L’élection de Trump, et la montée des droits de douane qu’il met en place, remet à la mode un thème de l’économie que nous ayons presque oublié, confortablement installé dans les accords de Bretton Woods (1944) et du Gatt (1947 – General Agreement on Tariffs and Trade).
Refaire une histoire mondiale du commerce serait un travail passionnant, qui à notre connaissance n’a d’ailleurs pas été entrepris de manière systématique jusqu’ici. Nous proposons, et c’est pourquoi cette recension figure uniquement en annexe, de reprendre quelques grands moments du commerce mondial, pour tenter de dégager quelques lignes de force.
Nous verrons les exemples suivants:
- Les guerres du Péloponnèse -431/ -404
- Les routes de la soie -200 / 1300
- Venise et le commerce des épices – Xème siècle
- La première colonisation- de la recherche d’El Dorado à la Grande Armada >1492
- Magellan, le tour du monde et les clous de girofle – 1519
- Le commerce des peaux de castor au Canada – 1534
- Drake – le corsaire qui finance l’Angleterre – env. 1560
- “No taxation without representation”. – la Naissance des Etats-Unis – 1765
- Le commerce triangulaire des esclaves
- L’échec des compagnies françaises – 1600
- Le thé, avant les guerres de l’opium – XVIIIème siècle
- Les deux guerres de l’opium
- Eléments d’une histoire universelle du commerce
- Pour une conclusion
- Annexe
- Le commerce des esclaves
Les guerres du Péloponnèse -431/ -404
L’économie a joué un rôle fondamental mais souvent sous-estimé dans la guerre du Péloponnèse (431–404 av. J.-C.) entre Athènes et Sparte. Bien que les causes politiques et idéologiques (impérialisme athénien, peur spartiate) soient centrales, la dimension économique fut déterminante à la fois dans le déclenchement, la conduite et l’issue du conflit. Voici une analyse structurée des principaux aspects.
I. Les causes économiques de la guerre
1. La domination commerciale et financière d’Athènes
- Après les guerres médiques (début du Ve siècle av. J.-C.), Athènes a construit un empire maritime grâce à la Ligue de Délos. Les grecs craignaient une revanche des perses après leur victoire lors des guerres médiques.
- Les cités alliées versaient un tribut (phoros) qui enrichissait Athènes et finançait sa flotte, ses fortifications et ses grands travaux (comme le Parthénon).
- Ce système faisait d’Athènes la puissance économique dominante de la mer Égée, contrôlant les routes commerciales, les métaux (notamment le Laurion, région située dans le sud-est de l’Attique célèbre pour ses mines d’argent) et les céréales venant de la mer Noire. Au départ, chaque Cité avait son mot à dire. Mais avec le temps, la prééminence d’Athènes s’impose.
- Sparte, cité terrienne et conservatrice, voyait dans cette puissance financière un déséquilibre menaçant pour la Grèce.

2. La rivalité pour les ressources et les échanges
- Athènes dépendait fortement des importations de blé, ce qui la rendait vulnérable aux blocus ou à la perte du contrôle maritime. Le blé venait de La Scythie Mineure / le Pont-Euxin (actuelle Ukraine et sud de la Russie), de la Thrace (nord-est de la Grèce) et des colonies grecques de la mer Noire : cités comme Chersonèse, Byzance (avant Constantinople) et Sinope servaient de points de transit pour le blé vers Athènes. Le blé était transporté par mer via des navires gréés appelés trirèmes ou cargos marchands. La route principale passait par le Bosphore, la mer de Marmara, puis le Détroit des Dardanelles, jusqu’à Athènes (port du Pirée).
- Les cités du Péloponnèse, alliées de Sparte, voyaient leur commerce maritime menacé par la flotte athénienne et ses taxes portuaires.
- La guerre fut donc aussi une guerre pour le contrôle des circuits économiques de la Méditerranée orientale.
II. L’économie dans la stratégie de guerre
1. Athènes : la puissance maritime et monétaire
- Athènes finançait sa guerre grâce :
- à son trésor impérial, initialement gardé à Délos puis transféré sur l’Acropole ;
- à son argent-métal, frappé à partir des mines du Laurion. Rappelons qu’à cet époque, et jusqu’à l’abandon de la monnaie-or, toute l’économie dépendait des réserves de métal. Il n’y avait pas de création monétaire autre que lors de l’exploitation et la découverte de nouveaux gisements. Ce système est l’une des principales causes de l’immense pauvreté du Moyen-Age et comme nous allons le voir, cause également de nombreuses guerres.
- à sa supériorité navale, qui permettait de lever des impôts sur les alliés et de maintenir le commerce du blé.
- La stratégie de Périclès (431 av. J.-C.) reposait sur l’économie maritime : éviter les combats terrestres et compter sur les ressources de l’empire.
2. Sparte : la puissance terrienne mais pauvre
- Sparte, société agraire, manquait d’argent et dépendait de ses alliés pour les ressources financières.
- Elle ne possédait pas de flotte puissante au début de la guerre et dut recourir à l’aide financière de la Perse (à partir de 412 av. J.-C.) pour construire des navires et payer des équipages.
- Ainsi, l’avantage économique initial d’Athènes fut peu à peu compensé par la monnaie perse.
III. L’économie comme facteur de déclin
1. L’épuisement financier d’Athènes
- Le long conflit (près de 30 ans) a ruiné les finances publiques : le trésor fut vidé, le tribut des alliés diminua, et certains se révoltèrent (ex. : Mytilène, Chios).
- La peste (430–426 av. J.-C.) a décimé la population et affaibli la production.
- Les expéditions lointaines, notamment celles de Sicile (415–413 av. J.-C.), ont coûté extrêmement cher et provoqué la perte d’hommes et de navires.
2. Le blocus et la famine
- Vers la fin de la guerre, les Spartiates, aidés par les Perses, coupèrent les lignes d’approvisionnement d’Athènes en blé depuis la mer Noire.
- La famine et la crise économique interne accélérèrent la capitulation de la cité en 404 av. J.-C.
IV. Conséquences économiques après la guerre
- La victoire de Sparte n’a pas conduit à une prospérité durable : la cité n’avait ni structure économique ni flotte pour administrer un empire.
- L’économie grecque entra dans une période de désorganisation et d’appauvrissement, marquée par :
- la destruction des récoltes,
- la perte des marchés pour les cités commerçantes,
- la chute de la production artisanale athénienne.
- À long terme, cette fragilisation économique de la Grèce a ouvert la voie à la domination macédonienne un siècle plus tard.
L’économie fut à la fois la base de la puissance athénienne, le levier de la guerre et la cause de son effondrement. Athènes a misé sur la richesse maritime et monétaire, Sparte sur la persistance et les ressources perses. La guerre du Péloponnèse montre ainsi que, dans le monde grec, la suprématie militaire dépendait déjà des ressources économiques et du contrôle des échanges. Elle nous montre aussi que Sparte, qui a accepté l’argent Perse, n’était plus du tout aussi vertueuse que lors des guerres médiques, et loin du modèle de vertu prôné par Platon et Rousseau, trop occupée à se défier de la morgue athénienne.
