La logique du groupe – la face obscure de l’intersubjectivité

Les événements en cours en Israël donnent lieu sur les réseaux sociaux à d’intenses échanges, et surtout à une intense propagande pro Netanyahou (nous avons donné notre avis sur le fond dans les articles suivants). L’un des intérêts de ces échanges est de nous montrer les arguments des va-t-en-guerre, arguments et techniques qui se retrouvent partout, dans tous les discours communautaires, et que nous avons la chance ici de voir clairement.

Le classique de l’analyse de la propagande – Chp 6 « Là où existent des allégeances et des loyautés spécifiques, comme dans le cas du leadership de type « boss », ces loyautés opèrent pour annuler le libre arbitre de l’électeur. »

Avant même qu’il ait vraiment débat, la question se pose pour certains de savoir s’ils ont, ou non, le droit de critiquer Israël. Évidemment, rien ni personne sur terre n’est incritiquable. Le Pape est critiqué. Jésus, Mohammed, les présidents… C’est le principe même de la liberté d’expression. Et c’est le premier principe qui n’est pas respecté dans le groupe. La liberté d’expression est muselée au profit de la thèse du groupe. La critique du groupe est impossible et seule la thèse extrême est soutenable. Toute nuance est interdite. Le groupe fait pousser la thèse à l’extrême, une méthode qui doit, on le suppose, l’aider à être plus fort, soudé.

A partir de là, de ce premier interdit, tout est presque dit. Le reste sont des mises en oeuvre de l’interdit de l’expression :

  • Haine de soi: le rebelle se déteste et déteste la cause. Il est du côté de la haine. Allez tenter d’expliquer que c’est le groupe qui est dans la haine de soi, en défendant l’impossible, et c’est l’exclusion immédiate, le Herem, ou en terme stalinien, la « purge »

  • La faute de l’autre : l’inversion accusatoire, si nous devons envahir Gaza, c’est la faute du Hamas. Comme s’il n’y avait pas d’autre solution, comme si lutter uniquement contre le Hamas était impossible.

  • L’autre n’a pas les compétences pour juger : il n’a pas le diplôme, il n’est pas reconnu. Vous pouvez montrer tous les diplômes que vous voulez, de toute manière seul le grand chef a le droit de parler.

  • L’autre n’a pas la bonne expérience, il n’est pas sur place, il ne se rend pas compte de la douleur de son peuple. On peut alors objecter que 35% des Israéliens eux-mêmes sont contre l’invasion de Gaza, c’est alors l’organisme qui a délivré le sondage qui n’est pas crédible.

  • Vous n’êtes pas un homme. On dénie à l’autre sa qualité d’homme, on l’exclut carrément de l’espèce humaine. Animal, dégénéré, sous-homme, sous-race… tous ces arguments visent également l’opposé, c’est-à-dire le fait que les membres du groupe sont de « vrais » humains. L’objection cette fois, est directement raciste et devrait tomber sous le coup de la loi.
  • L’autre est un complice de nos ennemis, quand Emmanuel Macron condamne Netanyhaou, que fait ce dernier ? Il accuse le président français d’être un complice du Hamas – rien que ça. Là encore, aucune logique, et certainement pas de preuve. Ainsi tous les juifs qui ne sont pas d’accord montre que les juifs sont désunis, et favorisent l’antisémitisme… Alors que c’est exactement l’inverse. Pour Mélenchon, et pour la gauche obscurantiste, tous ceux qui ne sont pas de leur bord sont des ennemis, des « fascistes ».

  • Le sophisme de l’homme de paille. C’est une technique de rhétorique, dénoncée par Schopenhauer, qui consiste à prêter à l’autre une thèse qu’il n’a jamais défendue. A ce titre, toute critique contre « Israël », ce serait automatiquement une défense du Hamas. Vous pouvez argumenter autant que vous voudrez l’inverse… cela n’aura aucun impact. Ce n’est qu’un exemple, tant les méthodes peuvent être très sophistiquées, au mépris de toute logique.

  • L’interdiction d’utiliser les valeurs du groupe contre lui, quasiment un crime suprême. Rappelez à Israël qu’elle est l’héritière de la Shoah, vous tomberez dans le refus complet d’entendre l’argument. Dénégation totale. L’argument est trop fort, trop sensible. Rappelez simplement que « Vous avez été étranger en terre d’Egypte », vous savez ce que vit l’étranger, notamment quand il est en quasi esclavage. (Exode 22:20 et Exode 23:9)
  • Le refus de toute argumentation rationnelle. La fin de la raison, du débat, de la nuance. L’interdiction de la nuance et de la réflexion. Un bon exemple concerne la réforme des retraites. Le régime n’est pas financé. Pas grave, on « veut » les 60 ans, et les « riches » qui sont responsables, paieront.

Le non-respect de ces règles de conformisme, le simple fait de revendiquer sa liberté d’expression, là où tous les autres l’ont abdiquée, vous voudra immédiatement l’exclusion, le Herem. Il ne sera pas forcément fait à la synagogue. Tout le monde n’est pas Spinoza. Il sera bien insidieux. C’est l’exclusion de vos groupes d’amis. La mise à l’écart, la dénonciation. Ce sera évidemment votre faute. Votre judéité elle-même sera remise en cause.

