Notre analyse des différentes méthodes permettant ou vantant l’accès à l’éveil a tourné essentiellement sur le désir et un peu sur la raison. L’éveil de la kundalini ou l’amour de Dieu spinoziste, sont tous les deux essentiellement des retournements, des conversions du désir de la terre vers la divinité.
Cette conversion ne peut d’ailleurs être entière et définitive, puisque nous ne pouvons pas vivre dans la contemplation des Idées ou de la divinité 24 heures sur 24 et que nous avons également un corps qu’il s’agit d’entretenir et une vie ici-bas qu’il nous faut mener.
Or dans cette vie ici-bas, en dehors de la maîtrise de nos désirs, nous avons un autre grand problème à régler, c’est celui de la justice. Il n’est évidemment pas entièrement séparé du désir, mais il est tout de même suffisamment connexe pour l’étudier à part. Les techniques de libération nous proposent toutes de maîtriser nos désirs et pour ainsi dire de sortir du monde au moment même où nous y sommes déjà. Il n’y a ainsi plus de souci de justice. Pourtant, l’injustice reste sans conteste l’expérience principale de notre chemin vers la compréhension du monde et de nous-mêmes.
Les méthodes permettant l’éveil nous promettent de sortir dès cette vie du cycle des réincarnations. Mais cette méthode est un pis-aller, un détour, par rapport à la méthode universelle, celle qui passe par le jugement de l’âme après la mort et qui décidera de l’ascension réelle de l’âme au-delà de toute forme d’incarnation et de réincarnation.
Les deux formes fondamentales de la justice
Nous avons rarement à faire avec une notion aussi embrouillée que celle de justice. La notion semble partout et nous allons voir pourquoi. La première grande distinction qu’il faut faire est celle entre la justice métaphysique, qui engage le sens de La vie, et la justice humaine, qui engage le sens de Notre vie.
La justice métaphysique
Vivre est-il juste? Pourquoi vivons-nous? Pourquoi cette vie, à ce moment, dans ces conditions? Et pourquoi avec toutes ses difficultés et ses limites, un corps qui a tant de besoin, une dépendance à tout, des maladies à n’en plus finir et des rapports humains si compliqués? Historiquement, en guerre, famine, maladie et mort en couche ou en bas âge, la vie était peut-être bien plus une malédiction qu’une bénédiction. Il faut saluer l’acharnement de l’espèce humaine à survivre alors que tout était contre elle.
La finitude de l’homme est métaphysique. Il n’a rien, aucun moyen de s’en sortir seul, et c’est la source d’un désir infini. C’est l’animal monté à l’envers. La première injustice est donc d’être né. Toutes les religions ont cherché à résoudre ce paradoxe d’un homme né pour la douleur, que ce soit par le péché capital, qui expliquerait symboliquement la faute originelle que toute l’humanité continue à payer ; ou par la doctrine de la métempsychose, de la réincarnation et du karma. Nous sommes sur terre pour purifier notre âme de fautes commises dans d’autres vies.
Pour résoudre le mystère de l’insatisfaction structurelle de la vie, nous avons échafaudé une explication, un sens, qui tourne entièrement sur l’idée de la justice. Nous pouvons également dire que les techniques de l’éveil, de maîtrise du désir et d’amour de la divinité, sont aussi un chemin de réconciliation avec la nature et la divinité. L’éveil est construit sur l’admiration de la grandeur de la nature, et sur la gratitude de pouvoir admirer ce spectacle. Or dans ce processus, nous savons, nous acceptons, nous nous réconcilions avec la nature et avec ses forces. Il faut de la séparation pour qu’il y ait des étants. Il faut de la vie et de la mort pour que la grandeur de la nature s’exprime. La vie et la mort sont des nécessités de l’existence des étants. C’est la première réponse à l’injustice métaphysique.
