitude par des incantations et des sortilèges, apprenant que le devoir c’est l’égalité et que c’est beau et juste. Mais qu’apparaisse un homme doué de la nature adéquate, il se révolte contre ces lois qui n’ont rien de naturel et devient le maître. C’est à cet instant que resplendit la justice conforme à la nature. La justice de la nature, c’est Héraklès volant les vaches de Gèryon, juste parce qu’il est assez fort pour le faire. La propriété appartient à celui qui est le plus fort (οἱ κρείττους, oi kreittous, le plus fort) « .

La philosophie est bonne dans la jeunesse, mais à l’âge adulte, elle ruine les hommes. Elle ne vaut pas l’expérience nécessaire pour devenir un homme considéré et accompli. Le philosophe perd l’expérience des lois et des conventions dans les relations humaines et toute expérience des mœurs. Il faut rire de lui-même quand il parle pour défendre ses affaires. La philosophie à l’âge adulte mérite la risée. Socrate serait incapable de se défendre durant un procès, incapable de persuader et de produire des arguments vraisemblables. Même si on le traînait en prison pour un crime qu’il n’as pas commis, Socrate, ou tout autre philosophe, serait incapable de se défendre. Il serait mis à mort par un accusateur plein de perversité. A quoi sert la philosophie qui nous rend méprisable aux yeux des autres et incapables de nous défendre? Arrêtes de philosophie et « exerce-toi à la belle musique des actes (action, πρᾶξις, praxis, qui donne la pratique).

Analyse du discours de Calliclès

Ce premier discours de Calliclès est célèbre à plus d’un titre et mérite quelques éclaircissements.

Le premier porte sur l’ambiguîté que Calliclès attribue à Socrate, qui selon lui défendrait tantôt la nature, tantôt l’homme. En fait cette objection s’adresse surtout aux sophistes eux-mêmes. Nous avons déjà souligné l’ambiguîté de leur positionnement par rapport à la physis. D’un côté ils se prétendent conventionnalistes, ou défendant ce que l’on appelle le positivisme juridique, la thèse selon laquelle les lois humaines sont faites par les hommes, indépendamment de toute définition générale de la justice, qu’elle soit basée sur la nature ou sur l’idée de justice.

Calliclès fait voler cette fiction. La position des sophistes est bien appuyée sur une certaine conception de la nature, une conception cohérence avec la doctrine matérialiste de Démocrite, et avec le relativisme juridique des sophistes. La justice vient tout simplement de l’équilibre des forces parmi les hommes. Le terme utilisé pour désigner la force est kratos, le même terme que celui traduit par « pouvoir », dans la reprise des noms grecs des régimes. La théocratie, c’est la force du dieu, démocratie, la force du peuple. Le pouvoir politique est appelé par Socrate dynamis, qui signifie pouvoir et puissance, et pas kratos. La force est pour le sophiste donnée par la nature, à chacun des hommes, sans autre forme de raison. La fondation politique que présente Calliclès est anthropologique, elle s’appuie sur la réalité de la nature. Elle s’oppose ainsi à celle en pensée, ou en principe, des philosophes, ou aussi celle des poètes et des religieux, comme la création de l’homme présentée dans le mythe de Prométhée dans le Protagoras.

A vrai dire, Calliclès n’est pas le seul à tenir ce discours dans les Dialogues, et sa thèse ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de Thrasymaque dans le livre 2 de la République. Le premier moment de la politique, celui qui est parfaitement juste, est la loi du plus fort. C’est le fort qui fixe ce qui est juste, en proportion même de sa force et de son pouvoir. La nature a fait les hommes profondément inégaux, et si l’on veut être juste et suivre la nature, alors il faut accepter cette inégalité et suivre la force. Il n’est pas dit comme s’exprime la force, mais l’on comprend que c’est par tous les moyens possibles, force physiques, comme persuasion intellectuelle. L’important est qu’il y a des forts et des faibles (ἥττων, hḗttōn, le plus faible par opposition au plus fort). Et les forts d’accaparent tout ce qu’ils peuvent s’accaparer, et possède plus que les autres (κτῆσις (ktêsis), possession, acquisition, bien possédé).

Le second moment de la constitution civile voit l’alliance des faibles contre les forts. C’est alors que surgissent les idées d’égalité et de justice, qui n’ont d’autres buts que d’empêcher les forts de régner sur les faibles. Thrasymaque expliquera dans la République que les faibles sont ceux qui passent leur temps à subir l’injustice, sans jamais pouvoir la commettre. Ce sont eux qui finissent par s’allier pour imposer une égalité (ἰσότης, isótēs, égalité, on parle aussi d’ἰσονομία, isonomia, égalité devant la loi, même si le terme n’est pas utilisé ici) . C’est ainsi pour Calliclès, l’égalité, qui n’est ni naturelle, ni intellectuellement capable de recevoir une fondation. C’est ce second moment de la constitution anthropologique qui doit être sans relâche combattue par les forts, avec l’aide des sophistes.

Impossible, face à cette thèse, de ne pas citer la Première dissertation de la Généalogie de la morale de Nietzsche, qui va reprendre point par point cette thèse, en lui ajoutant des déterminations complètement nauséabondes, que nous considérons personnellement totalement pré-nazi, même si la tradition des commentaires philosophiques ne veut pas de cette thèse. Pour Nietzsche, les forts sont les aryens, et les faibles qui viennent imposer l’égalité sont un peuple de religieux, les juifs. Nietzsche ne fait donc pas que reprendre la thèse des sophistes, il l’acclimate à son temps et aux récentes découverte des langues indo-européennes, découvertes auxquelles il a eu accès comme philologue. Mais l’incroyable intérêt rétrospectif de la thèse de Calliclès, est bien, malgré toute sa violence, de ruiner l’argumentation de Nietzsche, car la distribution entre les forts et les faibles n’a rien à voir avec la religion, Calliclès ayant plutôt dans l’idée d’attaquer les grecs et de les dévaloriser par rapport aux Perses, quand il cite Xerxès. (Rappelons que Xerxès 1er est l’arrière petit-fils de Cyrus II, dit Cyrus le grand, qui libéra les juifs du joug de Babylone et mis en place dans l’Empire perse la première loi de tolérance religieuse. En -538, il autorisa les juifs à retourner à Jérusalem et à reconstruire le Temple. Il faudrait sans doute pas de contorsion intellectuelle pour lier cette histoire à l’antisémitisme de Nietzsche dans cette dissertation). Pour Calliclès, le faible sera tout aussi naturel que le fort. C’est l’alliance des faibles qui est une convention contre nature. Le problème de la pensée politique, tel qu’il s’exprime entre Socrate et Calliclès, est celui d’une fondation en pensée, posant l’égal dignité de tous les hommes d’un côté, et celui d’une fondation naturelle, anthropologique, tenant compte des différences naturelles entre les hommes, différences irréductibles, quelques soient les lois. L’empire perse est le modèle de la bonne organisation politique pour Calliclès, et c’est peut-être cet éloge de la dynastie s’étant continuellement attaquée à Athènes et à la Grèce, qui rendait le discours trop scandaleux pour le mettre dans la bouche d’un grec. Cela même si l’on sait qu’Alcibiade trahira plusieurs fois les grecs.

