La finitude, l’amour, et l’Eveil (2/3) – L’ego

L’éveil est souvent présenté comme une libération de l’ego. Qu’est-ce que l’ego et comment pouvons-nous vraiment nous en libérer? Explorons.

L’égo, forme de la conscience de soi

L’ego, ce moi si dénoncé, n’est pas la totalité du moi ou de la conscience. Il correspond à une partie de notre âme, à la rencontre de notre caractère et de l’injustice de la vie, la psyché construite en lien direct avec la vie de tous les jours. L’ego se caractérise par sa proportion à engendrer une puissance dans les émotions qui finit par être sans rapport réel avec les événements. C’est l’ego qui surréagit ou sous-réagit, qui déclenche chez nous la divine colère ou la piteuse prudence. C’est lui, à cheval sur cette puissance donnée aux émotions, qui envahit notre esprit, répète en boucle les mêmes pensées, laisse le trauma nous envahir entièrement.

L’ensemble de nos réactions à nos souffrances, de nos habitudes émotionnelles, de notre attachement émotionnel à la réalité passe par notre ego. Quand nous parlons de libération de l’ego, il s’agit autant de nous libérer de la douleur des injustices que nous portons et des réactions que nous avons face à ces injustices.

Platon, nous l’avons vu, définit l’ego comme le cheval fou de l’âme, qui correspond en grande partie au thumos de la République. Le cheval fou ne peut pas être séparé de l’attelage. C’est au cocher de le tenir le mieux possible en s’appuyant sur ses propres forces et sur la raison, le second cheval. Le cocher est le vrai moi, le je de Descartes ou le Je suis de l’hindouisme. Nous ne nous réduisons pas à notre ego, et cette distinction doit bien être prise en compte, sans quoi il ne serait pas possible, si ce n’est de s’en libérer, au moins de le mettre à distance. Le cheval fou est tourné vers la terre. Il enfle au contact des désirs vitaux et recherche le pouvoir, la satisfaction, parfois même la vengeance contre la vie. Comme dans le yoga, Platon et Socrate proposent une ascension, une montée vers le Ciel, chez eux des Idées. Les deux doctrines sont incroyablement similaires. Socrate propose la voie des Idées et de la raison, quand l’hindouisme insiste uniquement sur le détachement, se méfie de la raison, trop dialectique, et vise l’union complète avec la divinité.

L’ego est la partie de l’âme qui s’est écrasée sur terre lors de notre naissance. Elle garde la forme et la douleur de ce choc primitif, et nous devons apprendre à le soigner, plutôt qu’à entretenir les cris du malade. On ne peut guérir la galle en grattant la plaie, quand bien même nous y prendrions un grand plaisir, selon l’image utilisée par Socrate dans le Philèbe.

Pour la plupart d’entre-nous, réaliser les besoins de l’ego est le but de la vie et le chemin vers le bonheur. Mais satisfaire l’ego, qui prend racine dans l’injustice et l’insatisfaction, est tout simplement structurellement impossible. C’est ainsi que l’on peut devenir riche et célèbre et rester incroyablement triste, parce que l’on n’a pas réussi à équilibrer la puissance de l’ego par la puissance de la raison. Nous croyons que la satisfaction des désirs, qui se déterminent en fonction de l’ego, nous apportera la paix. Mais c’est impossible. Loin de nous en libérer l’ego nous attache à la terre. Il y a toujours un fil, ou un autre, pour maintenir cet attachement. Pour les uns c’est l’argent, pour les autres la nourriture, pour un troisième le sexe, et pour la plupart d’entre nous, les trois à la fois.

Polichinelle (putxinel·li) créé par le marionnettiste catalan Ezequiel Vigués i Mauri.

L’ego nous sépare, il nous fait entrer dans une lutte les uns contre les autres, où chacun prétend faire passer ses créances sur la vie avant celles des autres. Il est plus facile d’accomplir de grandes choses seul, conduit par son ego et son narcissisme, qu’à plusieurs conduits par la raison. L’ego conduisant le désir nous plonge dans la répétition de la satisfaction dudit désir, jusqu’à épuisement.

