Platon – Alcibiade – ou la nature de l’homme

Buste d’Alcibiade, IVe siècle av. J.-C
  1. Commentaire linéaire
    1. Prologue – L’amour de Socrate pour Alcibiade
    2. La Dialectique
    3. Alcibiade à l’Assemblée – qu’est-ce que la politique?
    4. Alcibiade flotte – la docte ignorance
    5. Connais-toi, toi-même
    6. Conclusion
  2. Analyse thématique
    1. Un dialogue à part dans la tradition philosophique
    2. L’histoire d’Alcibiade
    3. La définition de la politique
    4. La dialectique, l’art du dialogue
    5. La maïeutique, l’art d’accoucher les âmes
    6. La psychologie ou l’utilisation des émotions
    7. La philosophie, le dialogue et la nature de l’homme
    8. Conséquence pour la dialectique et la politique
    9. La théorie de l’image et l’imitation
    10. Les destins de Socrate et d’Alcibiade…et de Platon lui-même
    11. Conclusion

Commentaire linéaire

Le Premier Alcibiade, Alcibiade majeur ou encore Grand Alcibiade, dialogue de la période socratique a pour sujet la nature de l’homme, (φύση του ανθρώπου, Phusein qui vient de Phusys, la nature, anthropon qui vient de antrhopos, l’homme).

C’est un dialogue, pour ne pas dire le dialogue, typique de la période socratique, où Platon met en scène au plus près, ce qu’a pu être le vrai Socrate historique, et dans lequel Platon communique l’héritage de son maître.

L’Alcibiade appartient au cycle des dialogues qui ont lieu avant, et qui renvoient au Procès de Socrate, décrit dans l’Apologie de Socrate. Ce cycle socratique comprend les deux Hyppias, le Ion, le Lysis, le Lachès, le Charmide, et de nombreux autres. Tous ces petits dialogues, qui paraissent assez simples, mais qui ne le sont pas forcément, notamment lorsque l’on se demande où veut vraiment en venir Socrate. L’Alcibiade n’échappe pas à la règle, comme nous allons le voir. Il nous donne même les clés de compréhension de la méthode Socratique.

Le premier Alcibiade est le dialogue qui a toujours été utilisé pour servir d’introduction à la philosophie de Platon et à la philosophie en général. Et nous allons voir que ce n’est pas sans raison.

Nous avons choisi de faire un résumé commenté, et non pas un simple résumé. En effet, l’Alcibiade, comme la plupart des dialogues socratiques, comprend des éléments de contexte qui méritent d’être explicités, et quelques moments un peu compliqués, ou l’argumentation peut sembler embrouillée, pour lesquels un aide est le bienvenue. Nous pensons que les dialogues, surtout ceux de la période socratique, sont faits et pensés pour être commentés. Ils avaient très certainement dans l’Académie, l’école de Platon, un rôle pédagogique. Ils n’étaient sans doute pas lus par les élèves chacun dans leur coin, ce qui n’était pas possible puisque l’impression n’existaient pas. Ils devaient au contraire, servir au contraire de support de cours, être discutés en séance par les élèves et les maîtres. Les points faisant difficultés étant autant d’occasion d’exercer l’esprit des jeunes apprentis philosophes.

Ces éléments de contexte ne doivent pas ou ne peuvent pas aller trop loin non plus dans l’analyse, au risque de trop éloigner de la lecture du texte. Dans un second temps, après cette lecture, nous présentons un commentaire thématique et synthétique, permettant de reprendre les nombreux éléments du dialogue. Ceux qui connaissent déjà l’Alcibiade, et qui souhaitent uniquement la synthèse peuvent aller directement à cette partie du texte. Ceci étant précisé, passons enfin, dès maintenant au texte lui-même.

PrologueL’amour de Socrate pour Alcibiade

Comme tous les dialogues, l’Alcibiade commence par un prologue, une courte introduction partant généralement d’un fait concret de la vie quotidienne. Ici le prologue porte sur la vie d’Alcibiade.

 Alors que tous ses autres amants se sont détournés de lui, Socrate déclare à Alcibiade qu’il l’aime toujours. Si Socrate ne lui a pas parlé durant toutes ces années, c’est à cause de son démon, son célèbre démon, qui le retenait de le faire. Un démon qu’Alcibiade connaîtra lui aussi bientôt lui prophétise le philosophe. Durant toutes ces années, de sa naissance à ses 18 ou 20 ans, l’âge probable d’Alcibiade à l’époque du dialogue, Socrate en est resté proche. Il l’a observé et étudié et a notamment noté la haute opinion qu’a de lui-même le jeune ambitieux.

Alcibiade lui aussi pensait aller parler à Socrate. Il pense avoir tout ce qui fait le bonheur dans la vie. Sa beauté est légendaire. Il est intelligent, fort, riche, issu d’une noble lignée et de parents puissants. Il est citoyen d’une des Cité les plus illustres, Athènes. Il a le meilleur maître possible, son tuteur étant Périclès lui-même, depuis ses 3 ou 4 ans et a mort de son père à la bataille de Coronée en 447 av7JC. Périclès, -495-429 av JC, est le grand hommes politique historique de l’Athènes antique, notamment par son rôle dans les guerres contre Sparte, les guerres du Péloponnèse et la création de la ligue de Délos, qui donne le pouvoir à Athènes sur presque toute la Grèce. https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9ricl%C3%A8s.

Périclès

Socrate note qu’ Alcibiade a utilisé ses atouts pour placer ses amants dans une position d’infériorité. Eux ont le plus souvent accepté cette position servile et se sont laissés dominer. On pourrait le voir comme une preuve de puissance. Mais ils se font finalement tous  détournés du jeune éphèbe. Il y a bien là le premier signal d’un souci. Le dialogue passe assez vite d’une description quasiment idyllique et grandiose d’Alcibiade, à une autre qui l’est beaucoup moins. Tous ces amants sont partis, sauf Socrate. Alors pourquoi? Quel intérêt Socrate a-t-il pour Alcibiade?

Platon introduit ici la notion retenue par la tradition et le langage courant (jusqu’au siècle dernier au moins…), d’amour platonique. L’amour de Socrate pour Alcibiade n’est pas physique, charnel et orienté vers le plaisir. Il est intellectuel. Cette même thématique sera reprise dans le Banquet, le célèbre dialogue sur l’Amour, où Alcibiade et Socrate se retrouveront.

Précisons que la mention faite des amants d’Alcibiade renvoie à la coutume et à l’organisation sociale de la pédérastie dans l’Athènes antique. Platon reviendra en détail sur ce sujet, mais toujours avec beaucoup de prudence, dans un autre dialogue, le Lysis. Il s’interroge sur la validité de ce système et le condamne à mots feutrés. Pour donner une idée, ce que nous avons de plus proche est la coutume, surtout américaine, des sugar daddies, ces hommes riches et puissants qui entretiennent des jeunes femmes, pendant leurs études notamment, en échange de faveur sociales et sexuelles. La pédérastie grecque portaient presque exclusivement sur les jeunes hommes, parfois très jeunes, avant ou autour de la puberté. Elle avait des causes communes, à savoir le besoin de trouver un financement pour l’éducation et des relais pour entrer dans le monde. Platon condamne cette pratique. Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote dénoncera même les nombreux troubles psychiques engendrés par ce système. La question de l’amour sera aussi le thème du célèbre Banquet, un dialogue dans lequel nous retrouverons le thème de l’amour platonique, l’amour non physique, mais bien intellectuel, de Socrate envers Alcibiade. Mais revenons à notre dialogue.

Le désir de domination sans limite d’Alcibiade, tyran en puissance

Socrate décrit alors ce qu’il perçoit du désir d’Alcibiabe. Selon lui, Alcibiade ne veut pas seulement profiter de ce qu’il a déjà. Il désir au contraire encore plus de pouvoir, veut devenir le maître de la Grèce et même de l’Asie Mineure. Seuls Cyrus et Xerxès pourraient lui être comparés.

Pour mémoire, Cyrus le Grand est le fondateur de l’empire Perse, qui a régné de 559 à 530 av-JC, et Xerxès, ayant régné de 486 à 465 av-JC, est le fils de Darius. Or cet empire perse, et notamment Darius est aussi celui qui a déclenché les guerres médiques. Pour en savoir plus sur ce contexte historique, et ne pas aller trop loin ici dans les digressions, vous pouvez taper guerres médiques sur Wikipédia. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerres_m%C3%A9diques). Alcibiade, selon Socrate, ne se pense comparable qu’à ces grands hommes et il est tellement pris par son désir de puissance politique qu’il serait même prêt à mourir plutôt que de renoncer à son ambition.

Socrate déclare être le seul à pouvoir aider réellement Alcibiade dans son entreprise. Il peut être lui, Socrate le maître d’ Alcibiade, comme Alcibiade désir être lui-même le maître du monde. Socrate attendait qu’Alcibiade fut en âge de recevoir ses conseils et que son désir et sa volonté soit à leur apogée pour lui venir en aide. Notons au passage la place de maître que ce donne Socrate, une place qui lui sera évidemment reprochée lors de son procès, directement ou indirectement. Sans confirmer réellement l’ambition que lui prête Socrate, Alcibiade est intéressé, intrigué, et aimerait savoir comment il s’y prendrait pour l’aider s’il désirait vraiment conquérir le monde. Rien que cela.

Il s’agit bien sûr pour Socrate de flatter et d’appâter Alcibiade, et non pas de devenir son conseiller de l’ombre dans ses rêves, ou délires, de domination politique.

La Dialectique

Socrate, fidèle à sa méthode des questions réponses, refuse de faire un long discours à la manière des sophistes, et demande à Alcibiade d’accepter un petit service et de répondre franchement à ses questions. Alcibiade accepte pour que le dialogue avance, sans confirmer qu’il sera réellement franc. Nous avons là la mise en place de la célèbre dialectique de Socrate, qui est un art du dialogue, opposé à l’art du discours. Cette acceptation marque la fin du prologue et le début de la première partie, ou du premier acte, si l’on se rappelle que Platon voulait être tragédien avant de devenir philosophe, et qu’il organise ses dialogues en différents moments et parties.

Alcibiade à l’Assemblée – qu’est-ce que la politique?

Socrate imagine alors Alcibiade devant l’Assemblée du peuple d’Athènes, prêt à s’exprimer. Il lui demande pourquoi et sur quel sujet il prendrait la parole. Sur les sujets couramment en délibération à l’Assemblée, Alcibiade a-t-il une connaissance et un savoir supérieurs aux autres membres de l’Assemblée qui lui permettrait de s’exprimer? Alcibiade affirme que oui. En acceptant cette question et en répond ainsi, Alcibiade entre dans le chemin classique de Socrate qui n’a pas posé une simple question innocente, mais qui met en avant la question du savoir et l’importance de la connaissance dans les délibérations.

Or, continue Socrate, tout savoir est soit appris d’autrui, soit découvert par soi-même. Il a donc bien fallu qu’Alcibiade apprenne d’une manière ou d’une autre, et passe de l’état où l’on ne sait pas, l’ignorance, à celui où l’on sait.

Mais dans l’éducation d’Alcibiade, qu’il a suivi de près toutes ses années, Socrate ne voit rien qui ait trait aux délibérations politiques. Alcibiade a appris à lire, écrire, compter, jouer de la cithare, lutter. Il a même, se souvient Socrate, refusé d’apprendre la flûte. Mais il n’a rien, appris d’autre. Alcibiade le confirme. Il a reçu l’éducation classique des gens de bonnes naissances.

Mais alors, quand et sur quels sujets, Alcibiade va-t-il s’adresser à l’Assemblée? L’Assemblée en effet ne parle d’aucun des sujets qui ont fait l’objet de son éducation. Elle peut parler de construction, de divination, ou de santé. Sur chacun de ces sujets, l’Assemblée ira à chaque fois consulter le savant, quelques soient par ailleurs, sa beauté, sa richesse et son ascendances, pour avoir les conseils de celui qui sait.

 Alcibiade est d’accord avec Socrate. Socrate présuppose ici que l’Assemblée se repose sur le sachant, et qu’elle met en œuvre une réflexion rationnelle sur les sujets. Il introduit d’ailleurs une distinction qu’Alcibiade ne relève pas, entre les membres de l’Assemblée et les techniciens qui peuvent être consultés par l’Assemblée, une distinction qui laisse penser que non, les membres de l’Assemblée ne savent pas eux-mêmes tout, mais font bien appel à des spécialistes pour éclairer leur jugement et leurs décisions. Socrate nous décrit tout de même une Assemblée assez idyllique, qui reconnaît ses manques. On aimerait qu’il en soit ainsi.

Mais Alcibiade ne relève pas pour l’instant cette distinction et reste sur l’équivalence entre membre de l’Assemblée et détenteur d’une connaissance permettant de juger ou de délibérer. Sur quoi alors pourra intervenir Alcibiade ? Sur la direction des affaires lui répond le jeune homme. Non pas des affaires concernant tel ou tel technicien, mais celles qui sont semblables à la guerre et la paix et qui concerne tout le monde. Il s’agit donc, lui répond Socrate, de savoir avec qui être en paix ou en guerre, quand faire la guerre ou pas, et comment la faire si elle se présente ? Dans toutes ces questions, il s’agit de savoir ce qui vaut le mieux, par rapport aux adversaires, au moment du combat et à la méthode utilisée pour combattre. Pour la lutte, c’est le gymnaste qui sera à même de dire comment maximiser les chances de victoire. C’est donc toujours une question de connaissance technique, car c’est cette connaissance qui permettra de savoir ce qui vaut le mieux dans le champ de la technique concernée. Ainsi, ce qui sera produit par l’art de la danse, du chant et des instruments, le sera grâce à la musique, et le produit de cette création pourra être dit musicale.