Les routes de la soie -200 / 1300
1. Origines (IIe siècle av. J.-C. – Ier siècle av. J.-C.)
- Les routes de la soie sont un réseau de routes commerciales terrestres et maritimes reliant la Chine à l’Europe, en passant par l’Asie centrale, le Moyen-Orient et l’Inde.
- La dynastie Han (206 av. J.-C.–220 ap. J.-C.) est à l’origine de leur organisation, en cherchant à ouvrir des échanges avec l’Asie centrale et l’Occident.
- Elles ont été nommées « routes de la soie » car la soie chinoise, très prisée, était l’un des principaux produits échangés vers l’Ouest.
2. Apogée médiévale (Ve – XIIIe siècle)
- Avec la chute de l’Empire romain d’Occident et la montée de l’Empire byzantin, les routes terrestres restent actives pour le commerce de luxe : soie, épices, pierres précieuses.
- La route connaît son apogée sous l’Empire mongol (XIIIe siècle), qui assure la sécurité des échanges sur un immense territoire.
- Des villes comme Samarcande, Boukhara et Kashgar deviennent des centres prospères grâce au commerce.

3. Routes maritimes
- Parallèlement aux voies terrestres, des routes maritimes relient la Chine, l’Inde, la péninsule Arabique et l’Afrique de l’Est.
- Elles sont utilisées pour le transport de marchandises volumineuses comme le riz, le vin, les textiles et les épices.
4. Déclin (XVe – XVIIe siècle)
- Plusieurs facteurs entraînent le déclin des routes de la soie :
- l’effondrement de la puissance mongole, qui rend les routes terrestres dangereuses ;
- la conquête ottomane et le contrôle des passages vers l’Europe, augmentant les taxes et les risques ;
- L’essor des routes maritimes européennes grâce aux grandes découvertes (Portugal, Espagne) qui contournent l’Asie centrale.
Fabuleuse et oubliée histoire des routes de la soie, cette soie si précieuse dont la Chine fut la seule pendant presque des millénaires à déterminer la technique. La Chine d’aujourd’hui a tenté de raviver ses passages. Mais les enjeux sont aujourd’hui ailleurs. Le commerce maritime a pris le relais et a largement dépassé ce commerce terrestre.
5. Héritage et modernité
- Les routes de la soie ont favorisé :
- les échanges culturels et religieux (bouddhisme, islam, art, technologies) ;
- l’essor de villes et de cités marchandes le long des routes ;
- le transfert de techniques agricoles et artisanales entre l’Orient et l’Occident.
- Aujourd’hui, le concept renaît avec des projets comme la “ Belt and Road Initiative ” de la Chine, qui vise à recréer des corridors commerciaux et d’infrastructure internationaux.
Les routes de la soie ne sont pas qu’une route physique : c’est un réseau complexe de commerce et d’échanges culturels reliant la Chine à l’Europe et au Moyen-Orient sur plus d’un millénaire, avec un impact durable sur l’économie, la politique et la culture mondiales.
Venise et le commerce des épices – Xème siècle
Comment une si petite ville, un si petit Etat, a-t-il pu développer une telle puissance, nous léguant in fine l’une des plus belles villes du monde, un véritable joyau?
1. Les épices dans l’Antiquité et le Moyen Âge
- Les épices (poivre, cannelle, clous de girofle, muscade, gingembre, etc.) venaient principalement d’Inde, des îles Maluku (Indonésie), de Chine et du Moyen-Orient.
- Elles étaient extrêmement prisées en Europe pour :
- la cuisine (assaisonnement et conservation des aliments) ;
- la médecine (propriétés médicinales supposées) ;
- les cérémonies religieuses et la parfumerie.
- Le commerce des épices se faisait via des routes terrestres et maritimes complexes, impliquant de nombreux intermédiaires : marchands indiens → Arabes → Byzantins → Italiens.

2. Venise et l’essor du commerce des épices
- À partir du Xe siècle, Venise devient un centre clé du commerce méditerranéen.
- Facteurs de la grandeur vénitienne :
- Position géographique stratégique : entre l’Orient et l’Europe occidentale.
- Puissance navale : flotte et arsenal vénitien pour protéger les routes maritimes.
- Alliances et privilèges : accords avec Byzance et les États croisés pour le commerce en Méditerranée orientale.
- Venise importe les épices de : Chypre, Constantinople, Alexandrie et ports arabes, puis les revend à travers l’Europe.
- Les profits issus de ce commerce financent :
- la construction de monuments et palais (Place Saint-Marc, Doges’ Palace) ;
- le développement de la flotte et du pouvoir maritime vénitien ;
- les expéditions commerciales vers d’autres ports européens.
3. Conséquences économiques et politiques
- Le commerce des épices permet à Venise de devenir une république riche et influente, puissance maritime dominante en Méditerranée.
- La ville contrôle une grande partie du commerce entre l’Europe et l’Orient, jusqu’à l’arrivée des Portugais et de l’ouverture des routes directes vers l’Inde au XVe siècle.
- Venise joue également un rôle de transmetteur culturel : diffusion des connaissances, des techniques et des objets orientaux en Europe.
Venise s’est imposée grâce à sa domination maritime. Son arsenal, son usine à construction de navire, qui développe une forme de standardisation et de gains de production liés, est sans doute à l’époque la plus performante au monde. C’est là qu’est né le contrôle de gestion, facilitant le suivi de la construction et de ses coûts. Ses navires alliaient une combinaison de rame et de voile, de bateaux de bas-fond, pour sortir de la lagune, et de grands navires marchands, pour transporter d’immenses quantités d’épices. Venise fut parmi les premiers a équiper ses navires de canons, et notamment à inventer des systèmes anti-recul pendant le tir.
Les expéditions étaient financées par des marchands privés, et non publique, même si la République de Venise garantissait en partie la sécurité des navires, et avait signé des traités de commerce avec Byzance et certains ports utilisés pour les croisades. Venise ne fait pas complètement concurrence aux routes de la soie, qui restent plus orientées vers l’Orient. Elle leur offre un débouché vers l’Europe, à partir des ports méditerranéens.
La première colonisation- de la recherche d’El Dorado à la Grande Armada >1492
La prospérité de Venise et sa mainmise sur le commerce avec l’Orient firent de nombreux envieux. C’est ainsi que le Portugal finança la première expédition maritime pour trouver un nouveau chemin de commerce avec les Indes et la Chine. On connaît la suite de l’histoire. Christophe Colomb découvrit un nouveau continent en 1492. Le monde était bien plus vaste qu’on ne l’imaginait alors. Magellan, bien plus tard, lança la première circumnavigation (1519-1522), le premier tour de monde par la mer, et « découvrit » le Pacifique, cet immense océan, plus grand à lui tout seul que toutes les terres immergées.
1. Contexte
- Après le voyage de Christophe Colomb (1492), l’Espagne revendiquait les terres découvertes dans les Caraïbes.
- Le Portugal, explorateur de la côte africaine et des routes maritimes vers l’Inde, craignait que l’Espagne ne lui prenne ses routes.
- Le pape Alexandre VI, d’origine espagnole, avait déjà émis une bulle papale donnant certaines terres à l’Espagne, mais un accord direct entre les deux puissances était nécessaire pour éviter la guerre.