La déprise de l’ego

L’éveil est la mise à distance radicale de cet ego. C’est la libération de tout conditionnement de notre être au monde. La plupart du temps, que nous le voulions et le réalisions ou non, que ce soit de manière consciente ou inconsciente, nous réalisons le programme qui a été pensé pour nous par nos parents et notre environnement. Nous pensons négocier, nous affirmer, progresser, avoir nos buts… Mais tout ceci n’est qu’un gigantesque jeu de dupe. La libération de l’ego est la mise à distance de l’intégralité de ce jeu.

C’est toute la différence entre une épiphanie, une révélation sur le fonctionnement ou la rationalité du monde, et l’ego. L’épiphanie augmente notre savoir dans le monde. L’éveil nous fait sortir du monde, qui ne présente dès lors plus le moindre intérêt.

La dépression de l’éveil radical

Comme dans tout moment de dépression, l’éveil correspond à une cessation de tout désir. Nous ne savons plus pourquoi nous vivons. Nous n’avons plus de but, plus de raison de vivre. Pour sortir de la dépression, il faut retrouver un sens à sa vie, en général en lien avec les autres. Dans l’éveil, ce chemin, qui a généralement déjà été parcouru, ne fonctionne plus. La vie n’est qu’un théâtre d’ombre, de machines plus ou moins sophistiquées prisonnières de la satisfaction d’un désir par essence impossible à satisfaire. La vie est vaine, aussi absurde que l’a décrit Camus dans le mythe de Sisyphe.

L’éveil est souvent possible après le décès de toute notre famille, ou des membres les plus importants. Alors, le jeu des forces qui nous ont mis au monde cesse, faute de joueur. Souvent les moines sont des orphelins recueillis dans des monastères. Déliés du monde, ils n’ont personne vers qui se tourner, mais ils n’ont pas non plus d’attache à surmonter pour commencer un chemin vers Dieu. Il peut y avoir du tragique dans l’éveil et la mort de Socrate nous le montre également.

Que faire de l’éveil ?

Est-ce vraiment un grand pas en avant de réussir à se déprendre de tout ce qui donne du sens à notre vie? Les textes mentionnent souvent un grand danger résidant dans l’éveil. La plupart parlent d’un danger physique. Mais le danger paraît beaucoup plus psychologique.

Comment souvent quand il n’y a pas de réponse, il faut revenir à la question. L’ego est la manière dont notre désir s’attache à la terre. C’est ainsi qu’il donne un sens à notre vie. Nous devons faire mieux que la génération précédente, tout en conservant en partie ses valeurs. Nous devons transmettre à la génération suivante les moyens de faire plus. Dans toutes ses actions, nous nous débattons à l’intérieur du cercle. Mais si nous arrivons à vaincre tout désir, plus rien ne nous attache à la vie. Spinoza, qui fait du désir la force fondamentale, a vu très juste sur ce point. Retirer le désir, et il ne reste plus rien. L’univers peut vivre sans nous.

Il n’est donc pas possible de vivre sans désir, et nous devons après l’éveil, réinvestir notre vie d’un désir renouvelé. Le reproche que l’on a fait à Socrate, c’est d’aller vers la mort en chantant au nom des Idées. La réalité n’étant qu’une copie, complètement déceptive, et la vraie réalité étant ailleurs, pourquoi rester sur terre? Cette critique n’est pas sans raison. Nous pouvons faire la même à Socrate et à toutes les descriptions de l’illumination. Une fois le nirvana intellectuel atteint, que devons-nous faire? Que reste-t-il à faire dans la vie? Nous ne pouvons pas rester éternellement dans un état de contemplation du divin.