Calliclès, pas plus que Thrasymaque ne le fera, n’explique pourquoi ce second moment, l’instauration de l’égalité par les faibles, ne devrait pas être respecté. Il y a pourtant trois bons arguments pour le faire. Le premier est bien qu’il existe, et le second qu’il correspond mieux à la fondation intellectuelle de la Cité. Le dernier étant que sans ce passage, nous restons dans une tyrannie qui devient le plus souvent insupportable. Le pouvoir se concentre de plus en plus, en de moins en moins de main, et tout le monde devient esclave. Ou pour le dire de manière un peu plus nuancée, il n’est pas forcément plus simple de fonder une Cité sur la seule force et d’en faire un corps politique plus efficace que celui gouverné par, au moins, une certaine idée de l’égalité, comme l’égalité devant la loi.

Dernier point, Calliclès prévient Socrate qu’il se met lui-même en danger en soutenant de telles thèses. Il se pourrait bien, qu’à force de ne pas se défendre, Socrate finisse réellement par subir lui-même l’injustice, s’il n’apprend pas à se défendre devant les tribunaux. La mise en garde de Calliclès est prophétique, selon la chronologie interne des Dialogues. Il est vrai de dire que Socrate va payer de sa vie, sa fidélité à sa doctrine. La philosophie peut servir à l’éducation. Mais les hommes faits sont pris dans des rapports de force. Nous ne pouvons nous empêcher de penser que Socrate vivait finalement dans un monde très injuste.

Socrate répond au discours de Calliclès

Supposons, répond Socrate, que j’ai une âme en or (reprise de la valeur des âmes selon le métal auxquelles elles correspondent mis en place dans la République). Pour éprouver la valeur d’une vie et savoir si elle est correcte, il faut trois choses, savoir, bienveillance et franc parler. Or toi Calliclès, tu possèdes ces trois conditions. Tu es bienveillant car tu me conseilles, comme tu le recommandes à tes amis, de ne pas trop philosopher, de peur de te corrompre. Quel genre d’homme devons-nous être? Quelles occupations doivent être les nôtres, que l’on soit jeune ou plus âgé? Mais reprenons ta définition de la justice par la nature. Etre juste, est-ce pour le plus fort de ravir les biens des plus faibles? Pour celui qui vaut d’avantage de commander à celui qui vaut moins? Pour le supérieur d’avoir plus que l’inférieur? Mais est-ce le même homme qui vaut davantage et qui est le plus fort? Et le plus fort est-il le plus robuste? Et de même les Etats plus puissants attaquent les plus petits. Ou bien peut-on valoir d’avantage, même si l’on est petit et malingre ? C’est cela dit Calliclès. Etre le plus fort s’entend de toutes ses manières, par la force physique ou par toute autre valeur, et l’on doit suivre la hiérarchie des forces de la nature.

Mais le grand nombre, reprend Socrate, est plus fort que l’individu, et c’est également conforme à la nature. C’est donc aussi lui qui vaut davantage, si l’on ne compte que par la force. Et c’est le grand nombre qui impose les lois, qui sont donc aussi imposée par le plus fort. Or le grand nombre admet que la justice c’est l’égalité, et non pas d’avoir le dessus, et qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir. Tout cela vaut également selon la nature et pas seulement selon la loi. Socrate oppose la force d’un individu à la force d’une collectivité. Il réalise un double mouvement. D’abord, il reste sur le critère de la force, et ensuite, il passe de l’individu à la communauté. Ainsi la communauté, du point de vue de la force, devient plus forte que n’importe quel individu pris séparément. Il ajoute que la communauté défend l’égalité, mais la communauté fondée sur la force pourrait avoir d’autres idées, notamment dans son rapport aux autres communauté.

Mais, répond Calliclès, un ramassis d’esclaves, même doué d’une certaine force physique, ne sera jamais légitime. Deux hommes plus forts ne valent pas mieux qu’un seul. Un esclave fort ne vaut pas plus que son maître. Ceux qui valent d’avantage sont ceux qui sont supérieurs. Ce sont ceux qui sont plus intelligents. Et c’est lui qui doit commander aux autres. Et Socrate de repartir sur ses exemples préférés. Comment savoir qui est le plus intelligent dans une situation donnée? Pour la nourriture, c’est assurément le médecin. Et ce médecin, aura-t-il droit à plus de nourriture parce qu’il a l’intelligence de la nourriture? Ou uniquement de la part qui lui revient? Celui qui vaut davantage doit-il avoir davantage? Davantage de nourriture, ce manteaux, de chaussures…. Non, répond Calliclès, il s’agit pour lui de ceux qui seront les plus fort pour administrer les affaires de l’Etat, pour gouverner les autres. Ils seront intelligents, mais aussi vigoureux et courageux pour mener à bonne fin les dessins qu’ils ont conçus. C’est à eux de posséder l’autorité.

Les plus forts ne le seront donc pas forcément par la force, ni par la connaissance d’une technique ou d’un savoir, comme le médecin, mais surtout par l’intelligence dans la conduite des affaires, et surtout des leurs. Calliclès a du mal à définir cette force dont il parle, qui pourrait être une certaine habileté politique, sans correspondre ni à la force physique, ni à un savoir, ni à une capacité supérieure aux autres à administrer la Cité.

