Nous avons vu précédemment comment nous libérer des autres (https://foodforthoughts.blog/2025/02/02/comment-changer-toutes-ses-habitudes-et-devenir-meilleur-2-4-en-finir-avec-les-mauvaises-habitudes/). Mais ce moment de la liberté c’est confronté à la question de notre responsabilité personnelle. N’est-il pas trop facile d’une certaine manière de blâmer les autres et de mettre en avant l’extension trop forte de notre empathie et de notre subjectivité, nous donnant ainsi toujours le beau rôle, pour construire notre chemin de libération ? Nous ne le croyons pas du tout, bien au contraire. Le mal existe. Il est morale. Et c’est moralement que nous devons nous en protéger. Mais nous avons bien également un travail à faire sur nous-mêmes, prenant toujours comme guide la loi morale.
Le dérèglement dont nous sommes responsables
La loi morale nous ordonne de ne pas faire aux autres ce que nous ne voulons pas qu’il nous fasse, ou encore de traiter chacun avec humanité et dignité. Jusqu’ici nous avons dénoncé les moments où nous n’étions pas respectés. Il est temps d’explorer les moments où nous -mêmes ne respectons pas les autres. On pourrait nous objecter que cela ne concerne pas un chemin de liberté, puisque dans ce cas, nous faisons consciemment ce que nous voulons. Mais s’il y a bien une chose que la psychologie et la sociologie nous ont apprises ces deux derniers siècles, c’est bien que même dans nos comportements les plus intimes, nous devons chercher les comportements inadéquates qui ne sont en fait pas du tout du ressort de notre liberté.
Sommes-nous le sage des contes de fées et des dialogues philosophiques ? Serions-nous seuls dans l’univers à être sage et à détenir spontanément le critère de la perfection de l’éthique? Evidemment non.
Nous pêchons au plus profond de nos propres valeurs
La psychologie, comme le tragique, est souvent une question d’ironie. Pour savoir comment je me comporte mal avec les autres, il faut, ou il suffit, malheureusement, de chercher ce qui est le plus important pour nous et les valeurs que nous défendons à longueur de journée. Important, crucial, vitale même… mais pour nous uniquement.
Les origines de notre comportement sont enracinées dans notre histoire personnelle. Nous n’avons comme enfant que deux attitudes possibles vis-à-vis de nos parents. Les imiter, et accepter le comportement qu’ils ont eu envers nous. Ou les contredire et tenter de toutes nos forces, souvent faibles, de faire l’inverse. Mais l’ironie de l’histoire, est que dans les deux cas nous ne sommes que suiveur ou réactif. Nous ne sommes pas encore actifs au sens propre. Évidemment, les réactions étant toutes les deux opposées, la reproduction, l’imitation, n’est pas complète. Pourtant la forme du déploiement du contenu va conserver la plupart du temps la même intensité. C’est ainsi que Socrate, par exemple, malgré toutes ses précautions, conserve une forme de violence dans son rapport à l’autre. Il se justifie par deux grands principes, deux sources que l’on pourrait considérer comme paternelle et maternelle. D’un côté, il est le fils spirituel du Dieu Apollon et va partout cherchant le secret de la parole du dieu des devins: « Connais-toi, toi-même ». Mais de l’autre, il n’est pas du tout dans une simple introspection personnelle. Il ne se connaît lui-même qu’en allant casser les pieds aux autres. Et il érige sa technique en art. Se revendiquant de sa mère, une sage-femme, une accoucheuse des corps, lui se présente comme un accoucheur des âmes. Dans les deux cas, la douleur est réelle et assumée. La douleur de l’enfantement est remplacée par la douleur de l’âme, par la docte ignorance, ce passage thématisé des premiers dialogue durant lequel l’interlocuteur prend conscience qu’il ne sait rien.
Avec Socrate nous sommes dans une filiation assumée et directe. Elle n’en est pas moins porteuse d’une certaine violence. On pourrait nous objecter qu’il n’y a rien à voir entre Socrate et nous, que nos réactions n’ont rien à voir avec les siennes. Pourtant nous avons l’exemple même de l’homme cherchant la sagesse et qui finira, malgré sa quête, condamné à mort par la Cité qu’il prétendait éduquer. Socrate, le plus sage d’entre tous ? Vraiment ? Il libère les autres de leur fausses connaissances. Mais s’est-il libéré lui-même ? Il sert de modèle à la cure analytique de Freud, mais se réfugie toujours dans une position sceptique quand il s’agit de lui. Lui ne sait rien, ou sait seulement qu’il ne sait rien. Il n’est pas porteur d’idée, mais uniquement accoucheur. Socrate assume la douleur de conversion.
