Platon – Phèdre, ou de la beauté (et surtout de l’âme)

Bonjour à tous. Après le premier Alcibiade, qui nous a initié à la maïeutique, l’art d’accoucher les âmes, et après le Ménon, qui nous a révélé l’immortalité de l’âme, nous proposons de continuer cette lecture des dialogues de Platon par le Phèdre. En théorie, le dialogue porte sur la beauté. Mais comme nous l’avons désormais compris, le thème titre n’est pas toujours le sujet le plus important de ces dialogues où Socrate nous emmène là où il a envie de nous emmener. Il se pourrait bien que le vrai sujet du dialogue, ce pourquoi en tout cas la tradition l’a reconnu, soit ses passages et ses thèses sur l’âme.

  1. Commentaire linéaire
    1. Prologue
    2. Le discours de Lysias : il vaut mieux céder à celui qui ne nous aime pas, plutôt qu’à celui qui nous aime
    3. Premier discours de Socrate : céder à celui qui cherche uniquement à satisfaire son désir érotique
    4. Deuxième discours de Socrate, antithèse : céder à celui qui nous aime
    5. Le logographe
    6. Les conditions du beau
    7. Le délire
    8. La logique
    9. La vraie rhétorique
    10. Le mythe de Theuth et l’invention de l’écriture
  2. Commentaire
    1. Plan du dialogue
    2. L’immortalité de l’âme, la réincarnation et la contemplation de la vérité
    3. Les mystères orphiques – la tradition pythagoricienne
    4. La vérité, la réalité, les idées – aléthéia
    5. La dialectique, l’art oratoire et la rhétorique
    6. La beauté, l’amour – enfin!
  3. Annexe
    1. Idea, eidos – idée ou forme?
    2. Eidos ou Horao?
    3. Sapho – Ode à Aphrodite
  4. L’orphisme – complèment
    1. 1. Qu’est-ce que l’orphisme ?
    2. 2. Quelles sont les sources ?
    3. 3. Synthèse (strictement fondée sur les sources)
    4. 1. Le Papyrus de Derveni (IVᵉ s. av. J.-C.) — la source la plus ancienne
    5. 2. La Théogonie orphique reconstruite grâce aux auteurs néoplatoniciens (Proclus, Damascius)
    6. 3. L’ingestion de Phanès par Zeus
    7. 4. La création du monde par Zeus (attestation tardive)
    8. 5. Synthèse minimaliste (strictement attestée)
    9. 1. L’âme a une origine divine (attestation sûre)
    10. 2. L’âme est tombée dans le corps (attestation partielle)
    11. 3. L’âme subit un cycle de réincarnations (transmigration) — attestation solide
    12. 4. La purification (katharsis) comme condition de délivrance — attestation sûre
    13. 5. Le destin de l’âme initiée : libération (attestation tardive mais claire)
    14. 7. Synthèse minimaliste : ce qu’on peut dire sans extrapoler
    15. Les deux fleuves de l’Hadès, oubli et mémoire
    16. Origines possibles (interprétation prudente)

Commentaire linéaire

Prologue

Phèdre revient de chez Lysias et va se promener hors des murs de la Cité. Socrate le suit dans sa promenade et lui demande de quoi Lysias a parlé. De l’amour (eros, l’amour physique), lui répond Phèdre. Selon Lysias, il vaudrait mieux en effet céder à celui qui fait sa cour sans nous aimer, qu’à celui qui nous aime. Socrate, moqueur, rajoute que Lysias en ferait beaucoup pour le bien public s’il soutenait également qu’il vaut mieux céder au pauvre et vieux comme lui, plutôt qu’au riche et jeune. Socrate, l’amant des discours, demande cependant à Phèdre de faire l’exposé de la thèse de Lysias.

Frederic Edwin Church 

Nous n’avons pas beaucoup d’informations historiques sur Phèdre. Son nom vient de phédra signifie brillant ou radieux. C’était un disciple de Socrate. Il sera accusé dans l’affaire des mystères d’Eleusis (du culte de Déméter) et devra fuir Athènes (https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A8dre_(Ath%C3%A9nien) / https://fr.wikipedia.org/wiki/Myst%C3%A8res_d%27%C3%89leusis) . On le croisera également plus tard dans le Banquet, où il récitera le premier discours, décrivant l’amour comme la source de la concorde dans la Cité. Il défendra l’idée selon laquelle chacun souhaite apparaître le plus beau moralement possible à ceux qu’il aime, et que l’amour nous élève moralement. La filiation entre les deux dialogues est si forte que l’on peut considérer le Banquet comme la suite du Phèdre. Phèdre et le dialogue y reprennent en effet, comme nous allons le voir, la thèse principale de ce dialogue. Il ne faut pas le confondre enfin avec la Phèdre, féminine cette fois, de la mythologie, la sœur d’Arianne (https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A8dre_(mythologie))

Lysias, ici assimilé à un sophiste et à un rhéteur, rédigeait des discours pour aider ses clients dans leur procès. Il vient d’une riche famille de Syracuse (en Sicile). Nous avons conservé plusieurs de ses discours, même s’il n’est pas inclus en tant que telle dans la liste des présocratiques, dont une partie sont des contemporains de Socrate.( https://philo-lettres.fr/grec-ancien/litterature-grecque-chronologie/lysias/ / https://fr.wikipedia.org/wiki/Lysias)

Lysias

Socrate et Phèdre avancent tous deux pieds nus dans un ruisseau et vont se mettre à l’ombre d’un platane. Une légende raconte qu’à cet endroit, Borée, le vent du nord, enleva la nymphe Orithye. Socrate pense que la légende vient de la mort de Borée, peut-être renversée par le vent alors qu’elle se baignait dans la rivière. Il confie ses doutes sur les mythes et légendes, sur l’invention de toutes ces créatures, Chimère, Gorgone, Pégase, et plaint les inventeurs qui doivent donner une apparence de cohérence à tout ce bestiaire imaginaire. Il n’a, quant à lui, pas le temps d’étudier toutes ces histoires pour en tirer le sens, parce qu’il doit suivre la parole de l’oracle et apprendre à se connaître lui-même. Il se demande d’ailleurs si cette quête fait de lui un être plein d’orgueil (Hybris, démesure, orgueil, arrogance, insolence) ou plutôt un être divin. Ce recul par rapport à la religion lui sera reproché lors de son procès, par l’accusation d’impiété et de corruption de la jeune qu’il sera accusé de détourner des dieux de la Cité.

Les deux amis s’arrêtent près du platane. Le cadre est idyllique, consacré aux nymphes. Phèdre s’étonne que Socrate ne connaisse pas ce lieu. Socrate lui répond que les arbres et les champs ne lui apprennent rien, contrairement aux hommes de la ville. Il aime apprendre et ne sort que pour connaître le discours de Lysias. Après cette longue introduction, surdéterminée d’éléments mythologiques, Phèdre commence la lecture du discours de Lysias qu’il avait en fait apporté avec lui.

Le discours de Lysias : il vaut mieux céder à celui qui ne nous aime pas, plutôt qu’à celui qui nous aime

Le texte est assez ampoulé et plein de détours qui le rendent un peu difficile à comprendre. Nous le simplifions pour en faciliter la lecture et listons ses arguments, pas toujours directement liés. Dans toute son argumentation, Lysias fait référence à Eros, l’amour essentiellement charnel et physique, par opposition à phylia, qui désigne les différentes formes d’amitié entre parents, amis et concitoyens, par exemple.

  • Céder à celui qui n’est pas amoureux, c’est éviter d’avoir du remords quand la relation prend fin.
  • Ceux qui sont amoureux ont toujours l’impression d’avoir négligé leurs affaires et d’avoir payé un prix trop élevé pour leur amour. Ceux qui n’aiment pas ne négligent pas leurs affaires. On peut ainsi se concentrer sur les rapports physiques.
  • Les amoureux voudraient qu’on les loue parce qu’ils sont capables de tout faire pour la personne qu’ils aiment, y compris se rendre odieux aux autres. Mais dès qu’ils auront changé d’amant, ils pourraient ainsi, avec cette logique, devenir odieux envers leurs précédents amants. C’est prendre un risque de se laisser aimer d’un tel amant.
  • Les amoureux disent eux-mêmes qu’ils sont malades, comme fous et incapables de se dominer. Comment pourraient-ils assumer les décisions prises, une fois revenu dans leur bon sens ?
  • S’il faut choisir ses amants uniquement parmi ceux qui nous aiment, le choix sera restreint. Alors que si on les choisit parmi tout le monde, il sera bien plus facile de trouver celui qui nous est utile.
  • Bien loin d’avoir une mauvaise réputation, celui qui choisit de suivre ceux qui ne l’aiment pas, préserve au contraire sa réputation des discours haineux des amants déchus. En plus, quand on le verra avec un autre, on ne le soupçonnera pas tout de suite de vouloir satisfaire son désir sexuel. L’on pensera au contraire qu’il converse avec un ami.
  • Si tu as peur aussi que les amitiés ne soient pas éternelles, parce que les ruptures amoureuses sont douloureuses, il vaut mieux être avec celui qui ne nous aime pas.
  • De plus, l’amant va tout faire pour te garder uniquement pour lui et t’isoler des autres. Ce n’est pas du tout ton intérêt. Celui qui n’aime pas ne connaît pas la jalousie. Il ne sera même pas jaloux de tes autres relations. Il pourrait même y trouver son intérêt.
  • Ceux qui ont cédé aux beautés du corps se trouvent bien embêtés quand ils découvrent qu’ils n’aiment pas la personne. Au contraire, si l’amitié précède l’amour, il n’y aura pas de déception.
  • Les amoureux ne visent pas le plus avantageux. Pour le garder à eux, ils préfèrent rendre leur amant moins puissant, deviennent injustes, louent les mauvaises choses et blâment les meilleures. L’ami, au contraire, aidera son ami à devenir un homme meilleur, n’hésitant pas à le blâmer quand cela en vaudra la peine. L’amitié des parents les uns envers les autres est bien meilleure et supérieure à celle des amants entre eux.
  • Pour choisir ses amants, il faut prendre ceux qui manquent le plus de tout et seront les plus reconnaissants, comme lorsque l’on aide un pauvre. Ils feront preuve de plus de gratitude, pourrons nous accompagneront dans la vieillesse et pas seulement prendre du plaisir avec notre corps aujourd’hui.

Nous voyons que le discours de Lysias tourne autour de trois arguments principaux. Il s’agit premièrement de discréditer les amoureux, qui feraient n’importe quoi, se nuisant à eux-mêmes et à leurs affaires. Il serait préférable, second argument, de préférer des relations sexuelles non ambigües sur ce plan. Cela permet de ne jamais être déçu, de ne se brouiller avec personne, et même d’œuvrer à l’augmentation de sa puissance. Troisième argument enfin, il vaut mieux entretenir des relations d’amitié fermes que des relations d’amour inconstantes.

Lysias prône ainsi le sexe et le corps sans amour, le fameux « friends with benefits », qui permet aux adolescents de croire aborder le sexe sans se lancer dans une relation affectivement très engageante et potentiellement risquée. C’est sans doute à eux que s’adresse Lysias. Socrate défend lui au contraire l’amour de l’âme, l’amour platonique, caractérisé par l’amour sans le sexe et le corps. La thèse est donc doublement choquante, contre les bonnes moeurs, puisqu’elle nous ramène à notre rang animal et à la simple satisfaction des désirs, et contre Socrate lui-même, qui défend un amour tout autre. Lysias nous fait penser aux libertins français du XVIIe siècle, qui prétendaient s’affranchir des règles de la morale et de la religion pour s’adonner au plaisir (hédoné, hédonisme) et au matérialisme. Nous pouvons également y voir une forme de donjuanisme, dans son aspect de collectionneur. Mais il faut rappeler ici que Lysias parle évidemment dans le contexte de la sexualité homosexuelle des Grecs. D’ailleurs, en le lisant, nous avons vraiment l’impression que ces hommes, dont certains étaient mariés par ailleurs, passaient vraiment leur temps à rechercher des partenaires pour satisfaire leurs désirs, dans une sexualité assez débridée, qui nous rappelle le comportement de certains homosexuels d’aujourd’hui. Rappelons à ce sujet que le désir masculin, lié à la testostérone, est bien plus fort que le désir féminin, créant un déséquilibre réel entre les sexes et les couples. Notons enfin que le sujet sensible de la pédérastie au sens propre, le sexe avec de jeunes enfants, principalement garçons, incapables de consentement éclairé, qui existait bien dans la Grèce antique, n’est pas abordé directement ici. Il ne semble clairement pas dans le champ des cas envisagés, ce qui suffit à montrer le désaccord de Socrate et Platon à ce sujet, quand bien même les relations sexuelles proprement dites pouvaient commencer dès l’adolescence.

A l’écoute de ce discours, Socrate confesse qu’il est pris de vertige, ce qui nous rappelle les flottements d’Alcibiade ou la torpeur de Ménon quand ils découvrent qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Socrate se sent entraîné dans la bacchanale, moyen pour lui de faire une première synthèse d’un discours qui a tout bien l’air d’être orienté uniquement vers le plaisir du sexe, et bien digne d’un homme, Lysias, condamné pour outrage à la pudeur dans le scandale des mystères d’Eleusis. Il y a du scandale et de l’impiété dans cette thèse.

Si Socrate reconnaît la valeur rhétorique du discours, il se déclare ignorant sur le fond. D’autres, comme Sapho ou Anacréon ont discouru sur le sujet avec plus de succès. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Sappho) La Sapho dont il est question ici est bien la poétesse grecque de Lesbos à laquelle on doit le terme de lesbienne, et d’amour saphique ou saphisme pour parler de l’amour entre femmes. (voir en annexe le seul texte de Sapho qui nous soit parvenu, la magnifique Ode à Aphrodite).

Représentation habituelle de Sapho

Anachréon était un poète lyrique, célébrant les plaisirs de la vie, tels que l’amour, le vin, la fête et les joies de la convivialité. L’un des thèmes centraux de sa poésie est l’amour, qu’il décrit souvent de manière sensuelle et parfois ludique. Les poèmes d’Anacréon mettent fréquemment en scène Eros, le dieu de l’amour, sous la forme d’un enfant espiègle. Anacréon a influencé la poésie ultérieure, notamment sur la tradition poétique appelée « anacréontique », qui s’inspire de son style et de ses thèmes. Ces vers sont tout en finesse : « Eros encore une fois, avec une massue d’argent, m’a frappé comme un forgeron, et m’a plongé dans une grande fournaise d’amour. » C’est bien le modèle d’une certaine quête du plaisir et d’une forme d’hédonisme.

Phèdre met Socrate au défi de faire mieux que Lysias sur le thème de la folie des amoureux. Socrate essaie d’esquiver, mais Phèdre, plus jeune et plus fort, le menace d’un traitement bien viril, puis jure de ne plus jamais partager de discours avec Socrate s’il refuse de parler. Socrate craque et accepte, mais uniquement la tête voilée, pour vaincre sa timidité, mais aussi pour se cacher aux yeux des dieux quand il va critiquer l’amour.

Premier discours de Socrate : céder à celui qui cherche uniquement à satisfaire son désir érotique

Socrate en appelle aux Muses Ligies, sirènes à la voix claire et perçante, pour l’aider à faire un discours qu’on le force à faire.