2. Signature
- Date : 7 juin 1494 – une date incroyablement proche de la découverte de l’Amérique de 1492 à Tordesillas, en Castille (Espagne) entre l’Espagne (Castille) et Portugal
3. Contenu
- Une ligne de démarcation fut tracée à 370 lieues à l’ouest des îles du Cap-Vert.
- Les terres à l’ouest de la ligne revenaient à l’Espagne.
- Les terres à l’est de la ligne revenaient au Portugal.
- Cela permettait au Portugal de garder ses routes vers l’Inde et le Brésil (qui sera découvert plus tard et tombe de ce côté).
C’est un véritable partage du monde connu et même, ce qui est assez incroyable, inconnu.
4. Conséquences
- Le traité assure un partage colonial pacifique entre deux puissances européennes.
- Il ignore les populations locales, concentrant la souveraineté sur le papier entre Espagnols et Portugais.
- Il préfigure le début de la colonisation européenne massive en Amérique et en Asie.
- Permet au Portugal de sécuriser ses routes maritimes vers l’Afrique, l’Inde et l’Asie.
Le traité de Tordesillas (1494) a établi une ligne de partage du monde non européen entre Espagne et Portugal, évitant le conflit direct et lançant l’ère de la colonisation européenne.

L’or des nouvelles Indes
Tout le commerce mondial va en être transformé. L’Espagne, même si personne ne découvrira jamais la Cité mythique d’El Dorado, réussira tout de même à ramener des quantités d’or très importantes d’Amérique du Sud, dynamisant toute son économie et finançant sa Grande Armada. Charles Quint, roi d’Espagne, deviendra la souverain le plus puissant d’Europe.
Oui — les historiens disposent de chiffres assez précis, fondés sur les registres officiels de la Casa de Contratación de Séville et sur les archives coloniales espagnoles.
Cependant, il faut distinguer :
1️⃣ l’or et l’argent officiellement déclarés et enregistrés,
2️⃣ et les quantités réelles, souvent supérieures à cause de la contrebande et des vols.
Voici le tableau d’ensemble :
1. Les données officielles
- Entre 1500 et 1650, l’Espagne aurait importé environ :
- 180 tonnes d’or,
- et surtout 16 000 à 18 000 tonnes d’argent depuis ses colonies américaines (notamment du Pérou, de la Bolivie et du Mexique).
- Ces chiffres proviennent des registres de la Casa de Contratación (créée à Séville en 1503 pour gérer le commerce avec le Nouveau Monde).
- Le métal précieux provenait principalement de :
- Potosí (actuelle Bolivie) → argent,
- Zacatecas (Mexique) → argent,
- Nouvelle-Grenade et Hispaniola → or.
2. Les estimations réelles
- Les historiens modernes estiment que la contrebande représentait 30 à 50 % du total réel.
- En tenant compte de cela, le total réel importé entre 1500 et 1650 serait plutôt de :
- environ 300 tonnes d’or,
- et jusqu’à 25 000 tonnes d’argent.
3. Impact économique
- Cet afflux massif de métaux précieux provoqua une inflation généralisée en Europe (la fameuse “révolution des prix” du XVIᵉ siècle).
- L’Espagne, paradoxalement, s’enrichit peu durablement :
- l’or et l’argent servaient à payer les guerres et les dettes de la monarchie envers les banquiers d’Anvers, de Gênes et d’Augsbourg (famille Fugger).
- les revenus furent donc largement absorbés par les créanciers étrangers.
4. Sur le long terme
- De 1503 à 1660, selon les calculs de Pierre Chaunu et Earl Hamilton, l’Espagne aurait reçu l’équivalent d’environ 2,5 milliards de pesos (en valeur de l’époque) en métaux précieux.
- Cet afflux fit de l’Espagne la première puissance mondiale au XVIᵉ siècle, mais entraîna aussi une dépendance économique à l’or colonial et un déclin industriel progressif.
L’Espagne a tiré de ses colonies américaines entre 180 et 300 tonnes d’or et 16 000 à 25 000 tonnes d’argent entre le XVIᵉ et le XVIIᵉ siècles.
Cet afflux colossal a bouleversé l’économie européenne, provoqué une inflation durable, et enrichi davantage les banquiers européens que l’Espagne elle-même.
=> Il y aurait tant à dire sur les commerces Espagnols et Portugais avec leurs colonies. Il faudrait une analyse plus détaillée.
Magellan, le tour du monde et les clous de girofle – 1519
Excellente question — et elle touche à un point central de l’histoire économique mondiale du XVIᵉ siècle.
Le clou de girofle, loin d’être un simple condiment, était à l’époque une ressource stratégique, presque aussi précieuse que l’or. Voici pourquoi Magellan en avait tant besoin, et pourquoi sa quête a marqué l’histoire.
I. Le clou de girofle : une des “épices d’or” de la Renaissance
1. Un produit de luxe
- Au XVIᵉ siècle, le clou de girofle, la muscade, le poivre et la cannelle étaient des biens de luxe très recherchés en Europe.
- Ils servaient :
- à conserver les aliments (avant l’invention du froid industriel),
- à masquer le goût de la viande parfois avariée,
- et à montrer la richesse : les tables nobles regorgeaient d’épices.

2. Une valeur économique colossale
- Le clou de girofle se vendait à prix d’or : plusieurs dizaines de fois son poids en argent.
- Son origine était extrêmement localisée : uniquement sur les îles Moluques, aussi appelées les îles aux épices (dans l’actuelle Indonésie).
II. Le contexte géopolitique : la lutte pour le monopole des épices
1. Le traité de Tordesillas (1494)
- Partage du monde entre :
- Espagne (à l’ouest),
- Portugal (à l’est).
- Résultat : le Portugal contrôle les routes maritimes vers l’Inde et l’Asie via le cap de Bonne-Espérance.
2. Le problème espagnol
- L’Espagne n’a pas accès aux épices sans violer le traité.
- Pour contourner l’interdiction, il faut trouver une autre route vers les Moluques, par l’ouest, c’est-à-dire faire le tour du monde.
III. Magellan et la route du clou de girofle
1. L’objectif de l’expédition (1519)
- Ferdinand Magellan, navigateur portugais au service de l’Espagne, part avec l’idée de :
- atteindre les Moluques par l’ouest,
- ramener directement des clous de girofle pour le roi Charles Quint,
- prouver que les îles se trouvent du côté espagnol du globe (selon la division de Tordesillas).
2. Le périple
- Départ en 1519, passage du détroit de Magellan en 1520, traversée du Pacifique (première de l’histoire).
- Magellan meurt aux Philippines (1521), mais un de ses navires, le Victoria, commandé par Elcano, atteint les Moluques, charge sa cale de clous de girofle, et revient en Espagne en 1522.