Nous revenons à la même réponse. Pour l’éveillé, la vie existe toujours, le désir existe toujours, le corps a toujours ces besoins. Le sage socratique sort de la caverne pour contempler les Idées. Mais il doit ensuite redescendre dans la caverne. « Il faut que chacun de vous redescende à tour de rôle dans la demeure commune [la caverne] et s’accoutume à regarder les ténèbres. »

Redescendre sur terre

Que nous donne l’éveil? La maîtrise totale de notre force. Le désir n’est plus ce qui nous lie directement à un objet auquel nous devons nous unir. Il n’est plus pris dans un jeu de représentation. Il est énergie. Spinoza l’appelle Conatus. Un nouveau travail de maîtrise de l’énergie et du désir commence.

La vie n’étant pas terminée, il faut continuer à la vivre. Il y a toujours un corps, une famille, de l’argent à gagner, des valeurs à défendre. L’éveil et la renaissance ne sont de ce point de vue qu’un recommencement, une nouvelle naissance, comme la présente Socrate, mais qui a lieu à l’intérieur d’une naissance déjà présente.

Comme toujours, il n’est pas possible de jeter le bébé avec l’eau du bain. L’ego, même après l’éveil, existe toujours. Il va en revanche devenir encore plus souple, toujours moins puissant, comme il l’est déjà devenu tout au long du processus. Le renforcement du Soi, de la conscience inscrite dans l’univers, le So Am des hindous, doit servir à équilibrer le moi de l’ego. Les coups portés au narcissisme seront moins violemment ressentis, puisqu’il est désormais mis à distance de manière bien plus forte qu’auparavant.

Ce n’est pas parce que nous avons réussi une fois à maîtriser le cheval fou du désir que nous y parvenons en permanence. L’éveil n’est pas encore la sagesse complète. Il reste tant à faire!

Le Voyageur contemplant une mer de nuages (Der Wanderer über dem Nebelmeer)
1818 – Caspar David Friedrich

La beauté dangereuse ?

La description de l’âme que donne Socrate dans le Phèdre semble correspondre en tout point au problème de l’éveillé. Selon cette image, l’âme est un char, composé d’un cocher et de deux chevaux. Le cocher est l’âme au sens hindou, le je suis, qui est en lien direct avec l’univers et soutient tout l’édifice. Le premier cheval, le cheval fou, est l’ego. Il cherche la satisfaction des désirs terrestres. Il est, nous dit Socrate, toujours déséquilibré, toujours dans la démesure. Le second cheval est la pensée rationnelle, l’intellect ou le noùs. Il tire en sens inverse du premier cheval. Il cherche à s’élever pour contempler les idées. Parmi ces idées, comme le bon, le bien, le juste, Le Phèdre insiste sur la beauté. Pourquoi la beauté?

Contrairement aux autres Idées, la beauté est visible, ou sensible. Elle est accessible dans la vie de tous les jours, dans la contemplation de la nature, des œuvres d’art et des beaux corps. Le bien, le bon, l’égal… aucune de ces idées n’est sensible.

Kant ne sera pas aussi généreux avec la beauté. Il va l’exclure du monde des Idées et la ramener entièrement dans la sensibilité. Il ira même jusqu’à occulter la beauté de la nature pour la remplacer par une autre sensation, celle du sublime. Le sublime montre l’incroyable supériorité de la nature sur nous-mêmes. Elle nous rabaisse et nous invite à l’humilité. Chez Kant, seule la loi morale est la hauteur de la grandeur de la nature.

Dans le Banquet, Platon place la beauté, le bel Alcibiade, à côté d’Agathon, le bien. On en a conclu qu’il y avait là une reprise du Phèdre et que Platon voulait dire que le beau est un moyen d’accès au bien, une porte d’entrée sensible vers le monde des Idées.

Mais qu’en est-il dans les faits? La beauté est bien sensible avant d’être intelligible. La beauté intellectuelle, celle d’un raisonnement, ou d’une preuve mathématique, n’a pas la même puissance que la beauté physique. La beauté d’un corps, d’un visage, d’un regard, ou d’un coucher de soleil ne nous détache pas du monde. Au contraire, elle nous y attache. Principalement par la beauté des corps, qui enflamme le désir. La beauté est ambivalente. Elle promet la transcendance, tout en nous attachant à la matière. Elle console de la vie, mais nous oblige à y rester.

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