Un jeune amoureux dit par ruse à son aimé qu’il ne l’aime point et lui tient le discours suivant : avant de savoir s’il faut suivre celui qui nous aime ou ne nous aime pas, il faut commencer par savoir ce qu’est l’amour. L’amour (éros) est un désir (épithumia). Or même sans aimer, on peut désirer les beaux objets. Il y a deux principes à notre désir, un inné pour la jouissance, l’autre acquis pour la perfection. Tantôt, les deux vont dans la même direction, tantôt ils se battent et l’un ou l’autre a le dessus. Le premier principe, qui ne participe pas à la raison, a reçu le nom d’Hybris, démesure (aussi dysnomia : démesuré, incontrôlé, qui échappe à la raison). Le second, parce qu’il vient d’une réflexion qui le met au-dessus de la croyance, s’appelle modération (sophrosyne, la tempérance, l’une des 4 vertus cardinales de Socrate).

Quand la démesure prend le dessus sur la nourriture, on l’appelle gloutonnerie. Alcoolique est celui qui boit dans mesure. Le désir ainsi dépourvu de réflexion prend le dessus sur une croyance droite. Il va ainsi s’appliquer à tous les désirs particuliers. On peut alors sombrer dans le désir érotique. On parlerait aujourd’hui presque d’obsession sexuelle.

Celui qui cède à celui possédé par un désir de jouissance risque fort de devenir le jouet d’un obsédé dépourvu de raison. Il ne supportera aucune égalité et rabaissera ses amants. Il sera aussi forcément un jaloux. Incapable de suivre sa raison, c’est en plus un imbécile pourvu d’une faible puissance intellectuelle. Il sera aussi peu philosophe que possible, et il y a vraiment tout à perdre à suivre un tel homme. Faisant passer le plaisir avant le bien, il ne prendra pas soin du corps, et chassera surtout des corps flasques, non habitués aux rudes exercices. Il cherchera à séparer l’amant de tous ceux qui pourraient se mettre en travers de sa jouissance, et cherchera à ruiner son amant pour le rendre dépendant. Il lui refusera également famille et enfant, pour ne pas avoir à le partager. L’amant plus âgé va épuiser son jeune ami de ses assiduités, parfois en usant de la force (en le violant) et plus tard lui fera porter le poids de sa vieillesse incontinente. L’aimé va vivre un enfer. Cet amant qui aura fait maintes promesses pour manipuler l’objet de son désir changera d’avis au moment de régler la note et n’en honorera aucune. Il va juste partir. « Telle la tendresse des loups à l’égard des agneaux, telle aussi l’amitié des amants pour un jeune garçon. »

Le discours de Socrate est difficile à suivre car plein d’ironie difficile à traduire. Il s’agit pour lui de faire comme s’il suivait la thèse de Lysias, tout en la retournant contre elle-même. La première objection faite contre le discours de Lysias est faite au début. Le discours de Lysias est bien celui d’un amant, qui a juste peur de perdre son amour et avance masqué sous le voile de l’amitié et de l’utilité. Eros et phylia peuvent bien se cacher à nous-mêmes et nous ne voyons même pas clairement dans nos sentiments, tout à fait comme dans les comédies romantiques. Socrate, lui, va exprimer clairement dans son discours ce que serait un pur désir de concupiscence, un pur éros, une démesure du désir sexuel, dans toute ce qu’elle a de laid, violent et obsessionnel. Et bien sûr, personne ne voudrait de cela, ni comme aimé, ni comme amant.

Socrate d’ailleurs refuse d’aller plus loin, blâme les muses qui l’ont possédé et Phèdre qui lui fait tenir de tels discours. Il voudrait même partir, mais son démon l’en retient et l’empêche de partir avant que la démonstration ne soit complétée. Socrate est un devin, et l’âme est quelque chose de divinatoire. Son discours était trop impie. Si Amour est un dieu, il ne saurait être mauvais. Les deux discours, ceux de Lysisas et de Socrate, vont contre Amour et doivent être rejetés. Socrate doit maintenant se purifier (catharsis : purification).

La purification contre ceux qui ont fauté contre la mythologie est donnée par Stésichore. Stésichore est un poète célèbre pour avoir blâmé Hélène et l’avoir rendue responsable de la guerre de Troie, pour avoir trompé Ménélas, son mari, avec Paris. Stésichore avait ensuite perdu la vue, une cécité interprétée comme un châtiment divin pour avoir critiqué l’amour d’Hélène et de Paris. Stésichore composa alors un autre poème connu sous le nom de Palinode (chanson de rétractation, palin : en arrière / odie : ode, chant), dans lequel il rétractait ses propos et affirmait qu’Hélène n’était jamais allée à Troie, mais que son image (un simulacre) y avait été envoyée à sa place. À la suite de cette rétractation, il aurait retrouvé la vue. Homère n’a pas compris son affront et est resté aveugle.

Socrate va se purifier avant d’être aveuglé. D’ailleurs, il avait pris la précaution de se mettre un voile sur la tête, pour exprimer sa honte, avant de prononcer son discours. Tout homme libre, ayant aimé sincèrement dans sa vie, aurait été choqué par de telles paroles. Socrate est saisi de honte. Il lui faut laver ses oreilles en prononçant un discours en faveur de celui qui aime. Phèdre promet qu’il forcera Lysias à faire de même.

Deuxième discours de Socrate, antithèse : céder à celui qui nous aime

Ce second discours est prononcé sous l’égide de Stésichore. Si l’on dit qu’il ne faut pas céder à l’amant parce qu’il serait pris de délire, il faut au contraire faire l’éloge du délire (mania, manie) et rappeler que de grands biens sont venus aux hommes par le délire, qui est un don divin.

La pythie de Delphes, dédiée à Apollon, rend ses oracles par le biais d’un délire. Il en est de même pour les prêtresses de Dodonne, aussi appelées Péléiades (Pigeon ou colombe), oracle de Zeus. Elles étaient réputées pour interpréter les messages divins en écoutant le bruit des feuilles d’un chêne sacré (ou parfois des chênes) situé dans le sanctuaire. Le murmure du vent dans les feuilles et les mouvements des branches étaient perçus comme les manifestations de la volonté de Zeus, et c’était à travers ces signes naturels que les prêtresses rendaient leurs prophéties. Quand elles ont toutes leur tête, elles n’ont rien d’intéressant à dire. La Sybille donnait aussi ses prophéties après une crise et sous forme poétique. En fait, il y a eu plusieurs prophétesses appelées Sybille de Cumes, de Delphes, d’Erythrée, ou encore de Tibur (on parle même des 12 sybilles) selon leur ville de résidence. On leur doit l’adjectif sibyllin, qui signifie court et obscur. Elles ont même parfois été considérées comme annonciatrices du Christ. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Sibylle). Comme la pythie, elle est une prêtresse d’Apollon, mais elle est indépendante et parle quand elle le souhaite, non lorsqu’elle est interrogée.

Personne n’aurait donné le don le plus puissant de tous, le don de divination, mantiké, et maniké, le délire, le nom de quelque chose de mauvais. Le délire qui vient d’un dieu a plus de sens que le bon sens humain. Oïêsis, sagacité et information, noos (noùs, intelligence), et istiké (historia, enquête), donnent oïo-no-istiké, et a dégénéré en oïonistikê, l’art de lire dans les oiseaux.

Le Devin lit dans les plats cuisinés

Une seconde forme de délire et de purification qu’il indique a permis au droitement délirant de se libérer de maladies et d’épreuves cruelles, effets d’antiques ressentiments, qui existent dans les groupes humains sans qu’on sache plus d’où ils viennent. On pense ici à Œdipe libérant Thèbes du Sphinx, ou encore à la dépression nerveuse, ou à d’autres formes de folie, qui peuvent bien être des chemins de libération de traumatismes transgénérationnels.

Une troisième forme de délire est celui qui vient des Muses, qui prend une belle âme et lui fait chanter la grandeur des anciens pour éduquer la postérité. On pense ici à Homère et Hésiode. Le poète dont l’œuvre ne repose que sur la technique est toujours imparfait.

Et ce ne sont que les principales formes de délire. On n’a vraiment rien à craindre, bien au contraire, de l’amant véritable. Certes, cette preuve ne sera reçue que par les sages.

La nature de l’âme : l’âme se meut soi-même et est immortelle

Socrate part dans une digression qu’il affectionne, sur la nature de l’âme, divine ou humaine. Il faut partir de l’immortalité de l’âme. Tout ce qui se meut soi-même (kinésis: mouvement) est immortel. L’âme est aussi le principe du mouvement dans le corps. Ce qui ne se meut pas soi-même meurt quand il perd la cause de son mouvement. Et la mort est la fin de tout mouvement. (Cette définition est reprise dans le Péri Psyché, de l’âme, d’Aristote). L’âme est automotrice. Ce qui se meut soi-même ne cesse jamais d’être mû. Un principe (arché) est la source de tout. C’est lui qui meut le reste, sans venir lui-même d’un autre principe. Un principe ne peut pas venir d’autre chose, sans quoi il ne serait pas le principe. Et il faudrait forcément trouver un autre principe. Or c’est à partir d’un principe qu’existe ce qui existe. Le principe lui-même est incorruptible. Ce qui est principe de son mouvement n’est pas anéantissable, ni ne peut commencer d’exister. S’il s’arrêtait, toute la génération s’écroulerait dans leur immobilité, sans possibilité de repartir. L’âme est ce qui fait la différence entre le corps inanimé, mort, et le corps vivant. L’âme est elle-même inengendrée et immortelle. Cette démonstration sera reprise presque mot pour mot par Aristote au livre Lambda de la Métaphysique, quand il décrit Dieu, le premier moteur immobile de toute la création.

Aristote, repris par Saint Thomas

La nature de l’âme humaine: le mythe de l’attelage ailé

Pour éviter un long et complexe discours, Socrate recourt à une image. L’âme est comme un attelage, comprenant un cocher et deux chevaux, le tout soutenu par des ailes. Chez les dieux, l’âme est entièrement faite de bons éléments. Mais chez l’homme, il y a mélange.

L’autorité revient au cocher. L’un des chevaux est beau et bon. L’autre est une bête mauvaise. Le métier de cocher en est rendu bien difficile.

Toute âme prend soit de tout ce qui est dépourvu d’âme et circule dans l’univers tout entier en s’y présentant tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. Lorsqu’elle a ses ailes, c’est la totalité du monde qu’elle administre. Quand elle a perdu ses ailes et ses plumes, elle est précipitée dans un corps où elle s’installe. On appelle vivant et mortel ce mélange d’âme et de corps. On imagine les dieux comme ayant un corps immortel et une âme immortelle, mais cela reste sujet à caution.

Comment une âme peut-elle perdre ses ailes et chuter ? L’aile est ce qui participe le plus au divin. C’est elle qui monte au ciel divin. Le divin, c’est ce qui est savant, beau, bon, et toutes les choses de même sorte. La membrure ailée de l’âme s’en nourrit. A l’inverse, le laid, le mauvais, le faux, la font dépérir. La procession des âmes divines est conduite par Zeus et son char. Suivent douze dieux, Hestia restant au foyer. Chez nous, le cheval rétif pèse de tout son poids vers la terre. L’âme est alors soumise à l’épreuve suprême.

L’âme immortelle qui arrive ainsi au sommet de la voute céleste, c’est avancée par-delà la voute, s’est retournée pour préparer sa descente, et à ce moment-là, a pu contempler la vraie réalité (aléthéia – la vérité). Sans forme, sans couleur, intangible, objet de contemplation pour le cocher, l’intellect (le noùs) seul. La contemplation le nourrit et le réjouit. Elle regarde la Justice en elle-même, la Sagesse en elle-même, et tout savoir qui n’a pas de lien avec le devenir ou qui change, sur ce que nous appelons les êtres. Elle contemple la vérité elle-même. Une fois la révolution du ciel accomplie, l’attelage redescend. Ainsi en est-il de la vie des dieux.

Ames humaines

Les autres âmes, non divines, font ce qu’elles peuvent. Parfois elles aperçoivent rapidement la vérité. Parfois une partie seulement; et d’autres n’y arrivent pas du tout. Comme toutes ont le désir de faire l’ascension, elles se battent et s’abiment les unes les autres dans la montée. Et quand elles n’ont pas réussi, elles demandent à l’opinion leur aliment. C’est de l’herbe de la prairie de la vérité que se nourrit l’âme. C’est ainsi qu’elle trouve sa légèreté.

Un décret d’Adastrée énonce que toute âme ayant pu suivre celles des dieux et contemplé la vérité est sauve jusqu’à la révolution suivante. En revanche, si une fois elle n’y arrive pas, elle sera gorgée d’oubli et de méchanceté. Appesantie, elle tombera sur terre. La première génération s’implantera dans un homme destiné à devenir ami du savoir, de la beauté, de la culture ou de l’amour. L’âme de second rang donnera naissance à un roi, un bon législateur ou général. Celle du troisième rang, à un administrateur ou un homme d’affaires. Le quatrième rang est celui des sportifs et des médecins, de tous ceux qui s’inquiètent du corps. Au cinquième rang les devins, à la sixième le poète et celui qui s’adonne à une forme d’imitation. A la septième, l’ouvrier et l’agriculteur. Huitième vient le sophiste et le démagogue. Et à la neuvième, l’homme tyrannique.

Parmi tous ces hommes, plus leur vie aura été juste, plus son âme pourra monter. A l’inverse, plus injuste, plus il descendra. Chaque âme ne revient à son point de départ qu’après 10 000 ans, sauf pour les philosophes et ceux qui ont pratiqué philosophie et amour des jeunes garçons. Celles-là, après trois révolutions de 1 000 ans peuvent revenir au Ciel. Tous les mille ans, toutes les âmes sont jugées et réparties. Elles peuvent choisir leur prochaine vie en la tirant au sort parmi les vies humaines ou animales. Dans ce passage, tous les modes de passage d’une vie à l’autre semblent mêlés : jugement (et mérite), choix et sort.

Il faut contempler les Idées, en partant de la pluralité des sensations pour les unifier sans la réflexion pour accomplir la remémoration (réminiscence – ressouvenir), de la vérité aperçue au-delà de la voûte céleste. Ainsi, seule la pensée du philosophe est ailée, elle qui fait constamment l’effort de se ressouvenir. La foule le croit fou, mais il est possédé par un dieu et la foule ne s’en doute pas.

Retour au délire amoureux

C’est ainsi, à la vue des beautés d’ici-bas, que l’âme se ressouvient des beautés de l’au-delà. C’est alors, essayant de se tourner vers les choses d’en-haut, qu’elle paraît folle à tous les autres. Mais, compte tenu de la difficulté de tout ce cheminement, il n’existe qu’un petit nombre d’âmes ayant le don du ressouvenir. Et lorsqu’elles voient ici quelque chose leur rappelant là-bas, elles ne s’appartiennent plus à elles-mêmes. Elles ne comprennent pas ce qui leur arrive. Ni la justice, la sagesse, ou aucune des autres vérités n’ont ici, dans leurs images d’ici-bas, rien de lumineux (Phèdre signifie brillant). Il faut beaucoup de peine et seuls peu d’hommes y parviennent pour les discerner dans leurs images imitées ici-bas. Les vérités y étaient dévoilées dans toute leur simplicité immutabilité, apparition dévoilée dans une pure lumière à des êtres purs eux-mêmes, sans ce sépulcre que nous appelons le corps. ( jeux de mots sur soma, sépulcre et séma, le corps). Alors la beauté resplendissait entre toutes les vérités, et dans cette vie, nous pouvons en voir l’image grâce à notre sens le plus sensible à la clarté. Par la vue, nous ne pouvons voir la Pensée et les vérités. Seule la beauté a se privilège.