Par rapport à eux-mêmes, demande Socrate, qu’est-ce qui est le plus juste, qu’ils commandent ou soient commandés? Quel rapport y-a-t-il entre l’autorité que l’on a sur soi-même et l’autorité sur les autres? L’autorité sur soi-même dont il s’agit est l’autorité sur les plaisirs et ses passions, tout ce qui, aux yeux de la foule, caractérise le sage. Ces sages sont des imbéciles pour Calliclès. Comment serait-on heureux en étant esclave de qui que ce soit? Selon la nature, ce qui est beau et juste pour vivre droitement sa vie, est de laisser nos passions être les plus grandes possibles, de mettre au service de ses passions toute son énergie et son intelligence, et satisfaire tous nos désirs. Mais tout le monde n’est pas capable d’agir ainsi, et ceux qui ne peuvent pas blâment ceux qui y arrivent, ils ont honte de leur propre impuissance. Ils blâment la licence, réduisant à l’esclavage les hommes qui valent plus selon la nature. Incapable d’assouvir leurs passions, ils vantent la sage modération et la justice. Mais, pour tous ceux qui ont puissance et pouvoir, quoi de plus laid que la sage modération? Eux qui peuvent assouvir leur désirs, pourquoi se soumettraient-ils à la loi de la multitude? Sensualité, licence, liberté sans réserve, voilà la vertu et le bonheur. Le reste n’est que verbiage, convention humaine en opposition à la nature, et sans aucune valeur.

L’opposition politique se redouble d’une opposition morale. A l’idéal vertueux de Socrate, Calliclès oppose l’idéal de la liberté des passions. Le but de la vie est de se faire plaisir au maximum, de suivre son désir, et non pas de prétendre le dominer.

Donc la thèse selon laquelle les bienheureux n’ont besoin de rien est fausse? Oui, car à ce titre, les pierres, ainsi que les morts, seraient les plus heureuses! Mais sommes-nous vivants ou morts? « Qui sait si vivre, ce n’est pas mourir, et si, d’un autre côté, mourir, ce n’est pas vivre » comme le dit Euripide? Certains Sages soutiennent que nous sommes morts, que notre corps, sôma, et notre sépulcre, sêma, et cette partie de l’âme où sont les désirs est de nature à se laisser séduire (par l’art oratoire par exemple) et à se laisser renverser. Un sicilien a appelé pithos, tonneau, cette partie de l’âme, qui peut se laisser persuader pithanon, appelant tonneau troué cette partie de l’âme à laquelle appartient les désirs insatiables. Cette âme est criblée de trous et fuit en permanence. C’est une vie d’instabilité et d’incontinence. En fait les gens bien réglés sont plus heureux que ceux qui ne connaissent point de règles.

Socrate oppose deux parties de l’âme, pour répondre à Calliclès, comme il a opposé auparavant le corps et l’âme. Si l’on suit l’analogie, il y aurait une âme du corps, une âme corporelle, qui serait pas nature déréglée, mais qui aurait au contraire le commandement. Socrate ne donne pas de nom à cette partie, de sorte que, très stratégiquement, on ne peut relier le dialogue ni à la tripartition de la République, ni à celle du Phèdre, deux tripartitions qui ne sont pas exactement les mêmes. ἐπιθυμία, epithumia, est le désir. Dans la République, la tripartition de l’âme inclut logistikon, la raison, thumoeides, le courage, parfois lié à la colère, et epithumêtikon, le désir. Le Phèdre reste dans l’allégorie du cocher et de deux chevaux. L’objection est une description de la licence, opposée à un désir réglé et rationnel. Les conceptions de l’homme, du pouvoir et du désir, s’opposent aussi dans leur conception de l’âme.

L’âme et le désir

Imagine maintenant un sage, possédant une série de tonneaux tous bien remplis, et de l’autre côté un homme passionné, jamais satisfait de ces tonneaux, toujours trop vides ou trop pleins, toujours occupés par eux. Mais à ce compte, le sage ne connaîtrait plus ni joie ni peine. Ce n’est plus vivre. Pour Calliclès, point de limite. L’agrément de la vie vient de l’afflux le plus abondant possible. Mais pour quelqu’un qui a la gale et envie de se gratter, est-ce le bonheur de se gratter? Oui, si l’on est conséquent avec la thèse. Et ce qui est agréable est heureux. Mais la vie de l’ignoble débauché, est-elle heureuse, lui qui se gratte comme un malade de la gale ? Jouir, quelle que soit la jouissance, est-ce être heureux? Ou faut-il distinguer les plaisirs selon leur qualité, entre ceux qui sont bons et ceux qui sont mauvais? Tout ce qui est agréable est bon, répond Calliclès. Et il n’y a rien de honteux à jouir, y compris des plaisirs du sexe. Il assume le côté parfaitement déréglé du plaisir corporel, qui n’est jamais satisfait.

Mais il y a aussi quelque chose que l’on appelle le savoir (epistémé) ? Et l’énergie virile, le courage (andreia, le courage) est quelque chose de différent ? Donc plaisir, agrément et bien sont identiques, et d’un autre côté savoir et énergie vitale sont distincts. Le bonheur s’oppose au malheur comme la maladie à la santé. Mais ces bonheurs et ces malheurs passent, tout passe d’un contraire à l’autre, comme la santé et la maladie. Donc ces choses ne sauraient faire partie réellement du bonheur et du malheur, elles sont transitoires. Cela posé, examinons les cas particuliers. Avoir faim est pénible, et manger quand on a faim est agréable. De la même manière, tout désir est pénible. Et tout remplissage du manque, du désir, du tonneau, est un plaisir. Nous souffrons et jouissons tour à tour. Donc, il est impossible que ces activités participent du bonheur, car il doit être stable ( auton, identique, qui donnera cette idée d’autonomie du bonheur, qui ne veut donc pas dire au début qu’on ne le doit qu’à soi-même), alors que dans ces choses nous passons de la douleur au plaisir, sans que cela ne s’arrête jamais. Donc encore, la jouissance ne fait pas le bonheur, pas plus que le manque ne suffise à faire le malheur. L’agréable est donc distinct du bien. C’est en même temps, simultanément, que nous cessons de souffrir de la soif et éprouvons du plaisir à boire. Aussi bien peine que plaisir cesse simultanément. Alors qu’il n’y a pas, des biens et des maux une cessation simultanée. Il n’y a donc pas d’identité entre le bon et l’agréable, le mauvais et le désagréable. L’agréable et le désagréable cessent simultanément, mais non le bon et le mauvais. Ils sont hétérogènes.

C’est en présence de choses bonnes, qu’on appelle bon les gens de biens, comme en présence de la beauté qu’on appelle les gens beaux. Or les gens inintelligents et lâches ne sont pas des hommes de biens. Comme tu le disais, ce sont les gens intelligents et doués de force virile (de courage, andreia) qui sont des gens de biens. Mais pourtant, un enfant ou un vieillard, tous deux dénués d’intelligence, peuvent ressentir du plaisir et de la peine. A la guerre, quand l’ennemi recule, qui se réjouit le plus? C’est assurément le lâche, et il a alors plus de plaisir que le courageux. Et pourtant les intelligents et les courageux sont meilleurs que les lâches et les inintelligents qui peuvent éprouve de plus grand plaisir qu’eux. L’agréable et le bon ne sont pas identiques.