La seconde réponse est d’attendre une récompense positive d’un comportement correct. Kant le dit autrement. Je postule nécessairement que le respect par moi de la loi morale, fondement de toute liberté et de toute justice, doit me conduire au bonheur dans le règne de la nature. Dans cette définition, Kant pose que cette récompense doit avoir lieu ici-bas. Dans la plupart des religions, la récompense a surtout lieu dans l’au-delà, et vient du respect des rites et de la dévotion, plus que de la loi morale. On n’a en effet pas vu effectivement de manière scientifiquement vérifiable que les bons soient aussi les plus heureux. Le chaos de la vie rend toute liaison de ce type impossible. Il est certains cependant, tout au moins pour le philosophe, que si le bon a peu de chance d’arriver au bonheur ou au salut, le salaud n’a lui aucune chance.
La justice humaine
Notre cri de désespoir devant l’injustice de notre vie, notre angoisse métaphysique devant l’absurdité ainsi comprise de la vie, se redouble dans l’expérience de l’injustice humaine. Non seulement une peste peut effacer un tiers de la population européenne en une génération, mais l’homme lui-même peut et est même assez souvent, un fou sanguinaire. 30 à 60 millions de morts pendant la Seconde Guerre mondiale, sans parler de la Grande marche, des révolutions culturelles en Chine et chez les Khmers rouges et tant d’autres exemples.
Même si ses événements sanguinaires sont toujours possibles, ils ne sont pas les seuls à nous plonger dans l’injustice. Le poison, c’est la petite injustice de tous les jours. Le dealer qui gagne plus que le travailleur. L’immigré qui était médecin dans son pays et devient homme de ménage en France. C’est le conducteur qui passe devant nous et prend la place que nous avions vu le premier. C’est l’incapable qui prend le poste ou a la promotion que nous voulions avoir. C’est l’enfant pistonné qui passe devant le travailleur, ou encore cet étudiant qui ne fait rien de l’année et obtient le précieux diplôme, alors que cet autre étudiant, vénéré de toute la promotion pour son intelligence, est recalé. C’est l’injustice humaine.
L’expérience de l’injustice humaine
Nous sommes inégaux devant l’injustice métaphysique. Même si le malheur et la finitude font partie de l’essence de l’homme, il est indéniable que certains naissent beaux, riches et en bonne santé, tandis que d’autres naissent handicapés et pauvres. Stephen Hawking a fait une brillante carrière, mais il reste une exception statistique. Grandeur de l’humanité ! Face à cette injustice nous faisons beaucoup, grâce à la médecine et à l’économie. Certains seront jaloux des talents de leurs voisins. D’autres simplement admiratifs. Mais attention, l’inégalité n’est pas toujours de l’injustice. Si quelques individus sont vraiment gâtés par la nature et le destin, la très grande majorité a des points forts et des défauts.
Mais quand l’inégalité est humaine, le scandale est encore pire. Nous sommes dépossédés de quelque chose par un autre, nous-mêmes, qui devient ainsi un ennemi.
L’une des grandes énigmes de l’injustice, c’est d’être une expérience presque toujours négative. Une expérience de l’injustice. Nous voyons, nous pensons, nous souffrons, d’un décalage dans l’équilibre des choses. Nous le ressentons, que l’injustice nous concerne ou pas. Nous pouvons avoir de l’empathie pour les victimes du Bataclan, ou les soldats ukrainiens, quand bien même nous ne serions pas les victimes directs. Mais c’est quand nous nous pensons comme la victime d’une injustice que le sentiment est le plus fort, que l’ego s’enflamme. Là où « l’honneur » se sent bafoué et que certains vont céder à la vengeance. C’est là aussi, dans cette passion inflammable pour la justice que se trouve le lien avec l’éveil et la maîtrise de l’ego.