Celui dont l’âme a vu ces réalités il y a trop longtemps, ou qui a été trop corrompu, ne voit pas la beauté de la même manière. Il se contente de se reproduire, comme le ferait une bête. Pris d’hybris, il s’adonne à un plaisir contre nature. Au contraire, celui chez qui s’éveille le ressouvenir de la Beauté (kalon), devient fou, et est prêt à tout lui sacrifier. Il s’échauffe et la vapeur ainsi produite gonfle les tubes de ses plumes qui se mettent à repousser. L’âme est alors en ébullition. Quand l’âme est près de l’amant, elle s’échauffe, ce pourquoi l’on parle de désir brûlant (himéros). Quand elle s’en éloigne, elle est prise de douleur. L’âme tombe dans le délire, incapable de dormir ni de manger. Mais quand elle revoit l’amant, elle est envahie de la joie la plus douce qui existe ! C’est pourquoi elle ne peut plus s’en éloigner et ne s’intéresse plus à rien, ni à ses affaires, ni à personne d’autre. Les Homérides citent deux vers à ce propos : « Tandis qu’Amour ailé est le nom dont l’appellent les mortels, les Immortels de leur côté, le nomment l’Emplumé, en raison de son pouvoir de faire pousser des plumes ».

Ceux qui ont vu amour avec Zeus sont mieux à même de l’honorer. Ceux qui l’ont vu avec Mars sont prêt au meurtre si l’être aimé les quitte. D’autres prennent l’aimé pour le dieu lui-même et lui rend un véritable culte. Chacun a tendance à chercher dans son âme le dieu avec lequel il a contemplé les vérités et à le suivre. Ceux qui étaient avec Zeus vont chercher la sagesse et le pouvoir, d’autres cherchent Dionysos ou Apollon. Ils cherchent l’amant qui ressemble le plus au dieu, qui leur rappelle leur ascension. Ils font ensuite tout pour le bien de leur aimé.

Revenons sur l’âme et ses trois parties, le cocher et les deux chevaux. Le bon cheval est blanc et parfait de proportions. Il se laisse mener par la voix (de la raison) et le cocher n’a pas besoin de le frapper. L’autre est noir, plein de démesure. Il est sourd et obéit à peine au fouet. Quand l’attelage est gorgé de beauté, le cheval blanc, plein de retenu, ne saute pas sur l’aimé. Mais le cheval noir les bouscule et commence à vanter au mignon les plaisirs de l’amour. Le cocher et le cheval blanc finissent par céder. Alors le cocher est empli de ressouvenir et il tombe à la renverse en tirant sur les rênes et fait s’asseoir les deux chevaux. Le cheval noir continue à se débattre et se fait saigner. Ce même traitement recommence plusieurs fois, et le cheval noir devient peureux à force d’avoir mal. L’âme amoureuse est désormais réservée et craintive quand elle suit son aimé.

L’aimé ne peut rester insensible à tout cet amour et finit au minimum pour accepter l’aimant dans son entourage. Les sentiments bienveillants de l’aimant troublent l’aimé. Il se rend compte que personne ne l’aime de cette manière. Le flux du désir brûlant faisant le chemin inverse se propage chez l’aimé et voici que ses ailes poussent également et qu’il devient plein d’amour. Il ne saurait dire qui il aime vraiment. « Il ne se doute pas qu’en celui qu’il aime, c’est lui-même qu’il voit, comme en un miroir », puisque c’est lui qui porte la Beauté au départ. Il est plutôt empli d’amitié (philia) que d’amour (éros), mais n’en accepte pas moins de s’unir à son amant. Le cheval blanc prodigue câlin et baisés, quand le cheval noir est plus direct. Si l’on suppose qu’ils arrivent à s’aimer d’un amour parfait et modéré, qu’ils recherchent en plus la sagesse, leurs âmes en seront renforcées toute leur vie et ils seront heureux. Au contraire, en se livrant à celui qui ne l’aime pas, le désiré causera du tort à son âme. Voilà la fin de la palinodie. Il faut toujours faire l’éloge du divin amour (éros).

Ce texte est l’un des plus beaux de l’œuvre de Platon. La beauté (le beau, to kalon), est l’une des voies d’entrée vers le monde des Idées. Alors que la découverte de leur ignorance s’accompagnait chez les interlocuteurs de Socrate de torpeur (Ménon) ou de flottement (Alcibiade), la beauté provoque quant à elle un véritable délire. La voie de la docte ignorance passait par le savoir, ou plutôt la réalisation, la prise de conscience que nous ne savions rien

Le logographe

Phèdre est charmé par le discours de Socrate et raconte que celui de Lysias a été critiqué pour être celui d’un logographe, un fabricant de discours. Il pense que Lysias refusera de se comparer à un tel discours, et aurait trop peur d’être appelé sophiste. Socrate soutient l’inverse, les politiques les plus fiers d’eux-mêmes sont ceux désirant laisser derrière eux des discours. Ils commencent toujours par désigner à qui le discours a plu, au Sénat, à l’Assemblée, avant de se désigner lui-même comme l’auteur, et de réciter sa proposition. Ils se prennent même pour l’égal des dieux, ceux qui ayant le pouvoir d’un monarque comme Solon ou Darius composent les discours.

La vraie question est de savoir ce qu’est un bel écrit et un vilain écrit et comment on fait la différence entre les deux, et ce quel que soit le type de discours. Il s’agit pour Socrate, semble-t-il de revenir sur le critère du beau.

Le mythe des cigales

Les cigales étaient jadis des hommes de l’humanité antérieures à la naissance des muses. Après la naissance des Muses, certains hommes furent si épris de leurs chants qu’ils ne pensaient plus à rien d’autre et en moururent, sans même s’en rendre compte. Les muses les transformèrent en cigales, leur donnant le don de pouvoir chanter dès leur naissance. Après leur mort, les cigales rapportent aux Muses lesquelles sont honorées dans telle ou telle région. Erato ici, Calliope là, et font connaître à Uranie ceux qui philosophes. Il n’est donc pas temps de se taire, alors que se lève justement le chant des cigales.

Les conditions du beau

Il s’agit maintenant de faire un pas en arrière par rapport au discours de Lysias, mais aussi par rapport à celui de Socrate, et de se demander quelle est la différence entre un discours beau et, ou, persuasif et un discours vrai. La transition n’est pas super claire dans le dialogue, ce qui interroge sur son statut, sur le niveau de relecture des différentes parties qui le composent.

Faut-il, demande Socrate, que l’artiste sache de quoi il parle ? Phèdre lui répond qu’il a entendu dire que non. Par exemple, pour parler de la justice, du beau, du bon, il suffit de savoir ce que les gens pensent juste. Car c’est bien la foule qui jugera, et elle ne s’y connaît pas tant que ça, puisqu’il s’agit de la persuader et non de lui enseigner la vérité.

Imaginons dit Socrate que nous devions convaincre quelqu’un de repousser un ennemi, ne sachant rien d’autre du cheval, si ce n’est qu’il a de longues oreilles. Je dirais alors, parlant en fait de l’âne, que c’est l’animal le plus utile à la guerre, et pour porter des charges. Ce serait évidemment risible, lui répond Phèdre. Socrate utilise sûrement cet exemple à la fois pour montrer qu’il faut connaître le sujet entier pour en parler, mais aussi pour comparer le sophiste, l’âne, au penseur ou à celui qui sait ce dont il parle, le philosophe. Il en est de même de l’art oratoire qu’enseigne les sophistes à la cité, ce se sont des ombres ( Skia: ombre, apparence superficielle) du bien et du mal. Il faut connaître la réalité d’un sujet avant de se mettre à parler d’un sujet et d’utiliser les procédés de la rhétorique. La référence à l’ombre, skia, nous rappelle l’image de la caverne, au livre VII de la République, où les hommes restant dans la caverne contemple des ombres de la réalité, des ombres des idées, et non pas la vérité elle-même.

A l’inverse, l’art de persuader se défendrait lui-même en arguant que la connaissance ne changerait strictement rien à son art. Les autres arts viendraient à leur tour se défendre. L’art de persuader est une psychagogie (psyché : âme / agogos: guide / ago: conduire, mener), un art de mener les âmes dans les tribunaux, durant les réunions des Assemblées, les réunions publiques et privées, et portant sur n’importe quel type de sujet. Les modèles sont Nestor, auquel Socrate rattache Gorgias (le sophiste auquel un dialogue est consacré), et Ulysse, auquel il rattache Thrasymaque (sophiste présent dans le 1er livre de la République, qui soutient que la justice est l’intérêt du plus fort) et Théodore (un géomètre, maître de Théétète, que l’on retrouvera dans le dialogue nommé d’après son disciple). Socrate site encore Palamède, autre héros de la guerre de Troie (encore plus rusé et inventif qu’Ulysse, c’est lui qui démasque la ruse d’Ulysse se faisant passer pour fou pour tenter d’échapper à la guerre. Ulysse le fera accuser de trahison et lapider).

Les tribunaux, continue Socrate, sont le lieu d’une controverse sur le juste et l’injuste. Le rhéteur peut faire apparaître les mêmes choses justes ou injustes. À l’Assemblée, il peut faire en sorte que les mêmes choses soient considérées justes et injustes à tour de rôle. C’est un art qui rend n’importe quoi semblable à n’importe quoi, ou dissemblable, une ou multiple ? Socrate fait ici référence aux ruses, ou fautes logiques, qu’utilisent les sophistes, jouant sur la polysémie des mots, sur les synonymes et les homonymes, pour arranger l’argument dans le sens qu’ils souhaitent. Faisant ainsi, il change par le langage la nature de la chose dont il parle, jusqu’à lui faire perdre son unité, son sens propre et son extension usuelle. C’est ainsi que sont créées les illusions, les ombres des sophistes, par petits déplacements de sens, ce pourquoi on les remarque moins. Mais pour procéder ainsi, encore faut-il avoir une connaissance de ce que l’on est en train de manipuler, sinon l’on ne pourra pas utiliser les similitudes et les dissemblances. Là Socrate fait un saut, du langage à la réalité. On peut très bien n’avoir qu’une connaissance commune et jouer sur le sens des mots. C’est en partie ce que font les sophistes, qui ne s’intéressent pas à la nature des choses, à leur être, mais uniquement à la persuasion. Socrate continue : si l’on a une connaissance de la vérité et qu’on la manipule sciemment, on commet une faute, un mal, pour soi et pour l’auditeur. Et Socrate de conclure, on se demande bien pourquoi, que l’art oratoire de celui qui ne sait pas ce dont il parle est risible – alors qu’il était en train de parler de l’art oratoire de celui qui ment sciemment. (On retrouve ce type d’argument, sur le mensonge, dans l’Hippias Majeur).

Evaluation du discours de Lysias

Socrate et Phèdre passent à l’analyse détaillée du discours de Lysias, pour en juger la beauté. Sur ce type de jugement, nous dirions esthétique aujourd’hui, il y a toujours des arguments et des différences. C’est quand la pensée est hésitante, comme sur le juste et l’injuste, que l’art oratoire a plus de poids. Pour convaincre, il faudrait savoir sur quoi l’opinion est hésitante, et sur quoi elle ne l’est pas. L’amour fait partie de ces sujets sur lesquels l’opinion hésite. C’est justement pour cela que l’on a pu à son sujet tenir des discours si opposés. Le discours de Lysias est tout plein de la conception de l’amour de Lysias. Il répète, « Je » en permanence et il commence non pas en cherchant ce qu’est l’amour, mais en partant de la fin, ayant déjà une position à défendre. Comme si elle était évidente. Les arguments sont jetés pêle-mêle. Tout discours doit être considéré comme un être vivant, avec une tête, un corps, des pieds, des parties organisées. Le discours de Lysias ne montre aucun signe d’organisation. C’est un modèle de tout ce qu’il ne faut pas faire (contrairement aux dialogues de Platon, bien sûr !).

Le délire

Les deux discours de Socrate étaient contradictoires et inspirés par le délire (mania : folie, délire) . Le premier soutenait qu’il fallait céder à celui qui ne nous aime pas, et le second qu’il fallait céder à celui qui nous aime. Le délire divin, pas celui qui vient de la maladie, est divisé en quatre :

  • Le délire divinatoire, inspiré par Apollon (le dieu de la vue, de la lumière – qui est le dieu de Cassandre, Tirésias… mais aussi de Socrate). Apollon est le dieu du char aillé, tiré par 4 chevaux et conduisant le soleil, la lumière. Il sert de modèle à l’âme elle-même, cette lumière intérieure. La philosophie de Platon est largement apollinienne, comme le souligne Nietzsche dans La naissance de la Tragédie.
  • L’inspiration mystique, inspirée par Dionysos (le délire de ceux qui se donnent aux dieux, jusqu’au sacrifice).
  • L’inspiration poétique, venant des Muses (on pense à Pindare).
  • Et enfin l’Amour, le plus puissant des délires, inspiré par Aphrodite (Dont l’un des plus grands exemples est l’amour de Paris et Hélène, suite au concours entre les déesses, Héra, pour le pouvoir, Athéna pour la gloire militaire, et Aphrodite pour l’amour). Pâris choisit Aphrodite, qui le remercie en exhaussant son vœu d’être aimé par la plus belle des femmes, Hélène.

C’est ainsi inspiré que Socrate a composé son discours composé de badinage et de vertu persuasive. Mais comment Socrate a-t-il pu passer ainsi du blâme à l’éloge (la comédie est un passage du malheur (dysτυχia: malheur, infortune) au bonheur (eudaimonia) dans la Poétique d’Aristote – l’idée centrale étant celle du passage d’un état à l’autre par les péripéties (peripeteia). La tragédie est à l’inverse un passage du bonheur au malheur. Le discours philosophique peut mimer pour ainsi dire la tragédie. Platon nous dit la légende voulait être tragédien avant de rencontrer Socrate et de devenir philosophe.

La logique

Socrate explique les deux procédés qu’il a utilisé. Le premier est la synthèse, qui est la réduction des différents cas en une seule définition marquant l’essence, le ou les caractères communs à tous les cas. La synthèse permet de définir chacune des choses dont on parle. La définition est claire et permet l’accord avec lui-même de celui qui parle. Il sait qu’il parle toujours de l’amour. On aura quand même un peu de mal à trouver la définition si clairement énoncée de l’amour dans le texte. La définition la plus conforme serait celle de l’amour délire inspiré. L’amour est aussi un désir de retrouver l’idée de beauté. Socrate est par ailleurs le premier à distinguer l’éros comme amour du corps et la philia comme amour platonique des âmes.

Le second procédé est celui de l’analyse dialectique, qui consiste à articuler en deux les parties de l’essence, puis de faire pareil des sous-parties, jusqu’à arriver aux plus petites parties possibles. Il s’agit de découper les idées en suivant leur organisation, comme s’il s’agissait d’un corps. Le premier discours, du côté gauche, a flétri l’amour-éros. Le second, droit, a encensé l’amour inspiration et délire divin.

La capacité de synthèse est proprement divine quand on la trouve chez un homme (un homme qui a la chance de bien se ressouvenir des Idées et de l’unité de chacune. Moins la synthèse est claire, plus nous retombons dans les ombres), et les hommes capables de penser ainsi, avec analyse et synthèse, nous les nommons dialecticiens (dialektikē: dialectique / venant de dialektos : « discussion » ou « conversation » / dia: le préfixe, signifiant « à travers » ou « entre ». Il indique une interaction ou un passage entre des éléments. / legein, logos, qui signifie « parler » ou « dire ». Cela fait référence à l’acte de parler ou de tenir un discours. – On voit que Socrate donne ici une définition que l’on peut qualifier de technique, à la dialectique).

