L’éveil : peut-on dépasser la pensée conceptuelle?

Le but des pratiques et des théories de l’éveil est principalement de mettre en place une forme d’unité entre le pratiquant et l’univers. De dépasser la séparation et la finitude.

Veda et Bouddha

L’unité se fait par la méditation, selon deux chemins. Dans le bouddhisme, l’unité se fait dans le vide, dans la négation de tout soi et de toute réalité, permettant, en théorie, de s’unir totalement au niveau le plus reculé d’être, le moins manifesté possible. Nous ne faisons qu’un avec un néant dans lequel plus rien n’est.

Il n’existe malheureusement pas de traduction complète en français des Vedas

Dans l’hindouisme, il s’agit au contraire d’unir le Soi, notre être au-delà de l’ego, avec l’univers tout entier. Le désir n’est pas nié et le sage hindou ne tente pas de le faire disparaître. Il cherche, au contraire, à le tourner vers la divinité. Plutôt que de chercher tel ou tel objet du désir, et de se retrouver entraîné dans le cycle sans fin du recommencement du désir, visant tour à tour la richesse, le sexe, l’amour, le pouvoir, etc, le sage cherche et aime dieu et la nature. Sa médiation permet la conversion du désir de l’ici-bas en désir de l’au-delà.

Et Socrate?

Christianisme

Notre tradition occidentale n’est pas si éloignée de ce but. Le christianisme cherche l’amour de dieu le plus pur. Le dieu chrétien est lui-même amour. Nous trouvons de beaux exemples de cette recherche dans les grands mythes de la chrétienté. Dans Le Livre du Graal, seul le chevalier ayant atteint le degré d’amour le plus pur pourra prétendre trouver la coupe d’éternité. C’est ainsi que ni Lancelot, ni Arthur ne pourront jamais y accéder. Seuls des êtres parfaitement purs, comme Perceval et Galahad, pourront y prétendre. L’amour courtois trouve ici ses racines. La Divine comédie nous donne un autre exemple. Dante recherchant Béatrice trouvera la béatitude dans la pureté de son amour et , attention spoiler, à la fin de son voyage à travers l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis, il fusionnera avec la lumière divine de l’amour elle-même, dans une grande apothéose.

La réécriture du Graal par Barjavel, très beau roman

Socratisme

La tradition philosophique, née avec Socrate, est tout de même bien embêtée dans sa quête de l’unité. Socrate cherche à briser les fausses images des Idées qui hypnotisent tout le monde ici-bas. L’art, la rhétorique, la poésie et les fausses thèses des sophistes font leur loi dans la caverne. Il faut s’en arracher et se convertir pour arracher les chaînes de l’opinion et contempler les Idées le plus directement possible. Pour Socrate, le chemin de l’éveil est le chemin de la raison, la plus haute partie de l’âme. Socrate, et Platon, n’ont pas ignoré l’amour et le chemin vers l’unité qu’il permet. De nombreuses figures en sont présentées dans Le Banquet, comme l’union des corps des âmes soeurs, permettant de reconstituer l’être initial, complet à l’origine. Mais là encore, Comme dans Le Phèdre, l’amour sert surtout à contempler et aimer les Idées. Dans la philosophie de Platon, dans Le Parménide, la voie de l’union, de l’Un, ne conduit qu’à des culs-de-sac logiques. L’un est, et c’est tout ce que l’on peut en dire.

Pire, la raison conceptuelle nous pousserait à la dialectique, à l’identification des concepts et à leur ordonnancement logique. Ultimement, elle nous pousse à ces apories, dont les principales ont été listées par Kant dans La Critique de la raison pure. Leur modèle est l’opposition apparemment indépassable entre la liberté d’un côté et la loi de la nécessité de l’autre. Si tout est nécessaire, comment être libre? Mais je ne peux pas me penser autrement que libre et décisionnaire de mes actions… Même dans la liberté, nous trouvons une opposition entre le corps et l’âme. Le concept, dit-on, oppose.

