Au terme de ce périple, nous voyons que la question de la justice humaine, que l’on peut aussi appeler la justice positive, est subalterne par rapport au panorama complet de la justice, partant de l’au-delà, passant par l’action, et terminant finalement sa course dans ce que l’on appelle prosaïquement la justice.
La justice humaine s’articule autour de trois thèmes, celui de la fondation de la justice, de l’organisation de la loi et enfin de la justice positive, la police, les tribunaux, la procédure.
La fondation de la justice et la fondation de l’État
Comment fonder un État juste? Nous avons largement parlé de ce sujet dans d’autres articles. Pour aller à l’essentiel, il n’y a finalement que deux doctrines, celles des droits individuels et celle du pouvoir uniquement fondé par l’État. Seule la démocratie libérale appartient au premier type. Même la démocratie populaire directe, celle d’Athènes, ne respecte pas le pouvoir individuel du citoyen, comme le montre la condamnation de Socrate. La démocratie directe est une tyrannie de la majorité, mais cela reste une tyrannie. Thrasymaque dans la République le dit explicitement, la démocratie est aussi un gouvernement du plus fort. La seule différence est que dans le cas de la démocratie, le plus fort est le peuple, alors que dans la monarchie, c’est un groupe, et dans la tyrannie, un seul homme.
La fondation de la justice essaie de faire le lien entre la dimension cosmique de l’existence et son existence matérielle. C’est pourquoi le sujet reste malgré tout très spéculatif et réservé à la spiritualité, la religion et la philosophie. La fondation de la politique a toujours le même problème que celui de l’action juste : faut-il être réaliste et privilégier la fondation sur la force, ou faut-il penser et fonder l’État sur des principes ? Cette tension est admirablement reprise dans les premiers chapitres du Contrat social, et notamment dans le passage où Rousseau parle du Droit du plus fort, pour expliquer pourquoi ce n’est pas un droit.

Les hésitations sur l’État de nature, entre description historique, réflexion anthropologique ou recherche de l’essence de l’homme, montrent bien toutes ces tensions. La fondation ultime reste celle des droits de l’homme, synthétisée par Kant dans la célèbre formule, l’État garantit la liberté de chacun dans le respect de celle d’autrui. Les droits de l’homme sont déduits de la liberté, que ce soit la liberté de pensée, de se déplacer, de commercer, de croyance, dans les limites de la tolérance.
Vivre de manière juste – le principe d’équité et ses limites
Contrairement aux grands penseurs des Lumières, nous ne pouvons plus limiter notre réflexion aux fondements de la Cité ou de la Nation. Nous devons penser les modalités d’application. En fait, le principe de cette organisation a déjà été posé il y a bien longtemps par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, et il s’agit bien de l’équité. Rawls, le célèbre penseur américain, a repris ce principe pour le mettre au fondement de la politique. Mais ce déplacement ne nous paraît pas opportun. Rappelons en deux mots la thèse de Rawls. Avant la constitution de la cité, et pour la rendre acceptable, quand bien même nous ne savons pas ce qu’il va se passer, la réalité et l’avenir étant caché sous le voile de l’ignorance, la seule chose que nous pouvons accepter c’est le principe d’équité et d’être traité équitablement.

Or l’équité, bien loin d’être selon nous un principe que l’on cherche avant, est au contraire un principe que l’on cherche après, dans la vraie vie. Et Dieu sait à quel point il est difficile de la trouver ! Nous retombons dans la problématique de la justice subtilement posée par Platon. La justice est cet entre-deux, de la réalité du désir et de la raison, ce mélange toujours prêt à exploser dès que nous pensons ne pas avoir ce qui nous serait « dû », on se demande selon quelle loi. Quelle équité y a-t-il dans la vie d’un Nord coréen dont toute la famille est condamnée à un esclavage de masse depuis trois générations ?