IV. Pourquoi le clou de girofle était essentiel pour Magellan
| Raison | Explication |
|---|---|
| 1. Objectif politique | Prouver que l’Espagne pouvait atteindre les Moluques sans enfreindre le traité de Tordesillas. |
| 2. Objectif économique | Ramener une cargaison d’épices (notamment de clous de girofle) pour rentabiliser l’expédition et justifier le financement royal. |
| 3. Objectif stratégique | Briser le monopole portugais sur les épices et ouvrir un nouveau circuit commercial. |
| 4. Valeur symbolique | Le clou de girofle représentait la réussite du projet : c’était l’or aromatique du monde connu. |
V. Le résultat
- Sur cinq navires, un seul revient, mais chargé de clous de girofle.
- Ce seul chargement couvre presque tous les frais de l’expédition.
- C’est donc une victoire économique et géographique immense :
- l’ouverture du premier circuit commercial mondial,
- et la preuve que la Terre est bien ronde et circulable par mer.
Magellan cherchait des clous de girofle non pour le goût, mais parce qu’ils valaient une fortune, étaient monopolisés par le Portugal, et représentaient le moteur économique et politique de la conquête du monde au XVIᵉ siècle.
Le commerce des peaux de castor au Canada – 1534
Jacques Cartier, « découvreur » du Canada, fut le premier à faire commerce des peaux de castor… mais pas vraiment sous forme d’un commerce organisé durable comme celui qui se développera plus tard avec la Compagnie de la Nouvelle-France ou la Compagnie des Cent-Associés.
Voici ce qu’il faut savoir :
1. Le contexte des voyages de Cartier (1534–1542)
- Cartier explore le Saint-Laurent et entre en contact avec les Iroquoiens et autres peuples autochtones.
- Il note les ressources locales : terres, blé, maïs, poissons, mais surtout les fourrures, en particulier les castors.
- Il revient en France avec des objets d’échange, mais aussi avec des Indigènes capturés (comme Donnacona et ses fils) pour montrer le “potentiel” de la colonie.
2. Les échanges commerciaux de Cartier
A. L’échange de fourrures
- Cartier ramène des fourrures et peaux (castor, ours, cerf) à la cour française.
- Mais ces échanges sont sporadiques, ponctuels et principalement expérimentaux.
- Il ne met pas en place un commerce régulier ou institutionnalisé, faute de bases coloniales permanentes et de soutien financier suffisant.
B. Les difficultés
- Le climat, le manque de colonies permanentes et les tensions avec les peuples autochtones rendent tout commerce durable impossible.
- Les récoltes de fourrures qu’il tente de stocker ou d’échanger ne suffisent pas à intéresser la France à long terme.
3. Le vrai démarrage du commerce des fourrures
- Le commerce organisé ne commence vraiment qu’au début du XVIIᵉ siècle avec :
- La fondation de Québec (1608) par Samuel de Champlain,
- La création de réseaux commerciaux avec les Autochtones,
- L’établissement de postes de traite et de compagnies spécialisées dans les peaux de castor, qui deviennent le cœur de l’économie coloniale française.
Conclusion
- Cartier a bien introduit les Français au commerce potentiel des fourrures, et a rapporté quelques peaux et objets.
- Mais il n’a pas mis en place un commerce structuré entre la France et le Canada — c’était encore une expédition exploratoire.
- Le commerce régulier et lucratif des fourrures ne sera développé que 60 ans plus tard par Champlain et ses successeurs.
Drake – le corsaire qui finance l’Angleterre – env. 1560
Dans Les conséquences économiques de la paix et d’autres essais sur l’histoire économique de l’Angleterre, Keynes raconte comment. Sir Francis Drake (1540–1596), le célèbre corsaire anglais, a permis l’essor de la domination mondiale de l’Angleterre. « Rule Britannia, Britannia rule the waves », que l’on peut traduire par Domine Angleterre, Domine les mers, cette célèbre formule qui constitue le second hymne national anglais.
A cette époque, l’économie repose encore entièrement sur le métal. Une économie sans or et sans argent ne peut survivre.
I. Francis Drake : corsaire et explorateur
1. Ses missions
- Marin anglais sous Élisabeth Iᵉʳ.
- Objectif officiel : explorer, cartographier et attaquer les intérêts espagnols dans le Nouveau Monde.
- Fait partie des “sea dogs”, corsaires autorisés par la reine.
- Ses expéditions visent l’Espagne, principale puissance rivale, et incluent :
- raids sur les ports espagnols et galions de trésor,
- pillages de villes portuaires en Amérique centrale et du Sud.
2. Le butin
- Drake rapporte en Angleterre des millions de pièces d’or et d’argent, des cargaisons de soie, de sucre et de tabac.
- Ces expéditions font de lui un héros national et un financier de facto pour l’État anglais.
II. L’interprétation de Keynes
1. L’idée clé
- Keynes souligne que les raids de Drake ont “refinancé” l’Angleterre :
- L’or et l’argent pillés de l’Espagne ont renfloué le trésor royal,
- ce qui a permis à Élisabeth Iᵉʳ de financer :
- la marine anglaise,
- les expéditions coloniales,
- la résistance à l’Armada espagnole (1588).
- Selon Keynes, sans Drake et ces corsaires, l’Angleterre aurait eu moins de ressources pour construire son empire maritime.
2. Une forme de piraterie “au service de l’État”
- Contrairement à William Kidd, Drake agissait clairement dans l’intérêt national, avec l’aval d’Élisabeth.
- La frontière entre piraterie privée et corsaire officiel était respectée : il n’exploitait pas le pillage pour son enrichissement personnel d’abord.
- Keynes insiste sur le fait que ce système a été une préfiguration d’un financement innovant de l’État par des moyens non fiscaux.
III. Les conséquences économiques
- Renforcement de la puissance navale anglaise
- L’argent de Drake permet de financer la Royal Navy, qui devient une force mondiale.
- Stimulation du commerce et de l’exploration
- L’Angleterre peut investir dans les colonies et dans la Compagnie des Indes orientales, qui naît quelques décennies plus tard.
- Impact sur l’Espagne
- L’Espagne perd une partie de son trésor américain, affaiblissant sa capacité militaire et économique à long terme.

IV. Comparaison Kidd vs Drake
| Élément | William Kidd | Francis Drake |
|---|---|---|
| Statut | Corsaire → pirate | Corsaire officiel |
| Mission | Chasser pirates mais finit par piller | Chasser ennemis, attaquer l’Espagne |
| Butin | Principalement personnel | Principalement pour la Couronne |
| Conséquence pour la Couronne | Nulle (au contraire, scandale) | Très positive (financement, prestige) |
| Verdict historique | Trahi et exécuté | Héros national et anobli |
Conclusion
- Drake peut être considéré comme un “pirate financier” de l’État anglais, dans la mesure où ses raids ont effectivement renfloué le trésor royal, comme l’explique Keynes.
- Contrairement à Kidd, il n’était pas un bandit isolé : sa piraterie était légale, stratégique et profitable pour l’Angleterre.
“No taxation without representation”. – la Naissance des Etats-Unis – 1765
Voici une présentation claire et structurée du mouvement “No taxation without representation” et de la marche vers l’indépendance des États-Unis, qui lui est directement liée.
I. Les causes immédiates : les lois fiscales britanniques
Après la guerre de Sept Ans (1756-1763), l’Empire britannique était très endetté. Londres voulut faire contribuer les colonies américaines à ces dépenses militaires.