Spinozisme

Notre tradition est riche d’autres voies, bien sûr. Plotin dans ses Ennéades, pense une âme du monde avec laquelle toutes les âmes individuelles seraient reliées. Plus proche de nous encore, Spinoza met au sommet de nos capacités de connaître l’intuition de la totalité et de la divinité. Il appelle cela le troisième genre de connaissance, et le place au-dessus du second genre, la connaissance rationnelle et conceptuelle. Il construit dans l’Ethique un chemin allant du second au troisième genre. Tout mène à l’amour de Dieu, qui est la véritable béatitude, dans une forme de synthèse entre le christianisme et le stoïcisme. Si la démonstration est splendide, la fondation du troisième genre de connaissance recèle de nombreuses et redoutables zones d’ombre, principalement exposées dans le Court traité. Ce texte a été complètement mis de côté par la tradition, et il faudra y revenir un jour.

Hegel propose une troisième voie, celle de l’épuisement du concept à travers la dialectique, pour atteindre l’Esprit. La Raison dans l’histoire nous décrit ainsi les aventures du concept de liberté, toutes les transformations qu’il subit à travers les âges, et qui ne peuvent mener qu’à une seule conclusion : le plein épanouissement de la liberté dans le monde, à travers les droits de l’homme et la démocratie. C’est beau… Mais il est pour quand exactement cet éveil mondial ?

Alors comment faire?

Et voilà la question que se posent tous les étudiants en philosophie de notre pays, perpétuellement mis en échec par le système, qui leur de faire des plans en trois parties, thèse, antithèse… synthèse, tout en plus demandant de travailler à partir d’une véritable problématique, c’est-à -dire d’une contradiction insoluble. Et, au miracle… c’est impossible ! Il est logiquement impossible de partir d’une véritable contradiction et de prétendre la résoudre en troisième partie. Gros mensonge… Il n’y a pas de synthèse entre la liberté et la nécessité. Il faut que l’un cède à l’autre, et de notre point de vue (largement développé ailleurs sur ce blog), c’est la nécessité qui doit céder.

L’illusion de la synthèse est savamment entretenue par le système éducatif. Mais où la trouve-t-on exactement chez les philosophes ? À part chez Hegel, où elle est toujours transitoire, et immensément discutable… nulle part. Absolument nulle part. Les résolutions des contradictions de la raison présentées dans la Critique de la raison pure sont défendues formellement par les enseignants et ont été largement critiquées par l’idéalisme allemand (Attention, elles ont leur mérite, Kant va au bout d’un chemin grandiose, ne le sous-estimons jamais).

Comment dépasser la pensée conceptuelle?

La voie de la totalité

Au niveau de la conscience elle-même, c’est impossible. La conscience est une faculté du concept. Elle donne l’unité aux objets qu’elle se présente à elle-même. La seule solution est la pensée de la totalité, en quoi se résolvent déjà le plotinisme ou le spinozisme. Dieu et la nature c’est exactement la même chose pour Spinoza. Même si je ne comprends pas tout, même si je peine logiquement face aux apories de ma propre pensée, apories nées de ma faculté à créer des concepts, comme celui de liberté et celui de nécessité, je sais qu’il y a un concept qui les englobe tous, la totalité. Quand nous méditons sur la beauté du monde et sur la gratitude d’être en vie, de participer à cette incroyable création, avec les moyens d’un être rationnel, la question de la liberté ne disparaît pas, mais elle devient insignifiante face à la totalité du cosmos.

Les contradictions ne sont pas résolues pour autant. La guerre des concepts, si ce n’est tout à fait la guerre des dieux, fait rage…Pire encore, la voie de la totalité a cet inconvénient qu’elle semble nous renvoyer à une faculté de l’imagination, une faculté inférieure à la conscience conceptuelle, et non pas supérieure. Ce sont ces produits de l’imagination qu’il faut analyser en permanence pour la décomposer en concepts et les sortir de leur totalité vague et peu articulée. L’image de la totalité promet beaucoup, mais ne donne pas forcément grand-chose à penser.

La voie du corps

Une seconde voie est celle de Patanjali et du corps. Le yoga propose de se concentrer sur le soi par-delà l’ego, en s’appuyant sur le corps et la respiration. Les Yogas-soutras proposent, parmi toutes leurs pistes, un chemin de l’intériorité non pas de l’âme, mais du corps. Patanjali nous invite à nous concentrer sur l’espace intérieur de notre corps, ce qui permet de mettre l’ego à distance de manière très efficace et complète. Il ne reste que le désir, que les « esprits animaux », les hormones, comme les appelle Descartes. Le travail consiste alors à rediriger le désir vers la divinité et la totalité.