Phèdre demande alors en quoi consiste la rhétorique. Il s’agit de respecter les règles de l’art de bien dire, comme exposé par Théodère de Bysance. On commence par un préambule, puis l’on continu par une exposition, avec des témoignages à l’appui (des exemples), viennent enfin les preuves, puis les présomptions. On termine par la confirmation et la confirmation de la confirmation. Il ajoute la réfutation et la réfutation de la réfutation. Il expose également comme accuser et se défendre. Evénos de Paros a introduit l’insinuation, l’éloge détourné et le blâme détourné, Tisias et Gorgias ont mis le vraisemblable (eikos: vraisemblable, probable) au-dessus de la vérité, qui font paraître grand le petit, antique le récent, démesuré l’insignifiant, et vice-versa! Prodicos cependant soutenait que les discours devaient être d’une juste mesure. Socrate continue à citer les sophistes et leurs procédés : Hippias, Polos… Les discours se finissent par une récapitulation.

Mais pour la médecine, il ne suffit pas de savoir comment échauffer un corps, le refroidir ou le purger. Il faut encore être capable de dire qui est malade et sain et dans chaque cas quel est le traitement approprié pour retrouver la santé. Pour l’art du tragédien, il ne suffit pas non plus de créer chez l’auditeur de la compassion ou de la peur en toute circonstances et sur n’importe quel sujet. Ce sont à chaque fois des notions préalables auxquelles il manque la connaissance de l’harmonie. Et pour ceux maîtrisant l’art de la parole, ils leur manquent la dialectique. Ils ne cherchent pas à dire les choses de manière plausible et organisée, et leurs élèves, s’ils y pensent, doivent le faire tout seul.

La vraie rhétorique

La rhétorique (rhētorikē: art de parler en public / rhētor : orateur, . -ikē: suffixe désignant un art, une technique) sera l’art non seulement de bien parler, mais aussi de bien organiser ses propos et de tenir un discours plausible. Au don oratoire, il faut ajouter le savoir et la pratique. Périclès est peut-être celui parvenu au sommet de cet art. Il ajoute bavardage et rêverie spéculative à son discours, rendant ces discours sublimes. Il a été éduqué par Anaxagore à l’importance de l’intelligence (le noùs). La médecine porte sur les soins du corps, et le discours sur les soins de l’âme. Pour connaître à la fois le mal et le remède, il faut connaître le corps, et l’âme. Mais pour connaître l’âme, c’est tout l’univers qu’il faut connaître, la nature du tout. Il faut examiner si l’objet est simple ou complexe. Puis s’il est simple, qu’elle est sa propriété et sa finalité, ce en vu de quoi il agit, et aussi ce en quoi il pâtit et à partir de quoi. S’il est complexe, on fera la même analyse sur chacune des formes.

Le discours s’appliquant à l’âme, il faut particulièrement bien la connaître pour calculer les effets du discours. Il faudra analyser sa nature, avec ses parties éventuelles. Ensuite identifier les formes de discours qui la font agir ou pâtir. Puis ayant fait la liste des types de discours, des types d’âmes, et des effets. On pourrait ainsi choisir à chaque fois le discours permettant de persuader l’âme correspondante. La parole est psychagogue, elle mène les âmes. Les âmes ainsi analysées se laisseront conduire par le discours adéquate. Cela pourra être utilisé pour tout type de discours, en tout temps.

Phèdre souligne que cela constitue un très grand travail. Socrate se demande alors s’il n’y aurait pas un moyen à la fois plus rapide et plus sûr pour arriver au même résultat. Pour les sophistes, comme en ce matières personne ne s’intéresse vraiment à la vérité, c’est au vraisemblable (eikos) que tout le monde se raccroche. Le persuasif, c’est le vraisemblable. Or le vraisemblable n’est rien d’autre que l’opinion (doxa) de la multitude. En s’appuyant sur le vraisemblable, on peut complètement réécrire les faits devant le Tribunal, et rendre par exemple invraisemblable une agression. Le vraisemblable est similaire au vrai, et c’est donc celui qui est en possession de la vérité qui peut le mieux créer du vraisemblable (là Socrate, à son habitude, ramène l’argument à la vérité, alors qu’il vient de dire que le vraisemblable est ce qui apparaît vrai à l’opinion, ce qui est très différent). Ainsi pour Socrate, il faut revenir à l’idée que seul le dialecticien est capable de parler correctement, son discours reposant sur toutes les analyses antérieures, celle de la vérité, des discours et de l’auditoire. C’est un long travail, et il n’y a pas de raccourci.

Le mythe de Theuth et l’invention de l’écriture

Reste à déterminer quand une œuvre est convenable et quand elle ne l’est pas. Socrate s’en remet au savoir des anciens. Dans une région reculée de l’Egypte, Naucratis, a vécu le dieu Teuth, consacré à l’ibis. Teuth est l’inventeur des mathématiques, des nombres, des figures, et des lettres et de l’écriture. Leur roi à l’époque était Thamous, roi de leur Thèbes. Thamous est aussi le dieu Amnon. Teuth présente ses inventions au roi, et notamment l’écriture, qui doit venir à bout de toute forme d’oubli et permettre le développement de la science. Thamous objecte que les hommes possèdent déjà la mémoire et qu’une telle invention va au contraire les conduire à confier à l’extérieur ce qu’ils devraient développer en eux-mêmes. L’écriture produira ainsi encore plus d’oubli et va nuire au ressouvenir (anamnesis : ressouvenir – anamnèse). La science les rendra également savant en illusion. Phèdre se moque un peu de la manière qu’à Socrate de faire parler les égyptiens, mais reconnaît que le roi de Thèbes a raison.

L’écriture ajoute Socrate, est comme la peinture. Les personnages peints ne répondent pas quand on les interroge. Les discours écrits ne répondent pas non plus aux questions. Le discours écrit est disponible pour tout le monde, même pour celui auquel il ne convient pas. Il n’est pas capable de se défendre par lui-même et a toujours besoin de son père. La connaissance, au contraire, s’inscrit dans l’âme de celui qui s’instruit. Le sage, qui a la connaissance de ce qu’est la justice, le beau, le bon, n’écrira que pour se ressouvenir lui-même dans sa vieillesse et pour léguer ses connaissances à ceux qui prennent sa suite. Il est bien plus beau de semer les graines de la dialectique dans une belle âme que sur du papier. On donnera ainsi à cette âme le plus grand bonheur humainement possible. Les meilleurs discours sont ceux qui constituent à l’usage de ceux qui savent un moyen de ressouvenir. Leur but est l’instruction et ils s’inscrivent dans l’âme du sujet sur le juste, le beau et le bien. Il s’agit d’abord du discours intérieur sur de telles choses, puis de celui semé chez les belles âmes sur ces mêmes sujets. À tous les autres discours, il faut donner leur congé. L’écriture inventée par Theuth n’est pas mauvaise en elle-même, mais en ce qu’elle divertit les hommes de réfléchir par eux-mêmes en leur présentant des discours écrit par des poètes ou des sophistes, qui charment ou persuadent, mais sans ajouter ou construire de savoir chez celui qui les écoute ou les lit. Tous les discours doivent se rattacher aux réalités supérieures, aux idées, et non pas au vraisemblable. Un tel auteur serait un ami de la sagesse, un philosophe, la sagesse elle-même n’étant l’apanage que de la divinité.

Socrate finit en prophétisant un bel avenir à Isocrate, qu’il présente comme son amant. Isocrate était un rhéteur qui appliquait la rhétorique aux sujets moraux et politique et qui nous fait aussi penser à Platon. Il sert de symbole pour montrer qu’il faut unir l’art de persuader avec la connaissance des Idées. Puis Socrate conclut en rendant hommage à Pan et aux autres dieux des lieux: « Accordez-moi d’acquérir la beauté intérieure » de la vertu.

Commentaire

Amour, âme, vérité, art oratoire, dialectique, rhétorique, le tout agrémenté des mythes du cheval ailé, des cigales, de Teuth, de multiples références aux dieux et aux grands personnages, sophistes et politiciens, le Phèdre est un dialogue d’une grande richesse. Peut-être un peu trop même ! Essayons d’en reprendre les arguments de manière un peu plus synthétique pour y voir plus clair.

Plan du dialogue

Le principal problème soulevé par le dialogue est de savoir s’il faut céder aux avances de celui qui nous aime, ou de celui qui ne nous aime pas.

  1. Discours et thèse de Lysias: il faut céder à celui qui ne nous aime pas. Satisfaire ses désirs sans attachement.
  2. Les deux reprises de Socrate:
    • 1er discours de Socrate: en théorie pour défendre la même thèse que Lysias, mais finalement plutôt pour en montrer les contradictions
    • 2ème discours de Socrate, le moment le plus important du dialogue. Il faut céder à celui qui nous aime. L’âme est comme un cocher conduisant deux chevaux. L’amour vient du ressouvenir qu’à l’âme immortelle d’avoir vu la vérité de la Beauté. Ce ressouvenir provoque le délire amoureux. Il faut suivre celui qui nous aime, car il saura chérir ce qu’il aime.
  3. Comment juger la beauté d’un discours?
    • L’ordonnancement, les figures de style
    • Vérité ou persuasion, le discours du dialecticien, celui du sophiste et celui du rhéteur
    • Le seul beau discours est celui qui mêle la vérité et la beauté du discours, comme le second discours de Socrate vient de le faire.

Le dialogue intrique particulièrement l’amour et la beauté. Du point de vue du développement de l’argumentation, il est antérieur au Banquet, dont il semble parfois même être une introduction. Le discours de Phèdre lui-même est ainsi plus sophistiqué dans le Banquet que ne l’est ici sa compréhension de la thèse de Lysias. Cette question de savoir à qui l’on doit céder et pourquoi sera reprise dans Le Banquet, ainsi que les acquis du Phèdre en termes d’argumentation. Le dialogue revient plus en détail sur la manière dont l’âme contemple les Idées, à travers la métaphore de l’âme comme attelage ailé et de la procession des âmes suivant les dieux pour aller contempler les idées. Il continue ainsi les travaux sur l’âme du Phédon et d’autres dialogues.

L’immortalité de l’âme, la réincarnation et la contemplation de la vérité

Ce texte est l’un des plus beaux de l’œuvre de Platon. La beauté (le beau, to kalon), est l’une des voies d’entrée vers le monde des Idées. Alors que la découverte de leur ignorance s’accompagnait chez les interlocuteurs de Socrate de torpeur (Ménon) ou de flottement (Alcibiade), la beauté provoque quand à elle un véritable délire. La voie de la docte ignorance passe par le savoir, ou plutôt la réalisation, la prise de conscience que nous ne savions rien, et nous ouvrait à une autre réalité. Socrate propose ici une autre voie, encore plus puissante, celle de la beauté et de l’amour, qui nous fait prendre conscience de l’au-delà, du fameux monde des idées, des réalités ou plutôt des vérités (aléthéia). Notons cependant le point commun entre les deux voies, à savoir l’intersubjectivité, l’autre. Dans le cas de la docte ignorance, c’est par l’échange avec l’autre que je me découvre ignorant. C’est à travers l’autre, dans le dialogue, que je reflète mon âme dans la sienne et que s’ouvre un chemin de vérité. Le chemin de l’amour est aussi un chemin que l’on fait à deux. L’aimé principalement, reçoit l’amour qu’il a lui-même éveillé, qui se réfléchit en l’autre. C’est ainsi qu’il s’aime lui-même pour ainsi dire, à travers l’amour de l’autre. Cela nous rappelle forcément l’amour intellectuel de dieu de Spinoza, où l’en aimant dieu, l’on s’aime forcément soi-même également, puisque nous sommes une créature divine. Socrate reste cependant ici sur le plan de la stricte intersubjectivité. L’accès à la vérité et à l’amour requiert tous les deux la médiation d’une autre personne.

Pour nous y conduire, Socrate, dans le cadre d’un exposé métaphorique et poétique, mais peut-être pas tant que cela, nous donne deux grandes images. Il y a d’abord celle de l’âme, comparée à un attelage, composé d’un cocher conduisant deux chevaux ailés. Cette image personnifie des instances de l’âme. Le cocher est l’intellect, le noùs, la fonction supérieure qui pense et commande. Le cheval blanc est le désir, thymos, qui suit la raison, qui l’écoute. Aristote dans l’Éthique à Nicomaque ajoutera « comme un grand frère ». En langage moderne, on pourrait dire qu’il s’agit de la volonté, le désir éclairé par la raison. Ce cheval est tempérant (sophrosyné, la tempérance est l’une des 4 vertus cardinales de Socrate). L’autre, le cheval noir, est plein d’un désir concupiscent, brûlant, épithymia, marqué par la démesure, l’hybris, qui n’écoute pas la raison. C’est le désir irrationnel, le désir du corps et de la jouissance. Il est capable de démesure dans deux directions. Soit il se jette sur l’aimé et il est dans l’excès (hypoerbolé). Soit saigné par le cocher plus qu’éduqué, il a peur, n’ose plus bouger et est dans le défaut d’action (elleipsis, défaut, manque). Le cheval blanc est lui dans le juste milieu (mésotes), que lui permet sa tempérance. Nous reconnaissons bien là la structure de l’analyse des passions d’Aristote dans l’Ethique à Nicomaque. Aristote, s’il critique la théorie des Idées, est sur l’essentiel, le continuateur de Socrate et de Platon. La plupart du temps il reprend la parole de ses maîtres et l’expose de manière thématique, évitant le mélange des thèmes propre aux dialogues, et analytique, introduisant beaucoup plus de distinctions et de détails. L’œuvre d’Aristote est en grande partie un commentaire de Platon, dont on peut se demander s’il ne prenait pas la suite des premières années d’enseignement de la philosophie. Après l’Académie, le Lycée, l’école d’Aristote. Notons d’ailleurs que cette description de l’âme semble un peu plus éloignée de la conception habituelle de Socrate et un peu plus proche de celle d’Aristote. Dans la plupart des dialogues socratiques, dont le Gorgias reste le modèle sur ce point, « nul n’est méchant volontairement ». La connaissance empêche toute action mauvaise. Il suffirait d’être savant pour être sage. Ici, le cheval noir n’écoute quasiment jamais la raison. Il faudrait beaucoup plus le dresser, y compris par la force et avec une certaine violence, que de l’éduquer par la raison et le savoir. Ce changement, ou cette inclination de la doctrine, indique sans doute que le Phèdre est un dialogue assez tardif.

Aristote suivra également en tout point la doctrine de l’âme développée dans le Phèdre, dans son Péri Psyché (De anima). L’âme est ce qui donne le mouvement (kinésis) au corps. Elle ne prend ce mouvement de nulle part ailleurs. Elle est donc automotrice. Il s’agit bien là de l’âme individuelle. Le registre est celui de la cause efficiente (poietike: efficiente, motrice, productive / aitia : la cause). Socrate ne nous en dit pas plus. Nous ne savons pas d’où viennent ces âmes éternelles, ou plutôt pourquoi elles existent, puisqu’elles n’ont pas d’autre origine qu’elles-mêmes. L’âme est, et c’est tout. Enfin presque.