Mais quel est le nom de l’art qui permet de dire ce qui vaut le mieux en terme de paix et de guerre, demande Socrate? Si Alcibiade est interrogé sur ce sujet, qu’il ne peut pas répondre et que tout le monde s’en rend compte, il sera déshonoré. Alors quel est son sujet propre, celui sur lequel il a une connaissance qui serait utile, nécessaire même à l’Assemblée? « Je ne saurais le dire » répond Alcibiade.

N’est-ce pas honteux demande Socrate? Et Alcibiade d’en convenir. Cet aveux d’Alcibiade est le premier tournant du dialogue et il vaut la peine de prendre un peu de recul pour l’analyser.

Notons d’abord le refus de Socrate de considérer une connaissance générale de ce que pourrait être l’art politique, l’art de décider de la paix et de la guerre. La définition d’Alcibiade est en effet tout à fait valable. Aucun des spécialistes de la Cité ne pourra décider, par son savoir, s’il faut entrer en guerre ou pas. Ce n’est pas le cordonnier, le gymnaste, le maître d’école, toutes ces personnes chères à Socrate dans ces exemples, qui vont par leur savoir spécifique effectivement aider à conduire la Cité en général. Socrate revient aux connaissances de détails et refuse d’aller sur le terrain d’une connaissance générique. Aristote définira la politique comme la science, l’art consistant à coordonner tous les arts particuliers de la Cité. Il dira de la politique qu’elle est « architectonique », organisation en fonction de fins générales, des fins particulières de chacune des techniques de la Cité.

Pire, ou mieux encore, peut-être, Socrate fait ainsi naître chez Alcibiade une forme de honte de lui-même, face à son manque de savoir. Il y a bien là une forme de manipulation de la part de Socrate, dont on peut commencer à se demander si elle n’a pas un but différent que celui de nous aider à comprendre ce qu’est vraiment la politique. Cette honte vient s’opposer directement à l’hubris d’Alcibiade, hubris qui signifie démesure en grec, et à son désir infini de conquête universelle. Comment pourra-t-il conquérir le monde s’il ne sait pas répondre aux simples questions d’un philosophe ?

Une fois passée cette première humiliation et ce premier moment d’humilité de la part d’Alcibiade, Socrate accepte de revenir sur la définition proposée par Alcibiade et de préciser la question. Comment savoir quand il faut faire la guerre? Quand nait la guerre? Alcibiade répond que c’est lorsque l’on est victime d’une fourberie, d’une violence ou d’une dépossession. D’une manière plus générale c’est donc contre l’injustice, notamment quand elle prend ces formes qu’il faut faire la guerre, et non contre le juste ou la justice. Nous voyons arriver dans le dialogue la notion de Justice, qui arrive par le biais d’exemples d’injustices. La justice: diké en grec, est l’une des quatre vertus cardinales du système moral de Socrate, exposé dans la République. Nous avons là un indice supplémentaire du fait que le dialogue s’ouvre sur la morale et la question de la vertu, alors qu’il tournait auparavant principalement sur les questions d’apprentissage, de savoir et de politique. C’est entre ces deux thèmes, la politique d’un côté et finalement la sagesse de l’autre, que Platon est en train de construire son analyse de la nature de l’homme.

Mais, demande Socrate, où et de qui Alcibiade a-t-il appris ce qu’est le juste et l’injuste et comment les différencier? Qui est son maître en ces matières? Car certainement, pour décider de la paix et de la guerre, il faut savoir que ce qui est juste et injuste. Alcibiade objecte qu’il aurait pu le chercher tout seul. A quoi Socrate répond pour cela qu’il aurait d’abord dû penser qu’il ne le savait pas, ce dont il doute. En fait pour Socrate, depuis qu’il est petit, Alcibiade pense connaître la différence entre le juste et l’injuste. Petit, durant ses jeux d’enfants, Alcibiade dénonçait ses camarades et savait bien ceux qui étaient injustes envers lui. Pourtant pendant son enfance, Alcibiade n’a pas non plus appris, ni découvert par ses propres recherches, le juste et l’injuste.

Socrate souligne ici deux points qui touchent au cœur de sa doctrine. Pour s’intéresser à un savoir, encore faut-il commencer par prendre conscience, réaliser, qu’on ne le connaît pas. C’est l’une des formes du fameux: « Je sais que je ne sais rien », socratique, la célèbre docte ignorance. La tradition a souvent généralisé cette maxime, soutenant que le sage ne sait jamais rien, ne saurait jamais rien, et qu’il est toujours en recherche, dans une manière de voir un peu paradoxale. Ici nous avons une vision plus claire de la docte ignorance. Socrate cherche à faire prendre conscience à Alcibiade de son ignorance, pour qu’il se tourne vers la connaissance et non pas, bien au contraire, pour qu’il reste toujours ignorant. La docte ignorance est le moment de la conversion philosophique. Celui où l’on réalise que tout notre savoir antérieur est en fait précaire et mal fondé, et qu’il nous fait partir en quête d’une connaissance plus profonde. Alors, et alors seulement, nous pouvons partir en recherche de la véritable connaissance. Elle ne sera pas aisée, ni facile, et ne ressemblera pas aux connaissances particulières de la techniques. Mais sa recherche reste nécessaire.

Le second élément est la description de la jeunesse d’Alcibiade. Socrate fait deux sont sous-entendus. Le première, c’est qu’Alcibiade était déjà un petit tyran potentiel quand il était enfant, reprochant déjà à ses amis d’être injustes envers lui, sans se remettre en cause lui-même. Il avait déjà le même comportement que celui qu’il aura plus tard avec ses mignons. On voit ici, nouvel exemple, que Socrate s’intéresse bien au désir et au caractère d’Alcibiade, et pas uniquement à ses capacités intellectuelles. Il y a bien ce que l’on appellerait aujourd’hui une forme de psychanalyse du désir d’Alcibiade qui parcours le dialogue de manière discrète, mais néanmoins bien visible.

Second point, Socrate souligne cette connaissance apparemment innée que nous avons de la justice, et ce depuis notre plus petite enfance, est une connaissance qui mérite d’être questionnée pour savoir si elle est juste, et non seulement passionnelle ou passionnée. Il nous faut, pour ainsi dire, une connaissance juste de la justice elle-même, jouant un entre les différents sens du mot justice dans cette définition. Ce sentiment d’injustice qui semble imprégner la personnalité d’Alcibiade et son rapport aux autres pourrait tout à fait trouver son origine dans la mort de son père lorsqu’il était tout enfant et la vie d’orphelin qui est la sienne depuis.

Alcibiade objecte qu’il a appris la justice, comme tout le monde, de tout le monde. La foule est capable d’apprendre des choses importantes et sérieuses, comme d’apprendre la langue, le grec. Socrate ne se laisse pas déstabiliser, et revient sur la question de la transmission du savoir. Il a bien fallu qu’il y ait un maître pour enseigner la langue. Et pour enseigner, il faut savoir. Ce qui est sujet de controverse n’est pas un sujet d’enseignement. Or sur les noms communs de la langue, comme pierre et bois, il n’y a pas de désaccord, et il n’y a donc pas difficulté dans l’enseignement. Tout le monde peut être un bon maître sur ce sujet. Il est donc tout à fait logique que sur ces sujets tout le monde soit un bon maître.

S’il s’agit de savoir, au contraire, quel est l’homme ou le cheval qui est bon pour la course, ou quel homme est malade ou est en bonne santé, alors nous allons voir un spécialiste. Il n’y aurait pas de consensus chez « tout le monde ». Or sur la justice, tout le monde justement, n’est pas d’accord. C’est même pour l’opinion un grand sujet de désaccord que la définition de la justice. Non seulement tout le monde n’est pas un bon maître sur cette matière, mais les désaccords sur le juste et l’injuste sont eux-mêmes des causes de guerre et de conflit. Homère le montre abondamment dans ses œuvres. Du déclenchement de La guerre de Troie, au meurtre des prétendants au retour d’Ulysse, tout procède de conflits sur le juste et l’injuste. Il en est même sans doute ainsi de la mort du père d’Alcibiade, Clinias, lors de la bataille de Coronée. Ce n’est pas de ceux qui sont dans le désaccord, que l’on peut apprendre le juste et l’injuste. Socrate pointe un lien potentiel et non explicité plus avant, entre la perte du père, à la guerre qui plus est, le sens de la justice d’Alcibiade et sa volonté de domination politique.

Socrate n’insiste et pas et conclut. Il ne faisait que poser les questions et c’est bien Alcibiade qui y a répondu. C’est Alcibiade qui arrive à la conclusion qu’il ne sait pas et n’a pas appris ce que sont le juste et l’injuste, et qu’il ne serait donc pas en mesure d’aider l’Assemblée sur ces questions.

Le plus avantageux

Alcibiade accepte les objections de Socrate et passe sur un autre terrain et tente une nouvelle définition. En fait, l’Assemblée ne se demande pas ce qui est le plus juste, mais bien ce qui est le plus avantageux. Le juste n’est pas l’avantageux, et certains ont trouvé beaucoup d’avantage à être injuste et à l’inverse il y a parfois beaucoup d’inconvénients à être juste. On entre ici sur une véritable objection. En substance, ce qui dit Alcibiade, c’est que la politique est une question de pouvoir et pas de justice. C’est l’un des principaux thèmes de la philosophie de Platon. On le retrouvera notamment dans le Gorgias, où Calliclès développera le point de vue de la force opposée au droit et à la justice, et au livre 2 de la République, où Thrasymaque défendra l’idée que la force est la source de tout droit et de toute justice.

Socrate revient sur le terrain du savoir, qu’il priorise par rapport au pouvoir, et rappelle à Alcibiade que la même question va à nouveau se poser. Comment Alcibiade a-t-il appris ce qui est le plus avantageux? On peut conclure tout de suite qu’il ne l’a pas appris, ni de lui-même, ni d’un maître. Et Socrate revient à la distinction entre le juste et l’avantageux et demande à Alcibiade de lui prouver que ce sont deux choses différentes, soit en lui posant des questions, soit en faisant un discours. Il faudra bien qu’Alcibiade soit capable de donner cette explication à l’Assemblée, et donc qu’il soit capable de faire cette explication à une seule personne, Socrate par exemple, avant de la présenter à tous. Car c’est la même personne en effet qui peut enseigner à un groupe comme à un individu.

Socrate souligne ici en creux une différence entre le sachant et le philosophe, capable de s’adresser à l’individu comme au groupe, alors que le sophiste s’adresse à la foule, ou à un petit groupe, pour le convaincre et bien plus rarement à un individu en tant que tel. Convaincre une foule par un discours n’a pas toujours à voir avec adresser une preuve dans un dialogue entre deux personnes.

Socrate réprimandant Alcibiade – Germán Hernández

Socrate revient sur la question de la justice et passe par ces équivalences qu’il utilise souvent et qui posent pas mal de questions. Tout ce qui est juste, dit-il, est aussi beau. Mais, pour Alcibiade, tout ce qui est beau n’est pas forcément bon et avantageux. Par exemple, lorsque l’on meurt à guerre en sauvant un ami.  Ce comportement est assurément beau, mais en même temps le combattant l’a payé de sa vie. La première action est courageuse, belle du point de vue de la vertu, mais mauvaise pour le maintien de la vie. Il faut donc selon Socrate, distinguer les deux parties de l’action. Il est beau de sauver autrui et mais il est laid de trouver la mort, ces deux parties n’étant pas liées par un lien de nécessité. Personne n’est obligé de se sacrifier pour sauver un autre que lui-même. La question morale est posée, sans être plus avant développée. On sent bien qu’elle raisonne sur le thème de la mort du père d’Alcibiade, mais aussi sur le fait que Socrate lui-même a sauvé Alcibiade de la mort lors de la bataille de Potidée en 432 av-JC, au tout début de la guerre du Péloponnèse. Il y a là un petit écart entre les événements du dialogue, qui est généralement supposé se tenir vers les 15-16 ans d’Alcibiade, et la rédaction plus tardive par Platon, qui lui permet de faire allusion à des événements futurs, au regard de la chronologie du dialogue.

Socrate reprend cette fois sur la question des biens. Alcibiade en voudrait un maximum, tout en minimisant les maux. Alcibiade n’accepterait même pas de vivre s’il était privé du bien, de la vertu, qu’est le courage, seconde vertu cardinale du système de Socrate mentionnée par le dialogue. La lâcheté est un mal qu’Alcibiade considère à égalité avec la mort. Il est donc beau dans la bataille de porter secours quitte à en perdre la vie. Il n’y a donc pas de différence entre le beau et le bon. Et il n’est pas possible de dire que ce qui est beau, est en même temps mauvais, sous le même rapport, et rien de ce qui est vilain ne peut être bon en même temps. Socrate pose cette équivalence, courante chez lui, mais néanmoins difficile à comprendre dans toute sa portée, entre le beau, le bon, le juste et même le courageux.

Nous sommes là face à l’un de ces passages difficile à suivre. Socrate pose des équivalences entre le bon et le bien, critères moraux d’un côté, et la beauté, qui est un critère esthétique de l’autre. Or ce passage entre la morale, la justice et la beauté n’est pas si évident. La question du sacrifice, le fait de donner sa vie pour sauver l’autre, donc de mettre aussi le courage peut-être, au-dessus de la vie, n’est pas questionnée en tant que telle. Et le rapport éventuel de cet exemple avec les circonstances de la mort du père d’Alcibiade n’est pas explicité. On arrive à une conclusion qui consiste à reposer l’équivalence du bien et du beau d’un côté, du laid et du mal de l’autre, sans que tous ces termes ne soient vraiment définis. On peut dire que Socrate se repose ici sur un principe communément admis par l’opinion commune, sur un jugement moral esthétique, qui juge les actes en fonction, non pas directement de leur moralité, mais de leur beauté morale.

Socrate reprend la question sous l’angle du beau. Quiconque se conduit de belle manière réussit également ce qu’il fait. Et ceux qui réussissent sont heureux. Ils ont acquis les biens qu’ils possèdent de belle manière. C’est ainsi que l’on peut accéder au bonheur.