La principale avancée de Socrate, est ici de séparer le plaisir et la peine, du bon et du mauvais. Kant appellera la faculté du plaisir et de la peine, le sentiment. Elle est séparée de la faculté de ressentir des besoins du corps et de celle de ressentir des émotions, des passions, qui s’organise autour de l’amour et de la haine, que l’on peut appeler la faculté de désirer. La faculté morale du bien et du mal est encore supérieure. Dans tout ceci, nous ajoutons au texte, mais c’est une bonne manière de relever toutes les distinctions que fait Socrate. Il voudra distinguer entre les plaisirs, ceux qui sont corrects et les incorrects, comme le fera Epicure, en distinguant les plaisirs entre nature et nécessaire, et non naturel et non nécessaire. Calliclès réfute tout. Il faut donc trouver des plaisirs qui ne soient pas bons, pour montrer que l’on peut différencier plaisir et bon, même si les deux peuvent aussi aller de paire.

Socrate nous en dit aussi plus sur sa conception du bonheur. En plus d’être la cause finale de toutes nos actions, le summum bonum, la fin de tout, il est aussi un état toujours identique à lui-même. Le sage ne sort jamais de son assiette. C’est très certainement sur la base de cette définition que la tradition stoïcienne a cherché à définir le sage comme autonome et vivant dans le calme des passions, l’ataraxie, chez Epictète. Mais aussi, comme le répète par exemple souvent Sénèque, un état tout à fait idéal, et à la manière du discours repris au poète Simonide, dans le Protagoras, une manière d’être impossible. De la même manière, Kant dira qu’il y a une contradiction dans l’idée de bonheur, parce qu’elle vise un plaisir constant, ce qui est parfaitement impossible. Nous ne pouvons échapper à l’alternance des plaisirs et des déplaisirs, et la sagesse serait plutôt dans notre capacité à accueillir ces deux menteurs d’un même front, pour paraphraser Kipling dans Tu seras un homme mon fils. Le point de vue que suggère l’argumentation de Socrate, serait l’idée qu’en étant bon, le sage parvient au bonheur.

Mais nous tenons certains plaisirs pour meilleurs et d’autres pour pires. Il y a donc des plaisirs bons et des plaisirs mauvais. Ceux qui sont bons sont-ils ceux qui sont utiles et ceux qui sont mauvais les dommageables? Par exemple, pour ce qui est de manger et de boire, les plaisirs qui produisent la santé et la force sont utiles, et ceux qui produisent l’inverse sont mauvais. Il en est de même pour les peines, certaines sont utiles, d’autres nuisibles. Car tout doit être fait en vue du bien. Le bien est la fin de tous nos actes. Donc nous devons faire les choses agréables quand elles ont pour fin le bien, mais pas parce qu’elles sont agréables. Mais comment reconnaître les choses agréables qui ne sont pas bonnes?

Socrate reprend un nouvel argument, celui de la gradation des plaisirs et des peines, comme signe supplémentaire de la différence entre le bien et le plaisant. L’exemple de la nourriture est toujours aussi efficace.

Quel est le meilleur genre de vie, la vie politique ou la vie philosophique?

Et plus généralement, quelle doit être notre manière de vivre? Est-ce de prendre la parole dans l’Assemblée, de s’acquitter des fonctions publiques, ou bien une vie philosophique qui est une vie conforme au bien. Etudions ces deux genres de vie. Socrate change de sujet, ou plutôt élargit le sujet. Si la vie politique est bien celle que décrit Calliclès, vaut-elle vraiment la peine d’être vécue? Faut-il vraiment se lancer dans ce combat des forces, ou vaut-il mieux chercher un bonheur stable?

Revenons sur les distinctions précédentes. La cuisine est un savoir-faire, et non un art. La médecine est un art. L’art rend compte de toutes ses démarches, en vue de produire un bien. Il possède un pouvoir de prévision. Le savoir-faire cherche uniquement le plaisir et c’est son seul critère. Il y va d’instinct, sans raisonnement, de manière irrationnelle. sans rendre raison de sa manière de faire. C’est uniquement grâce à la routine et à l’expérience qu’il peut sauvegarder le souvenir de ce qu’il fait. Ce type d’activité est une flatterie. Et il est possible de faire plaisir à une assemblée d’âmes, sans considérer le meilleur. Notons que nous avons tout de même beaucoup progressé depuis, et que la cuisine est devenu un art bien plus développé dans la connaissance de ce qui plaît et déplaît. On sait de quelle manière et à quelle température il faut cuire les aliments. Et il est fort probable que ces connaissances aient déjà été suffisamment connues à l’époque de Socrate. Il y a une petite dévalorisation de la cuisine tout de même dans ce passage. La distinction entre la cuisine et la médecine paraît d’autant plus forcée que la médecine, aujourd’hui comme à l’époque, dépend énormément d’une bonne alimentation.

L’audition de la flûte fait partie de ces recherches de plaisir, et de tous les plaisirs de la musique, y compris des choeurs dans la tragédie. La tragédie n’échappe pas non plus à la flatterie, puisque son sujet est de flatter les spectateurs. La poésie, si on la limite à ses paroles, est, elle aussi, une forme d’éloquence publique qui ressort de l’art oratoire. C’est donc un pseudo-art, un art mensonger, comme Socrate le développera aussi dans la République.

Avec l’art oratoire, l’orateur utilise le bien, ou le meilleur, ou uniquement à plaire à la foule, comme le fait le poète. Il ne défend que son intérêt personnel ( τὸ ἴδιον, to idion) et pas le bien commun (τὸ κοινόν, to koinon), en procurant du plaisir aux foules. Mais de grands hommes comme Thémistocle ou Périclès, n’ont-ils pas défendu le bien et rendu les hommes meilleurs par leurs discours ? Quel est cet art, qui permet de satisfaire les désirs et de viser l’agréable, tout en visant le bien et en se rendant meilleur ? Comment le reconnaître ? Le gymnaste rend le corps meilleur. L’architecte fait une maison correcte quand il respecte certaines règles. Il en est de même de l’âme, celle ou l’ordre règne (ordre, taxis, τάξις) est meilleure que celle où c’est le désordre qui règne. Quand le corps est ordonné et arrangé, il en résulte la santé et la vigueur. Pour l’âme il s’agit de la même manière de vivre selon des lois légitimes. On parle d’hommes respectant la loi et ayant une conduite rangée. Ces règles sont la justice et de la tempérance ( δικαιοσύνη, dikaiosýnē – la justice / σωφροσύνη, sōphrosýnē – la tempérance). Tels sont les buts visés par l’orateur qui cherche le bien. Quoi qu’il propose, cadeau ou sacrifice, il a toujours pour but de faire naître la tempérance, et de les débarrasser de l’incontinence (ἀκολασία, akolasía, dérèglement – pas vraiment incontinence qui est plutôt akrasia, manque de pouvoir, opposé à enkrateia, continent – kratie, la force, étant la racine du mot) et de l’immoralité (ἀδικία, adikia, injustice, il n’y a pas deux termes différents pour dire justice et moralité, voilà une erreur de traduction qui nous en dit long sur la doctrine). Il est comme le médecin qui refuse la satisfaction de ses désirs au malade, mais le permet à celui qui est en pleine santé. Or contenir l’âme, l’empêcher d’être incontinente, c’est l’améliorer.