Parce qu’elle a tout de même une existence très mouvementée, organisée sur un super cycle de 10 000 ans, décomposé en périodes de 1 000 ans. Tous les 10 000 ans, excusez du peu, l’âme peut se joindre à la procession de Zeus et avec le roi-dieu dont elle suit le parcours, contempler la vérité autant que possible. Elle se nourrit de cette contemplation, un peu comme les dieux se nourrissent d’ambroisie. À chaque petit cycle de mille ans, l’âme, si l’on interprète un peu le texte, suit le dieu auquel correspond la vie qu’elle est en train de mener, et se nourrit ainsi un peu différemment. Le meurtrier, par exemple, suit le cortège de Mars. Le devin suit celui d’Apollon, etc, dans une procession qui n’est pas entièrement décrite. Tous ces dieux accomplissent eux aussi une révolution, un tour, pour aller contempler eux-mêmes la vérité. Au moment où le cocher parvient à cet au-delà des cieux, il doit se retourner, symbole de la conversion philosophique, et de l’accès à l’envers de notre réalité quotidienne, pour voir la vérité.

Plus spirituellement, l’image du cheval ailé est utilisée par Socrate pour rappeler la puissance d’Apollon, le dieu qui conduit effectivement un char, celui du soleil lui-même. Le soleil brille comme la beauté elle-même, et le choix de Phèdre pour interlocuteur de cette recherche est là pour nous rappeler que Socrate est un disciple d’Apollon.

La figure d’Apollon restera toujours associée au développement de la pensée. Louix XIV se fera appeler le Roi Soleil en hommage à Apollon et sera mécène des Arts et des Lettres, comme son Dieu. Plus tard, le Siècle des Lumières est aussi associé à Apollon. Cette fois, selon le tournant subjectif de la philosophie, la Lumière, le dieu, devient intérieur, (la lumière intérieure).

Les mystères orphiques – la tradition pythagoricienne

Ce discours de Socrate s’inscrit dans une référence aux mystères Orphiques et à l’orphisme. Les mystères, en Égypte et en Grèce, correspondaient à des rites initiatiques d’intronisation dans un culte ou une secte. On en retrouve une trace aujourd’hui dans les rites francs-maçons, qui revendiquent explicitement la filiation avec les mystères égyptiens, même s’il reste difficile, voire impossible, de savoir si ce sont bien les mêmes rites. La tradition orphique ressemble par de nombreux aspects aux traditions hindouistes et bouddhistes de l’immortalité de l’âme et de sa réincarnation (palingénésie: palin, qui signifie « à nouveau », et genesis, qui signifie « naissance » ou « création »). Rappelons que chez les Egyptiens, comme vu dans notre commentaire du Ménon, l’âme vit sa vie immortelle sans réincarnation. Chez les Orphiques ,le salut de l’homme consiste dans la cessation des existences. L’âme, à peine sortie du corps, s’incarne à nouveau dans un autre corps (sôma) qui est ainsi une prison (sêma) et ce cycle est sans fin pour ceux qui ne sont pas initiés.

https://www.geneve.ch/themes/culture/bibliotheques/interroge/reponses/civilisation-est-origine-de-la-croyance-en-la-reincarnation-et-t-commence-y-croire#:~:text=%C2%AB%20La%20r%C3%A9incarnation%20est%20la%20croyance,se%20trouve%20ainsi%20%22r%C3%A9incarn%C3%A9%22.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Orphisme

Jan Brueghel l’Ancien (1588 – 13 janvier 1625) « Orphée, Pluton et Proserpine aux Enfers »

 Socrate s’inspire également de la tradition pythagoricienne, elle-même orphique, et contribuant ainsi à sa continuité philosophique https://fr.wikipedia.org/wiki/Pythagore .

Pythagore

L’Encyclopédie Britanica précise dans son article Réincarnation : « Les principales religions qui croient en la réincarnation sont cependant les religions asiatiques, en particulier l’hindouisme, le jaïnisme, le bouddhisme et le sikhisme, qui sont toutes nées en Inde. Elles ont toutes en commun une doctrine du karma (karman ; « acte »), la loi de cause à effet (cause efficiente), qui stipule que ce que l’on fait dans la vie présente aura son effet dans la prochaine vie. Dans l’hindouisme, le processus de naissance et de renaissance – c’est-à-dire la transmigration des âmes, ou métempsychose (méta: après, au-delà, psyché, âme, souffle), suivi de palingénésie (palin : retour, nouveau / genesis : naissance, création, vie) – est sans fin jusqu’à ce que l’on atteigne le moksha, ou la libération (littéralement « délivrance ») de ce processus. La moksha est obtenue lorsque l’on réalise que le noyau éternel de l’individu (atman) et la réalité absolue (brahman) ne font qu’un. Nous sommes ainsi essentiellement divins. Nous pouvons échapper au processus de la mort et de la renaissance (samsara) et rester au Nirvana, lieu de cessation de toute souffrance.

Dans les doctrines du karma, particulièrement dans le bouddhisme, le chemin pour atteindre le nirvana n’est pas quantifiable en un nombre exact de vies ou d’actes. Atteindre le nirvana dépend de la purification de l’esprit et de la libération des désirs (dukha, désir, insatisfaction), des attachements, et de l’ignorance, qui sont les causes de la souffrance. Il faudra pour y arriver suivre un chemin de spiritualité et de purification.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Roue_de_l%27existence_karmique

Et Orphée dans tout ça?

La tradition orphique bien que défendant des thèses très similaires, n’aurait pas ou peu de liens, que ce soit avec l’Égypte ancienne ou l’Inde du Karma. Dans l’état actuel des ressources, elle leur serait même presque antérieure, plus complètement achevée bien avant l’avènement d’un bouddhisme complet en Asie. Il y a dans la tradition orphique quelque chose de proprement grec.

Nous en oublierions presque de parler d’Orphée lui-même et de son célèbre talent, qui raisonne pourtant également tout au long du dialogue. Les mythes orphiques https://fr.wikipedia.org/wiki/Orph%C3%A9e incluent une autre partie du mythe d’Orphée, bien plus connue, une partie que l’on pourrait qualifier de grand public ou exotérique (public), par opposition à l’ésotérique (caché, secret) et à laquelle le dialogue fait aussi implicitement référence.

Orphée est en effet connu pour la beauté de son chant et pour avoir tenté de ramener son amoureuse, Eurydice ( eurys: large, grand / dice de diké : justice – celui qui rend une justice généreuse, large – on est presque tenté de dire juste, mais un peu démesurément juste), des enfers.

Orphée parmi les animaux – Sébastien Vrancx – XVIème siècle

Orphée musicien, fils du roi Oeagre et de la muse Calliope, muse de la poésie épique, reste sous le patronage d’Apollon. C’est le dieu qui lui offre sa célèbre lyre, à laquelle Orphée ajoute deux cordes, passant ainsi de 7 à 9. Il était si doué qu’il arrivait à charmer les bêtes sauvages et même les êtres inanimés, comme les statues. Juste après leur mariage, son épouse Eurydice est mordue par un serpent et meurt. Inconsolable, Orphée va la chercher aux enfers. Il charme Cerbère par son chant et est l’un des rares mortels à entrer vivant aux enfers. Il obtient le droit de ramener son épouse, à condition de ne pas se retourner jusqu’à la sortie complète des enfers. N’entendant plus les pas de sa bien-aimée, Orphée se retourne et la perd à jamais. Ses morts mythiques sont tous des châtiments divins. Pour Pausanias, il fut tué par Zeus pour avoir révélé des secrets aux hommes. Ou alors, les bacchantes, servantes de Dionysos ,l’auraient déchiqueté pour être resté fidèle à Eurydice. Selon Strabon, plus prosaïquement, il serait mort lynché dans une révolte.

Cette triple mort nous rappelle les trois axes du développement de sa légende. La première est apollonienne, et nous ramène à Socrate. La seconde est dionysiaque, et nous ramène au discours de Lysias. Et la troisième est historique. L’Orphée poète sert dans le dialogue à rappeler en contre-point la puissance de l’art des sophistes, comme de celui des poètes. Ils parviennent à nous émouvoir, nous mettre en mouvement, comme les animaux suivent Orphée, que leur discours ait ou non du sens. Ils parlent, peut-on extrapoler, au cheval noir de l’âme, tout en charmant également le cocher et le cheval blanc, de sorte que toute l’âme les suit. Elle est presque détournée de la conduite de son cocher. La beauté fait délirer la raison elle-même.

On peut penser qu’il y a un bon Orphée, celui de l’orphisme et de la révélation des mystères de l’âme immortelle, certes châtié par Zeus pour son hybris, mais aussi, du point de vue de l’homme, comparable à Prométhée ayant offert le feu à l’humanité. Puis d’un autre côté, l’Orphée charmeur, l’Orphée musicien capable de faire mouvoir les animaux et les statues, dont le chant surpasse celui-là même des sirènes dont il protège ses compagnons argaunautes. Poussant un tout petit peu plus loin, nous pouvons simplement considérer qu’il est la synthèse des deux, de la vision des vérités, et du chant le plus parfait. Il serait ainsi le dieu des philosophes, des dialecticiens, d’Isocrate, ce rhéteur philosophe pris comme modèle à la fin du dialogue, et ainsi également de Platon, qui allie dans ces dialogues l’inspiration du poète et l’intelligence du dialecticien. Le patronage d’Orphée, sous lequel se plaçait aussi Pythagore, à l’avantage de rester religieux, tout en sortant de l’influence directe d’Apollon, dont on voit qu’elle finit la plupart du temps par une mort violente et pas toujours très juste. Il marque peut-être également le tournant de la seconde partie de l’œuvre de Platon, avec une argumentation, notamment dans ce dialogue, bien plus proche des textes d’Aristote que du Socrate de la première période.

Platon enfin, pourrait également essayer de redorer la blason de la philosophie en l’inscrivant dans une autre branche de la foisonnante tradition religieuse grecque, pour tenter de convaincre de nouveaux adeptes, d’essayer à nouveau de détourner une partie du public de la rhétorique des sophistes qui fait tant de mal à la politique comme à la pensée, et de ramener à la raison ceux qui ont péchés contre l’orphisme.

La vérité, la réalité, les idées – aléthéia

Sur ces réalités qui existent au-delà des cieux eux-mêmes, nous n’en saurons pas tellement plus. Aléthéia, signifie en dehors de l’oubli, le lethos. Un sens plus large correspond aux réalités, aux Idées immortelles, ou encore aux réalités de l’au-delà. D’où viennent-elles ? Que font-elles là-bas ? Comment sont-elles encore supérieures à tous les dieux, qui font eux-mêmes procession pour aller les contempler ? Combien sont-elles, en dehors de la beauté et de la justice ? Nous apprenons simplement que la beauté est la plus brillante, et que la justice, au contraire, ne brille pas du tout, ce qui en rend son ressouvenir bien compliqué quand nous sommes incarnés. Hegel, très certainement pour commenter ce dialogue, dira que « la beauté est l’éclat de la vérité », éclat servant ici de traduction à Phèdre.

Une fois de plus, tout ce dispositif des Idées, assez complexe dirait un moderne féru de rasoir d’Ockham, de synthèse et d’économie, semble uniquement là pour expliquer pourquoi et comment nous avons les idées de beau, bon, bien, et ainsi expliquer comment nous pouvons tomber amoureux, ce qui est une forme de délire, et avoir des réflexions mettant en jeu les idées. C’est la méthode socratique à son acmé.

L’idée de beauté semble se limiter à sa brillance, à son éclat. On trouve là l’un des deux sens du mot idées en grec, celui de forme. L’autre sens, est celui de concept, qui sera traduit littéralement par Idée. La beauté est plus une forme, s’adressant à la sensibilité et à la vue, qu’une idée conceptuelle, qui relèvera plus du ressouvenir intellectuel. Il y aurait donc deux types d’Idées, ou deux accès aux Idées. L’un serait accessible par la forme, comme la Beauté, l’autre par l’intellect, comme le bien, ou la justice. Cela expliquerait pourquoi Heidegger parle du dévoilement comme méthode d’accès à la vérité, et le proposerait comme traduction d’Alétheia, alors que le terme renvoie pourtant strictement au ressouvenir, à la réminiscence, comme dans le Ménon. Il reste étrange cependant que le modèle des Idées soit le beau, qui contrairement à toutes les autres idées est principalement, voir uniquement sensible, présent dans la nature et les corps, alors que les autres Idées, comme celle d’égalité, sont uniquement intellectuelles.

La dialectique, l’art oratoire et la rhétorique

La lutte contre les ravages du mensonge rhétorique est une mission constante que s’assignent Platon et Socrate. Sur ce point, le rapport à la beauté est un enjeu aussi important qu’ambigu. Pour Socrate, le poète doit savoir ce dont il parle. L’utilisation des outils de la rhétorique doit servir la vérité, sans quoi le poète, comme le rhéteur ou le sophiste, ne sont que des menteurs.

Ce qui est déconcertant ici, symbolisé par la figure d’Orphée, est l’efficacité d’une certaine forme de beauté, déconnectée même de la vérité. Le dialogue ne tranche pas complètement cette question. D’un côté, le délire est un lien sacré à la divinité. De l’autre, le seul attrait des corps est comparable à la laideur du discours de Lysias. Et pourtant…même l’amour délirant reste ici un amour du corps, dont la beauté nous entraîne. Il ne s’agit pas de l’amour platonique de l’âme que l’on peut trouver dans le premier Alcibiade. Les discours des sophistes charment réellement leurs auditeurs, tout comme la lyre d’Orphée charme les animaux qui le suivent. La beauté est sacrée, mais reste à double tranchant.

La beauté, l’amour – enfin!

Le plus étonnant dans tout cela, c’est l’absence de définition de la beauté, et même de l’amour. Socrate considère sans doute qu’ils ont suffisamment été définis dans le Banquet. La question est ici de savoir s’il vaut mieux suivre celui qui ne nous aime pas, ou qui a simplement pour nous une certaine concupiscence, ou celui qui nous aime réellement.

Petite digression sur la pédérastie dans la Grèce antique

Il faut rappeler ici l’importance des relations homosexuelles dans la Grèce antique, et notamment la pratique des mignons qui consistait pour les jeunes hommes et les hommes murs à échanger certaines faveurs contre une aide ou une reconnaissance sociale. Platon, et sans doute Socrate, n’hésitent pas à dénoncer la violence de l’organisation sociale. Dans le Ménon, Socrate montre que la connaissance rationnelle est universelle. Même l’esclave a accès aux mathématiques. Dans la République, Platon instaure une égalité stricte entre les gardiens, égalité homme, femme, propriété commune des biens et éducation en commun des enfants. Derrière les thèses présentées dans le Phédon, comme dans celle présentée dans le Banquet, et face à la difficulté de conclure, il faut lire une critique des relations sociales humaines et homosexuelles. Au modèle de l’attouchement ou de l’échange des faveurs, Socrate oppose celui de l’accouchement, de la révélation philosophique.

Nous retrouvons un peu le même dispositif dans la fameuse thèse de Socrate sur la justice, à savoir qu’il « mieux vaut subir l’injustice que la commettre ». Pourquoi ne pas se contenter en effet d’une définition de la Justice, qui viendra d’ailleurs bien plus tard dans La République comme capacité à rendre à chacun selon le sien (définition qui sera largement critiquée). Mais le but de Platon est toujours politique. Poser philosophiquement la justice ne suffit pas, il faut faire régner la justice parmi les hommes. Le thème philosophique est plongé dans la réalité des rapports humains, et principalement sous la figure des rapports de domination. Politique, rhétorique, rapports amoureux, on aurait tort de croire que rien n’échappe à l’œil du philosophe. Socrate paiera ses attaques au prix fort, notamment dans l’accusation de corruption de la jeunesse, où il n’est pas interdit de voir une conséquence de son refus de ce type de rapport. Alcibiade, qui était supposément son mignon, le confirmera: Socrate ne l’a jamais touché, il n’aime finalement que la philosophie.