Nous procédons tous de la même manière. Nous imposons tous aux autres ce que nous avons accepté, ou ce dont nous pensons nous être libérés. L’erreur est toujours de mettre certains principes au-dessus de la loi morale, quand bien même ce serait la vérité. Il faut détacher la recherche de la vérité de la rectitude morale, le savoir de la sagesse. Nous devons toujours nous en tenir, non pas à une neutralité, qui confine le plus souvent à une simple lâcheté, mais au respect de la loi morale. Je dois respecter l’autre, tant que celui-ci ne viole pas lui-même la loi morale. Et même quand il le fait, il faut surtout se protéger, faire preuve de prudence, donc surtout s’éloigner, et ne pas toujours à chaque fois se poser soi-même comme justicier. Il faut uniquement éviter de devenir l’objet, l’instrument, utilisé par celui qui viole la loi morale. Suivre la loi morale, ce n’est pas toujours se donner le beau rôle. Avant de penser à imposer nos valeurs aux autres, restons bien dans un certain retrait. Nous n’avons pas tous les mêmes valeurs, au sens de valeurs quotidiennes et impératives. Tout simplement parce que nous n’avons pas la même expérience, ni le même vécu. Nous voulons la liberté pour nous-mêmes? Laissons-là aux autres.
Une certaine définition de la sagesse
Celui qui arrivera ainsi à ne pas plaquer sa vie et ses propres soucis sur ses relations avec les autres sera assurément qualifié de tolérant et de Sage par son entourage. Socrate était un sage pour le Dieu, mais pas pour les hommes. D’ailleurs il ne revendiquait pas tant ce titre que celui de mouche du coche, de toan qui excite le cheval ou l’âne et l’aide à tirer son fardeau, sans faire grand cas de la colère qu’il génère.
Pas plus qu’au temps de Socrate, nos contemporains ne recherchent la vérité en toutes circonstances. Peut-être pas tout, mais une grande majorité est combat de narcisse, vanité, égo. Tous les hommes ne sont pas comme nous, ou les lecteurs de cet article et leurs semblables. Tout le monde ne cherche pas la vérité. De la maxime de Spinoza « Caute », à la vertu de Prudence chez Platon, en passant par Descartes qui ne publia pas en France, la protection de soi a été un thème central de la philosophie. Même le philosophe, bardé de sa sagesse, n’a pas le droit moral d’utiliser ses connaissances pour rabaisser l’autre. Il doit s’en tenir à une certaine position morale. Ce n’est pas complètement un hasard si le dialogue authentiquement socratique n’a pas survécu en tant que tel à son créateur. Il est resté comme un modèle du questionnement de soi à soi, de crible à mettre en œuvre pour tester la validité d’une thèse, ou dit autrement de méthode heuristique. Mais il a laissé la place à une procédure socialement plus acceptable, faite de diplôme, d’université, de plateaux télévisé, d’industrie de la publication, de vidéos youtube. Nous perdons assurément énormément de savoir dans ce système social, qui est d’ailleurs bien plus orienté vers la société que vers les individus. Spinoza, Hume, Descartes et tant d’autres ne furent jamais des professeurs d’université.
Misanthropie, hypocrisie ou remise en cause?
Se retrancher ainsi derrière la loi morale est à la fois une très forte remise en cause de son propre comportement, sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant, et une prise de recul considérable avec toute l’humanité. Il y a quelque chose comme un déchirement dans cette position, qui ne nous met pas pleinement à l’aise, sans que nous sachions si c’est la posture elle-même ou la remise en cause qu’elle nécessite qui nous pose problème. Sera-t-il encore possible d’avoir un échange authentique avec nos collègues, nos confrères, notre famille, nos amis, etc? Que devient la sincérité des échanges ? Il faudra la réserver à nos amis, nos vrais amis, et se l’interdire la plupart du temps, avancer toujours avec plus de prudence et de retenue, tâter le terrain avant de se lancer, apprendre à faire marche arrière avec les faux amis que nous commencerons à avoir. La communication restera policée, et l’authenticité deviendra feutrée.
La racine victimaire de nos propres empêchements
Qu’abandonnons-nous finalement, si ce n’est le faux droit de faire porter aux autres nos propres problèmes ? Nous pensons les éclairer, mais les conduisons sur un chemin qui ne les intéresse pas, qui ne les concerne pas. Nous ne faisons que reproduire notre propre réponse aux traumatismes de la vie. L’effort pour s’en sortir doit être personnel.