L’équité est une construction humaine de longue, très longue haleine. Le système le plus équitable est le marché. Non pas parce qu’il est parfait, mais parce qu’il est un mélange d’allocation pertinente et non pertinente, parce qu’il est juste et comprend une part d’injustice aveugle. L’allocation faite par l’État est soit clientéliste, soit tyrannique. L’État est une structure de pouvoir, pas d’économie.
L’équité a aussi fort à faire pour lutter contre la société. Bourdieu a largement dénoncé la société des héritiers. Mais il n’a pas du tout visé juste. Le conformisme social, le vrai, l’indéboulonnable, c’est la soumission aux normes du groupe. Pour donner un exemple qui nous est cher, tentez de trouver une thèse sur le libéralisme politique en philosophie en France… Il y a fort à parier que vous ne la trouverez pas. L’entrisme wokiste a tout emporté et 50% des thèses de l’EHESS peut être considérées comme woke (féminisme, gender studies, décolonialisme…). À l’autre extrême du spectre, la pratique de la prise de références pour les postes de direction est un rite de soumission sociale totalement délétère. Peu importe les réalisations, le CV, les compétences. Tout ce qui est retenu sont les quelques mots d’une conversation de 5 minutes d’une personne qui la plupart du temps n’est même pas en mesure, n’a pas les compétences, pour juger votre travail. Il est là le pouvoir social. Élite ou pas, tout le monde est soumis à un processus de sélection qui n’a plus rien de rationnel et ne dépend pas du tout, justement, des diplômes. Il est entièrement basé sur le comportement. Et, oh surprise, un riche qui ne risque rien sera toujours plus calme qu’un pauvre qui essaie de s’en sortir. Le consensus facile et pas cher, qui écrase la niaque de sa morgue bourgeoise. Voilà en tout cas en ce qui me concerne, l’ennemi invisible qui m’empêche de faire carrière. Le contrôle social ne porte pas sur des codes. Il sélectionne des types de personnalités.
Il y a, et il y aura toujours, de l’injustice dans la société. D’une certaine manière, seule l’abondance économique peut permettre la justice. Mais malheureusement, nous n’avons pas trouvé la clé qui permette d’atteindre cet idéal. Le problème de l’économie n’est pas tant dans la concentration du capital, même si c’est un très grand problème, que dans la structure même de l’économie. Dans notre système actuel, les tâches les moins qualifiées ne peuvent pas permettre de vivre décemment. C’est tout simple, le moins qualifié gagne moins que tous les autres et ne peut donc pas se payer leurs produits à proportion de ses recettes. La redistribution est la solution à ce problème. Malheureusement, la redistribution retombe toujours dans le même schéma de base. Là est la loi d’airain de l’économie.
L’équité est une idée régulatrice, un idéal de l’action à jamais inaccessible. Il faudrait une révolution sociale qui irait presque à l’encontre de la liberté pour la mettre en place. Imaginons une seconde le calcul qu’il faudrait mettre en place. Conditions de naissance, de talents naturels, d’éducation… à confronter avec les positions mises à disposition par la société. Même si cela était possible, que ferions-nous des choix et des volontés individuelles ? J’étais excellent en français, mais je voulais faire de la philosophie, et aujourd’hui, sans être parfait, j’ai beaucoup progressé dans la discipline.
L’équité absolue est confrontée au même problème que la répartition des âmes en or, argent et bronze chez Platon. Elle finit par être fixiste.
La justice légale
Le rôle de la justice est de garantir le droit. Elle le fait grâce à la police qui arrête les contrevenants, et à la justice comme administration, qui les juge. La justice légale a donc deux composantes. La première est de voter des lois qui définissent le juste et la seconde est de le faire appliquer.
La justice légale est dite corrective. Elle doit compenser les injustices pour rétablir un équilibre. Les symboles de la déesse aveugle et de la balance sont là pour illustrer ce point. Ils pourraient illustrer la procédure juridique, qui se veut impartiale, aveugle, et mesurée, pesant les arguments des uns et des autres. Mais cette signification est secondaire.