Retour au dialogue:

Le dialogue défend d’abord la thèse : il faut suivre celui qui ne nous aime pas. Il a la tête froide, s’occupera de l’intérêt des amants, ne fera pas de drame lors d’une éventuelle rupture. Cela permet aussi de multiplier les conquêtes. Puis il passe au discours de Socrate, qui est supposé dire la même chose, mais qui en est bien plutôt une réfutation. Dès le départ, Socrate nous dit que ce discours est celui d’un suppôt de Dyonisos, un libertin dirions-nous aujourd’hui, qui ne fait que chercher le plaisir du corps. Il est même pour Socrate tout à fait impossible de désirer sans aimer, et prétendre l’inverse n’est qu’une ruse de l’amour timide. S’il existait, un tel amant réduirait l’aimé à l’état de chose destiné à son bon plaisir. Ce serait vraiment pire que tout. Pointe derrière la critique de Socrate, l’idée qu’il ne faut pas céder aux plaisirs du corps, qui nourrissent le cheval noir et nous font perdre ce qu’il y a de meilleur dans notre humanité.

Vient enfin la thèse inverse, il faut suivre celui qui nous aime. C’est un fou qui participe par son délire à la divinité de la Beauté et qui, suivant ce guide, peut mener à la plus belle des relations. Nous avons là l’un des plans types d’une argumentation de dissertation, thèse, négation de la thèse, qui n’est pas encore l’antithèse, qui constitue elle-même la troisième partie. La leçon de logique est toujours là et nous donne, en plus des critères esthétiques du beau, les critères intellectuels permettant de juger le contenu intellectuel d’un discours.

Le délire et l’amour

L’amour, qu’il soit physique, éros, ou phylia, fait partie des désirs qui rapprochent les hommes. Dans l’Alcibiade, Socrate défendait l’idée selon laquelle nous nous voyons mieux dans les yeux d’autres. L’intersubjectivité et le dialogue sont essentiels pour la poursuite de la vérité et la connaissance de soi. Dans le Phèdre, la question du lien à l’autre est médiatisée par celle de la beauté. La beauté nous rapproche, mais pas uniquement parce que nous sommes des corps désirant le corps de l’autre. Le désir vient également de l’âme, qui à travers la beauté du corps, se ressouvient de la contemplation de l’Idée de beau. Le dialogue n’est pas très clair sur ce point, mais le désir peut aussi être considéré comme intellectuel, désir de l’âme intellective, le noùs, prise de délire elle-même également, ou emportée par le délire de ses autres parties.

C’est encore une fois par le rapport à l’autre que nous accédons aux idées, même si cette fois, c’est sur le mode du délire. C’est ainsi également que le Phèdre complète le Banquet, qui cherchait également à comprendre les modalités du rapport à autrui dans la relation amoureuse.

Les différentes formes de délire recensées par Platon ont toutes en commun de nous unir aux dieux et d’unir également la société aux dieux. La divination renvoie à la pratique religieuse ritualisée dans la Cité. La référence à Dyonisis rappelle les fêtes et les beuveries qui rapprochent les hommes. La poésie nous renvoie à Homère, le socle de la culture grecque, et aux cycles des tragédiens d’Eshyle, Sophocle et Euripide. La religion, les mythes qui soutiennent la culture littéraire sont les références communes qui cimentent l’âme grecque. Le délire amoureux est le premier fondateur des couples. L’autre critère commun aux différentes formes de délire est d’être, justement, des délires. Ils nous sortent de nous-mêmes, dans une grande crise de dépersonnalisation. Loin de notre être quotidien, de nos passions, de nos préoccupations matérielles, nous sommes ouverts à la transcendance, à l’autre divin ou humain. Ils jouent un rôle très important, religieux, bien sûr, mais aussi pour la construction de cet espace de réflexion philosophique que cherche en permanence Platon, entre la conscience pratique de tous les jours et l’intelligence ayant accès aux Idées.

A cette liste des délires, il faudrait ainsi ajouter le délire philosophique, cette torpeur, ce flottement dans lequel Socrate plonge ses interlocuteurs quand ils découvrent qu’ils ne savent pas de quoi il parle. Plus profondément ou radialement encore, il faut, suggère Platon, créer un lien solide entre les hommes. Il ne s’agit pas seulement de boire ensemble, d’utiliser les corps les uns des autres, de suivre la première musique un peu charmante et à la mode, ou de se laisser entraîner par les artifices mensongers des sophistes. Il faut dépasser l’attrait pour les simulacres d’ici-bas de notre cheval noir et conduire autant que possible notre désir vers la beauté du monde intellectuel des idées. Nous pourrons ainsi aimer les âmes, les belles œuvres, les dieux et bien sûr, thème au combien cher à Platon, vivre ensemble dans une concorde fondée en raison dans la plus belle Cité possible.

La beauté

Sur la beauté elle-même, nous resterons un peu sur notre faim. La question du rapport entre la beauté des corps et celle de l’âme traverse les dialogues, mais reste en grande partie une énigme, voire vraiment un problème. Socrate cherche la compagnie des beaux jeunes gens, pour les former à la philosophie. Mais la beauté du corps n’est pas un critère de celle de l’âme. Alcibiade est le plus beau d’entre tous, ce qui ne l’empêche pas, bien au contraire, d’être parmi les plus corrompus. Sa beauté le rend arrogant et il se comporte en tyran avec ses amants, ressemblant en cela à un disciple de Lysias. Théétète, au contraire, ce jeune mathématicien, ressemble physiquement à Socrate. Sa beauté est comme celle de Socrate, celle du Silène. Elle est à l’intérieur. C’est la beauté de l’âme. On se rappelle que c’est Alcibiade, dans le Banquet, qui qualifie Socrate de Silène ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Sil%C3%A8ne_(mythologie): le silène est le père adoptif et précepteur de Dyonisos. Il est laid )

Alcibiade : » je déclare qu’il est tout pareil à ces silènes qu’on voit exposés dans les ateliers des sculpteurs, et que les artistes représentent un pipeau ou une flûte à la main ; si on les ouvre en deux, on voit qu’ils contiennent, à l’intérieur, des statues de dieux. »

Antoine Van Dyck, Silène ivre soutenu par un faune et une bacchante (vers 1620), Londres, National Gallery

Malgré le privilège qui lui est donné ici d’être la plus brillante et la plus reconnaissable des Idées, notamment lorsqu’elle se manifeste dans les corps, la beauté conserve un statut ambigu. C’est elle aussi qui nous attache à la poursuite des corps et à la recherche du plaisir superficiel du sexe sans attachement. La seule définition de la beauté qui soit réellement donnée est celle du beau discours qui doit respecter les belles proportions du corps, ou d’un organisme. Avoir un début, des parties reliées entre elles et une fin, une conclusion. Le reste des définitions tourne sur l’effet que la beauté a sur les différentes parties de l’âme. C’est elle aussi qui nous trouble et nous fait suivre les discours mensongers des sophistes, tant que nous ne sommes pas capables de les passer au crible du raisonnement dialectique. La beauté doit rester un moment d’ouverture, d’arrachement à soi-même, mais elle ne saurait aucunement suffire à conduire le philosophe vers la vérité. Il ne faut jamais s’y arrêter, et au contraire chercher la leçon de vérité qu’elle nous présente. Dans le Banquet la beauté (to kalon) était le symbole du bien (agathon). Ici, la méfiance est plus forte. Elle est une entrée vers le monde des Idées, mais il ne faut surtout pas rester à la porte. Il faut au contraire mettre en scène toutes les vérités ensemble, le beau et le vrai, dans un discours adéquat.

La beauté, finalement, n’est-ce pas cet éclat, cette brillance, cette lumière qui illumine ce qui est beau et nous transporte vers un autre monde? L’éclat qui transparaît dans un regard charmeur, le brillant du diamant, le chaud reflet de l’or et des autres métaux utilisés dans la fabrication des bijoux, c’est une lumière particulière qui parcourt et traverse et finalement donne la vie. Phèdre, l’éclat, est la définition de la beauté, cet élément en plus qui se loge au milieu des caractéristiques objectives de la belle organisation. La beauté est l’éclat de la lumière, du soleil, d’Apollon, traversant l’être. Elle nous transporte vers un monde d’éternité, le monde des idées, mais aussi le monde de la continuation de la vie à travers la procréation. C’est de l’au-delà traversant l’ici-bas et nous appelant vers lui en reliant les deux modalités de l’être. Ainsi la beauté relie les deux mondes platoniciens et nous attache aux deux. L’amour intellectuel des Idées, éclairées dans l’esprit par la lumière naturelle, comme le dira Descartes. L’amour physique, éros, est un délire du désir, excité par la beauté et qui précipite le corps dans l’union avec le beau. Tout en étant le plus charnel des désirs, il a pourtant une destination métaphysique profonde. La beauté et l’éros qu’elle déclenche, nous relie dans une chaîne de vie qui mime l’éternité à travers la succession des générations. Lorsque nous tombons amoureux, ce n’est pas du corps de l’être aimé, mais de l’idée du beau elle-même. Derrière le désir humain et charnel, et vrai désir est celui de l’union de l’âme à l’Idée. Il en est peut-être de même de toutes les désirs et de toutes les idées. L’idée du beau n’est pas vraiment définie, ni définissable. Elle est elle-même le beau en soi. Elle est brillance, de sorte que nous la percevons directement par les sens et la vivons dans l’émotion de l’amour. Pensons-y lorsque nous aurons à nouveau des désirs inavouables. Pensons qu’au-delà du corps et de la puissance du désir apparemment charnel, nous désirons en fait nous unir à l’idée-même de la beauté. Méditons sur ce désir et cette idée, à la manière des sages hindous nous invitant à maîtriser la puissance des chakras inférieurs pour en faire monter l’énergie jusqu’au sommet du crâne. Le désir sexuel peut ainsi être sublimé, transformé du désir du corps, au désir du beau lui-même et enfin, dans le désir d’infini et d’éternité auqu’il nous permet d’accéder. Ce n’est peut-être pas uniquement l’esprit, le noùs, qui doit sortir de la grotte pour contempler le ciel des Idées. Le désir également peut cesser de s’attacher aux reflets éclairés par l’arrière qui se meuvent sur les parois de la grotte, et trouver, contempler ce qu’il désire réellement. Les objets individuels et parcellaires de la réalité ne pourront jamais satisfaire un désir par nature infini. Mais par le truchement de la beauté, nous pouvons lier notre désir à ce à quoi il aspire réellement, la beauté elle-même, indéfinissable, brillante, splendide au firmament.

Voûte céleste au dessus du Piton des Neiges – Pour Platon et Aristote, le monde céleste, au-dessus de la Lune, était proprement divin, habité par les planètes immortelles et toujours en mouvement

Un dernier mot sur l’âme – comparaison avec La République

Dans La République (livre 4), Platon présente une autre description de l’âme, une partition en trois, Logistikon, la raison, Thumos, les passions, et Epithumia, le désir. Une première lecture, cherchant et sans doute forçant une cohérence qui n’existe pas entre les dialogues, voudrait que le cocher soit le Logistikon, le cheval noir le désir et le cheval blanc le Thumos. Mais cette distinction ne tient pas. Le Cheval blanc est bien plus la raison, le cheval noir le Thumos, que l’on pourrait qualifier d’Ego, d’attachement souffrant à la réalité, comme dans l’hindouisme. Le désir ne serait pas présent en tant que partie séparée dans le Phèdre, et peut être compris comme le désir naturellement nécessaire que l’on retrouvera chez Epicure. Le désir n’est pas en lui-même excessif et turbulent. C ‘est la soif, l’excès et le défaut qui s’attachent au désir qui le font dérailler.

L’âme du Phèdre ressemble bien plus à l’âme de l’hindouhisme. Une partie, celle qui est universelle, est tournée vers le haut, vers le ciel (Ouranos, ou Apollon) vers la beauté de la création, vers l’univers auquel elle appartient. Une autre partie, celle de l’ego, est tournée vers la terre (Gaya), et la force de son désir, la souffrance qui est la marque de la vie sur terre, la rend folle. Le cocher est bien l’âme humaine, notre conscience, devant tous les jours faire cohabiter tant bien que mal ces deux tendances, ces deux mouvements contradictoires au sein de nous.

Annexe

Idea, eidos – idée ou forme?

Le mot grec ἰδέα (idéa), comme son quasi-synonyme εἶδος (eîdos), a en effet été traduit tantôt par idée, tantôt par forme. Or ce choix n’est pas neutre : il oriente notre compréhension de Platon, de Socrate et d’Aristote.

Le sens originel de idéa et eîdos

Dans le grec classique :

  • idéa vient de la racine idein (voir, contempler).
  • eîdos vient de eidon (voir également, “ce qui se voit”).

Les deux signifient d’abord l’aspect visible, la forme apparente d’une chose, ce par quoi elle se montre à la vue. Chez Homère, idéa désigne la “beauté” ou la “prestance visible” d’un héros.
Avant toute philosophie, idéa veut donc dire forme perçue, non pas “idée mentale”.

Le tournant socratico-platonicien1. Chez Socrate (dans les dialogues dits “socratiques” de Platon)

Socrate cherche le ce que c’est (τὸ τί ἐστι) de chaque chose. Qu’est-ce que le courage ? Qu’est-ce que la justice ? etc.

Il recherche la définition universelle, ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est. Ce “ce qu’elle est” est désigné par eîdos ou idéa.

Chez le Socrate de Platon, idéa signifie la forme intelligible du juste, du beau, du bien, ce qui rend possible de reconnaître les cas particuliers comme justes, beaux, bons, etc. C’est déjà une généralisation, mais pas encore une métaphysique séparée.

Chez Platon : idéa comme réalité intelligible

Platon radicalise cette intuition :
Les ideai (ou eidè) ne sont pas seulement des concepts dans l’esprit, mais des réalités en soi, éternelles et intelligibles, dont les choses sensibles participent.

  • La forme du Beau (ἰδέα τοῦ καλοῦ) est ce qui fait que toutes les belles choses sont belles.
  • La forme du Juste est ce qui fait que les actions justes sont justes.
Si on traduit idéa par idée

On insiste sur le côté intellectuel, conceptuel, comme si les Idées platoniciennes étaient des représentations mentales. Mais c’est trompeur : pour Platon, elles sont réelles, transcendantes, non mentales.

C’est cette traduction (idée) qui a conduit, par exemple chez Descartes ou Kant, à subjectiviser le platonisme : l’Idée devient une forme de pensée, et non plus un être.

Si on traduit idéa par forme

On rend mieux la signification grecque : ce qui donne la structure, la configuration d’une chose.
Et surtout, on anticipe la lecture d’Aristote, pour qui l’εἶδος est la forme immanente de la substance.

Mais : traduire par “forme” risque aussi de gommer la dimension transcendante de la idéa platonicienne (au-dessus du monde sensible).

Chez Aristote : eîdos comme forme immanente

Aristote reprend le vocabulaire platonicien, mais en renverse le sens.

  • Pour lui, eîdos (forme) n’est plus un être séparé.
  • C’est ce qui donne l’unité et l’essence à la substance sensible (ousia).
  • La forme est dans la chose (immanente), non séparée comme chez Platon.

→ Ici, la traduction par forme est clairement préférable, car le mot “idée” évoquerait à tort une entité détachée de la réalité concrète.