Eckhart Tollé est le penseur contemporain qui explore le plus cette voie. Ses vidéos sont directement accessibles sur Youtube. (Il ne lui manque que de citer un peu plus ses sources…principalement l’hindouisme et Patanjali).

La voie du dépassement

Une autre solution, celle dont nos amis étudiants ont besoin, est de dépasser l’artificialité des oppositions des concepts problématisés. Quand on oppose nature et culture, ou nature et technique, ou technique et beaux-arts… on remplit des parties pour faire une dissertation, mais l’on ne pense pas la totalité du sujet. La pensée peut tout à fait faire redescendre l’union dans l’opposition. L’opposition des thèses est un moment de définition, d’analyse, de description des concepts mis en rapport. On prend une définition étroite des concepts, qui permet de maintenir entre deux une distance, plus ou moins mise en scène. Mais à la fin, il va falloir prendre parti et nier la fausse contradiction que l’on a mise en scène dès le départ. La classe d’hypokhâgne s’appelait avant la classe de rhétorique. Ce n’est pas sans raison.

L’homme n’est pas opposé à la nature, il se développe, selon son essence, dans la nature. Il est très faible et a besoin de tout pour se développer, y compris de modifier la nature. La liberté et la nécessité ne s’opposent pas. La nécessité est un outil intellectuel au service de la liberté, et non l’inverse. Les lois physiques ne sont valables que tant qu’elles ne sont pas contredites.

Partout, les dépassements sont possibles en s’appuyant sur la transcendance propre à la nature humaine. L’homme n’est rien sans sa raison. Il fait autant partie de la nature terrestre que de l’univers cosmique. Il est mélange, distinction, finitude. Mais la fusion et la recherche de l’unité est aussi le but de la raison conceptuelle. Il a son destin propre, qui est son destin moral.

Il n’y a pas de raison intrinsèque pour que la raison conceptuelle s’oppose à la raison synthétique ou totalisante. C’est même presque l’inverse, la totalité, la synthèse, étant nécessaire à la synthèse d’une pluralité et d’une diversité. Il s’agit plus de deux moments ou deux outils de la pensée. C’est bien plutôt notre méthode d’enseignement qui nous force à créer des problèmes là où nous n’en voyons pas forcément séparément. Cet exercice n’a d’intérêt pédagogique, que si l’on en montre les limites. Il mime le débat public, qui passe son temps à simplifier en opposition stériles, « nous contre eux », « la gabegie financière contre l’austérité », « le pauvre contre le riche », « le capitaliste contre le prolétaire ». L’organisation en problématique s’entend dans une République si elle lui permet d’apprendre à dépasser ce qui ne peut finalement correspondre qu’à des erreurs, des définitions forcées et caricaturales, des concepts que l’on oppose.

La voie du corps et la voie du concept

La voie du corps est certainement une excellente méthode d’apprentissage de la maîtrise de ses désirs. Elle rejoint l’idée d’Aristote selon laquelle la vertu, la tempérance et la continence, ne sont pas qu’une question de pensée, mais aussi d’exercice et d’habitude. La pensée ne maîtrise pas toujours le corps et ses désirs.

La voie de la totalité ou de l’intuition, est une excellente voie. Mais elle doit passer par le chemin ardue de la conceptualisation de la différence, pour pouvoir produire une synthèse pleine et vivante, et pas uniquement l’illusion imaginaire de la liaison avec le cosmos.

L’éveil est donc multiple, éveil du corps et éveil de l’esprit. Chaque voie enrichit l’autre. Les deux chemins se rejoignant dans la sagesse, la mise à distance de l’ego et l’ouverture à l’infini. Il n’y a pas d’éveil uniquement du corps en prétendant dépasser la pensée conceptuelle. Il n’y aura pas d’éveil de la pensée en restant uniquement conceptuelle ou synthétique, sans maîtrise du corps et du désir.

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