Selon cette analyse également, le beau et le bon se confondent. Or comme vu auparavant, toute action juste est belle. Et toute action belle est bonne. On peut en conclure, troisième terme du syllogisme, que toute action bonne est forcément juste.

Socrate en conclut que le juste est forcément avantageux. Il ne sera donc pas possible d’aller à l’Assemblée pour soutenir qu’il peut y avoir quelque chose d’avantageux qui ne soit pas juste.

Socrate boucle son raisonnement, par ce syllogisme dont il n’est pas évident de savoir s’il pose une équivalence ou une hiérarchie des valeurs de justice, de bien moral et de beauté esthétique mais qui étend encore l’équivalent bien, beau, bon, courageux, et désormais juste. Socrate évite d’étudier la question de l’avantage sous l’angle de la seule utilité, du pouvoir et de la force, et le bien dont il est question reste déterminé par l’exemple du courage dans la bataille, qui est un exemple bien particulier et qui n’est pas aussi simple à généraliser.

Alcibiade flotte – la docte ignorance

Alcibiade reconnaît qu’il est perdu et il a l’impression que ses discours ne sont pas aussi cohérents qu’il ne le pensait auparavant. Il est confus et avoue ne pas comprendre même ce qu’il ressent. Il flotte dit-il. D’ailleurs, comme nous l’avons vu, nous aussi, nous flottons quand nous cherchons à comprendre la dernière partie de l’argument. Il ne faut pas s’y trompé. Ce n’est pas une imprécision du maître. Socrate a bien provoqué délibérément ce flottement, cette incompréhension à laquelle nous n’arrivons pas à répondre. Dans un dialogue de Platon, même l’incompréhensible est fait exprès.

Pour Socrate, ce flottement est normal, puisque sur les sujets du beau, du bon, de l’avantageux et du juste, Alcibiade n’a pas un réel savoir lui permettant de répondre. Il est pour Socrate très important de faire la différence entre les domaines où nous savons que nous savons, et ceux pour lesquels pour savons que nous ne savons pas. Sur la manière de faire la cuisine, par exemple, quand nous n’y connaissons rien, nous le reconnaissons et nous en remettons au spécialiste. Le flottement a lieu lorsque l’on s’imagine que l’on sait, alors qu’en fait, on ne sait pas. C’est quand on croit savoir également que l’on commet des erreurs, de mauvaises actions, à cause d’une ignorance blâmable. Plus le sujet sera important, et plus l’erreur le sera également. Et il n’y a pas de sujet plus important que le juste, le bon, le beau et l’avantageux.

Alcibiade reconnaît son ignorance. Il atteint pleinement le moment de la docte ignorance. Socrate lui confirme qu’il n’est pas le seul à ne pas savoir ce dont il parle et que c’est le cas de la plupart des hommes politiques, à l’exception peut-être de Périclès, le tuteur d’Alcibiade. Alcibiade rappelle que Périclès est constamment en train de chercher à s’améliorer auprès de différents maîtres, comme en ce moment auprès de Damon.

Socrate revient alors sur un autre de ses thèmes préférés. Si Périclès ou tout autre détenait ce savoir politique qui est l’objet de la recherche, il lui serait possible de l’enseigner à son tour, comme celui qui possède l’art de la lecture est capable de l’enseigner. Celui qui a un talent, dit-il, doit aussi savoir l’enseigner. C’est même une méthode sure pour savoir s’il possède ou non ce savoir. Socrate demande si Périclès a réussi à communiquer ce savoir à d’autres, comme à ses fils ou au frère d’Alcibiade? Pour Alcibiade, les deux fils de Périclès sont des imbéciles et son propre frère est un fou furieux. Cela ne prouve rien cependant car lui-même n’écoute même pas les discours de Périclès, et ne peut donc rien en apprendre. Mais Socrate est plus définitif, il n’y a pas une seule personne qui ait fréquenté Périclès et qui n’en soit revenue avec le même talent. Parmi toutes les personnes que Socrate s’est mise à dos avant son procès, il y a tous les partisans de Périclès, qu’il critique sans cesse. Sa critique reste souvent feutrée, comme ici, ou dans le Ménon.Socrate n’attaque pas directement sa puissance politique, mais il remet systématiquement en cause sa connaissance technique de la politique. Périclès, loin d’être le modèle que nous a légué l’histoire, serait plutôt pour Socrate un anti-modèle, tout ce qu’il ne faut pas faire, ni inspirer à la jeunesse.

Socrate revient également ici sur la question de l’enseignement de la vertu. Derrière la question politique, il s’agit de savoir commencer enseigner à être juste. Sur l’argumentation, on pourrait tout à objecter à Socrate qu’il est en train d’introduire un sophisme. Le courage, la justice, la politique même, ne sont pas forcément du même ordre que la grammaire et la navigation. Le courage et la justice sont pour Socrate des vertus. La justice est aussi également une institution sociale, chargée de faire respecter les lois, et donc pas uniquement une vertu, ou un sentiment, comparable à celui du jeune Alcibiade. La grammaire, la médecine et la navigation sont des techniques, des arts particuliers qui justement peuvent s’enseigner. Et même là, il y a une limite. Tout le monde ne peut pas devenir médecin. Il faut un niveau intellectuel minimum. Surtout, qu’est-ce qui nous prouve que la vertu est enseignable comme l’est la technique? Rien en fait. Socrate se heurte d’ailleurs constamment à cette même difficulté de dialogue en dialogue. Comment devenir meilleur et plus sage ? La dialectique, l’art du dialogue, est sa réponse. C’est par le questionnement et la remise en cause, que l’on devient sage, ou tout au moins que l’on entre sur un chemin de sagesse.

Un autre terme nous met sur la voie du sophisme de Socrate. Il s’agit de l’utilisation, pour parler de Périclès, du terme de « talent ». On ne parle pas ici d’art, mais bien d’une compétence en quelque sorte innée, que Périclès lui-même n’aurait apprise nulle part, qui lui serait dans une certaine mesure instinctive et qu’il ne pourrait donc enseigner en tant que telle, sauf à construire de toute pièce l’enseignement qui va avec. Même dans ce cas, nous voyons tous les jours que le talent est quelque chose de différent du savoir ou de la technique, une qualité supplémentaire que l’on a ou pas, qu’il est justement très difficile de transmettre et qui fait une grande différence entre les hommes.

Socrate ne s’arrête pas à ces distinctions qu’il introduit subrepticement et pose à nouveau des équivalences de manière un peu rapide. La question de la nature de l’homme, au sens où l’homme reçoit sa nature, de la nature, justement, et non de la culture ou de l’éducation, est ainsi subtilement posée. Sommes-nous vertueux par nos qualités naturelles, ou par un enseignement ? L’homme puissant, Périclès, est-il un modèle de vertu ? Nous comprenons que ce n’est pas le cas pour Socrate. Notre capacité à la vertu dépend-elle de notre sens de la justice et de notre histoire personnelle ? C’est ce qui semble se dégager de l’histoire personnelle d’Alcibiade. Mais revenons au dialogue.

Alcibiade reprend des forces. Il concède que les politiques n’ont pas de culture et ne peuvent enseigner ni leur art, ni la vertu. Mais dans ces conditions, pourquoi lui, Alcibiade, devrait-il apprendre quelque chose, puisque de toute manière, les autres ne savent rien non plus ? D’ailleurs, nous pourrions ajouter que, n’ayant pas Socrate pour les éclairer, ils ne savent même pas qu’ils ne savent pas. Pourquoi, demande-t-il en fait, faudrait-il sortir de cette docte ignorance, alors qu’in fine, tout le monde est ignorant ? Ses dons naturels, ses talents, sa nature, donc, lui suffisent pour être supérieurs. En cela, il se connaît déjà suffisamment, et n’a pas besoin de dépasser ses qualités naturelles en cherchant une autre nature que celle donnée par la nature.

Socrate lui objecte qu’il n’est pas en compétition avec les membres de l’Assemblée d’Athènes, mais bien avec les dirigeants des autres pays, Sparte, les lacédémoniens ou le Grand Roi de Perse. Les membres de l’Assemblée d’Athènes ne sont pas des concurrents, mais plutôt des associés qu’il faut sans doute dominer, mais qu’il faut aussi ménager. Il ne s’agit pas seulement de prendre l’ascendant sur un Midas, éleveur de cailles et démagogue, flattant le peuple plutôt que le dirigeant. Il faut se préparer à rencontrer de véritables adversaires. Alcibiade ne pourra pas se comporter à l’Assemblée comme il l’a fait avec ses mignons ou ses camarades lorsqu’il était enfant.

Alcibiade ne pense cependant pas que les Lacédémoniens ou le Roi lui soient tellement supérieurs. Ce ne sont, finalement, que des hommes comme les autres. Socrate lui propose d’imaginer, au contraire, qu’il a peur d’eux. C’est une manière de l’inciter à la Prudence, troisième des quatre vertus cardinales, et à nouveau, de faire preuve d’humilité. Comment savoir s’ils sont des hommes comme les autres, ou s’ils ne seraient pas supérieurs? Les gens meilleurs apparaissent plus facilement dans les familles nobles, et aussi chez ceux qui ont cultivé la perfection et le mérite. Les Lacédémoniens viennent d’Héraclès, qui viendrait lui-même de Persée. La famille d’Alcibiade remonte à Zeus par Eurysacès. Socrate remonte à Dédale, et par lui à Héphaïstos, puis à Zeus.

Il y a ici sûrement de l’ironie dans la généalogie sans doute imaginaire de Socrate. Il  nous entraîne dans des labyrinthes, telle qu’en construisait Dédale, et il est laid, comme l’était Héphaïstos le forgeron boiteux. Derrière ces plaisanteries un peu potache, il s’agit de montrer qu’il est très facile de créer des généalogies de toute pièce et qu’elles n’ont peut-être pas tant d’importance que cela dans la recherche de vertu.

Mais chez les Lacédémoniens (Sparte et Lacédémone, deux noms pour la même Cité) et chez les Perses, la généalogie est directe, passant de roi en roi. Alcibiade et Socrate ne sont pas comparables à Artaxerxès, le fils de Xerxès, le roi de Perse. Du point de vue de la nature, Alcibiade ne leur est en rien supérieur, malgré toutes ses qualités naturelles.  Leur lignée et leur éducation sont toutes les deux bien supérieures. Fils de roi, immensément riches, ils sont élevés par les meilleurs de tous les précepteurs dans toutes les matières. A sept ans, ils apprennent à monter à cheval. A quatorze ans ils sont pris en charge par une équipe de pédagogues, incluant les hommes les plus savants, sages et courageux de tout leur vaste Empire. Ils apprennent les sciences et la religion de Zoroastre (aussi appelé Zarathoustra, qui est l’un des modèles de Socrate. Cette référence nous montre qu’il avait une connaissance approfondie de toutes les doctrines de son temps). Ils apprennent à toujours dire le vrai, à ne jamais se laisser dominer par les plaisirs, apprenant à se dominer eux-mêmes, pour être libres en tant que roi, et non soumis aux nombreux plaisirs de la cour. L’homme le plus courageux de l’Empire leur apprend à ne jamais avoir peur. Car avoir peur, c’est ne pas être libre. Alcibiade lui a reçu comme pédagogue le plus vieux et le plus inutile des serviteurs de Périclès. Personne, hors Socrate, ne s’est vraiment soucié de son éducation, et Socrate lui l’a fait par amour. Derrière le vernis des belles qualités d’Alcibiade, la réalité est bien plus sombre. Orphelin de père, au tempérament colérique, presque délaissé par son tuteur, Alcibiade se voit plus grand qu’il n’est réellement.

Xerxès cherche la sagesse, alors même que c’est un tyran, régnant sur des esclaves. Comment prétendre diriger des hommes libres, alors qu’on ne l’est pas soi-même, alors qu’il faudrait être libre même pour diriger des esclaves?

Il en est de même si l’on se compare à Lacédémone. Les Spartiates sont tout discipline, endurance, force et honneur. Ils sont si puissants que les Athéniens ressemblent à des enfants en comparaison. Les Spartiates sont également beaucoup plus riches en terre, en esclaves, en chevaux, en richesses. L’argent entre chez eux, mais jamais ne ressort (A cette époque, la richesse était déterminée par la quantité d’or ou de métal précieux en stock.Il n’y avait pas de création monétaire papier. Pour faire entrer l’or, il fallait exporter plus que l’on importait, ce que faisait admirablement Sparte).

La richesse de la monarchie Perse quant à elle dépasse absolument tout. Comment dès lors se comparer à ces puissants? Cela ne peut être que sur le terrain d’un savoir et d’une compétence hors du commun. Socrate provoque Alcibiade et lui demande d’imaginer que la femme du Grand Roi apprenne qu’il est un homme appelé Alcibiade, tout juste vingt ans, sans grande possession, sans grand pouvoir réel, et sans grande connaissance non plus, qui décide d’être son rival dans la domination mondiale. Que penserait la femme du Roi ? Elle se moquerait très certainement d’une telle impudence.

Une fois encore Socrate recourt à l’humiliation, il ramène Alcibiade à sa réalité relative, pour lutter contre son hubris, sa démesure, sa « grosse tête », son narcissisme ou son égo démesuré, dirons-nous aujourd’hui.

Connais-toi, toi-même

Socrate comme souvent lorsque l’on aborde la fin d’un dialogue, expose désormais un peu plus directement ses propres idées. Pour qu’Alcibiade soit en mesure de se comparer aux grands de son monde, il doit commencer par acquérir un savoir politique et une certaine liberté.