Enjeux philosophiques du choix de traduction

Choix de traductionAvantageRisqueInterprétation dominante
IdéeRend la filiation avec la tradition de la pensée et la métaphysique des idéesFait croire à une entité mentale ou psychologiqueKant, néo-platonisme subjectif
FormeRend la signification grecque et le rôle structurant de l’intelligiblePeut effacer la transcendance des Formes platoniciennesTraduction d’Aristote, lectures réalistes

Synthèse

  • Chez Platon, idéa ou eîdos = forme intelligible transcendante → “forme” rend mieux le grec, mais “idée” garde le poids historique de la traduction platonicienne latine (Cicéron, puis saint Augustin).
  • Chez Aristote, eîdos = forme immanente, principe d’organisation de la substance → seule la traduction “forme” convient.
  • Chez Socrate (tel que le présente Platon), idéa désigne l’essence universelle, à la fois objet de la définition et principe d’unité du discours rationnel.

Conclusion

Traduire idéa par “idée”, c’est insister sur la pensée ;
traduire par “forme”, c’est insister sur l’être.

Or toute l’histoire de la philosophie occidentale oscille entre ces deux compréhensions :

  • Le platonisme de l’idée, qui transcende le monde sensible,
  • L’aristotélisme de la forme, qui l’habite et le structure.

Eidos ou Horao?

En effet, le vocabulaire grec de l’“idée” (ἰδέα) et de la “forme” (εἶδος) est bien enraciné dans le champ sémantique de la vision (voir, apparaître), mais il est vrai que le verbe principal “voir” est ὁράω (horaô), et non idein.
Le lien entre ces racines n’est pas immédiat, mais il est réel et ancien.

Voyons cela pas à pas.

Les racines grecques de ἰδέα et εἶδος

Les deux termes viennent d’une racine indo-européenne commune, weid- (ou wid-), qui signifie “voir” ou “savoir”.
C’est la même racine que l’on retrouve dans :

  • le latin video (je vois) → vision, visuel, idée (en français indirectement) ;
  • le sanskrit veda (connaissance, savoir sacré) ;
  • l’allemand wissen, l’anglais wise, wit (savoir).

Donc voir et savoir ont la même racine originelle : voir, c’est connaître.

Le verbe grec et ses formes

En grec, la racine weid- a donné le verbe irrégulier οἶδα (oîda), qui signifie non pas “je vois”, mais “je sais”.

Ce verbe est en fait un parfait à sens présent de idein (ἰδεῖν), qui signifie “voir” (au sens de “avoir vu”).
Autrement dit : οἶδα = “j’ai vu” → sens devenu “je sais”.

→ donc :

  • idein = voir (aoriste de horan / ὁράω)
  • eîdos = ce qui est vu, l’aspect visible
  • idéa = apparence, forme, figure, ce qu’on aperçoit

Ainsi, les mots idéa et eîdos viennent directement du verbe “voir”, même s’ils n’emploient pas la forme horaô (qui est un autre verbe de même champ sémantique).

Les deux verbes “voir” en grec : ὁράω et ἰδεῖν

  • ὁράω (horaô) est le verbe usuel : “voir, regarder, apercevoir”.
  • ἰδεῖν (idein) est son aoriste second, c’est-à-dire une forme de ce même verbe à un autre temps (passé ponctuel).

ὁράω → εἶδον (aoriste) → ἰδεῖν (infinitif) → ἰδέα, εἶδος

C’est donc grammaticalement et étymologiquement correct de dire que idéa et eîdos viennent de horaô : ils en dérivent à travers sa forme d’aoriste.

Sens premier : “ce qui se voit”

D’où le sens premier de ces mots :

  • eîdos = “aspect visible, apparence, forme perçue par la vue” ;
  • idéa = “apparence”, “figure”, “allure”, puis “forme intelligible”.

Chez Homère ou Hésiode : ἰδέα γυναικός = “la beauté”, “la prestance d’une femme” (aspect visible).

Platon reprend ce mot en lui donnant un sens intellectuel : ce n’est plus ce que les yeux voient, mais ce que l’esprit voit — l’intuition de l’intelligible.

Le glissement du visible à l’intelligible

Ce passage de la vision sensible à la vision intellectuelle est au cœur du platonisme : “Le Bien est au monde intelligible ce que le Soleil est au monde visible” (République, VI, 508b).

→ L’idéa est toujours ce qui se voit, mais par les yeux de l’âme (νοητικὴ ὄψις).

Ainsi, la continuité du vocabulaire de la vision exprime chez Platon l’analogie entre voir et connaître :

  • Voir (ὁρᾶν) = perception sensible.
  • Comprendre (νοεῖν) = “voir” avec l’esprit.
  • L’idéa = ce que cette vision intellectuelle contemple.

Conclusion

Vous avez donc tout à fait raison :

  • ἰδέα et εἶδος viennent bien du champ sémantique de ὁράω (“voir”).
  • Plus précisément, ils viennent de son aoriste εἶδον / ἰδεῖν, d’où leur sens de “forme vue”.
  • Et c’est de là que Platon a pu faire de l’idéa l’objet d’une vision intelligible.

En somme : Ce que l’œil du corps voit est eîdos sensible ; ce que l’œil de l’âme voit est idéa intelligible.

Sapho – Ode à Aphrodite

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ode_%C3%A0_Aphrodite

Toi dont le trône étincelle, ô immortelle Aphrodite, fille de Zeus, ourdisseuse de trames, je t’implore : ne laisse pas, ô souveraine, dégoûts ou chagrins affliger mon âme,

Mais viens ici, si jamais autrefois entendant de loin ma voix, tu m’as écoutée, quand, quittant la demeure dorée de ton père tu venais, Après avoir attelé ton char,

de beaux passereaux rapides t’entraînaient autour de la terre sombre, secouant leurs ailes serrées et du haut du ciel tirant droit à travers l’éther.

Vite ils étaient là. Et toi, bienheureuse, éclairant d’un sourire ton immortel visage, tu demandais, quelle était cette nouvelle souffrance, pourquoi de nouveau j’avais crié vers toi,

Quel désir ardent travaillait mon cœur insensé : « Quelle est donc celle que, de nouveau, tu supplies la Persuasive d’amener vers ton amour ? qui, ma Sappho, t’a fait injure ?

Parle : si elle te fuit, bientôt elle courra après toi ; si elle refuse tes présents, elle t’en offrira elle-même ; si elle ne t’aime pas, elle t’aimera bientôt, qu’elle le veuille ou non. »

Cette fois encore, viens à moi, délivre moi de mes âpres soucis, tout ce que désire mon âme exauce-le, et sois toi-même mon soutien dans le combat.

L’orphisme – complèment

Nous connaissons désormais assez bien les doctrines de l’orphisme, cette branche du polythéisme grec dont les ressemblances avec le socratisme sont plus que troublantes. L’orphisme s’est sûrement développé à partir du mythe qui est arrivé jusqu’à nous d’un Orphé ayant eu la permission de descendre aux enfers pour retrouver son amour Eurydice. Sur cette base, il est devenu une sorte de passeur entre le monde réel et le monde de l’au-delà. La doctrine de l’orphisme comprend l’immortalité de l’âme, son passage en enfer et le choix donné à l’âme de boire à l’un des deux fleuves: Le Léthé (Λήθη), la source/voie de l’Oubli ou La Mnémosynè (Μνημοσύνη), la source de la Mémoire. Vérité chez Platon se dit aléthéié, annulation de l’oubli, et la doctrine des Idées comprend celle du ressouvenir.

En fait les points communs sont si troublants qu’il est possible que l’accusation d’impiété dont est victime Socrate lors de son procès puisse tout à fait attaquer son orphisme. Les images utilisées par Platon, les fameux mythes, renverraient aussi aux rites initiatiques des différentes branches de religion à mystères et initiations pratiquées dans la continuation des traditions égyptiennes. Les images de ces rites sont des allégories de leurs conceptions cosmiques et représentent la plupart du temps la palingénésie, la transmigration des âmes à travers leurs différentes vies et le ou les chemins permettant d’échapper à la réincarnation. (La ressemblance avec les Védas, même si aucune preuve de communication réelle n’a jamais été trouvée, est également patent ).

La doctrine orphique a perduré après Socrate, notamment chez les platoniciens. L’existence d’un démiurge créant le monde, comme le grand architecte du Timée,e pourrait ainsi être un ajout postérieur à l’orphisme sur la base du platonisme et non l’inverse.

Voici une présentation précise, strictement fondée sur les sources disponibles, sans extrapolations spéculatives, en distinguant clairement ce que nous savons avec certitude de ce qui relève d’hypothèses savantes.

1. Qu’est-ce que l’orphisme ?

Le terme « orphisme » désigne, dans les études modernes, un ensemble de croyances, pratiques rituelles et textes religieux grecs qui se réclament de la figure d’Orphée, personnage mythique présenté comme poète, fondateur de rites et possesseur d’un savoir religieux particulier.

⚠️ Important :
Il n’existe aucune doctrine unifiée ni Église orphique dans l’Antiquité. Les Anciens ne parlent pas d’« orphisme » comme d’un système cohérent. Le terme est une catégorie historiographique moderne (XIXᵉ-XXᵉ siècles).

Points constants dans les sources orphiques :

Ce que l’on peut attester positivement :

  • l’existence de textes en vers attribués à Orphée, utilisés dans des contextes rituels ;
  • un discours religieux sur :
    • la purification (katharmoi),
    • le salut dans l’au-delà,
    • la transmigration de l’âme (métempsycose) ;
  • des rites d’initiation (teletai) ou de purification (katharmoi) associés à des spécialistes religieux appelés orphikoi ou oi peri ton Orphéa.

Caractéristiques doctrinales (dans la mesure où les sources les attestent explicitement) :

  • Une cosmogonie spécifique (transmise dans certains fragments : création du monde à partir de Phanès/Protogonos).
  • L’idée que l’homme possède une âme d’origine divine mais souillée, notamment dans la tradition dite du mythe des Titans (mais ce mythe ne se trouve explicitement que chez Proclus et des sources tardives — prudence nécessaire).
  • La possibilité de libérer l’âme par rites, vie rituelle et connaissances (gnosis).

Ce que l’on ne peut pas affirmer :

  • qu’il existait une organisation centralisée ;
  • qu’il y avait une doctrine unique et stable à toutes les époques ;
  • qu’Orphée est l’auteur historique des textes.

Les spécialistes parlent plutôt d’une nébuleuse de textes et pratiques religieuses, s’étendant du VIᵉ siècle av. J.-C. à la période impériale.

2. Quelles sont les sources ?

Les sources orphiques relèvent de trois catégories :

  1. textes orphiques conservés ;
  2. fragments orphiques cités par des auteurs anciens ;
  3. témoignages sur des rites, doctrines ou groupes « orphiques ».

2.1. Textes orphiques conservés

a) Hymnes orphiques
  • Recueil tardif (IIᵉ–IIIᵉ siècle ap. J.-C.), provenant probablement d’un milieu cultuel en Asie Mineure (Pergame ?).
  • Prières rituelles adressées à diverses divinités.
    → Source majeure mais très tardive.
b) Argonautiques orphiques
  • Poème épique tardif (IVᵉ–Vᵉ siècle ap. J.-C.), mettant Orphée en narrateur.
  • Contient une cosmogonie orphique abrégée.
c) Papyrus de Derveni (vers 330 av. J.-C.)
  • Le plus ancien texte orphique conservé.
  • Commentaire d’un poème attribué à Orphée.
  • Source fondamentale pour comprendre la pensée rituelle et théogonique orphique.
d) Lamelles d’or funéraires dites « orphiques » (VIᵉ–IIIᵉ siècle av. J.-C.)
  • Trouvées en Grèce, Italie du Sud, Crète, Macédoine.
  • Inscrits avec des formules d’identification dans l’au-delà (« Je suis fils de Terre et du Ciel étoilé »).
  • Leur caractère strictement « orphique » est discuté mais leur contenu s’accorde avec des thèmes orphiques connus.

2.2. Fragments orphiques (corpus moderne)

Les fragments sont rassemblés principalement dans :

  • O. Kern, Orphicorum Fragmenta (1922) — longtemps édition de référence.
  • A. Bernabé, Poetae Epici Graeci II: Orphicorum et Orphicis similium testimonia et fragmenta (2004–2007) — édition critique la plus récente et la plus fiable.
  • T. B. L. West, The Orphic Poems (1983) pour une traduction anglaise et une synthèse.

Ces fragments proviennent d’auteurs citant des vers attribués à Orphée :

  • Platon (République, Cratyle, Lois),
  • Aristote (Fragments),
  • Euripide (Hippolyte),
  • Pindare,
  • Diodore de Sicile,
  • Plutarque,
  • Clément d’Alexandrie,
  • Porphyre,
  • Proclus,
    etc.

2.3. Témoignages anciens

Les auteurs anciens parlent de pratiques orphiques, souvent de manière critique ou ironique. Parmi les sources majeures :

Platon
  • République II, 364b–365a : vendeurs de livres orphiques et cérémonies purificatoires.
  • Cratyle 402b–c : le corps comme « tombeau » de l’âme, attribué à Orphée.
  • Phédon 69c–69e : allusions à des initiations purificatrices.
Aristote
  • Parle d’orphiques dans des fragments rapportés par d’autres auteurs.
Hérodote
  • II, 81 : rapprochement entre rites dionysiaques et orphiques (avec prudence).
Euripide
  • Allusions à Orphée comme figure religieuse (notamment dans Hippolyte 952).
Diodore de Sicile*, V*
  • Présentation des récits d’Orphée, mélangeant mythe et religion.
Auteurs néoplatoniciens (Porphyre, Proclus)
  • Citent de longues sections de théogonies orphiques, mais ce sont les sources les plus tardives, à utiliser avec prudence.

3. Synthèse (strictement fondée sur les sources)

  • L’orphisme n’est pas une religion structurée mais un ensemble disparate de textes et pratiques, attestés entre le VIᵉ siècle av. J.-C. et l’Antiquité tardive.
  • Les textes les plus anciens sont les lamelles d’or et le Papyrus de Derveni.
  • Les doctrines orphiques portent sur :
    • la naissance du cosmos,
    • la nature divine de l’âme,
    • la purification rituelle,
    • la transmigration.
  • Les sources sont fragmentaires, souvent tardives, et nécessitent une approche critique.

Voici un résumé strictement fondé sur les sources attestées, sans reconstruction globale ni harmonisation artificielle, car aucune cosmogonie orphique « unifiée » n’existe dans l’Antiquité. Nous disposons de plusieurs versions, fragmentaires, transmises par des auteurs différents et à des époques très éloignées.

Je distingue ici ce qui est explicitement attesté dans les textes (Papyrus de Derveni, fragments théogoniques, néoplatoniciens) de ce qui est hypothétique.
Le résumé ci-dessous ne contient que l’attesté.

1. Le Papyrus de Derveni (IVᵉ s. av. J.-C.) — la source la plus ancienne

Le Papyrus commente un poème attribué à Orphée. Voici ce qu’on peut affirmer :

a) Un dieu premier nommé Nuit (Nyx)

  1. La Nuit est présentée comme une divinité primordiale qui détient un pouvoir prophétique.
  2. Zeus consulte la Nuit pour connaître l’ordre du monde.

b) Zeus prend le pouvoir sur les autres dieux

  • Le poème fait allusion à une prise de pouvoir de Zeus sur Kronos et Ouranos.
  • Le commentateur allégorise ce récit comme description de l’ordre cosmique.

c) Zeus « avale » (katapiein) l’Être antérieur

  • Allusion attestée à l’ingestion par Zeus d’un dieu ou principe cosmique préexistant, pour absorber en lui l’ensemble des puissances et engendrer ensuite le monde.
  • Le papyrus ne nomme pas explicitement le dieu avalé, mais des sources plus tardives identifient ce geste à l’ingestion de Phanès (voir plus bas).