Pour en arriver là, il nous faut faire le deuil d’une partie de nous-même. Nous devons faire le deuil de ce dont nous avons été victime. Attention, cela ne veut pas dire que nous devions accepter d’être une victime et renoncer à lutter contre le mal et pour le bien. Il faut juste accepter de le faire différemment, de ne pas le faire tout le temps et en tout lieu, mais en justice et en aidant les victimes. Cela veut dire qu’il faut arrêter de jeter notre malheur à la tête des autres et arrêter de prétendre à une quelconque supériorité morale à cause de notre malheur. C’est en définitive toujours ce qui se cache derrière nos leçons de moral, surtout quand nous nous mettons en avant. Cultivons une plus grande neutralité.
Une grande partie de la construction de notre propre personnalité suit la structure victimaire. Nous nous définissons beaucoup par nos propres malheurs, ce qui nous permet de toujours nourrir notre égo, en nous donnant un beau rôle moral. Nous avons souffert, à cause des autres, et de l’univers, mais nous sommes capables d’une pensée plus digne. Cette mécanique psychique fonctionne d’ailleurs que nous soyons un salaud ou un être moral. Dans les deux cas, nous nous justifions par notre douleur, soit pour être un salaud, soit pour lutter pour le bien et se poser en victime. Dans les deux cas, nous restons piégés dans cette mécanique.
Qui entre-nous ne porte pas son malheur en bandoulière? Qui n’a pas construit autour des injustices de sa vie ses principes, qu’ils soient nobles ou une vengeance sans fin? Au départ personne. Comme le rappelle Bouddha, et comme nous l’avons amplement développé ailleurs, nous sommes métaphysiquement des victimes dès que nous commençons à être. Imparfait, devant lutter pour tout, sujet aux maladies, défini partout par notre finitude et plongé dans une vie où dont le sens nous échappe toujours. Même l’homme le plus gâté au monde par les circonstances peut sombrer dans la mélancolie. N’ayant aucune adversité dont il doive triompher, il est d’ailleurs un candidat parfait à l’effondrement. Chargé de cette incompréhension, nous nous définissons par notre souffrance.
La seule solution pour respecter autant que possible les autres dans nos échanges est de laisser tomber la manière dont nous nous définissons comme victime. Là encore, il faut évidemment faire preuve de nuance et comprendre les situations. Si nous sommes réellement une victime, il y a la police, la justice, parfois la médecine, auxquelles nous pouvons et devons nous confier. Il ne s’agit pas de nier ou refouler. Il s’agit surtout de mettre en silence ce biais bien prouvé qui fait que nous nous définissons essentiellement par ce qui nous est arrivé de mal.
Un chemin de liberté et de création
Vouloir raisonner l’autre quand celui-ci ne le veut ou ne le peut pas, est une activité noble en apparence, mais condamnée à l’échec en réalité. Pire, l’acharnement à ce comporter ainsi inclut une attaque agressive qui consiste à dire à l’autre: je suis devenu juste, j’ai surmonté ma douleur, pourquoi n’es-tu pas capable d’en faire autant? Il y a une dévalorisation implicite à rappeler à l’autre en permanence qu’il n’est pas à la hauteur de la vérité et sûrement pas à la hauteur de ses propres valeurs. Nous devons arrêter de lancer notre propre combat à la tête de l’autre, même sous la forme de la rationalité la plus exacte. Il y a d’autres manières de lutter pour le bien morale, la justice et la vérité.
Socrate n’utilisait d’ailleurs pas directement l’humiliation. Il y avait tout de même de la prudence dans sa méthode, notamment lorsqu’il amène son interlocuteur à la docte ignorance, lui faisant comprendre que ses raisonnements ne sont pas entièrement fondés et qu’il existe un savoir d’un autre ordre, tout en le laissant libre dans sa recherche, sans lui imposer une norme, une vérité à suivre. Mais ce faisant, Socrate détruisait l’ancienne vérité et la conscience de soi construite dessus. Il n’a pas croisé tant d’interlocuteurs capables de vraiment tirer profit de ses enseignements. Enfin pas directement. Alcibiade a mal fini. Nous lisons toujours Platon aujourd’hui.
Nous verrons dans la dernière partie comme nous libérer encore de ce sentiment d’injustice qui alimente notre Thumos, notre colère, et comment ainsi devenir, espérons-nous, un sage.
3 commentaires