Comment faire? Il faut commencer par suivre la parole de l’oracle de Delphes et apprendre à se connaître soi-même (gnothi seauton / Γνῶθι σεαυτόν, connais-toi, toi-même). Il faut développer sa compétence et sa pratique pour se faire un nom et construire les moyens de satisfaire son ambition. Il faut se cultiver pour se rendre le meilleur possible. Socrate diffère d’Alcibiade sur ce point uniquement parce que son tuteur n’est pas Périclès, mais un dieu, ce démon qui l’a retenu de parler jusqu’ici, et qui l’y autorise aujourd’hui et lui assure que la révélation d’Alcibiade sur la manière dont il doit conduire sa vie, ne viendra que de lui Socrate. Le sage met le disciple devant ses responsabilités. Alcibiade est mis devant le choix. Une vie de recherche de sagesse d’un côté. Ou une vie de petit tyran de l’autre.

Nous pourrions à nouveau, nous interroger sur cette position de maître que Socrate s’arroge, qui lui sera évidemment reprochée. Quand le procès de Socrate a lieu, Alcibiade a déjà trouvé une mort tragique après avoir trahit Athènes. C’est aussi cette trahison que l’on reproche à Socrate dans l’accusation de « corruption de la jeunesse ». Le dialogue sert d’élément d’apologie, de défense de Socrate. Il montre au contraire de l’accusation, que Socrate a tout fait pour convaincre Alcibiade de faire passer la pensée et la vertu avant sa soif de pouvoir, et le mettre sur le chemin de la défense d’Athènes contre ses ennemis.

Le temple d’Appolon à Delphes

Alcibiade avoue son désarroi à Socrate. Que doit-il faire? Socrate le rassure, il a le bon âge pour avoir cette prise de conscience. Ce n’est pas comme s’il avait 50 ans. Socrate reprend alors sur un sujet en apparence tout à fait différent du sujet politique. Il  demande ce que c’est que prendre soin de soi-même. Socrate s’éloigne de plus en plus de la politique pour centrer le débat sur l’individu et la connaissance de soi.

Qu’est-ce qu’avoir souci de soi-même ? Nous avons souvent l’impression de prendre soin de nous-mêmes, mais nous ne le faisons souvent pas correctement. Alcibiade ne voit pas où Socrate veut en venir, lui qui part dans l’un de ces dédales dont il a le secret.

Socrate poursuit. Pour prendre soin de ses pieds, on met des chaussures. Pour améliorer les chaussures et donc mieux prendre soin de ses pieds, on s’en remet au cordonnier. Prendre soin de quelque chose, c’est l’améliorer. Pour le corps, nous avons  recours à la gymnastique. Pour les vêtements, nous nous tournons vers le tisserand.

Il faut encore distinguer le fait de prendre soin de soi-même et celui de prendre soin de nos affaires. Quel est l’art alors, qui nous permet d’avoir soin de nous-mêmes réellement? Alcibiade ne trouve pas de quel art il s’agit. C’est normal, lui répond Socrate, puisqu’il est déjà, comme mentionné au sanctuaire d’Apollon Pythien à Delphes, si difficile de se connaître soi-même, alors a fortiori, comment pourrait-on savoir comment prendre soin de soi, alors qu’on ne se connaît même pas.

Socrate repart dans une nouvelle digression. Le cordonnier, pour réaliser une chaussure, se sert de nombreux outils. Du cuir, du tissu, mais aussi ses mains, ses yeux, tout son corps même, qui est dans une certaine position pour travailler. Dans ce cas, faut-il distinguer le cordonnier de ses outils ou pas? Alcibiade confirme que celui qui se sert d’outils est lui-même différent des outils qu’il utilise.

De la même manière répond Socrate, il faut distinguer le corps et la personne qui l’utilise. L’homme est le maître, ce n’est donc pas le corps, mais l’âme qui commande et qui définit réellement ce qu’est l’homme. Nous avons ici une réponse au sous-titre de l’œuvre. La nature de l’homme, c’est l’âme, Psyché. Pour prendre soin de son âme, il faut apprendre à se connaître (gnosis), ce qui commence par savoir ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas. Nous prenons ainsi du recul sur nous-mêmes, puisque nous pouvons savoir au second degré que nous savons que nous savons ou que nous ne savons pas. C’est ce que l’on appelle réfléchir, prendre ainsi du recul sur nos propres représentations. Les regarder comme dans un miroir, les mettre à l’épreuve, les modifier.

Mais l’homme, est-ce vraiment l’âme, ou le corps, ou le composé des deux? Ce n’est cependant ni le corps, ni le composé des deux qui a autorité. C’est donc l’âme. C’est l’âme qui est l’homme. Et qu’est-ce que l’âme alors? Socrate arrête ici la définition. C’est notre âme que nous invite à connaître l’oracle, et c’est en s’adressant par la parole (logos) à l’âme d’Alcibiade, et non à son masque, la personnalité qu’il affiche en public, que l’on peut l’aider à arriver à cette révélation, cette épiphanie. Connaître nos affaires ou notre corps, ce n’est pas se connaître soi-même. Le médecin ou le gymnaste ne connaît pas l’âme, mais uniquement le corps. Si le fait de se connaître réside dans une sage modération, aucun de ces spécialistes ne se connaît par son art. Ce sont des arts d’ouvriers, de techniciens dirions-nous, et pas d’homme de valeur, selon la catégorisation d’Alcibiade. Il en est de même de l’entretien de notre fortune et de nos biens. Même l’amoureux qui est amoureux du corps n’est pas vraiment amoureux de l’âme. Son amour partira avec le temps. L’amant de l’âme restera tant que l’âme du bien-aimé sera sur le chemin de l’amélioration. Alcibiade sera aimé par Socrate tant qu’il fera tout son possible pour être moralement beau. C’est pour cette raison que le démon de Socrate l’avait tenu à l’écart, attendant que les amants du corps disparaissent et que l’amour de l’âme devienne possible, ce fameux amour platonique qu’a retenu la tradition.

Cet amour est maintenant en danger, parce qu’Alcibiade s’est entiché du peuple et que le peuple, paré de son beau masque, a déjà corrompu de nombreux hommes de valeur. Nous avons là un bel assaut contre la démocratie athénienne, dont on sait qu’elle peut encenser un Périclès, qui a déclenché les guerres du Péloponnèse et condamner à mort un Socrate, avec un pouvoir sans contre-pouvoir efficace, donné à la foule des citoyens. Avant de se lancer en politique, il faut en avoir appris l’art, sous peine de souffrir.

Alcibiade, complètement convaincu, demande à Socrate comment faire pour avoir soin de lui-même. Nous commencerons, répond-il, par laisser aux autres le soin de nous accompagner pour prendre soin de nos affaires, de notre fortune et de notre corps. Pour expliquer la parole de Delphes, Socrate prend l’exemple de la vision. Si l’inscription disait « regarde toi, toi-même », il faudrait alors se mettre en face d’un miroir, pour que l’œil se voit lui-même. Or l’œil lui-même est une forme de miroir, puisque lorsque l’on regarde dans les yeux d’une autre personne, l’on peut s’y voir soi-même. C’est dans la pupille qu’il y a une image de celui qui regarde. L’œil peut se voir en contemplant la meilleure partie d’un autre œil. Mais l’œil ne se voit que dans un autre œil, et nulle part ailleurs dans les autres parties du corps. Il ne se voit pas lui-même. Et de la même manière, si une âme veut se connaître, il faut qu’elle se regarde dans une autre âme, et spécialement vers ce point de l’âme qui est le siège de la vertu propre d’une âme, c’est à dire la sagesse, la sophia, de philosophie, quatrième des vertus cardinales de Socrate. C’est la partie la plus divine de l’âme, celle qui pense et connaît, la partie rationnelle, et c’est en la regardant que l’on pourra le mieux se connaître soi-même. Dieu, comme le miroir, est plus clair et plus lumineux que l’œil et l’on s’y voit beaucoup mieux. Nous devons donc diriger nos regards vers Dieu lui-même, et c’est ainsi que nous nous connaîtrions le mieux nous-mêmes.

Nous sommes ici en face de l’un des plus grands textes de Platon, un passage qui fonde réellement la philosophie tout entière. Le progrès de la connaissance de soi, et de la sagesse, ne passe pas d’abord par une introspection au sens moderne. Ce n’est pas, ou pas encore, moi qui réfléchit sur moi-même. Je réfléchis au contraire en discutant avec les autres. Et c’est dans cet échange, dans ce dialogue et cette dialectique, que je progresse dans la connaissance de moi-même.

Il ne s’agit donc pas, comme dans nos pensées modernes, de dialoguer pour ainsi dire tout seul, dans une forme de dialogue interne, ou de monologue, que l’on appelle parfois un solipsisme, mais bien d’échanger avec une autre personne, une autre subjectivité, pour prendre là aussi un terme plus moderne. La sagesse vient de l’intersubjectivité, du dialogue entre des âmes différentes. C’est la capacité à se dépasser, grâce et avec les autres, dans un dialogue proprement philosophique, qui nous permet de philosopher.

Socrate va encore plus loin et nous propose de dialoguer directement avec la divinité. Cela engendre une certaine ambiguïté. Faut-il discuter avec les autres, ou avec le dieu? L’accès au dieu, à la raison réfléchissante, n’est-il pas possible uniquement dans le dialogue, comme nous venons de le voir? Il y a ici une autre interprétation possible, à savoir que ce que nous moderne, appelons conscience, les grecs et particulièrement Platon et Socrate, l’appelle dialoguer avec la divinité. La conscience, la réflexion sur soi-même, la possibilité de poser devant soi nos idées et de les passer au crible de la raison, serait pour les grecs proprement une fonction divine. Rousseau quand il définira la conscience, dans Les rêveries du promeneur solitaire, commencera ainsi « conscience, divine conscience! ». Le miroir de notre âme que nous pouvons trouver dans le regard de l’autre, peut également être trouver en nous, dans le dialogue rationnel avec nous-mêmes, ou avec la partie rationnelle de nous-mêmes.  

Revenons au texte. Tant qu’on ne se connaît pas soi-même, on ne peut pas avoir une véritable connaissance de nos affaires. Il ne sera pas non possible d’avoir une connaissance correcte des affaires d’autrui, ni par conséquent de celles de l’Etat. Si l’on ne sait pas ce que l’on fait ( notons ici le retour de l’articulation entre savoir et pouvoir et la prééminence du savoir), on commettra inévitablement de nombreuses erreurs.

On peut tout à fait objecter à Socrate que l’on est ici à nouveau devant l’une de ces équivalences qui annule toutes distances entre les sujets ou les idées, pour tout ramener ici à la connaissance de soi.  Il n’a pas été montré que la connaissance de soi conduit à celle des autres, et celle des autres à celle de l’Etat. Ces liens sont posés comme évident. Mais s’il y a forcément des liens entre ces disciplines, qui engagent à chaque fois des hommes différents, ou différemment les mêmes hommes. Il n’est pas du tout évident qu’il faille une connaissance de soi approfondie pour conduire tout un peuple, qui en tant que peuple, peut avoir des aspirations en partie différentes de celles des individus qui le composent. De la même manière, rien ne prouve qu’il faille se connaître soi-même pour bien conduire ses affaires. Nous avons l’exemple de l’inverse tous les jours. Avec Socrate, nous n’avons plus d’autre choix que de devenir philosophe. Cette argumentation est peut-être honnête de sa part, mais elle fera le lie des points qui lui seront reprochés lors de son procès.

L’équivalence se poursuit. A moins d’être sage, il ne sera pas possible de bien agir. Le bien et la sagesse, sont une seule et même chose. Or les mauvaises actions rendent malheureux. Seul le sage sera donc heureux. Ce n’est pas la richesse qui libère, mais la sagesse. Attention à ne pas conclure trop vite. Cela ne signifie pas que la richesse ne serve à rien. Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, remettre un minimum de richesse comme l’une des nombreuses conditions pour arriver au bonheur.

C’est la vertu qui rend heureux, et c’est elle qu’il faut mettre en œuvre dans la cité pour la rendre heureuse également. Il faut commencer par partager et communiquer la vertu.

Autre cœur de la doctrine socratique, la sagesse mène à la vertu. Comme Socrate le démontrera dans le Gorgias, tout manque de vertu  est causée par l’ignorance. Si nous ne sommes n’est pas un sage, à l’inverse, nous ne pouvons rien réaliser correctement. Cette thèse est binaire, et assez violente. Il n’est pas sûr que nous puissions jamais être un sage. On voit là aussi, avec ces équivalences, que Socrate vise le modèle du philosophe-roi, ou du roi philosophe, qui sera plus développé dans la République, et qui pose la question de la domination, non par la force (kratos, le pouvoir), ni même par une élection (comme en démocratie) ou un contrat, mais par l’intelligence, la vertu, la raison et la sagesse (une forme d’aristocratie au sens propre, gouvernement des meilleurs, des plus vertueux).

 Socrate prétend ainsi devenir le maître d’Alcibiade pour le bien d’Alcibiade lui-même. Aujourd’hui nous pourrions dire de Socrate qu’il a le complexe du sauveur. A cette différence, qui fait toute la différence, à savoir que la démarche de Socrate est justifiée rationnellement, qu’il ne s’agit pas de prendre le pouvoir, mais d’aller vers le meilleur. Oui, Socrate est un sauveur, et ce n’est pas qu’un complexe. Socrate, en héros de la sagesse et de la raison, vient nous sauver d’une forme d’irrationnalité. Même si Socrate s’en défend et qu’il soutient qu’il cherche la vertu et non qu’il l’a possède, il se pose bien ici comme le maître de vertu d’Alcibiade.

Socrate serait le seul capable de rendre la Cité heureuse et vertueuse. Evidemment, ceux qui ne sont pas comme Alcibiade dans ce dialogue, de très bonne composition, pourrait y voir une prise de pouvoir par le biais d’une nouvelle arme, la raison et s’en offusquer. C’est une question légitime. Notons également qu’ici, le vrai savoir produit le bonheur, alors qu’auparavant, Socrate n’a jamais soutenu que la connaissance particulière et technique du cordonnier le rendait heureux. Le vrai savoir est d’une nature différente de la technique, c’est une connaissance de la vertu. La philosophie est à la fois connaissance et vertu, selon les deux sens de sophia: savoir, connaissance d’un côté et sagesse morale de l’autre.