Cette ingestion est un point central du système attribué au « Poème de Derveni », mais le texte est lacunaire.

2. La Théogonie orphique reconstruite grâce aux auteurs néoplatoniciens (Proclus, Damascius)

⚠️ Ce sont des sources tardives (Ve–VIᵉ siècle ap. J.-C.) mais elles citent directement des vers orphiques. On garde uniquement ce qu’elles citent explicitement.

a) Au commencement : Chronos (le Temps)

  • Dans certains vers cités par Damascius, le premier principe est Chronos.
  • Chronos produit l’Éther et le Chaos.

b) Apparition d’un « Œuf cosmique »

  • Chronos engendre un Œuf (ou met en mouvement un Œuf) dans l’éther.
  • De cet Œuf naît un dieu à forme androgyne : Phanès (ou Protogonos).

c) Phanès / Protogonos, premier dieu manifesté

  • Décrit comme brillant, lumineux, ailé, bisexué.
  • Porte en lui toutes les puissances divines.
  • Est présenté comme le premier souverain du cosmos.

d) Transmission du pouvoir cosmique :

Les néoplatoniciens donnent une succession : Phanès → Nyx → Ouranos → Kronos → Zeus, en citant des vers.

  • La Nuit reçoit la souveraineté de Phanès.
  • Ouranos reçoit la souveraineté de la Nuit.
  • Kronos renverse Ouranos.
  • Zeus renverse Kronos.

Toutes ces étapes sont attestées textuellement.

e) Zeus avale Phanès, qui contient tout

  • Cette ingestion est clairement attestée chez Proclus et Damascius, citant des vers orphiques.
  • Zeus absorbe ainsi en lui la totalité du cosmos.
  • À partir de cette absorption, il réorganise le monde et engendre les dieux nouveaux.

3. L’ingestion de Phanès par Zeus

C’est l’un des gestes les plus assurés de la théogonie orphique tardive, car :

  • Le Papyrus de Derveni atteste l’ingestion d’un dieu par Zeus (sans nom).
  • Proclus et Damascius citent des vers indiquant que Zeus avale Phanès, contenant l’ensemble du monde.

Cette convergence est l’un des seuls points où l’on peut dire que la théogonie orphique est structurellement cohérente sur deux millénaires de tradition.

4. La création du monde par Zeus (attestation tardive)

À la suite de l’ingestion :

  • Zeus crée les éléments du cosmos, les dieux, les astres.
  • Il devient le dieu total.
  • Il engendre Dionysos (mais selon les versions, plusieurs générations de Dionysos : Zagreus étant parfois mentionné dans la tradition orphique).

⚠️ Pour Zagreus, les sources explicites sont tardives ; la prudence est nécessaire.

5. Synthèse minimaliste (strictement attestée)

Voici la structure minimale sécurisée par les sources :

  1. Un principe premier : Chronos (dans certains fragments) ou la Nuit (dans Derveni).
  2. Génération du monde primitif : Éther, Chaos, puis Œuf cosmique.
  3. Naissance de Phanès/Protogonos, dieu lumineux, premier souverain.
  4. Transmission du pouvoir : Phanès → Nuit → Ouranos → Kronos → Zeus.
  5. Zeus avale Phanès, contenant en lui la totalité du cosmos.
  6. Zeus recrée et réorganise le monde, engendre les dieux, installe un ordre définitif.

Tout cela est attesté directement par les fragments cités par :

  • le Papyrus de Derveni,
  • Proclus,
  • Damascius,
  • d’autres témoins tardifs,
    et édité de façon fiable dans l’édition Bernabé (POG II).

Aucune autre étape ne peut être affirmée sans spéculation.

Voici une présentation strictement fondée sur les sources attestées, sans extrapolations doctrinales globales (car il n’existe pas de « système » orphique unifié). La « théorie orphique de l’âme » doit être reconstruite uniquement à partir de témoignages explicites : lamelles d’or, Papyrus de Derveni, citations de textes orphiques, passages chez Platon, Aristote, auteurs néoplatoniciens, etc.

Je distingue ci-dessous ce qui est certainement attesté, ce qui est solidement probable (sur texte explicite mais tardif), et ce qui doit être tenu pour hypothétique.

1. L’âme a une origine divine (attestation sûre)

a) Lamelles d’or (VIᵉ–IIIᵉ s. av. J.-C.)

Formule récurrente d’identité de l’initié dans l’au-delà :
« Je suis fils de Terre et du Ciel étoilé » (Γῆς παῖς εἰμι καὶ Οὐρανοῦ ἀστερόεντος).

→ Cela implique une double nature :

  • corps : apparenté à la Terre,
  • âme : apparentée au Ciel, donc divine.

Certaines lamelles parlent d’un état de souillure (μίασμα) associé à la vie corporelle.

b) Proclus et Damascius (tardifs, mais ils citent des vers orphiques)

L’âme est décrite comme issue des dieux, particulièrement après la consommation de Phanès par Zeus, qui contient en lui toutes les âmes possibles.

→ Attestation tardive, mais fondée sur citations.

2. L’âme est tombée dans le corps (attestation partielle)

a) Platon, Cratyle 400c–403a

Platon attribue explicitement à « ceux qui sont autour d’Orphée » l’idée que :

  • le corps est un sῆμα (soma), c’est-à-dire une tombe de l’âme ;
  • l’âme y est enfermée pour expier une faute.

→ C’est l’attestation la plus sûre d’une doctrine de la chute de l’âme dans l’orphisme.

b) Hippolyte, Réfutation V, 7.17 (source tardive mais attestée)

Cite un passage orphique où le corps est une « prison » de l’âme.

→ Cohérent avec le témoignage platonicien.

3. L’âme subit un cycle de réincarnations (transmigration) — attestation solide

a) Platon, Phédon 69c–69e

Il fait explicitement référence aux initiations purificatrices et à des traditions religieuses (dont les orphiques) qui enseignent la palingénésie, la « naissance à nouveau ».

b) Lamelles d’or

Certaines contiennent une mise en scène où l’âme :

  • traverse un chemin,
  • rencontre gardiens, sources, choix,
  • et suit une voie déterminée selon sa connaissance rituelle.

Elles supposent un processus post mortem plus complexe qu’une unique vie terrestre.

c) Empédocle (influencé par l’orphisme, mais pas une source orphique)

Parallèle intéressant mais pas utilisable directement pour l’orphisme.

4. La purification (katharsis) comme condition de délivrance — attestation sûre

a) Platon, République 364b–365a

Les « orphiques » (au sens large : marchands de rituels) vendent des purifications permettant d’apaiser le sort de l’âme.

→ Atteste un lien étroit entre :

  • purification rituelle,
  • sort de l’âme après la mort.

b) Lamelles d’or

Certaines indiquent que l’âme, initiée, bénéficie d’un statut particulier et peut éviter les sanctions infernales grâce à son savoir rituel.

5. Le destin de l’âme initiée : libération (attestation tardive mais claire)

a) Lamelles d’or

Certaines inscriptions indiquent que l’âme, une fois passée les épreuves post mortem, peut parvenir à un état de béatitude :

  • « tu deviendras un dieu au lieu d’un mortel » (δαίμων ἀντὶ θνητοῦ).
  • L’initié rejoint les bienheureux (μακάριοι).

→ C’est l’attestation la plus sûre d’une doctrine d’élévation de l’âme vers une condition divine.

b) Proclus, Damascius

Confirment l’idée d’un retour de l’âme vers les dieux après les purifications.
Attestation tardive mais stable.

6. Le mythe des Titans et la « double origine » de l’âme humaine — attestation tardive, à manier avec prudence

Le mythe selon lequel :

  1. Les Titans tuent et démembrent Dionysos enfant (Zagreus).
  2. Zeus les foudroie.
  3. Les hommes naissent de leurs cendres.
  4. L’âme humaine est donc double :
    • titaniques par le corps,
    • dionysiaques par l’âme.

Attestation :

  • Chez Proclus, Olympiodore, et dans la tradition néoplatonicienne.
  • Aucun texte plus ancien ne l’atteste clairement.
  • Pas dans le Papyrus de Derveni.

⚠️ Donc : c’est orphique dans la tradition tardive, mais pas une doctrine ancienne universellement attestée.

7. Synthèse minimaliste : ce qu’on peut dire sans extrapoler

  1. L’âme est d’origine divine (lamelles, Proclus).
  2. Le corps est une tombe / prison de l’âme (Platon citant explicitement les orphiques).
  3. L’âme doit se purifier pour améliorer son sort post mortem (République, lamelles).
  4. La transmigration des âmes fait partie de la tradition orphique (Phédon, lamelles).
  5. L’initié, purifié, peut obtenir un sort privilégié dans l’au-delà (lamelles).
  6. Certaines traditions orphiques tardives expliquent l’humanité par un mélange titanique/dionysiaque (Proclus).

→ La théorie orphique de l’âme est donc une doctrine sotériologique :
l’âme, divine mais déchue, s’est incarnée, doit traverser des cycles, et peut être sauvée par la purification et la connaissance rituelle.

Les deux fleuves de l’Hadès, oubli et mémoire

Voici la réponse la plus stricte, fondée uniquement sur les sources attestées et datables concernant l’orphisme et les fleuves de l’oubli et de la mémoire dans l’au-delà.

La doctrine orphique atteste explicitement deux sources ou fleuves dans l’Hadès, liés à l’oubli et à la mémoire

Ce motif est parfaitement attesté dans les lamelles orphiques (ou lamelles d’or), petits feuillets funéraires retrouvés principalement en Grande-Grèce (Italie du Sud) et en Grèce continentale. Ces lamelles contiennent des instructions pour l’âme dans l’autre monde.

Les deux eaux sont :

  • Le Léthé (Λήθη), la source/voie de l’Oubli
  • La Mnémosynè (Μνημοσύνη), la source de la Mémoire

Les lamelles indiquent que l’âme doit éviter le Léthé et boire à la source de Mnémosynè. Il ne s’agit donc pas d’un choix indifférent, mais d’un rite initiatique : seuls les initiés orphiques savent vers laquelle aller.

Les textes orphiques qui en parlent (les preuves)

Lamelle de Hipponion (vers 400 av. J.-C.)

La plus classique et la plus claire :« Tu trouveras à gauche de la maison d’Hadès une source…
N’approche pas de cette source !
Plus loin tu trouveras l’eau fraîche qui coule du lac de Mémoire (Mnémosynè).
Les gardiens te demanderont pourquoi tu viens.
Dis-leur : “Je suis fils de Terre et de Ciel étoilé…”
Alors ils te donneront à boire de la source de Mnémosynè.
Et tu régneras avec les autres héros. »

(Source : Lamelle d’Hipponion, publ. première en 1879 ; texte établi dans Orphic Gold Tablets, Graf & Johnston, 2007.)

Lamelle de Petelia (IVᵉ siècle av. J.-C.)

Très proche : « Tu trouveras une source à gauche… n’y va pas.
Tu trouveras une autre source, de l’eau fraîche, venant de Mnémosynè.
Bois-en. »

2.3. Lamelles de Thessalie (IIIᵉ–IIᵉ siècle av. J.-C.)

Elles évoquent aussi l’évitement du Léthé et l’accès réservé à Mnémosynè.

Remarque importante

Dans certaines lamelles, Léthé n’est pas nommé comme « fleuve », mais comme « source » (κρήνη). La fonction est identique : provoquer l’oubli de la vie antérieure.

De quand date cette doctrine ?

Datation minimale (attestée avec certitude)

Les lamelles les plus anciennes datent du dernier tiers du Ve siècle av. J.-C. (vers 430–400 av. J.-C.).

Elles montrent que l’opposition Léthé / Mnémosynè appartient clairement à la religion orphique funéraire à cette période.

Origines possibles (interprétation prudente)

On retrouve déjà :

  • le Léthé comme fleuve d’Hadès dans Hésiode (Théogonie 227), VIIIᵉ–VIIᵉ s. av. J.-C., mais sans doctrine initiatique.
  • la Mnémosynè comme titanide mère des Muses dans Hésiode, mais pas comme eau de l’au-delà.

La conjonction des deux en un choix rituel ne se trouve que dans les documents orphiques, et pas dans Homère, Hésiode ou Pindare.

À ce stade, la prudence philologique oblige à dire :

  • Doctrine orphique attestée au plus tard vers 400 av. J.-C.
  • Origines plus anciennes probables, mais non datables avec certitude faute de textes.

Que signifie ce choix de sources dans l’orphisme ?

Uniquement d’après les sources :

  1. Boire au Léthé →
    • L’âme oublie tout →
    • Elle reste prisonnière du cycle des réincarnations
      (cf. lamelles de Thessalie, Graf & Johnston)
  2. Boire à Mnémosynè →
    • L’âme se souvient de son origine divine
    • Elle rejoint une condition bienheureuse (héroïque ou divine)

Aucune lamelle ne décrit formellement une psychostasie ou un jugement lié au choix : l’accent est sur l’initiation préalable et la reconnaissance de la formule « Je suis fils de Terre et de Ciel étoilé ».

Conclusion (strictement fondée sur les sources)

  • Oui, la doctrine orphique affirme qu’après la mort l’âme rencontre deux sources :
    Léthé (oubli) et Mnémosynè (mémoire).
  • L’âme doit refuser la première et boire à la seconde.
  • Cette doctrine est attestée de manière certaine dans les lamelles funéraires orphiques, à partir du Ve siècle av. J.-C.
  • Elle a aucun parallèle explicite plus ancien en ce qui concerne le choix entre les deux.

Si vous voulez, je peux aussi :

3 commentaires

  1. Je viens de lire votre lumineuse et incroyablement respectueuse analyse du Phèdre de Platon dans le fil d’un propos et d’écritures d’anthropologie historique sur les modalités textuelles, iconiques rituelles comportementales et les transformations historiques du dieu grec Eros. J’écris sur les origines du lien mythique (eyt pour moi historique) d’Eros et de Psyché. Dans le Phèdre on n’a certes que l’eros nom commun, mais tant sur l’âme… Quant au lien ???

    Je voudrais surtout lier l’apport « intellectuel », pas seulement platonicien, (mais c’est la borne principale) et l’apport populaire attesté par la multitude de la source plastique, les Eros et Psychè souvent en modeste terre cuite etc… Pour l’histoire des religions et l’histoire du sentiment amoureux relativement aux statuts relatifs des hommes et des femmes. Il yt a là un enjeu crucial que ne saurait résoudre l’art, les textes et les conceptions des élites de scène, les seules mises en valeur par l’historiographie. Comment comprendre sinon la victoire finale du christianisme concomitante de l’émergence si tardive d’un texte de lettre, Apulée. Alors que le thème d’in amour partagé entre l’homme et la femme via Eros et l’Ame.

    Je ne suis pas philosophe mais historien et anthropologue et me revendique bien loin de l’aur du temps en ces registres

    J’aime

    1. Merci beaucoup pour vos messages. Très content que cela ait pu vous inspirer. C’est l’un des intérêts des dialogues de nous faire rêver autant que réfléchir.
      Pas de souci pour l’anonymat, j’utilise moi-même un pseudo… Bravo pour votre belle carrière.

      J’aime

Répondre à Anonyme Annuler la réponse.