Le passage est assez clair. Il repose toujours principalement sur l’opposition, ou l’articulation, de l’âme et du corps. La justice est ce qui convient à l’âme, ce qui la rend ordonnée et lui permet de ne pas céder à l’incontinence. La justice est ici présentée comme la vertu principale de la partie principale de l’homme. On retrouve un résumé, la thèse de la République. La justice ce serait donc l’ordre. Le terme utilisé est kosmos, ordre, arrangement harmonieux, bon agencement. L’âme vertueuse est bien ordonnée (εὐκέσμητος, eukesmétos), et que ce bon ordre est ce qui la rend belle et bonne (καλὴ κἀγαθή, kalé kagaté ). Elle a toutes les qualités, harmonieuse (kosmos), belle (kalon) et bonne (agathon). Socrate revient sur ses équivalences de toutes les qualités.

La description du Sage

Calliclès refuse ce raisonnement et refuse de discuter plus avant. Il n’a pas forcément tort, on peut tout à fait objecter à Socrate d’être lui-même en train de faire de la poésie, puisque les fondements de son argumentation sont très minces et qu’il est plus dans la description que dans la preuve.

Socrate accepte de finir son exposé tout seul, même s’il précise qu’il ne prétend pas avoir un savoir de ce qu’il dit. Le bon et l’agréable ne sont donc pas identiques, et il faut réaliser l’agréable en vue du bon, et non pas l’inverse. Le bon est le résultat d’un art, qui produit une rectitude et un ordre. C’est un ordre qui fait de l’excellence de chaque réalité quelque chose d’ordonné et d’arrangé. Or une âme rangée (κοσμίως ἔχουσα) est une âme sage (ἔχω, ekhō: avoir, tenir, posséder, être dans un état, se comporter d’une certaine manière). Une âme sage est une âme bonne. Elle est continente (ἐγκρατής, enkratḗs, elle a pouvoir sur elle-même). L’homme sage fait ce qu’il faut aussi bien envers les dieux que les hommes. Envers les hommes, il est juste, envers les dieu, il est pieux. Il est ainsi lui-même juste et pieux. Il est vaillant (courageux). Il fuit les plaisirs et les peines qu’il faut, et recherche également ceux qui conviennent. Il sait être ferme et patient. Sage, juste vaillant et pieux, c’est un homme de bien qui a une conduite bonne et belle. Il connaitra alors le bonheur. L’incontinent est malheureux. Celui qui cherche la sagesse doit fuir l’incontinence, de toute la vitesse de ses jambes. Il doit s’arranger pour n’avoir nul besoin d’être contenu. Et s’il doit être continent, lui-même, un ami, ou la Cité doivent lui infliger une peine pour le remettre sur le chemin du bonheur. Voilà le but de la vie et de la Cité: réaliser dans l’avenir la présence de la Justice et de la sagesse dans un sujet promis à la félicité. Il faut contenir les désirs.

L’incontinent ne peut participer à aucune communauté et ne saurait être un ami pour personne. Le ciel, la terre, les dieux, les hommes sont tous liés par une communauté faite d’amitié, de sagesse et de justice. C’est pourquoi on appelle l’univers un Cosmos. L’égalité géométrique, qui ordonne tout, à un grand pouvoir, et il ne s’agit pas de travailler à avoir d’avantage pour soi seule. Pour avoir une compétence oratoire valable, il faut être juste. Rien n’est plus déshonorant que d’être frappé à la joue. Mais il est pire encore de gifler soi-même ou de commettre une quelconque injustice. Tout ceci, je ne le sais pas de science certaine, mais je n’ai trouvé personne capable de tenir un discours différent et de ne pas tomber dans les contradictions.

On note ici la place que prend la question de la continence et de l’incontinence, thème ou vertu, qui n’est pas présentée dans la République, mais que l’on retrouvera dans l’Ethique à Nicomaque. Cet ajout par rapport à la République, avec les autres éléments déjà vus, plaide pour un Gorgias postérieur, plus mature, que la République. L’ajout de la question de la continence, de la force contre le plaisir, résout un problème dans l’extension du courage et dans la mise en place de la tempérance. Le courage est surtout dirigé vers la vérité, et la tempérance, sophronusé, est en partie complexifiée parce qu’elle penche vers une forme d’intelligence. Certains commentateurs en ont même fait une sorte d’équivalence de la sagesse, ce qui n’est selon nous pas acceptable. Nous préférons séparer les vertus intellectuelles des vertus du contrôle de soi. L’ajout de la continence vient tenter de résoudre certains problèmes du dispositif des vertus de la République. Mais, là aussi pour nous également, le problème de la force qui permet la continence reste entier, et c’est le problème principal de la vertu non intellectuelle. Où trouver concrètement cette force, quand on ne la possède pas par soi-même, comment la faire croître et la conserver? Il y a des puissances du corps, des désirs qui sont d’une force insupportables et demande, s’il est même possible de vraiment les contrôler, un appareillage colossal. Sauf à avoir directement une bonne nature. Aristote aura un point de vue tout à fait différent, et bien plus sceptique sur les forces de la raison pour discipliner la continence, mettra l’accent sur l’importance de l’éducation et de l’habitude pour la construction de ce que l’on appelle parfois aussi une seconde nature, rajoutée par l’éducation à la première.

Pour Platon, dans la République, la raison, alliée au thumos, au courage et à l’honneur, doit permettre de dominer les passions. La connaissance rend l’âme forte et elle communique avec une partie de l’âme qui va opposer l’honneur et la colère contre l’injustice, aux autre passions, qui sont, elles, incontrôlables. On voit que jusqu’ici cette piste n’est pas développée dans le Gorgias. Aristote croit beaucoup plus à l’exercice, exis, et à l’habitude, qu’à la puissance de la raison.