Ce qu’il faut pour gouverner la cité, ce n’est pas un pouvoir absolu, ou un droit absolu d’être le chef, mais la connaissance de la justice (diké) et de la sagesse morale (sophia). C’est ainsi que sera honorée la divinité. Mais celui qui a un droit absolu sans connaissance, (une liberté absolue, une licence ou un pouvoir dirions-nous aujourd’hui), une licence, il serait tout de suite malade, ne sachant même pas comment user proprement de son corps convenablement ou pour le mieux. Un pouvoir absolu sans vertu mènerait tout le monde à la ruine, ou en termes modernes, la liberté n’est pas la licence qui en mène qu’au chaos. La liberté, c’est ici la vertu, qui se confond avec la philosophie et consiste en la connaissance et en un comportement qui respecte les règles de la morale. Socrate préfigure ce que sera le futur d’Alcibiade, qui ne suivra pas la vertu, s’en remettra uniquement à son habileté et ses talents, et trouvera une mort misérable, assassiné par un espion, avant que Socrate lui-même ne trouve la mort.

Selon Plutarque, dans ses Vies parallèles, Alcibiade, réfugié en Phrygie après la chute d’Athènes, fut assassiné vers 404/403 av. J.-C., probablement sur ordre de Pharnabaze, à la demande des Spartiates qui redoutaient son influence auprès du roi des Perses. Les tueurs mirent le feu à sa demeure ; Alcibiade tenta de fuir en combattant, mais il fut abattu par des flèches. Son corps fut recueilli et enseveli par Timandra, sa compagne.

Conclusion

En conclusion, Socrate recommande à Alcibiade, sans prendre cette fois de précaution oratoire, d’arrêter de chercher à devenir un tyran. Ses chances de le faire correctement sont très faibles. En l’attente de devenir vertueux, le meilleur chemin à suivre pour Alcibiade est de s’en remettre à un maître capable de enseigner la vertu. Il faut dire adieu à Périclès et aux maîtres du même type, comme les sophistes. C’est uniquement la vertu qui rend libre, et pas le pouvoir. En son état Alcibiade est bien plus esclave qu’il ne le pense, même dans son désir de pouvoir absolu. Alcibiade jure de se consacrer dès aujourd’hui à la justice. Malgré cet engagement, Socrate conclue sur une note sombre, qui correspond évidemment et malheureusement à la réalité historique. Il a peur dit-il que la puissance de la Cité ne les subjugue tous les deux.

Le texte grec est le suivant :134c–d
Ὅταν οὖν ἡ ψυχὴ ἑαυτῆς ἄρχῃ, τότε ἐλευθέρα ἐστίν· ὅταν δὲ ἑτέρου, τότε δουλεύει.
Ἄρχει δὲ ἑαυτῆς, ὅταν ἡ βελτίων φύσις ἐν αὐτῇ ἄρχῃ τῆς χείρονος.
Ἡ δὲ τοιαύτη φύσις σοφία ἐστίν.

Ce qui donne en alphabet occidental

Hótan oûn hē psychē heautês archē, tóte eleuthera estin; hótan de heterou, tóte douleuei.
Archei de heautês, hótan hē beltiōn physis en autē archē tēs cheironos.
Hē de toiautē physis sophia estin.

Ce que l’on traduit ainsi :

« Donc, quand l’âme se commande à elle-même, alors elle est libre (ἐλευθέρα) ; mais quand un autre la commande, alors elle est esclave (δουλεύει).
Et elle se commande à elle-même quand ce qu’il y a de meilleur en elle commande sur ce qu’il y a de pire.
Or une telle disposition, c’est la sagesse (σοφία). »

Le terme traduit par liberté, éleuthéra, désigne la liberté au sens politique. Il vient notamment de leudh, qui signifie peuple. Il ne correspond pas directement à la liberté acquise contre les passions. Ou plus exactement, il désigne cette liberté par métaphore. La liberté que nous pouvons acquérir par la vertu et contre les passions, est similaire à la liberté politique qui s’oppose à l’esclavage politique.

Socrate sera condamné à mort pour impiété et perversion de la jeunesse. Alcibiade va lui aussi trouver à la mort après s’être conduit en parfait petit Machiavel, passant durant les guerres du Péloponnèse d’Athènes à Sparte, puis de Sparte à Asie Mineure, utilisant constamment les uns contre les autres, uniquement pour développer son propre pouvoir et parfois assouvir ses vengeances, avec plus ou moins de succès. Il finira par se mettre tout le monde à dos et sera assassiné en Asie Mineure.

Les fins de Socrate et d’Alcibiade, seront toutes les deux tragiques. Ils ont vu le meilleur, surtout Socrate, mais ont tout de même été conduits à la mort. Faut-il y voir le thème de la fin des amants contrariés, comme Roméo et Juliette ? L’interprétation est ouverte. L’échec de la conversion à la philosophie d’Alcibiade questionne la validité de la méthode de Socrate. Peut-être à l’inverse, qu’Alcibiade était déjà trop pris par son histoire personnelle, pas son désir de revanche et son égo, sans doute né et construit suite à la mort de son père, et renforcé par la mauvaise éducation qu’il a reçue à l’ombre de Périclès, pour que les tentatives de Socrate soient de toute manière vouées à l’échec.

La mort d’Alcibiade – Philippe Chéry 1791

Analyse thématique

Abandonnant le commentaire linéaire, nous reprenons ici l’analyse des principaux thèmes du dialogue, à savoir la politique, la dialectique et la maïeutique, la connaissance de soi, et le destin d’Alcibiade. Le commentaire linéaire a l’avantage de nous aider à mieux comprendre le dialogue dans sa subtilité et ses détails. Mais, sur ce dialogue en particulier, qui inclut tant de sous-entendus, il ne permet pas toujours de montrer la profondeur de chacun des thèmes analysé.

Le premier Alcibiade a longtemps servi d’introduction à l’œuvre de Platon et à l’enseignement de la philosophie elle-même. Cette tradition reste vivante et il est assez courant de nos jours que les professeurs de philosophie de terminale utilise encore ce dialogue comme premier support ou première lecture.

Déjà dans l’Antiquité, les néoplatoniciens, notamment Proclus, considéraient le Premier Alcibiade comme le premier dialogue à lire de Platon et affirmaient : « Le Premier Alcibiade est l’introduction à l’ensemble des dialogues de Platon, car il nous enseigne ce qu’est l’homme et ce que signifie ‘se connaître soi-même’. »

Ce dialogue est sans doute également à part dans l’œuvre de Platon. Il est à la fois un dialogue socratique, l’archétype de ce modèle de dialogue présentant la philosophie de Socrate, mais aussi par la grande maîtrise des thèses et de l’art du dialogue, sans doute un texte plus tardif que les autres. Il est à la fois une introduction, et par sa thèse sur la connaissance de soi, une conclusion du socratisme.

Le dialogue s’inscrit pleinement dans l’histoire d’Athènes, de Socrate et d’Alcibiade. A tel point qu’il n’est pas entièrement compréhensible si l’on ne connaît pas, justement la vie d’Alcibiade, ou devrait-on dire le destin d’Alcibiade, tant cette vie fut étrange et mouvement, qui sert de toile de fond à l’échange entre le maître et le jeune homme. C’est par cette vie que nous commencerons, avant de revenir aux thèmes du dialogue proprement dit.

Dans la plupart des dialogues, Platon nous présente sa version des interlocuteurs de Socrate. L’Héraclite du Théétète, pour donner un exemple célèbre, est réduit à la pensée du mouvement perpétuel. Mais cette présentation ne correspond pas à l’intégralité de la pensée du présocratique. Elle sert également la thèse du dialogue, qui oppose le mouvement intégral à la fixité intégrale de l’Un de Parménide. Il en est de même de nombreux autres personnages des dialogues.

Avec Alcibiade, la situation est un peu différente, notamment par le rôle que joue directement Alcibiade dans la vie de Socrate. Dans le Banquet, Alcibiade est présenté comme un disciple de Socrate. Dans l’Apologie, les accusations prononcées contre Socrate peuvent tout à fait s’appliquer à ses relations avec Alcibiade. Quand Socrate est accusé d’avoir corrompu la jeunesse, comment en effet ne pas penser à ce disciple, qui a trahit Athènes ? Le Banquet comme le premier Alcibiade, les décrivent comme amoureux, amants, mais sans rapport charnel. Cet amour physiquement désintéressé est le prototype de ce que la tradition a retenu comme étant l’amour platonique, l’amour de l’âme et non du corps.

Le dialogue écrit par Platon a ainsi un aspect stratégique. Il s’agit de rendre compte de la relation des deux hommes, mais aussi de continuer en quelque sorte l’Apologie, la défense de Socrate. Si Alcibiade à mal tourné, c’est en dépit des efforts qu’à fait Socrate pour le sauver et le ramener dans le droit chemin, et pas du tout à cause de l’enseignement du maître comme peut le laisser penser les accusations portées à Socrate. Alcibiade est mort assassiné, comme nous allons le voir, avant le procès de Socrate. Le dialogue se déroule entre ces 16-17 ans, âge retenu par la tradition, et ses 20 ans, âge auquel fait référence le dialogue lui-même.

Alcibiade nait vers 450 av. J.-C. à Athènes, dans une famille noble et puissante (les Alcméonides du côté de sa mère). Il est le fils de Clinias et de Deinomachè, cousine de Périclès. Orphelin jeune, il est placé sous la tutelle de Périclès.

Son père meurt, en effet, à la bataille de Coronnée en 447 av-JC. Cette bataille oppose les Athéniens aux Béotiens (Thébains et alliés) en Béotie, près de la ville de Coronée. Elle s’inscrit dans la guerre entre Athènes et les cités béotiennes après la révolte de ces dernières contre l’hégémonie athénienne. Les Athéniens, dirigés par Tolmidès, tentent de maintenir leur domination sur la Béotie. Mais Athènes est vaincue, et beaucoup de citoyens athéniens périssent, parmi lesquels Clinias, père d’Alcibiade.

En 432 av_J.-C, Socrate sauve la vie d’Alcibiade lors de la bataille de Potidée, ce que raconte Alcibiade dans le Banquet. Il y loue le courage de Socrate. Potidée est une colonie corinthienne alliée d’Athènes, située dans la péninsule de Chalcidique (nord de la Grèce). La cité se révolte contre Athènes avec le soutien de Corinthe et de la Macédoine. Athènes envoie une armée pour réprimer la révolte : c’est là que servent Socrate (hoplite) et le jeune Alcibiade (noble ambitieux d’environ 18 ans). Le siège dure environ deux ans (432–430), et la guerre du Péloponnèse éclate pendant cette période. C’est pour Thucydide l’une des causes qui va conduite à la guerre entre Athènes et Sparte. La bataille de Potidée est parfois considérée comme l’une des premières des guerres du Péloponnèse.

Alcibiade s’impose dans les années 420 av. J.-C., il a alors une trentaine d’années, comme un jeune aristocrate charismatique, beau, intelligent, orateur et stratège ambitieux. Il critique la politique pacifiste de Nicias, et prône la reprise de la guerre contre Sparte. En 420, il contribue à l’alliance d’Athènes avec Argos, Mantinée et Élis contre Sparte, mais la coalition est défaite à Mantinée (418).

Le dialogue du Banquet aurait lieu en 416 Av JC, soit deux ans après cette défaite.

Alcibiade est l’un des instigateurs de la grande expédition contre Syracuse (alliée de Sparte), entreprise démesurée qui devait apporter richesse et gloire à Athènes et lui assurer un accès direct au blé de Sicile, alors que Sparte coupait les approvisionnement venant de la mer noire et de l’actuelle Ukraine, une terre déjà à l’époque, riche en blé.

Alcibiade est nommé stratège avec Nicias et Lamachos. Mais avant le départ de l’expédition, éclate le scandale des Hermocopides (415 av J.-C). Alcibiade est accusé d’avoir profané les Hermès, des statues protectrices) et d’avoir participé à des mystères d’Éleusis parodiques.  Il demande à être jugé immédiatement, mais ses adversaires obtiennent le report du procès. Il part avec la flotte, puis est rappelé en chemin, convoqué à Athènes pour y être jugé. Sentant le piège, écœuré d’être rappelé alors que l’expédition a commencé, en désaccord avec Nicias qui n’est pas aussi belliciste que lui, il fuit en route et se réfugie à Sparte.

De Là, il trahit Athènes et conseille aux Spartiates d’envoyer un général capable (Gylippe) à Syracuse et d’occuper Décélie, près d’Athènes, ce qui coupe la cité de ses ressources.  Ces conseils se révèlent désastreux pour Athènes.  Il séduit ensuite Timée, l’épouse du roi Agis II, ce qui lui vaut d’être condamné à mort par les Spartiates.

Alcibiade s’enfuit alors en Asie Mineure auprès du satrape perse Tissapherne, dont il devient le conseiller. A cette époque, bien loin du modèle de vertu que présentent Socrate et Platon, Sparte a accepté l’argent du grand roi comme soutient dans sa lutte contre Athènes. Le passage de Sparte à la Perse n’est donc pas tout à fait une nouvelle trahison, plutôt un approfondissement dans cette voie.

Il tente d’obtenir une alliance entre les Perses et Athènes, jouant sur plusieurs tableaux pour rétablir sa position.

En 411 av. J.-C., après le coup d’État oligarchique des Quatre-Cents, les Athéniens de la flotte à Samos le rappellent et le nomment stratège. Alcibiade trahit donc Sparte en rejoignant son camp initial. Il remporte plusieurs victoires navales (notamment à Cyzique, 410), ce qui rétablit un temps la puissance d’Athènes.

Il revient à Athènes en 407, accueilli triomphalement. Mais une défaite à Notion, subie par l’un de ses lieutenants, le fait de nouveau tomber en disgrâce : il s’exile une fois encore.