Principales mesures contestées :
- Sugar Act (1764) : taxes sur le sucre, le vin et le café importés.
- Stamp Act (1765) : taxe sur les documents officiels, journaux et contrats (timbre fiscal obligatoire).
→ Déclenche une vague de protestations et de boycotts dans les colonies. - Townshend Acts (1767) : droits de douane sur le verre, le papier, le thé, etc.
- Tea Act (1773) : maintien du monopole de la Compagnie des Indes orientales sur le thé.
→ Provoque la célèbre Boston Tea Party (1773).

II. Les réactions coloniales
1. Le Congrès de 1765
Les colonies organisent un Stamp Act Congress (à New York), première coordination intercoloniale.
Elles déclarent que seule leur propre assemblée peut lever des impôts.
→ Le Stamp Act est finalement abrogé en 1766, mais Londres maintient son “droit de taxer”.
La suite des événements mènera tout droit à l’indépendance des États-Unis. Les impôts anglais portaient notamment sur les droits de douane et sur l’interdiction de certains commerces. Assez ironiquement, les États-Unis se retrouvent aujourd’hui un peu dans la même situation, obligés de faire monter leurs droits de douane pour financer leur appareil militaire.
Le commerce triangulaire des esclaves
I. Le cadre général : le commerce triangulaire
1. Origines (XVIᵉ–XVIIIᵉ siècles)
- À partir du XVIᵉ siècle, les puissances européennes (Portugal, Espagne, France, Angleterre, Pays-Bas) mettent en place un système commercial transatlantique.
- Les échanges suivent une forme triangulaire :
| Trajet | Marchandises principales |
|---|---|
| Europe → Afrique | Armes, tissus, alcool, quincaillerie échangés contre des esclaves |
| Afrique → Amériques (la “traite négrière”) | Déportation d’Africains réduits en esclavage |
| Amériques → Europe | Sucre, tabac, coton, café, produits tropicaux issus du travail servile |
Ce commerce est l’un des piliers de l’économie coloniale moderne.
II. Le commerce des esclaves vers l’Amérique du Nord
1. Les débuts
- Les premiers esclaves africains arrivent dans la colonie de Virginie en 1619, transportés par des navires anglais.
- À l’origine, la main-d’œuvre est mixte : serviteurs sous contrat européens et esclaves africains.
- Peu à peu, le statut d’esclave héréditaire et racial se met en place :
- au XVIIᵉ siècle, les colonies britanniques du Sud codifient l’esclavage à vie,
- les enfants nés d’une femme esclave sont automatiquement esclaves.
2. Organisation économique
- Les esclaves sont achetés par des planteurs pour travailler dans les grandes plantations :
- tabac (Virginie, Maryland),
- riz et indigo (Caroline),
- puis coton (à partir du XVIIIᵉ siècle, dans le “Deep South”).
- L’esclavage devient la base économique du Sud des États-Unis.
3. Volumes et flux
- Environ 400 000 esclaves africains ont été directement débarqués sur le sol nord-américain (sur les 12 à 13 millions déportés au total vers les Amériques).
- Mais la population servile a augmenté naturellement (par natalité) jusqu’à atteindre près de 4 millions d’esclaves au moment de la guerre de Sécession (1860).
III. L’organisation du commerce et de la société esclavagiste
1. Le commerce international (avant 1808)
- Les navires partent des ports européens (Liverpool, Nantes, Lisbonne) ou américains (Boston, Newport).
- Les cargaisons sont échangées contre des captifs africains sur les côtes du Golfe de Guinée ou du Congo.
- Les esclaves sont entassés sur les navires pour la traversée de l’Atlantique (le Middle Passage) :
- conditions épouvantables,
- taux de mortalité de 10 à 20 %.
2. Le commerce intérieur américain (après 1808)
- En 1808, les États-Unis interdisent la traite atlantique (importation d’esclaves depuis l’Afrique), mais pas l’esclavage lui-même.
- S’installe alors un marché intérieur des esclaves :
- les États du haut Sud (Virginie, Maryland), où la production devient moins rentable, vendent leurs esclaves aux planteurs du Deep South (Mississippi, Alabama, Louisiane).
- Des marchands d’esclaves professionnels organisent des ventes aux enchères, souvent déchirant des familles.
- Les esclaves sont transportés par convois ou par bateaux le long du Mississippi.
IV. Les fondements économiques de l’esclavage américain
1. Le “Royaume du coton”
- Après l’invention de la cotton gin (machine à égrener le coton) par Eli Whitney en 1793, la culture du coton explose.
- Le coton devient le principal produit d’exportation des États-Unis (plus de 50 % des exportations en 1860).
- L’économie du Sud dépend totalement du travail servile, tandis que le Nord profite du coton pour son industrie textile.
2. Un système capitaliste paradoxal
- L’esclavage n’est pas un vestige archaïque : c’est une forme de capitalisme extrême, où les esclaves sont comptabilisés comme biens mobiliers (assets).
- Les planteurs empruntent de l’argent en mettant leurs esclaves en garantie hypothécaire.
- La richesse du Sud repose donc sur le capital humain possédé, pas sur le travail libre.
V. La remise en cause et la fin du système
1. Opposition morale et politique
- Dès la fin du XVIIIᵉ siècle, émergence de mouvements abolitionnistes :
- religieux (Quakers),
- politiques (sociétés anti-esclavagistes),
- intellectuels (Frederick Douglass, William Lloyd Garrison).
- Les tensions entre États du Nord (abolitionnistes) et États du Sud (esclavagistes) deviennent insoutenables.
2. Guerre de Sécession (1861–1865)
- Déclenchée principalement à cause de la question de l’esclavage dans les nouveaux territoires.
- Victoire du Nord (Union) sur le Sud (Confédération).
3. Abolition
- Proclamation d’émancipation (Lincoln, 1863) : libère les esclaves dans les États rebelles.
- 13ᵉ amendement (1865) : abolit définitivement l’esclavage dans tout le pays.
VI. Bilan humain et économique
| Aspect | Données principales |
|---|---|
| Nombre total d’Africains déportés vers les Amériques | 12 à 13 millions |
| Vers les États-Unis | Environ 400 000 |
| Population servile américaine en 1860 | Environ 4 millions |
| Durée de l’esclavage légal aux États-Unis | 1619 – 1865 |
| Principales productions esclavagistes | Tabac, riz, sucre, coton |
VII. Héritage durable
- L’esclavage a laissé des inégalités structurelles : économiques, raciales et sociales.
- Il a façonné la géographie politique des États-Unis (Nord/Sud) et la construction de l’identité afro-américaine.
- Les débats contemporains sur les réparations, la mémoire et la discrimination systémique trouvent leurs racines dans ce système économique d’origine coloniale.
Souhaites-tu que je te fasse maintenant une carte schématique des flux commerciaux (ports africains, routes atlantiques, centres esclavagistes du Sud des États-Unis, ports de coton du Nord et d’Europe) ?
Cela permet de visualiser comment le système fonctionnait comme une véritable économie-monde intégrée.
=> Nous ajoutons en annexe une synthèse du commerce des esclaves, pour remettre en perspective la part américaine, qui est très faible en %. Bien entendu, cela n’enlève rien au scandale moral, les deux sujets étant incommensurables.