Commettre l’injustice est le plus grand des maux, le seul mal encore plus grand est que l’injuste ne paie pas pour son injustice. Tous les maux sont organisés selon leur laideur et l’assistance dont on a besoin pour les renverser. Comment faire en sorte pour soi-même, ni de commettre l’injustice, ni d’avoir à la subir? Est-ce par un pouvoir ou par un vouloir? Si je ne veux pas subir l’injustice, est-ce par un pouvoir ou par un vouloir que je peux y arriver? Il ne suffit pas en effet de le vouloir. Mais pour commettre l’injustice? Suffit-il d’un vouloir? Mais alors pourquoi avons-nous dit que nous commettons l’injustice sans jamais vouloir la commettre. Donc nous devons également avoir un pouvoir et une habileté permettant de ne pas commettre l’injustice. Quelle est cette habilité? Est-ce de participer ou de détenir le pouvoir politique?

Ce n’est pas seulement qu’être injuste est pire que subir l’injustice, c’est carrément ce qu’il y a d’absolument pire eu égard à la sagesse et à la vertu. Pourtant l’origine de l’injustice reste problématique. Est-on injuste volontairement? Si on ne peut pas être injuste volontairement, comment est-on juste réellement? Parce que le problème de l’origine volontaire se pose pour le juste comme pour l’injuste. Dans La Religion dans les limites de la simple raison, Kant explique que le mystère de l’origine du mal est rationnellement insoluble. Il y aurait un cercle infranchissable dans la liaison entre la raison, la volonté et la justice.

L’amitié est pourtant au plus haut point quand elle porte sur le semblable. Si un tyran gouverne la Cité, il ne pourra jamais avoir d’amitié pour un homme plus sage que lui. Il n’aimera pas non plus celui qui vaut moins que lui. Le seul ami du tyran est celui qui blâme et loue les mêmes choses que lui et se plie à son pouvoir. Si un homme dans un tel Etat voulait échapper à l’injustice, que ferait-il? Il n’aura pas d’autre choix que d’aimer ce qu’aime le maître et de détester ce qu’il déteste. Pourtant la Cité sera totalement injuste. Car tout le monde cherchera comme le tyran à pouvoir commettre le maximum d’injustice, sans en subir la peine.

Socrate reprend le problème de l’amitié entre injuste. Comment avoir des amis si l’on est injuste envers eux, ou s’ils sont injustes envers nous? Au delà de la simple amitié, c’est la question du lien social qui est posée. La philia, l’amitié est nécessaire à la vie en société. Mais Socrate ne développe pas ici réellement le problème. Car il y a bien des amitiés et mêmes des associations de méchants, de bandits, de mafieux, qui sont principalement injuste avec ceux qui ne font pas partie de leur organisation mais aussi, envers ceux qui en font partie. Ils ne connaîtront jamais une véritable amitié, mais pas non plus une absence totale de toute amitié.

La natation permet de se sauver de la noyage. La navigation de survivre à la tempête. Mais le capitaine du navire n’a pas amélioré les passagers pendant la traversée. Il aurait pu être plus utile en laissant se noyer un homme souffrant d’une maladie incurable et dont il n’a finalement qu’allonger les tourments. Vivre pour le pervers, celui dont l’âme est malade, ne vaut pas mieux que périr. L’ingénieur militaire, qui peut procurer la victoire ou la défaite, ne se vante pas non plus d’améliorer les âmes. Ce qui est noble et bien, c’est de sauver autrui et de se sauver soi-même. Ce qui compte, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien, le plus parfaitement possible le temps qu’il doit vivre. Comment vivre le mieux? En se comportant de la même manière que le régime politique dans lequel il vit ? Par exemple en respectant la démocratie pour avoir l’amitié du peuple et devenir un homme puissant ? Ou bien cela a-t-il en fait un coût qui dépasse le gain. Si tu crois qu’il y a une technique qui te permette de devenir puissant dans l’Etat, attention à ne pas croire en une illusion. Il faut être authentique et non pas imitateur, pour obtenir le succès et l’amitié (la confiance) du peuple. Ils prennent plaisir à ce qui correspond à leur disposition d’esprit et s’irritent de ce qui leur est étranger. Et c’est l’homme qui sera capable de t’enseigner tout cela qu’il faut rechercher.

On retrouve l’intransigeance radicale de Socrate, Pour le maître, il vaut mieux mourir que d’être injuste et mourir que de ne pas vivre une vie de philosophe, une vie sans examen. C’est cette radicalité du chemin de la vérité qui le pousse à établie une République aussi stricte, à l’image de Sparte.

Il y a deux chemins possibles pour les soins de l’âme et du corps, celui du plaisir, et celui du bien, et de ce qui vaut le mieux, sans faire aucune concession, mais en luttant avec énergie. La manière de faire qui est orientée vers le plaisir est une flatterie. L’autre, le bien, vise à nous rendre le meilleur possible.

S’il l’on souhaite devenir un spécialiste des affaires de la construction et s’occuper pour ces choses de l’Etat, il nous faudra aller nous former auprès des spécialistes de cet art. Nous devrons prendre garde à avoir de bon maîtres et à la qualité de nos propres réalisations en ce domaine. A l’inverse, si nous n’étions pas un constructeur de qualité, il serait aberrant de chercher à devenir un homme politique sur ces questions. Il en est ainsi de tous les domaines. Comment prétendre les gérer pour tout le monde s’il l’on n’a pas été formé et si l’on n’a pas connu le succès sur ces arts. C’est impossible.

Avant de devenir un homme politique, Calliclès devrait donc être soumis à l’examen. A-t-il déjà rendu un homme meilleur dans la Cité? Un homme pervers, injuste, est-il devenu grâce à lui un homme juste? Et qu’en est-il des grands hommes, Périclès, Simon, Thémistocle…? Ont-ils rendus les citoyens meilleurs ?