Alcibiade se réfugie en Phrygie (Asie Mineure) chez le satrape perse Pharnabaze. Vers 404 av. J.-C., il est assassiné — probablement sur ordre des Spartiates ou de Pharnabaze, craignant ses intrigues. Selon Plutarque, qui lui consacre l’une de ses Vies Parallèles, il meurt héroïquement, se défendant nu, les armes à la main, alors que sa maison est incendiée.

Socrate, quant à lui, meurt quelques années plus tard, en 399 av J.-C, à l’issue de son célèbre procès.

Platon reprend cette dynamique claire obscure de l’un des enfants chéris d’Athènes. Alcibiade est d’abord dépeint comme ayant tous les dons, la beauté, le charme, une grande ligne, une éducation de haut rang, faite par Périclès lui-même. Autant de qualités qui devraient lui assurer le bonheur et qui correspondent à l’une de ses définitions.

Mais Socrate insiste aussi subtilement dès le début du dialogue, puis de plus en plus clairement au fil de l’entretien, sur ses zones d’ombre. Alcibiade n’a presque pas eu de père et il a été marqué par cette absence. On ne peut pas réellement dire que Périclès ait été son tuteur. Derrière la belle image de fils adoptif de Périclès, la grand stratège a laissé l’éducation d’Alcibiade à l’un de ses esclaves les moins compétent. Alcibiade, aimé de nombreux jeunes hommes pour sa beauté, les a finalement tous fait fuir par son arrogance. Il est présomptueux, croit tout savoir sur la politique, mais ne sait rien… Socrate finit le dialogue en dénonçant son caractère tyrannique, et les dangers que son manque de vertu et de savoir pourraient faire courir à tous s’il devenait un grand politicien.

Il y a bien là une mise en garde en partie prophétique, mais également tout de même très certainement écrite a posteriori, Platon ayant écrit ce dialogue après la mort de Socrate, et donc a fortiori après celle d’Alcibiade. Pour le lecteur contemporain de Platon, l’ombre des sombres agissement d’Alcibiade plane sur la lecture du dialogue.

Le thème le plus important du texte est celui de la conversion à la sagesse, à la philosophie, d’un jeune homme doué mais au caractère difficile. Socrate, va tenter d’utiliser sa méthode d’accouchement des âmes, la maïeutique, pour convertir Alcibiade à la recherche de la sagesse. Nous savons déjà que sur le long terme, cette tentative s’est soldée par un échec. Mais, même l’échec peut résonner au lettré de l’Antiquité comme un avertissement supplémentaire, et non un échec définitif. Voilà ce qu’il peut en couter à celui qui ne suit pas le chemin tracé et proposé par Socrate. C’est aussi parce qu’il présente ce modèle de la conversion des jeunes gens à la philosophie que le Premier Alcibiade a été considéré par la tradition comme l’un des premiers dialogues à lire et faire étudier aux jeunes apprentis philosophes.

Le second thème du dialogue, servant de support à cette tentative, est celui de la politique. Alcibiade veut devenir puissant. Il veut détenir et exercer le pouvoir politique. Socrate et lui vont donc chercher à définir ce qu’est la politique.

Pour garder un peu plus le rythme crescendo du dialogue et sa progression, nous commencerons par ce thème de la politique, avant de revenir sur celui de la conversion philosophique.

Alcibiade veut devenir un homme politique. Socrate, comme nous l’avons vu, ne met pas de côté ses motivations personnelles, son caractère, sa psychologie ou son histoire. La philosophie n’est pas uniquement une histoire de logique et la psychologie ne lui est pas étrangère. Socrate montre à Alcibiade ses enjeux et ses défauts, autant d’éléments qui vont lui rendre difficile l’exercice du pouvoir.

Mais bien sûr, Socrate ne s’arrête pas là. Il veut savoir si Alcibiade sait ce qu’est la politique. Il lui pose alors ses questions habituelles, comparant la politique aux différentes techniques, à celles du cordonnier, du gymnaste, du médecin, et cherchant en permanence à montrer que la politique n’est, semble-t-il, pas une technique à part. A chaque fois qu’elle aura une question sur un sujet, l’Assemblée se tournera vers le spécialiste adéquate pour savoir ce qu’il faut faire. S’il faut construire des maisons, l’Assemblée demandera, par exemple, à l’architecte. Dans ces conditions, quel art, quel savoir Alcibiade va-t-il proposer à l’Assemblée ?

Face à ces attaques, Alcibiade est déboussolé. Mais il résiste bien mieux qu’une lecture rapide du dialogue ne le laisse entrevoir. Plus le dialogue avance, plus il donne les éléments d’une définition de ce qu’est la politique. Le politique décide de la guerre et de la paix dans la Cité. Cela veut dire qu’il s’occupe de ce que l’on appelle aujourd’hui les relations internationales, les relations avec les autres pays ou nations, et avec les autres Cités dans le cas d’Athènes. Socrate le contredit et lui objecte que c’est le général qui décidera s’il est possible ou non de faire la guerre. Mais, même si ce n’est pas expliqué dans le dialogue, ce n’est pas totalement exacte. Le militaire est au service du politique, qui a la décision. Alcibiade sera d’ailleurs, nous l’avons vu, appelé plusieurs fois par Athènes pour mener quelques guerres en son nom.

A l’intérieur de la Cité (polis en grec), la politique consiste à faire régner la concorde, l’amitié (la philia) entre les membres. C’est la meilleure manière de garantir la sécurité, premier des buts communs. La phylia est entretenue par la justice (diké), qui sans être définie directement, l’est au moins négativement par le biais de l’injustice. L’injustice a lieu, explique Alcibiade, quand on est victime d’une fourberie, d’une violence ou d’une dépossession, nous dit Alcibiade. En termes modernes, nous dirions qu’il y a injustice lorsque l’on est victime d’une manipulation, d’un mensonge, quand nous sommes victimes d’une violence physique, ou quand nous sommes victimes d’un vol. Ces comportements sont injustes entre les citoyens, comme entre les cités.

Socrate lui objecte que la concorde viendra d’elle-même quand chacun fera son devoir, quand l’homme administrera son foyer et que la femme fera ses tâches propres. Alcibiade ne répond pas à l’objection, mais il n’est pas difficile de penser que la concorde entre les membres passent par d’autres éléments, communs aux membres de la Cité, comme le partage de valeurs communes, la participation à des fêtes communes, la participation à un pouvoir commun, le partage d’une culture et d’une religion, et tout autres éléments du même type. La sécurité et la justice seront également assurés par des lois, une police pour en surveiller l’exécution et une justice pour punir ceux qui ne respectent pas les lois. Ces éléments ne sont pas mentionnés. Le dialogue reste au niveau des principes les plus généraux.

Le politicien est, pour Alcibiade, un maître d’hommes, comme le dresseur est un maître pour les chevaux. Les hommes s’engagent les uns envers les autres, et le politicien veille à ces relations. Il s’assure de la bonne conduite des relations entre les hommes, notamment celles concernant les échanges et le travail commun, c’est-à-dire l’économie en général. Le politique garantit l’exécution des contrats civils.

Dernier élément de définition, le politique conduit les affaires communes à tous les hommes. Fidèle à son habitude, Socrate ne donne suite directement à aucune des définitions d’Alcibiade. Il n’explique pas, comme il le fera dans d’autres dialogues, comme la République ou le Politique, en quoi consiste la politique. Il développera à la fin du dialogue, l’idée selon laquelle pour être un bon politicien, Alcibiade doit savoir ce qu’est la justice (diké) de manière positive. Or la justice est aussi une vertu. Socrate va lier la dimension personnelle et la dimension politique de la justice, la liberté individuelle, qui permet la vertu, et la liberté politique, opposée à l’esclavage. Il n’ira pas plus loin.

Le dialogue cependant, et les éléments soulignés par Alcibiade s’accordent particulièrement bien à la définition que donnera Aristote dans la Politique. La politique, dira le Stagirite, est une technique architectonique, dont le but, la fin, est de coordonner la fin de toutes les techniques spéciales. Le cordonnier ou le charpentier savent faire des chaussures ou des maisons. Mais c’est le politique qui va leur dire s’il faut en faire, et si leur fabrication doivent respecter certaines règles demandées par la communauté. Le général sait comment faire la guerre du mieux possible. Mais c’est le politicien qui décide s’il faut ou non entrer en guerre, et engager toute la Cité dans un conflit. Les techniques particulières ont des champs de compétence particulier et limité à leur savoir-faire. La politique leur donne des buts et dirige l’ensemble d’une communauté, dans ce qui est commun à tous ses membres. C’est une technique ou un savoir de second rang, ou d’un rang supérieur, qui fixe les buts de toute la Cité et décide des moyens d’y parvenir.

Il est possible de comprendre le discours de Socrate sur la politique de plusieurs manières. Dans ce dialogue, la question politique peut presque être considérée comme seconde. Elle sert de moyen à Socrate, comme nous allons le voir, pour éveiller Alcibiade à la philosophie. Mais nous voyons également qu’à aucun moment Socrate n’accepte de parler d’une compétence proprement politique. Il ramène toujours le débat sur les compétences particulières des uns et des autres. Il procède de la même manière dans de nombreux dialogues. Faut-il y voir une critique décisive de la démocratie elle-même, à laquelle serait préférée un gouvernement des plus compétents, une sorte d’aristocratie des sachants ? La question n’est pas si anodine, Socrate et Platon proposant dans la République et dans le mythe de l’Atlantide, un système politique radicalement différent. Du point de vue de la cohérence interne du Socratisme, l’argument est également pertinent. Pour Socrate, tout doit venir des Idées, de l’intelligence et du savoir. Savoir c’est pouvoir. Il  n’y a pas de pouvoir valide qui ne soit assis sur autre chose que la connaissance, de la même manière qu’il n’y a pas de morale juste sans connaissance. (Nul n’est méchant volontairement, c’est uniquement l’erreur, la non-connaissance, qui fait mal agir). Si Socrate ne souscrit pas pleinement au système démocratique d’Athènes, bien qu’il lui obéisse en tout, jusque à la mort, faut-il y voir une critique implicite de la politique d’Athènes, celle-là même qui par ses volte-face et indécision finira par pousser un Alcibiade déjà fragile, dans les mains de l’ennemi ?

Ceci ne peut être qu’un but secondaire du dialogue. Les réponses d’Alcibiade sont d’ailleurs excellentes et tendent à prouver qu’il y a un bien un sujet politique qui dépasse largement les arts particuliers. Mais la thèse principale du dialogue est l’ouverture à la philosophie. Comment Socrate va-t-il s’y prendre ?  

Socrate va réaliser cet éveil philosophique, comme à son habitude, en posant des questions au court d’un dialogue. C’est la dialectique socratique, l’art de poser des questions.

La dialectique socratique s’oppose au discours des sophistes. Le sophiste s’adresse à la foule en prononçant un long discours fait pour l’éblouir et remporter sa conviction. Le dialogue fonctionne au contraire par questions, posées le plus souvent par Socrate, et réponses apportées par son interlocuteur, ici Alcibiade. A travers cet échange, les deux interlocuteurs contribuent à l’explicitation, à la compréhension du sujet examiné. Celui qui pose les questions, n’est pas un simple réceptacle ou répétiteur. Il ne passe pas son temps à poser des questions sur ce qu’a dit l’autre, du type pourquoi, pourquoi, pourquoi, comme les enfants (même s’il y a tout de même un peu de cela). Il a le choix, soit de creuser la parole de l’autre, soit d’orienter la réflexion avec ses propres idées, ou ses objections. Socrate utilise les deux méthodes dans ce dialogue. Celui qui pose les questions n’est pas neutre.

De son côté l’interlocuteur peut répondre ou objecter à son tour. Il n’est pas obligé d’être d’accord. Dans l’Alcibiade, malgré toutes les embûches que Socrate met sur son chemin, Alcibiade arrive à une définition théorique de la politique qui est, comme nous l’avons vu, et même si Socrate ne l’accepte pas formellement, tout à fait valable. Cette définition progresse et s’améliore tout au long du dialogue.

Plus spécifiquement ou spécialement, la dialectique est l’art de séparer, diviser, découper les sujets, pour mieux en trouver les parties, les définir et les articuler les unes par rapport aux autres, en respectant quelques règles logiques. Cette seconde définition de la dialectique sera celle que l’on trouvera dans les dialogues dits de la maturité (Parménide, Théétète, Sophiste, etc). La dialectique devient une discipline et dépasse le simple art du dialogue.

Les questions posées par Socrate portent principalement sur le statut de connaissance et sur le caractère connaissable de ce qui est recherché. Ici, comme nous l’avons déjà vu, il compare constamment l’art politique aux arts spécifiques des artisans, comme l’art du cordonnier, ou de certains savants, comme le médecin. Les arts font généralement l’objet d’une gradation, allant du plus manuel, comme celui du cordonnier, au plus intellectuel, comme les mathématiques, en passant par les disciplines intellectuelles qui peuvent s’enseigner, comme la lecture, ou encore l’art musical, qui allient savoir et talent. Socrate utilise ces arts pour circonscrire les prétentions de ses interlocuteurs, pour mieux préciser l’art que chacun défend, la plupart du temps la rhétorique, l’art oratoire, l’art du poète ou la sophistique et ici la politique. Socrate rabaisse ainsi constamment ceux qui ont des prétentions à leurs yeux supérieures, pour leur rappeler que les arts considérés comme inférieurs sont intellectuellement très solides dans leur prétention à une forme de savoir. Et cela alors qu’il reste bien difficile de définir ce qu’est l’art oratoire ou l’art politique.