L’échec des compagnies françaises – 1600
Question capitale pour comprendre la différence de trajectoire entre l’empire britannique et l’empire français :
-les compagnies commerciales françaises du XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, bien que fondées sur le même modèle que la Compagnie anglaise des Indes orientales (EIC), n’ont jamais réussi à s’imposer durablement.
-Cette différence s’explique par un ensemble de causes structurelles, économiques et politiques.
Voici une analyse complète et rigoureuse.
I. Le modèle commun : les grandes compagnies à charte
1. Le principe
- Dès la fin du XVIᵉ siècle, les puissances maritimes européennes créent de grandes compagnies de commerce munies d’un monopole royal :
- Compagnie anglaise des Indes orientales (1600)
- Compagnie hollandaise des Indes orientales (VOC, 1602)
- Compagnie française des Indes orientales (1664)
- Ces compagnies sont mi-publiques, mi-privées :
elles lèvent des capitaux privés, mais agissent au nom du roi, avec droit d’armer des navires, de lever des troupes, de conclure des traités, etc.
→ Ce sont de véritables États dans l’État, instruments de la puissance impériale.
2. Objectif
Contrôler le commerce maritime avec l’Asie et les colonies :
épices, soieries, cotons, café, sucre, puis thé et indigo.
II. Les compagnies françaises : ambition forte, succès fragile
1. La fondation colbertiste (1664)
- Sous Louis XIV, Colbert crée la Compagnie française des Indes orientales, inspirée du modèle anglais et hollandais.
- Objectifs :
- concurrencer les Anglais et Hollandais en Asie ;
- établir des comptoirs en Inde (Pondichéry, Chandernagor, Karikal, Mahé) ;
- soutenir la marine et l’industrie françaises.
2. Premiers succès
- Développement de Pondichéry comme capitale française en Inde.
- Commerce actif d’indiennes, d’épices, de café et de soie.
- Croissance prometteuse sous Dupleix (gouverneur, 1742–1754), qui tenta d’établir une hégémonie politique française en Inde.
3. Mais déclin rapide
- Dès les années 1750, les Français sont militairement écrasés par les Anglais dans les guerres carnatiques, puis dans la guerre de Sept Ans (1756–1763).
- Perte quasi totale des positions indiennes (Pondichéry, Chandernagor, Mahé).
- La Compagnie est ruinée, puis supprimée en 1769 (elle renaît brièvement, puis disparaît définitivement en 1793).
III. Les raisons structurelles de l’échec français
1. Manque de continuité et d’autonomie politique
- La Compagnie anglaise (EIC) bénéficiait d’une autonomie exceptionnelle :
elle pouvait agir sans dépendre constamment du pouvoir royal. - En France, les compagnies restaient fortement dépendantes de l’État :
- changements de statut selon les humeurs du roi ou du ministre ;
- manque de stabilité juridique ;
- ingérence permanente de l’administration royale.
→ Cela freinait l’esprit d’entreprise et la capacité d’adaptation commerciale.
2. Faiblesse du capital privé
- En Angleterre et en Hollande, les compagnies étaient soutenues par un capitalisme financier solide :
Bourse de Londres, Banque d’Angleterre, large participation d’actionnaires privés. - En France, le capital privé restait rare et méfiant envers les entreprises à risque.
→ La Compagnie des Indes dépendait trop de subventions royales et de monopoles artificiels, sans base économique autonome.
3. Priorités coloniales différentes
- La France concentre ses efforts sur :
- l’Amérique (Saint-Domingue, Antilles) pour le sucre et l’esclavage ;
- l’Afrique pour la traite.
- L’Inde et l’Asie étaient perçues comme secondaires par rapport aux colonies sucrières, plus rentables à court terme.
→ L’Angleterre, au contraire, investit massivement en Inde et en Asie, où la rentabilité à long terme fut bien plus grande.
4. Infériorité maritime et militaire
- La Royal Navy est beaucoup plus puissante que la marine française.
- La France, puissance continentale, privilégie l’armée de terre.
- En période de guerre, les comptoirs français d’outre-mer sont facilement coupés de la métropole.
→ L’empire colonial français est donc moins cohérent et moins défendu.
5. Instabilité institutionnelle et politique
- À chaque changement de régime (Louis XIV → Régence → Louis XV → Révolution), les compagnies sont refondées, réorganisées, ou dissoutes.
- En Angleterre, au contraire, la Compagnie des Indes orientales bénéficie d’une continuité juridique et financière de 1600 à 1858 (!).
IV. Le succès anglais en miroir
| Facteur | Angleterre | France |
|---|---|---|
| Autonomie de la compagnie | Large, quasi gouvernementale | Soumise au pouvoir royal |
| Soutien financier | Bourse, capital privé, assurance maritime | Fonds royaux limités, peu d’investisseurs |
| Puissance navale | Dominante, mondiale | Secondaire, intermittente |
| Cohérence impériale | Empire intégré (Inde, Chine, Afrique) | Empires dispersés et concurrents |
| Résilience en guerre | Forte (Royal Navy protège les routes) | Faible (blocus, pertes rapides) |
| Durée de vie | 1600–1858 | 1664–1769 (puis brèves renaissances) |
→ La différence fondamentale est donc institutionnelle :
l’Angleterre a créé un capitalisme impérial durable, tandis que la France a produit un mercantilisme étatique instable.
V. En résumé
Les compagnies françaises comparables à la Compagnie des Indes anglaises n’ont pas échoué par incompétence commerciale, mais parce qu’elles ont été :
- trop centralisées (contrôle royal excessif),
- trop dépendantes (faible capital privé),
- trop dispersées (priorités coloniales mal coordonnées),
- trop vulnérables (faible puissance navale),
- et trop instables (changements politiques incessants).
VI. Conséquence historique
L’échec de ces compagnies a eu un effet durable :
- La France a perdu la maîtrise du commerce asiatique.
- L’Angleterre, au contraire, a bâti sur ce succès la domination mondiale du XIXᵉ siècle, fondée sur l’Inde, le coton et le thé.
Autrement dit :
la France a construit un empire de plantation, l’Angleterre un empire de commerce et d’administration. Et c’est ce second modèle qui a fondé la puissance durable de la mondialisation britannique.
Le thé, avant les guerres de l’opium – XVIIIème siècle
Le thé tient une place éminente dans la colonisation britannique. Le thé a provoqué une véritable révolution sociale en Europe,
Le thé n’a pas seulement eu une portée économique et politique, mais aussi une fonction sanitaire et morale décisive dans l’histoire britannique et coloniale.
On peut en effet dire que, du point de vue sanitaire et social, le thé a remplacé l’alcool comme boisson quotidienne — et que ce remplacement a profondément transformé la société anglaise.
I. Avant le thé : une population… alcoolisée
1. L’eau insalubre
- Jusqu’au XVIIIᵉ siècle, l’eau des villes européennes (et anglaises) est souvent contaminée.
- Boire de l’eau “pure” est dangereux : on y trouve des germes, des bactéries et des parasites.
- D’où la consommation massive de boissons fermentées : bière, ale, cidre, vin, gin.