Leur rôle était de faire de rendre leur concitoyens meilleurs. Si l’on fait cette hypothèse, cela signifie que les Athéniens étaient pire avant Périclès qu’après. Mais on dit qu’en établissant le premier salaire pour les fonctionnaires, il a rendu les Athéniens paresseux, lâches, bavards et cupides. Périclès a fini par être condamné par les Athéniens qu’il avait rendu meilleur, et il a failli être condamné à mort. Ou alors, il faut conclure que Périclès a rendu les Athéniens pires qu’ils étaient, et qu’il n’avait donc pas de valeur comme homme d’Etat. De même, Cimon fut frappé d’ostracisme, Thémistocle d’exil. Cette Cité n’a en fait jamais eu aucun homme d’Etat digne de ce nom, ni dans les contemporains, ni dans les anciens. Pourtant, objecte Calliclès, aucun de nos contemporains n’a réalisé autant que les anciens. C’est surtout, répond Socrate que nous ne voyons qu’aujourd’hui les conséquences de leurs actes.

Socrate reprend ses critiques contre Périclès et va une fois de plus contre l’opinion commune. Si Périclès avait été un si grand homme, il aurait rendu Athènes meilleur. Mais la réalité est qu’il n’a pensé qu’à augmenter son propre pouvoir, sans se soucier réellement de la Cité.

Les hommes du passé ont aussi accusé la Cité d’injustice, « après tout ce qu’ils ont fait pour elle », quand elle s’est parfois retournée contre eux pour leur demander justice. Mais ce langage est injuste. Il en est d’eux comme des sophistes quand ils se plaignent de ne pas avoir été suffisamment payé pour avoir enseigné la vertu à leur élève. Mais rendu juste par leur professeur, comment pourraient-ils commettre une injustice à leur égard ? Quel est ce paradoxe ? Les politiques qui prétendent avoir rendu l’Etat meilleur et ensuite l’accuse d’injustice envers eux agissent de la manière analogue. C’est bien plutôt quand il atteint le résultat de son enseignement et qu’il n’est pas récompensé pour cela que le professeur peut dénoncer l’ingratitude de ces élèves. De la même manière, si l’on enseigne la justice, nos élèves ne peuvent pas être injustes envers nous.

Celui qui donne des conseils pour construire une maison doit bien recevoir un paiement pour cela. Pour aider à devenir meilleur dans les questions d’administration, il en est de même. Il est toujours beau qu’un bienfait soit récompensé par un bienfait, de sorte que les bienfaits soient réciproques. Comment donner des soins à la Cité? Faut-il convaincre certains de se battre pour défendre Athènes pour qu’ils se rendent plus fort ? Ou chercher partout à leur plaire ? Supposons que ce soit en se mettant au service de la Cité, et en étant un orateur, sans quoi tu pourrais bien tomber sous le coup de la justice, lui conseille Calliclès. Socrate le sait très bien, et il sera assigné par un homme pervers, car personne d’autre n’attaquerait. Il s’y attend et pense que sa mort s’en suivra. Socrate déclare être le seul à s’occuper réellement des affaires de l’Etat. Il ne cherche pas à plaire, mais à dire le mieux. Il sera jugé comme un médecin serait jugé par un cuisinier devant un tribunal d’enfant. Et bien sûr si le médecin répond qu’il fait tout cela pour la santé et le bien des enfants, personne ne le croira. Socrate sait qu’il sera condamné de la même manière. Calliclès trouve cette manière de faire nulle, Socrate est incapable de s’occuper de lui-même. Mais comme il est plus beau de recevoir l’injustice que de la donner, il y a des sorts pires que le sien. Personne n’a peur de la mort, sauf à manquer de virilité, mais tout le monde a peur d’être injuste et d’arriver chez Hadès sans être prêt.

Le texte est là aussi radicale. Socrate se victimise, il prépare son sacrifie pour la vérité et la philosophie. Le texte est très certainement écrit après la mort de Socrate et donne les vraies causes de la condamnation, la lutte continue contre l’injustice, y compris quand elle a pris la forme des puissants reconnus par tous, comme Périclès, contre les sophistes, contre la tradition homérique…A travers sa quête de sagesse, Socrate s’est mis à dos toute la Cité, et s’il a parfois été prudent et ironique, il y est aussi parfois allé également très frontalement, comme dans ce texte.

La mort de Socrate – Jacques-Philip-Joseph de Saint-Quetin

Le mythe du jugement des morts

Homère nous rappelle que du temps de Chronos, une loi avait été instituée pour les hommes. Tous ceux qui ont passé leur vie dans la justice et la piété partent ensuite habiter l’Iles des bienheureux. Ils sont parfaitement heureux et ne connaissent plus aucun maux. Tandis que l’injuste et l’impie part aux Tartares. Au temps de Chronos et également au temps de Zeus, c’étaient des vivants qui jugeaient les vivants, rendant leur sentence le jour même où devaient trépasser ces derniers. Mais les jugements étaient mal faits et les gardiens de l’Ile et des Tartares se plaignaient de leur pensionnaires. Zeus a changé cela. Il a décidé de juger les hommes après leur mort, « nus » pour ainsi dire. Ainsi, il sera possible de voir l’âme, sans tenir compte de ce qui pourrait la dissimuler, comme la beauté du corps, la richesse, l’allure, la réputation, le témoignage des autres. Les juges sont éblouis et ne peuvent juger correctement. Il faut premièrement retirer aux hommes la connaissance de leur mort. Et Prométhée doit s’assurer de cela. En second lieu, il faut les juger nus, après la mort. Et le juge devra également être mort.

Le jugement de l’âme après la mort – livre des morts égyptiens

Socrate a foi en ce discours, quand bien même ce serait une fable. La mort est la fin du lien entre le corps et l’âme. Une fois libéré, chacun manifeste sa nature. Le corps se montrera tel qu’il était par la nature et par le soin qu’on en a pris. Il en va de même de l’âme. Quand Rhadamante juge des âmes de l’Asie, reçoit les âmes des grands rois, il n’y voit pas la santé, mais des âmes striées de coup de fouet, laissées par les parjure et l’iniquité. Tout y est dévié par l’action du mensonge et l’imposture, par l’incapacité à se dominer. Il l’envoie aux Tartares sans hésiter.

Celui qui est ainsi puni peut se corriger par la punition et sert d’exemple aux autres qui prient de peur, peuvent aussi s’améliorer. Pour les incurables, la peine sert surtout à éduquer les autres. Et je pense que les plus grands exemples d’injustice se trouvent justement parmi les tyrans et les princes, comme Tantale, Sisyphe, Tityos. Le particulier qui n’a pas le pouvoir de commettre d’aussi grande injustice est finalement plus heureux. Car il est difficile de rester juste en permanence quand on a ainsi autant de pouvoir de commettre l’injustice. A l’inverse, ceux qui ont été juste, comme les philosophes, qui s’est occupé de ses affaires, sans être un touche à tout, il va dans l’Ile des bienheureux. Et je fais personnellement tout ce qu’il faut pour que mon âme arrive la plus préparée possible pour ce jugement, sans me préoccuper de ce qui est recherché par la plupart des hommes.