Ce faisant, Socrate pose aussi son propre art, sa propre forme de discours, à savoir le discours philosophique, procédant par questionnement pour chercher l’essence ou la nature du sujet en question, et non pour en faire un éloge ou une critique, à la manière des sophistes. Il questionne le sens des mots, et empêche de se laisser enivrer par la beauté et l’habileté du discours. Il cherche à aller au fond des choses, et non pas à séduire. Il ne se contente jamais de la première réponse, le questionnement pouvant être infini. Ces questions permettent de mettre à l’épreuve les discours et les thèses qu’ils contiennent, de jauger leur cohérence interne. La philosophie, par la dialectique, est ainsi le discours qui ordonne et juge les autres discours, les autres logos.

L’art de Socrate ne s’arrête pas là. Il ne recherche pas que le savoir. Il y encore une autre corde à son l’arc, et ce n’est plus tout à fait de la dialectique pure. Socrate utilise la dialectique pour chercher la nature des choses soumises à l’examen, mais aussi pour éveiller ces interlocuteurs à la philosophie. C’est ainsi que la dialectique se transforme en maïeutique, l’art d’accoucher les âmes. Socrate a appris cet art en parti de sa mère, qui était elle-même sage-femme et accouchait les corps. Maïeutique vient de Maïa, la déesse qui veillait aux accouchements.  (Pour aller plus loin, excellent article ici https://fr.wikipedia.org/wiki/Ma%C3%AFeutique_(philosophie) ).

Comment Socrate procède-t-il pour arriver à cette naissance de l’âme, cette renaissance ? En créant chez ses interlocuteurs une confusion, un moment de doute et de remise en question. Pour troubler son interlocuteur, Socrate accélère la réflexion, en questionnant toujours plus,  ou au contraire change de direction, en portant un regard nouveau sur le sujet. A chaque fois, l’interlocuteur est déboussolé, désorienté. Il était déjà assez difficile de suivre le raisonnement, pourquoi aller toujours plus loin, comme dans un labyrinthe ? Quand il accélère au contraire, Socrate le fait principalement en posant des équivalences entre toutes les valeurs, notamment entre le bon, le bien, le juste, le sage, la vertu, le bonheur, l’utile, etc. Ces équivalences sont posées et ne sont pas démontrées en tant que telle. Nous ne savons plus par où prendre le sujet, tout ce qui semblait différent semble désormais égal, et le sentiment ou la sensation de désorientation est encore exacerbée. Nous avons l’impression que si nous ne maîtrisons pas une seule de ces idées, soit le bon, soit l’utile, ou une autre, alors nous n’en maîtrisons aucune. Perdu, aveugle intellectuellement, nous sommes aussi complètement déconsidérés moralement. Suis-je utile, bon et beau, si je ne sais dire ce que signifie ces termes ? Nous ne comprenons plus vraiment où Socrate veut en venir. Nous nous sentons écrasés, mais aussi émerveillés par ses arguments. Il n’y pas beaucoup d’échappatoire, la philosophie s’impose à nous. Nous avons l’impression d’être obligés, logiquement obligés, de nous tourner vers la recherche de la vérité et de devenir sage.

Socrate ne se cache pas sur cette méthode, notamment dans ce dialogue. Le but est de faire prendre conscience à son interlocuteur, selon la célèbre formule, qu’il sait qu’il ne sait pas. C’est la célèbre docte ignorance, qui consiste à savoir que l’on ne sait rien, préalable à toute recherche authentique du vrai savoir. Cette prise de conscience est la première étape de  l’accouchement de l’âme. La seconde étape porte sur le développement des thèses proprement philosophique que pourra tenir celui qui est éveillé. Socrate n’est pas un sceptique qui suspend perpétuellement son jugement (ἐποχή, epokhê, « arrêt », « suspension », « interruption », s’abstenir d’affirmer ou de nier) ou un cynique qui ne croit en aucune vérité et cherche uniquement à se railler de ses adversaires, sans chercher à connaître véritablement (κυνικός, kynikos, κύων, gen. κυνός (kyōn, kynos), qui signifie « chien ». Les cyniques vivaient comme des chiens : sans honte, sans maison, indifférents aux conventions sociales, et prônant une vie naturelle, dépouillée et conforme à la vertu). Il croit, tout à l’inverse, aux Idées et au Logos.

Le flottement que ressent et exprime et Alcibiade plusieurs fois au cours du dialogue, n’est pas du tout une sensation prise au hasard. Elle est au contraire symbolique et signifiante. Nous flottons lorsque nous  sommes dans l’eau, exactement comme nous flottions avant notre naissance dans le liquide amniotique du ventre de notre mère. Le terme est symbolique et métaphorique. Le flottement d’Alcibiade correspond à ce moment où son âme commence son travail de naissance. Le brouillage cognitif provoqué par Socrate force son interlocuteur à rentrer en lui-même, à prendre du recul par rapport à toutes ses opinions précédentes. Il crée un espace de réflexion mentale, une conscience rationnelle. L’opinion, l’idée, n’est plus instinctive. Elle devient un objet que la conscience peut à nouveau réexaminer.

Pour arriver à ses fins, Socrate n’hésite pas à recourir aux émotions et à la psychologie. Flagrant dans ce dialogue, cet aspect est plus nuancé dans les autres. Socrate connaît Alcibiade mieux que celui-ci ne se connaît lui-même. Il l’observe depuis sa plus tendre enfance. La perte de son père et son traumatisme, la haute lignée qui lui met une certaine pression, l’adoption par Périclès, mais aussi sa négligence dans l’éducation d’Alcibiade, les blessures d’ego source de l’injustice du jeune homme, dès la cour de l’école, puis avec ses amants. Son désir infini de dominer le monde, alors même qu’il n’en a de toute évidence pas les moyens. Socrate voit tout.

Certains défendent l’idée que la philosophie est purement rationnelle et ne s’intéresse pas à la psychologie. Il n’y aurait même aucun lien entre les deux disciplines. Ce dialogue nous dit tout à fait l’inverse. Le dialogue socratique sera le modèle principal de Freud lorsqu’il mettra en place sa cure analytique. Sans être identique, les dispositifs sont tout à fait comparables. Socrate prétend clairement se substituer ou compléter l’enseignement qu’Alcibiade a reçu de Périclès, qui lui-même avait pris la place du père d’Alcibiade. Socrate prétend en tant que maître devenir comme son nouveau père et évincer la figure de Périclès, qu’il critique d’ailleurs dans de nombreux autres dialogues. Freud a théorisé le transfert, le déplacement de l’amour du patient vers le thérapeute, comme l’ un des outils principaux de la cure analytique, parce que le transfert de l’amour, que l’on pourrait appeler amour platonique, permet la reconstruction des attachements, libère des attachements passés et toxiques et permet de construire de nouveaux attachements plus sains. Socrate joue la carte de l’amour platonique pour attirer Alcibiade vers la sagesse. La thérapie est une forme de dialogue, même si la parole du thérapeute est limitée à l’extrême. Elle met en place un dialogue avec soi-même par le truchement de l’autre. La cure est dite analytique, parce qu’elle analyse les émotions et les événements. La guérison vient d’une prise de conscience et parfois même d’un ressouvenir d’un élément passé, faisant penser au ressouvenir des Idées, décrit dans le Ménon.

La philosophie est un chemin de vie, une nouvelle naissance, un éveil et une conversion à la vérité. Il ne s’agit pas seulement d’une technique, ou d’un art, comme l’art du cordonnier ou la technique du maître d’école, mais d’une sagesse. Pour devenir sage, pour passer d’un être injuste à un être juste, ou d’un ignorant à un sachant, comme dans le cas d’Alcibiade, il faut une révélation, une conversion. La recherche de la vérité est un chemin de transformation qui va éclairer les failles de nos personnalités, le plus souvent construites, comme celle d’Alcibiade, sur notre sentiment d’injustice. La révélation intellectuelle est le prélude à une reconstruire du caractère lui-même. La honte est une émotion puissante qui nous met sur le chemin des passions de la raison. L’intelligence peut engendrer ses propres émotions, par-delà celle de l’égo. Kant reprendra ce thème en insistant sur le fait que la loi morale nous humilie quand nous ne la respectons pas. Nous portons notre sanction en nous-mêmes. La honte de l’erreur est un puissant moteur d’amélioration. Nous allons voir comment, en reprenant cette fois le thème déclaré du dialogue, à savoir la compréhension de la nature de l’homme, comment Socrate pousse aussi loin que possible sa méthode de transformation qu’est la maïeutique.

Une fois délivré de la fausse connaissance, la seconde étape, est la rechercher de ce savoir et de cette sagesse d’un type différent. Pour connaître et devenir sage, il faut utiliser la partie de nous-même qui commande, qui est principe, arché en grec. Ce principe est l’âme (psyché), qui commande au corps (sema). Dans l’âme encore, il faut trouver sa meilleure partie, à savoir la partie rationnelle, la raison, le noùs.

« Si donc l’âme veut se connaître elle-même, elle doit regarder une âme, et spécialement cette partie d’elle-même où réside la vertu de l’âme, la sagesse, et tout ce qu’il y a de plus divin. » « C’est à ce qui est divin que ressemble le νοῦς, et en le regardant, nous connaissons ce qu’est l’homme et ce qu’est Dieu. »

Par le logos, le dialogue et l’échange, nous découvrons que la sagesse, a deux parties principales. Elle s’articule en connaissance d’un côté, au sens de science (epistémé), technique et art (techné), et en sagesse morale de l’autre (sophia) et c’est alors le champ de la vertu (arété). Socrate, obéissant à la parole de l’Oracle, cherche ce que sont la connaissance et la vertu, qu’il assimile d’ailleurs pleinement la plupart du temps. Il n’y a pas de vertu complète sans connaissance réelle. Cette équivalence, ou subordination, est particulièrement claire dans sa doctrine morale. Seul l’ignorant est méchant. Toute méchanceté est une erreur logique, dérive d’une erreur de compréhension. Celui qui sait est nécessairement vertueux. Et en miroir, la vertu s’acquière par la connaissance. Socrate cherche lui-même un maître capable de lui enseigner la vertu et la sagesse. Il ne trouve ce maître nulle part, et certainement pas chez Périclès ou chez les sophistes, qu’il critique en permanence. Mais Socrate ne fait pas que poser des questions. Il a tout de même élaboré sa doctrine. Dans ce dialogue par exemple, il fait tourner une partie de l’argumentation autour des 4 vertus qu’il a lui-même identifiées comme principales. Ces célèbres vertus dites cardinales, ce qui signifie plus importantes que toutes les autres,  qui sont développées dans la République, la justice (diké), la modération (sophrosyné) ou tempérance, le courage (andreia), et la prudence (phronésis), et bien sûr la sagesse, (sophia). Socrate ajoute également, en parlant de Xerxès, le tyran à la tête de la Perse que le but, ou l’un des buts de l’éducation morale que devrait recevoir Alcibiade, est de le rendre libre, non soumis aux passions. La vertu produirait, sans qu’on en sache plus sur la manière dont s’accomplit ce miracle, une forme de liberté par rapport aux passions. Ainsi, libre lui-même, Alcibiade pourra devenir le dirigeant de citoyens eux-mêmes libres.

La réponse de Socrate fonde ce que la tradition philosophique appellera l’intersubjectivité. Je me connais à traver les autres. Ici la réponse prend en plus un tour plus personnel. Le défaut d’Alcibiade, c’est son égocentrisme, qui le pousse vers une forme de tyrannie. La réponse à l’égoîsme est l’éveil aux autres, au respect de la dignité de chacun.

Alcibiade, complètement convaincu, demande à Socrate comment faire pour avoir soin de lui-même. Nous commencerons, répond-il, par laisser aux autres le soin de nous accompagner pour prendre soin de nos affaires, de notre fortune et de notre corps, pour nous concentrer sur notre âme.

De la même manière, explique Socrate, si une âme veut se connaître, il faut qu’elle se regarde dans une autre âme, et spécialement vers ce point de l’âme qui est le siège de la vertu propre d’une âme, la sagesse, la sophia. Cette partie la plus divine de l’âme, celle qui pense et connaît, le noùs,  est la partie rationnelle. C’est en la regardant que l’on pourra le mieux se connaître soi-même. Puis c’est finalement en Dieu lui-même, comme miroir le plus clair et le plus lumineux que l’âme se voit elle-même le mieux. C’est en dirigeant nos regards vers Dieu que nous nous connaîtrions le mieux nous-mêmes.

Ce texte, cette métaphore de l’âme et de l’œil, de la pensée, du regard et du miroir, est l’un des plus grands du platonisme. Ce passage est l’un des fondements de la philosophie occidentale tout entière et nous donne, peut-être comme aucun autre, les clés du socratisme. Le progrès de la connaissance de soi, et de la sagesse, passe par une introspection, un retour sur soi-même. Ce chemin est rendu possible par la nature de l’âme, de la conscience dirions-nous aujourd’hui, qui a la possibilité de se réfléchir en elle-même. Pouvoir se regarder soi-même est exactement le pouvoir de la conscience, ou de l’âme. L’âme peut à la fois juger, puis prendre ce jugement comme un objet, le contempler, et le juger à nouveau. C’est au sens propre, la définition de « réfléchir ». Prenant ses objets mentaux pour des sujets de nouvelles réflexions, la conscience prend du recul sur ses productions, sur ses pensées, les met à l’épreuve et les améliore.

Socrate propose une gradation dans cet apprentissage de la remise en cause. C’est d’abord en me regardant dans l’œil de l’autre, en me jugeant dans le regard d’autrui, que je découvre que ces productions de l’âme, mes idées, ne sont pas absolues et peuvent être remises en cause. C’est en dialoguant avec Socrate, dans l’intersubjectivité du dialogue, dans l’échange des idées et le questionnement que je peux commencer à affermir mes idées. Grâce à l’autre, je prends de la distance avec moi-même. Ce dialogue, cette dialectique socratique, m’apprend à me regarder pour ainsi dire du dehors, à regarder le reflet de mon âme en une autre personne. Socrate suggère que ce travail de mise à distance de l’âme par elle-même ne serait pas possible si nous étions seuls. Mais il ne le prouve pas. L’amitié, l’amour philosophique, permet une discussion honnête et rationnelle. Dans cet échange, les subjectivités de chacun sont neutralisées par une intersubjectivité qui repose sur ce qui est commun aux personnes dialoguant, à savoir bien sûr, la raison. Il ne s’agit pas de juste poser ses idées et d’affirmer « c’est mon opinion » Dans ce cas, il y a présentation, mais pas vraiment dialogue. Socrate pose l’existence de l’intersubjectivité, qui est à la fois l’échange des points de vue subjectifs différents, mais aussi le chemin d’une nouvelle construction possible, plus universelle, parce que partagée par plusieurs.