Attention, il ne s’agit pas uniquement de démonter l’argumentaire anti-discussion et à tendance totalitaire des juifs extrémistes, mais de tous les groupes. Il ne s’agit pas non plus de défendre le Hamas, qui mérite toutes les condamnations possibles. Il s’agit de montrer les mécanismes qui sont communs à tous les groupes, à toutes les communautés, qu’il s’agisse d’une religion, d’un parti politique, d’un pays, ou même d’une entreprise, tant la parole du chef ne peut y être attaquée.

En fond des arguments, la défense de la cause s’articule très vite, malheureusement, sur la défense de la Terre mère, historique et sacrée. Une triste argumentation, pour un peuple qui a bien réussi à survivre deux millénaires sans terre propre, et qui nous rappelle les arguments des divers nationalistes. L’Autre n’est plus un ennemi, c’est un animal, un dégénéré. Il appartient à une autre race, essentialisée et mauvaise. Tous les palestiniens deviennent des membres du Hamas. Tous les opposants des communistes sont des fascistes.

Erich Fromm fait une analyse glaçante de la défense de la terre nourricière, lié au sang et appelant le sang

La pensée du groupe, c’est la pensée cyclope, celle qui ne remet rien en perspective, qui voit tout à plat et fait montre partout de sa force. C’est la pensée qui veille sur les profondeurs de l’âme archaïque et violente du groupe. Pour adhérer et rester dans le groupe, les membres sont prêts à faire le sacrifice de leur pensée critique. Ils s’auto-mutilent, se satisfont de la pensée hémiplégique, pour éviter de rester seul. Le doute, la finesse, l’équilibre, et surtout le tragique des décisions a complètement disparu pour eux. Le monde est en noir et blanc, et ils sont forcément du bon côté.

C’est ainsi que l’intersubjectivité, le fait de communiquer avec l’autre, de s’enrichir des différences et du combat d’idée, que la pensée honnête, est remplacée par son côté obscur. La communauté n’est pas garantie par des valeurs supérieures d’humanité et de fraternité, mais par l’appartenance à un groupe particulier, autour d’une religion, d’un parti, d’un système de valeurs tout pré-packagé transmis de génération en génération. On fait partie d’un groupe, d’un clan, mais l’intersubjectivité a été réduite à la même subjectivité partagée par tous, et ennemis, forcément ennemis, des autres.

Polyphème – musée de Bosto

Le lavage de cerveau

Nous vivons dans un monde où les personnes se jettent d’elles-mêmes dans des communautés qui leur donne la chaleur du groupe. La situation était bien différente pendant la guerre froide. L’opinion publique était bien plus alertée sur les dangers du totalitarisme. Les mécanismes de la destruction psychique étaient largement enseignés et communiqués. On pense bien sûr à George Orwell et 1984. Encore plus insupportable sans doute, les pages d’Arthur Koestler mettant en scène les interrogatoires stalinien, où l’on cherche à briser les convictions et l’individualité de « l’opposant » ou même du simple citoyen.

La parole des victimes

Toutes les communautés ainsi construites fabriques une détresse psychique immense chez ses membres. Ce n’est pas un hasard si la psychanalyse a pris son envol dans la communauté juive, avec Freud, Jung, et Fromm par exemple.

Il faut bien sûr faire la part entre des communautarismes assumés, choisis, et des victimes qui n’y pouvaient rien, comme les enfants maltraités. Le sort des victimes est encore pire.

La liberté d’expression est une liberté absolument fondamentale. On comprend pourquoi Kant fait tout le temps appel, en terme de morale, à la « publicité » des paroles, pour remporter la bataille de l’opinion.

Nous avons aujourd’hui de nombreux témoignages, de l’enquête du Sénat sur les violences faites aux enfants, le système Betharram, les pratiques floues du cinéma français, et jusqu’aux dénonciations de certains enfants ayant fait une transition de genre, ou plus rare et précieux, certains musulmans ayant condamné l’Islam ou leur pays.

Boualem Sensal – qui a eu le tort de critique le régime algérien

Annexe – Ulysse tueur de cyclope

Ulysse n’est pas le premier à tuer des cyclopes. Il a été devancé par Apollon,

Apollon tue les Cyclopes pour venger la mort de son fils Asclépios (le dieu de la médecine). Asclépios, fils d’Apollon, avait acquis le pouvoir de ressusciter les morts. Zeus, inquiet de cet abus contre l’ordre naturel, le foudroya pour rétablir l’équilibre. Apollon, furieux, ne pouvant s’en prendre directement à Zeus, se vengea sur les Cyclopes, les forgerons divins qui avaient fabriqué la foudre de Zeus. (Pindare Pythique, 5-10).

Pindare (518-438), musée du Louvre

Apollon, on le sait, est le dieu des philosophes. Ulysse est lui protégé, pendant l’Iliade et l’Odyssée, par Athéna, la déesse d’Athènes. Ulysse est un héros de la pensée, sous la forme de la ruse, de la « métis ». En tuant Polyphème, Ulysse défit le dieu des océans, Poséidon. Il défie la pensée aveugle et les pulsions des profondeurs, caché dans l’immensité noire de la mer.

Ulysse est un héros de la pensée. Toute l’Odyssée peut être lue, comme le combat contre les forces archaïques, mais aussi comme un véritable traité de philosophie stoïque. Ulysse partout, triomphe des pulsions et des passions irrationnelles, jusqu’à retrouver sa « place », (καθήκον -kathêkon, ce qui convient, dans son royaume d’Ithaque.

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