Socrate reprend ici, d’une autre manière, le mythe d’Er du livre X de la République. Le but est le même: il faut se préparer pour le jugement qui aura lieu après la mort. Notons quelques points qui permettent d’éclairer le texte. Il s’agit d’un mythe, d’un récit relevant de l’art du poète, mais il est valable parce qu’il cherche à persuader pour défendre le juste et le vrai. Ce discours, comme celui de la République, est impossible à prouver. Aucune âme n’est jamais revenue de l’autre monde pour en faire le récit.

Le jugement de l’âme a lieu après sa mort. Le mythe précise que toutes les tentatives pour juger l’âme avant, pendant la vie, ont échoué. Cela renvoie à l’Enquête d’Hérodote et au récit qu’il fait de la rencontre de Solon et Crésus. Solon nie que l’on puisse dire de Crésus, l’homme le plus riche, qu’il est aussi le plus heureux. Solon énonce « Appelle nul homme heureux avant sa mort. ». On ne peut juger la vie d’un homme avant son dernier souffle. Jusqu’au dernier moment, parfois même après sa mort, en fonction du comportement de ses enfants précise Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, on peut continuer à juger la vie d’un homme.

Une autre raison, malheureusement, nous pousse à vouloir juger la vie d’un homme dans une autre vie, dans l’au-delà. La justice, tous les sophistes passent leur temps à l’expliquer à Socrate, ne garantit pas une vie heureuse dans la Cité. Le juste est mal traité par tous, pris dans un univers d’injustice. La promesse de connaître un bonheur sans nuage est-elle suffisante pour tous les sacrifices que demande la vérité? Même en étant prudent, le sage n’évitera pas les coups de l’injustice, et rien ne donne envie d’être injuste comme de subir l’injustice. Chercher la sagesse, c’est se mettre à part du genre humain. Si cela entraîne une vie d’injustice, cela vaut-il vraiment la peine? Et que pensez de tous les autres, de tous ceux qui se lanceront sur cette voix sans parvenir au succès?

Comment faire accepter à tous, ou au plus grand nombre de renoncer à l’injustice, même s’il ne devait y avoir aucune compensation sur terre? C’est là qu’intervient le mythe eschatologique, (ἔσχατος éschatos, logos, le discours sur les dernières choses, et par extension, sur le monde après la mort). L’âme est la partie la plus pure, elle a accès aux idées immortelles et doit donc être elle-même être immortelle. La doctrine de l’immortalité de l’âme est une conditionne essentielle, nécessaire, du mythe du jugement des âmes après la mort. L’idée d’une justice divine, pure, sans tâche, non troublée par les biais de la justice des hommes, qui viendrait sanctionner la réalité, la vérité d’une vie après la mort, est une puissante motivation. Comme dans les religions égyptiennes et chrétiennes, les mauvais iront en enfer, où ils seront punis pour l’éternité, et les bons au paradis ou aux Champs Elysées. Nietzsche critiquera impitoyablement cette idée d’un autre monde pour lequel nous devrions vivre maintenant, cette morale des prêtres et des faibles, qui enchaine les forts. Notons qu’il n’est pas question ici de métempsychose, de transmigration des âmes, comme dans les doctrines hindous et pythagoricienne. Socrate ne reprend pas ici l’idée de réincarnation des âmes, qui est pourtant nécessaire à sa théorie des Idées. C’est une grande différence, qui n’est malheureusement pas explicitée. Le fait que les

Epilogue

Les plus savants des Grecs, Gorgias, Pôlos et Calliclès, n’ont pas réussi à défendre le type d’existence qu’ils prônent. La thèse selon laquelle il vaut mieux prendre garde à ne pas commettre l’injustice plutôt que de se soucier de la subir ne peut pas être défendue. Il faut être un homme de bien et non passer pour un homme de bien. Et si l’on doit faire le mal, nous devrons être corrigés pour cela. C’est le second bien possible, qui consiste à devenir juste, quand on ne l’est pas au début. Il faut fuir la flatterie, sous toutes ces formes. Et utiliser l’art oratoire pour le bien uniquement.

Tel est le chemin qui mène au bonheur, dans cette vie et au-delà. Laisse les autres te mépriser, te blâmer et même te frapper. Cela n’est rien, tant que est un homme vertueux. Quand nous aurons pratiqué cet exercice, alors si nous le voulons, nous nous mêlerons de politique ou d’autre chose si nous le jugeons ainsi. La meilleure règle de vie est de pratiquer l’exercice de la justice et des autres vertus. Les autres manières de vivre, et notamment celle que propose Calliclès, ne valent rien.

Le Gorgias ressemble en grande partie à une synthèse et une réécriture de la République. Certains thèmes, comme celui de la Cité idéale, sont mis de côté pour se concentrer sur l’essentiel, la vertu, la justice et la vie du sage. La radicalité de la position de Socrate sur les poètes menteurs et les hommes injustes, est conservée. Leur vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Comme l’est également la radicalité de sa critique de Périclès. La doctrine des trois parties de l’âme, logique, colérique positive et désirante passive, pour le dire un peu vite, exposée dans la République, n’est pas reprise, mais remplacée ou complétée par une doctrine de la continence, de la force contre les passions. Enkrateia (ἐγκράτεια) est la continence, et Akrasia (ἀκρασία), l’incontinence, que l’on désigne souvent par la faiblesse de la volonté. Le lien entre cette nouvelle présentation de la volonté appliquée, de la maîtrise de soi, n’est pas reliée au thumos de la République, et c’est bien dommage. Il n’en parle pas non plus dans le Phèdre lorsqu’il parle des chevaux de l’âme, et notamment du cheval irascible, qui correspondrait plutôt au désir qu’au thumos.

Platon n’éclaircira jamais complètement cette partie de sa doctrine, ce qui est un très grand problème. Nous retrouverons la même difficulté dans l’Ethique à Nicomaque, qui va commencer par une analyse de la tempérance, reprenant la vertu de la République, pour la compléter par la vertu de la continence, sans que l’articulation entre les deux vertus ne soit vraiment éclaircie. On voit là le versant compilation et reprise des thèmes précédant des travaux d’Aristote. La seule piste vraiment restante pour travailler ce point est de reprendre le Philèbe, ou du Plaisir, où Socrate reprend ce thème de l’opposition du plaisir et du bien, sans passer par les autres thèmes abordés ici.

Socrate for ever

Laisser un commentaire