2. Une véritable “culture de l’alcool”
- En Angleterre, au XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècle, même les enfants boivent de la bière légère (small beer).
- À partir de 1720, le gin devient la boisson populaire par excellence : bon marché, fort, addictif.
- C’est la période du “Gin Craze” : on parle d’une véritable crise sanitaire et morale, avec alcoolisme massif, criminalité, mortalité infantile.
→ Le besoin d’une boisson chaude, saine et non alcoolisée devient donc urgent, tant sur le plan sanitaire que moral.
II. L’arrivée du thé : une révolution “sobre”
1. Une boisson sûre
- Le thé implique faire bouillir l’eau, ce qui la rend potable.
- Il devient ainsi l’alternative hygiénique idéale à l’eau et à l’alcool.
- Sans le savoir, les Britanniques adoptent une pratique qui réduit considérablement les maladies hydriques.
2. Une boisson stimulante, pas enivrante
- Le thé contient de la théine (caféine), donc un effet éveillant et tonique, sans intoxication.
- Il soutient la productivité, la vigilance et la discipline — des valeurs centrales de la Révolution industrielle.
→ D’un point de vue physiologique, on passe d’une société sous l’effet de l’alcool à une société sous l’effet de la caféine :
moins euphorique, mais plus régulière, concentrée, “bourgeoise”.
III. Une transformation morale et sociale
1. Le thé comme symbole de respectabilité
- Dans les classes moyennes et populaires, le tea time devient un moment de respectabilité domestique :
calme, propreté, chaleur, famille — à l’opposé du tumulte des tavernes. - Les mouvements religieux et moralisateurs (méthodistes, protestants réformés) promeuvent le thé comme substitut moralement vertueux à l’alcool.
2. Le thé et la condition ouvrière
- Durant la Révolution industrielle, le thé devient la boisson des ouvriers :
- Il hydrate et stimule sans désinhiber.
- Il peut être préparé rapidement à l’usine ou chez soi.
- Les patrons et réformateurs sociaux encouragent sa consommation, car elle favorise la discipline et la productivité.
→ On peut dire que le thé a été un instrument de pacification sociale.
En un mot :
Le thé a permis aux Britanniques de boire sans s’enivrer,
d’être stimulés sans être désinhibés,
et de construire un empire sobre, ordonné et productif —
ce qui explique pourquoi il fut si central, du point de vue sanitaire comme culturel, dans toute la colonisation anglaise.
IV. Pourquoi pas le café?
Le café permettait aussi d’éviter les problèmes d’hygiène. Mais il était plus cher et avait une connotation différente.
Le café était africain. Il ne sera importé en Amérique du Sud que bien plus tard. Il était beaucoup plus cher, ne pouvant rivaliser avec les énormes quantités de thé produites par la Chine, puis par l’Inde.
Le café était aussi plus français, la France étant plus présente en Afrique. Il était consommé dans des coffee houses, lieux de débats et de politique, contrairement au thé qui était d’une consommation plus familiale.
Les deux guerres de l’opium
C’est un épisode central de l’histoire du XIXᵉ siècle, à la croisée du commerce, de la diplomatie et de la domination impériale. Les guerres de l’opium (deux conflits, 1839–1842 et 1856–1860) opposèrent la Chine impériale des Qing au Royaume-Uni, puis à une coalition anglo-française.
Elles furent provoquées par une crise commerciale, économique et diplomatique autour du commerce de l’opium et du déséquilibre des échanges sino-britanniques.
I. Contexte général : le commerce sino-européen avant 1839
1. Un système contrôlé par la Chine
Depuis le XVIIIᵉ siècle, la Chine (dynastie Qing) maintenait un système commercial très strict :
- le système de Canton (1757–1842) :
les étrangers ne pouvaient commercer que dans le port de Canton,
par l’intermédiaire de guildes chinoises agréées (les hong),
et sous contrôle de l’empereur. - Les Européens n’avaient aucun accès à l’intérieur du pays,
ni droit d’établissement permanent.
2. Un commerce déséquilibré
Les Britanniques importaient massivement :
- du thé,
- de la soie,
- et de la porcelaine.
Mais la Chine, autosuffisante, n’achetait presque rien en retour.
Résultat :
- la balance commerciale était déficitaire pour l’Angleterre ;
- l’argent (métal précieux) quittait l’Europe pour la Chine, menaçant la liquidité britannique.
II. La solution britannique : l’opium
1. Le commerce triangulaire asiatique
Pour compenser ce déséquilibre :
- la Compagnie anglaise des Indes orientales (EIC) produit massivement de l’opium en Inde (notamment au Bengale) ;
- elle le fait passer clandestinement en Chine, via des contrebandiers chinois et britanniques
- les profits de l’opium servent ensuite à acheter du thé chinois, revendu en Europe.
Ainsi, le déficit commercial devient excédentaire grâce à une drogue addictive.
2. Explosion de la consommation en Chine
- Dès les années 1820–1830, l’opium devient un fléau :
plusieurs millions de Chinois sont dépendants. - La consommation touche les fonctionnaires, les soldats et les élites.
- L’économie est bouleversée : fuite d’argent, corruption, désordre social.
III. Les causes immédiates du conflit (1839)
1. Interdiction impériale
L’empereur Daoguang tente de mettre fin au trafic :
- envoie à Canton un commissaire énergique : Lin Zexu (1839) ;
- celui-ci ordonne aux étrangers de livrer leurs stocks d’opium ;
- il fait saisir et détruire 20 000 caisses (environ 1 200 tonnes) d’opium à Canton.
2. La réaction britannique
Les marchands et le gouvernement britannique voient cet acte comme :
- une atteinte au commerce et à la propriété privée ;
- une insulte à la Couronne.
Sous pression des négociants et de la Compagnie des Indes, le gouvernement de Lord Palmerston décide d’envoyer une flotte militaire :
→ c’est le début de la première guerre de l’opium (1839–1842).
IV. Les causes profondes
| Type de cause | Description | Nature |
|---|---|---|
| Économique | Déséquilibre commercial défavorable à l’Angleterre ; recherche d’un produit d’échange rentable (l’opium). | structurelle |
| Coloniale | Volonté britannique d’ouvrir la Chine au commerce mondial et d’y imposer la “liberté du commerce”. | impérialiste |
| Politique et diplomatique | Refus chinois d’établir des relations d’égal à égal avec les puissances étrangères. | politique |
| Morale et culturelle | Incompréhension mutuelle : la Chine impériale se considère comme un empire du centre (Zhongguo), les Européens se voient comme porteurs du “progrès”. | idéologique |
| Juridique | Les Britanniques refusent que leurs ressortissants soient soumis à la loi chinoise. | juridique |
| Sanitaire et sociale | Ravages de l’opium sur la société chinoise, aggravant la colère impériale. | sociale |

V. Conséquences (brièvement pour situer)
1. Première guerre de l’opium (1839–1842)
- Victoire britannique éclatante grâce à la supériorité navale.
- Traité de Nankin (1842) :
- ouverture de cinq ports au commerce étranger (Canton, Amoy, Ningbo, Fuzhou, Shanghai) ;
- cession de Hong Kong au Royaume-Uni ;
- indemnité énorme payée par la Chine ;
- abolition du monopole de Canton.