L’homme est un animal rationnel, mais il est aussi un animal politique, un zoon politicon comme le définit Aristote au début de la politique. Nous nous regardons nous-mêmes et nous jugeons nous-mêmes dans le regard des autres. Si Socrate nous met sur le chemin d’une intersubjectivité essentiellement fondée sur la raison, il n’oublie pas du tout que l’intersubjectivité est aussi un processus subjectif de définition de l’âme. Alcibiade est l’un des plus grands espoirs d’Athènes, et le jeune homme le sait. Tout le monde lui renvoie l’image flatteuse de son illustre ascendance, de son lien avec Périclès, de ses qualités et dons naturels. Alcibiade en forge une haute idée de lui-même. Socrate tente de convertir cette subjectivité égotique en une subjectivité rationnelle et philosophique. Pour y parvenir, il propose un chemin de développement de l’âme ou de la conscience.

La première étape est celle de la dialectique, du dialogue rationnel, des questions et finalement de la docte ignorance. L’interlocuteur de Socrate se voir désormais ignorant. Les questions incessantes de Socrate fonctionne comme un miroir. Il ne s’agit pas de demander au miroir qui est la plus belle, comme dans le conte de fées (quoique nous n’en soyons pas si loin…), mais qui sait de quoi il parle. Le miroir, le reflet, conclut invariablement, « ce n’est pas toi, tu ne sais pas de quoi tu parles ». A l’aune du savoir, tu n’as pour ainsi dire pas de reflet. La docte ignorance renvoie ce que la modernité de Sartre appelle une figure du néant de la conscience. Un vide, qui provoque le trouble,  ouvre à la remise en cause, et appelle une nouvelle connaissance, un nouveau plein de la conscience.

Une fois cette première étape passées, Socrate propose une seconde étape, qui consiste à intérioriser le questionnement et la remise en cause. L’âme est son propre miroir. Elle peut juger ses propres idées, qui se reflètent en elle. Socrate passe finalement assez vite cette étape pour arriver à la dernière partie du chemin, le reflet dans la divinité, et dans les Idées elles-mêmes. Le dieu dont il est question est la raison, le logos, le principe de tout ce qui est intelligible. C’est en soumettant nos idées à la rationalité qui est en nous, et qui ici nous vient du Dieu, que nous allons améliorer, purifier les images produites par notre âme, pour les rendre de plus en plus conforme à l’Idée et à la divinité. Le sage socratique procède ainsi. Le socratisme est un éveil et une sagesse de la raison, là où certaines doctrines hindous par exemple, propose un éveil par le corps et le souffle, mettant la raison de côté. Le dieu auquel nous cherchons à nous unir n’est pas la totalité de l’être, ou comme dans le bouddhisme, le néant. C’est la raison. Le miracle grec, et son lègue à l’Occident, est de chercher l’éveil dans et par la raison et les Idées considérée comme une divinité. L’image externe de cette divinité est la lumière, Apollon, le soleil. La raison, et le logos est le feu, nous dit Héraclite. La raison est le feu intérieur qui éclaire l’âme. C’est la lumière naturelle, qui se reflète dans l’âme et est perçue par l’œil intérieur. Théo – orao, voir le divin, est possible dans l’accès à la pensée universelle, dans la théoria. Descartes reprend cette tradition quand il pose au fondement de toute connaissance la lumière naturelle, la capacité de la raison de voir les vérités premières de manière entièrement intellectuelle.

La conscience, la réflexion sur soi-même, la possibilité de poser devant soi nos idées et de les passer au crible de la raison, serait pour les grecs proprement une fonction divine. Rousseau quand il cherchera à définir la conscience, dans Les rêveries du promeneur solitaire, commencera en s’exclamant « conscience, divine conscience! ». Le miroir de notre âme que nous pouvons trouver dans le regard de l’autre, peut également être trouver en nous, dans le dialogue rationnel avec nous-mêmes, ou avec la partie rationnelle de nous-mêmes. Dernière étape, une fois briser les chaînes des fausses représentations et de l’égo, nous pouvons dialoguer avec nous-mêmes, c’est-à-dire directement avec la divinité en nous, présente dans la raison et la lumière naturelle. 

Pour la dialectique

La forme du dialogue s’impose ainsi également comme la base de l’œuvre philosophique. Platon reprend un, ou peut-être, plusieurs échanges qui ont eu lieux entre les interlocuteurs et monte comme une pièce de théâtre. C’est après sa rencontre avec Socrate que Platon est passé du désir de devenir tragédien, comme Eschyle, Sophocle, ou Euripide, à celui de devenir philosophe. Le forme littéraire du dialogue permet aux lecteurs, spectateurs, ou surtout à notre avis aux étudiants travaillant et réfléchissant sur les textes, de s’identifier aux personnages et ainsi de passer plus rapidement d’une idée à l’autre, d’une thèse ou d’une hypothèse à l’autre, puis aux objections, sans que se remettre en cause soi-même ne pose de problème égotique insurmontable. Pour certains d’entre-nous en effet, l’une des difficultés à surmonter pour accéder à un raisonnement critique est d’accepter que nous ne sommes pas nos idées, qu’il y entre nous et nos idées un espace pour la remise en cause, et par là-même pour l’amélioration de ces idées et de nous-mêmes. Par une forme narrative qui rappelle celle des dialogues du théâtre, nous pouvons nous identifier aux acteurs, ou nous regarder nous-mêmes à travers les personnages, et ainsi, nous détacher de nous-mêmes et créer, ouvrir cet espace pour la réflexion et la remise en cause. Le dialogue extérieur nous initie de cette manière à la réflexion, au dialogue intérieur cette fois, dans l’espace de notre conscience, de ce que les latins appelleront le forum intérieur, reprenant cette idée d’échange entre plusieurs interlocuteurs, où nous pouvons avancer une idée, la mettre à l’épreuve, en avancer une nouvelle et ainsi de suite quasiment à l’infini.

L’intersubjectivité, la capacité à se regarder dans le regarde de l’autre, est la clé qui rend cela possible. C’est dans le dialogue intersubjectif qu’a lieu la prise de conscience de la docte ignorance. Il s’agit d’une intersubjectivité rationnelle, fondatrice d’un dialogue basée sur la raison. Douloureux, mais possible.

Avec ses autres interlocuteurs, Socrate n’ira pas aussi loin dans la manipulation au service du bien. Mais comme nous le voyons dans les autres dialogues, il ira tout de même très loin et sera régulièrement repris par ses interlocuteurs pour les humiliation qu’il distille. On peut le défendre en affirmant qu’il n’est que l’agent de la raison et de la vérité, et que c’est finalement le logos lui-même qui, confrontant les interlocuteurs de Socrate à leurs contradictions, les humilie.

Ce qu’il faut pour gouverner la cité, ce n’est pas un pouvoir absolu, ou un droit absolu d’être le chef, mais la connaissance de la justice (diké) et de la sagesse morale (sophia). C’est ainsi que sera honorée la divinité. Mais celui qui a un droit absolu sans connaissance, une liberté absolue, une licence ou un pouvoir dirions-nous aujourd’hui,  serait tout de suite malade, ne sachant même pas comment user proprement de son propre corps. Un pouvoir absolu sans vertu mènerait tout le monde à la ruine, ou en termes modernes, la liberté n’est pas la licence, qui en mène qu’au chaos. La liberté, c’est ici la vertu, qui se confond avec la philosophie et consiste en la connaissance et en un comportement qui respecte les règles du savoir. Socrate préfigure ce que sera le futur d’Alcibiade, qui ne suivra pas la vertu, s’en remettra uniquement à son habileté et ses talents, et trouvera une mort misérable, assassiné par un espion, avant que Socrate lui-même ne trouve la mort.

Soulignons un dernier thème avant de conclure, celui de l’image, icone en grec. Dans la République, quand les hommes sont enfermés et enchaînés dans la caverne, ils contemplent des simulacres, des ombres qui sont projetées sur les murs. Les termes grecs sont εἴδωλα (eidôla « images », « représentations » ou « simulacres ».) et σκιαι (skiai, « ombres »). Cette métaphore de la caverne, souvent qualifiée d’allégorie de la caverne est désignée par Socrate comme étant une image, icone, de la réalité.

Dans le Phédon, Socrate décrit notre réalité comme étant la copie d’une réalité plus haute. Il y aurait entre notre réalité et la réalité des Idées, le même rapport qu’entre la vie sous l’eau et la vie dans notre réalité. Nous ne verrions finalement qu’un reflet de la vérité. Le terme utilisé est ἀντίτυπον (antitypon), reproduction, copie, image, ou encore imitation, reflet.

Le thème du reflet est en fait omniprésent dans toute l’œuvre de Platon, véritable fil conducteur de la pensée de Socrate. Les poètes ne présentent à travers la mimésis, l’imitation, qu’un reflet dégradé de la réalité des Idées. Même le monde dans lequel nous vivons n’est qu’un reflet du monde réel des Idées. Les discours des différents interlocuteurs de Socrate, le poète, l’aède, le sophiste, le politique, le rhéteur, etc, pourraient tous être classés selon leur degré de vérité et de « réflexion » imitative. L’opinion, telle qu’elle est décrite dans la caverne, est l’ombre d’un reflet, certainement l’un des niveaux les plus bas possible. Au contraire, l’âme s’élevant vers les Idées dans le Phèdre représente la plus haute tentative d’accéder à la vérité. A l’intersection de tous ces reflets, nous avons l’âme, qui est à la fois un miroir vide attendant un reflet,  lumière venant du logos et une raison, un noùs logique et rationnel. Cette définition de la conscience peut tout à faire être reliée directement à l’une des dernière conception de la conscience, à savoir celle de l’Etre et le Néant de Sartre. Pour le résumé rapidement, la conscience n’est rien, elle est un vide, un néant, qui pose devant elle des objets, de l’Etre, grâce à la puissance du concept, puis les ramène au néant à force de questionnement. La question de l’imitation, des bonnes et mauvaises imitation, nous renvoie également au thème religieux de l’idolâtrie. Les religions juive et islamique récuse la représentation du dieu et l’adoration des idoles, des fausses représentation du dieu. D’autres religion, le catholicisme, ou l’hindouisme, n’hésitent pas, au contraire, à recourir aux représentations visuelles de la divinité.

Socrate buvant la cigüe – David

Alcibiade et Socrate finissent tous les deux condamnés par Athènes. Socrate refusera de s’enfuir. Cette mort est pour Platon tragique et injuste. Mais que dire de la mort d’Alcibiade ? Que de problèmes, de manque de mesure et de sagesse dans le tumulte de cette vie. Que de panache aussi ! Socrate, malgré toute sa sagesse, aura été finalement impuissant. Cela questionne la maïeutique et le pouvoir réel de la philosophie dans le monde. Alcibiade avait tout pour connaître le bonheur. Il connaîtra une fin tragique que rien n’aura pu arrêter. Socrate n’a pas fait que tenter de sauver son âme dans un dialogue, il l’a même sauvé physiquement lors de la bataille de Potidée en 432 av-JC. Le dialogue étant supposé se dérouler avant, tout en ayant été écrit après, la référence reste subliminale. Mais tous les lecteurs de Platon connaissent ces histoires, c’est leur communauté, leur histoire, pour ainsi dire, qui est ici racontée. Ils perçoivent parfaitement cette difficulté entre la sagesse et le manque de sagesse. Malgré tout cela, le destin d’Alcibiade sera le plus fort.

Nous pouvons également nous demander si Platon dans ce dialogue, ne se cache pas lui-même, au moins en partie, sous le masque d’Alcibiade. Si Socrate n’a pas réussi à convertir réellement Alcibiade à la philosophie, il a en revanche tout à fait réussi avec Platon et avec Xénophon, qui écrira également quelques dialogues, dont une Apologie et un Banquet.

Il y aura également bien une forme de descendance et de continuité politique à la tentative Socratique. Quand on lit la vie d’Alcibiade et ses rapports avec Socrate, on ne peut s’empêcher de faire le lien avec Alexandre le Grand et Aristote, qui fut son mentor. Alexandre le Grand, va en grande partie réaliser ce programme de conquêtes et être réellement comparable à Cyrus et Xerxès. Alcibiade fut le disciple non consentant de Socrate, quand Alexandre fut celui consentant d’Aristote. Le parallélisme frappe l’imagination et l’on ne peut s’empêcher d’y voir une filiation, passant par Platon évidemment. Malheureusement, la littérature sur le mentorat d’Aristote est très faible et nous n’avons pas beaucoup d’indices sur leurs relations. En dehors du fait qu’Aristote fut le professeur d’Alexandre pendant 3 ans, de ses 13 à ses 16 ans, nous ne pouvons que spéculer.

Qu’est-ce que cette âme que je dois améliorer, par le regard des autres et de dieux? Alcibiade reviendra dans le Banquet, ce dialogue consacré à l’Amour, mais certainement rédigé bien avant l’Alcibiade. Un dialogue renvoie à tous les dialogues, avec la République en apothéose et l’Apologie en fin tragique. Il nous semble que les deux principales questions restantes ouvertes portent ici sur le savoir et sur l’âme. Et nous avons choisi de continuer, non en parlant du Banquet, mais en présentant le Ménon , ce dialogue qui porte officiellement sur la vertu, mais de fait surtout sur la connaissance et la réminiscence.

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