John Stuart Mill fait de la justice une émotion, avant de la considérer comme une idée. Le sentiment de justice, ou plutôt d’injustice, est si fort que sa thèse, exprimée dans une culture anglo-saxonne qui refuse presque par principe les idées, pourrait bien nous convaincre. Chez les enfants, avant l’éveil d’une raison bien construite, le sentiment d’injustice est déjà au cœur de toutes les batailles et de tous les pleurs de la cour de récréation. La victime est toujours gentille et le coupable toujours méchant. Pourtant, quand on creuse l’histoire, les causes ne sont plus aussi claires. Ce n’est pas anodin et nous y reviendrons. Mais surtout, il n’y aurait pas de réaction d’injustice, s’il n’y avait pas une idée de justice.
La bonne colère
La justice est une idée de ce qui nous est dû, de ce qui me revient. Elle est profondément ancrée dans notre puissance vitale. Quand la beauté de la nature nous attache au monde et déclenche une émotion apaisante. La justice déclenche au contraire une colère, une haine, que Platon a appelée Thumos et dont il a fait dans la République l’une des trois parties de l’âme, entre la raison et les désirs. L’idée pour Platon et Socrate, dans ce dialogue consacré à la politique, est de montrer la nature ambivalente de la justice. Située entre la raison et le désir, elle peut influencer ou être influencée par les deux autres principes. Aristote et Platon défendent l’idée d’une bonne colère, une sainte colère dira-t-on aujourd’hui,
« Mieux vaut subir l’injustice que la commettre »
La célèbre maxime socratique a quelque chose de déprimant. Nous nous attendons à une belle définition, à une réflexion sur l’importance d’une société juste. Et qu’avons-nous? Un appel à subir l’injustice? Une espèce de fatalisme qui paraît complètement hors de propos. Et pourtant.
Pourtant, le problème du sage n’est pas d’être injuste lui-même. Il ne le sera jamais. Il a bien trop de respect en lui. Non. Son problème est bien au contraire d’apprendre à supporter l’injustice. Celui qui commet l’injustice est pour Socrate un ignorant. « Nul n’est méchant volontairement ». Volontairement, nous sommes gentils. Ce qui nous fait dévier, c’est un mauvais usage de la raison, une ignorance. Nous reconnaissons là la touche de Socrate. Tout est pour lui rationnel.
Socrate refuse le sport actuel, la concurrence victimaire. Il rappelle à tous ceux qui subissent ou pensent subir une injustice, que le rôle du sage est d’apprendre à supporter l’injustice. Nous ne pouvons pas faire à Socrate le faux reproche qu’il ne faut pas se battre pour une meilleure justice. Il a passé sa vie, comme il le dit lui-même dans le Criton, à se battre pour un meilleur système politique. Condamné par Athènes, Socrate refuse de s’enfuir. Est-ce un acte nihiliste ou un acte de sagesse? Dans le Phédon, son ultime testament, il se prépare clairement à rejoindre le monde des Idées qu’il a pensé, ou rêvé, pendant toute sa vie. La dévalorisation de l’ici-bas, cette mauvaise copie de l’au-delà, est patente. Dans le Criton, à l’inverse, Socrate explique, par la célèbre prosopopée de la loi, que lui, qui s’est battu toute sa vie pour de meilleures lois, ne peut pas finir sa vie en violant la loi.
L’action
La question de la justice devient celle de l’action. La justice en pensée, l’intention bonne est partout, de l’hindouisme à Kant, la première étape. L’intention est d’autant plus importante que le résultat, souvent, nous échappe. Le brouillard de la guerre, cette idée exprimée par Clausewitz, ne concerne pas que la bataille. Nous ne connaissons pas le résultat d’une grande partie de nos actions. Dans aucun domaine nous ne pouvons prévoir toutes les conséquences de nos actes. Le conséquentialisme, l’éthique basée sur les conséquences des actes, que l’on oppose de manière un peu creuse à la déontologie, n’est pas la doctrine ultime de l’action.
L’action juste serait l’un des vecteurs de la justice de l’au-delà. Lors du jugement de l’âme ou de notre vie, c’est pour la doctrine du karma l’action et pas uniquement le coeur qui sera jugé.