→ Première des “traités inégaux” imposés à la Chine.
2. Deuxième guerre de l’opium (1856–1860)
- Prétexte : incident du navire Arrow et refus chinois d’admettre un envoyé britannique à Pékin.
- Coalition anglo-française, victoire complète.
- Traités de Tientsin (1858) et de Pékin (1860) :
- légalisation du commerce de l’opium (!),
- ouverture de 11 nouveaux ports,
- liberté missionnaire,
- indemnités,
- occupation de Pékin (palais d’Été pillé et brûlé).
VI. En résumé
Les guerres de l’opium ne sont pas de simples conflits commerciaux,
mais la collision entre deux visions du monde :
– celle d’un empire chinois fermé, hiérarchique, moraliste,
– et celle d’un capitalisme britannique expansionniste, fondé sur la liberté du commerce et la recherche du profit.
Cause immédiate : la saisie de l’opium par la Chine.
Cause réelle : la volonté britannique d’imposer par la force l’ouverture commerciale et la domination impériale sur l’Asie.
Eléments d’une histoire universelle du commerce
Voici les grandes étapes du commerce international depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui, en distinguant les périodes-clés et les transformations structurelles (techniques, politiques, économiques).
I. Les débuts du commerce international (−3000 av. J.-C. → Ve siècle)
| Période | Événements et caractéristiques |
|---|---|
| Civilisations antiques (−3000 à −1000) | Commerce entre Mésopotamie, Égypte, Inde, Chine : métaux, pierres précieuses, épices. Apparition des routes terrestres et des ports marchands (Tyr, Byblos). |
| Antiquité classique (−1000 à 476) | Expansion des Phéniciens, puis des Grecs et Romains : vins, huiles, métaux, esclaves, textiles. Naissance du droit commercial romain et des premières monnaies d’échange stables. |
| Route de la soie | Dès le IIᵉ siècle av. J.-C. : relie la Chine à la Méditerranée, via l’Asie centrale. Circulation de la soie, des épices et des idées (bouddhisme, technologies). |
II. Le commerce médiéval (Ve – XVe siècle)
| Période | Événements et transformations |
|---|---|
| VIᵉ–XIᵉ siècle | Déclin du commerce méditerranéen après la chute de Rome, mais maintien d’un commerce islamique (Bagdad, Damas, Le Caire). Expansion du commerce transsaharien (or, sel, esclaves). |
| XIᵉ–XIIIᵉ siècle | Renaissance urbaine et marchande en Europe : foires de Champagne, essor des Vénitiens et Génois. Commerce de la Méditerranée vers l’Orient (épices, soieries). |
| XIIIᵉ–XIVᵉ siècle | Formation de la Hanse (Lübeck, Hambourg, Bruges, Londres) : réseau commercial nord-européen. |
| Innovations | Comptabilité en partie double, lettres de change, assurances maritimes, premières banques italiennes (Médicis). |
III. L’ère des grandes découvertes et du commerce colonial (XVe – XVIIIe siècle)
| Période | Événements et caractéristiques |
|---|---|
| XVe siècle | Les Portugais ouvrent la route maritime de l’Inde (Vasco de Gama, 1498). Les Espagnols découvrent l’Amérique (1492). Traité de Tordesillas (1494). |
| XVIᵉ siècle | Formation d’un système mondial (selon Immanuel Wallerstein). Naissance du commerce triangulaire : Europe ↔ Afrique ↔ Amériques. |
| XVIIᵉ–XVIIIᵉ siècles | Montée des compagnies coloniales : |
- Compagnie anglaise et hollandaise des Indes orientales,
- Compagnie française des Indes,
- Compagnie espagnole des Philippines.
Début de la domination européenne du commerce maritime mondial. |
| Produits moteurs | Épices, sucre, or, argent, esclaves, textiles. |
| Effet structurel | L’Europe devient le centre du commerce mondial, avec des flux financiers via Amsterdam, puis Londres. |
IV. Révolution industrielle et mondialisation du XIXᵉ siècle
| Période | Événements et caractéristiques |
|---|---|
| 1780–1850 | Révolution industrielle : explosion des échanges grâce au chemin de fer, à la vapeur, et à la mécanisation textile. |
| XIXᵉ siècle | Libre-échange promu par Ricardo et les Corn Laws abolies (1846). Création de zones de commerce mondiales sous domination britannique. |
| Canal de Suez (1869) | Accélère le commerce entre Europe et Asie. |
| Télégraphe, assurance maritime, or | Développement de la finance mondiale (City de Londres, Banque d’Angleterre). |
| Colonialisme économique | L’Europe exporte capitaux et produits manufacturés, importe matières premières. |
V. Crises et recompositions (1914 – 1945)
| Période | Événements |
|---|---|
| 1914–1918 | Première Guerre mondiale : effondrement du commerce international. |
| Années 1920 | Reprise fragile, puis crise de 1929 : effondrement du commerce mondial (–65 %). Protectionnisme (tarif Smoot-Hawley). |
| 1939–1945 | Seconde Guerre mondiale : fragmentation des échanges, économie de guerre. |
VI. Reconstruction et mondialisation (1945 – 1990)
| Période | Événements et structures |
|---|---|
| 1944–1947 | Accords de Bretton Woods : création du FMI, de la Banque mondiale et du GATT (ancêtre de l’OMC). |
| 1950–1973 | “Trente Glorieuses” : croissance du commerce mondial > croissance du PIB mondial. Début de la libéralisation commerciale (GATT). |
| 1973–1980 | Chocs pétroliers, inflation, montée des monnaies flottantes. Début de la dérégulation financière. |
| 1989–1991 | Chute du bloc soviétique : intégration des ex-pays socialistes dans le commerce mondial. |
VII. Mondialisation contemporaine (1990 – aujourd’hui)
| Période | Événements et tendances |
|---|---|
| 1995 | Création de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Libéralisation accrue des services, de la propriété intellectuelle et des capitaux. |
| 2001 | Entrée de la Chine dans l’OMC : bouleversement majeur. La Chine devient “l’usine du monde”. |
| 1990–2010 | Explosion des chaînes de valeur mondiales : délocalisations, conteneurisation, Internet. |
| 2010–2020 | Montée du protectionnisme stratégique (Trump, guerre commerciale Chine/États-Unis). |
| 2020–2024 | Pandémie et relocalisation partielle, tensions géopolitiques, transition énergétique, numérisation (commerce électronique, données, IA). |
VIII. En résumé : 8 grandes phases du commerce mondial
| Période | Phase | Caractéristique dominante |
|---|---|---|
| (–3000 – 500) | Commerce antique | Échanges de luxe, métaux, épices |
| (500 – 1500) | Commerce médiéval | Routes terrestres et maritimes islamique et européenne |
| (1500 – 1800) | Expansion coloniale | Commerce triangulaire, compagnies des Indes |
| (1800 – 1914) | Révolution industrielle | Hégémonie britannique, libre-échange |
| (1914 – 1945) | Guerres et protectionnisme | Effondrement du commerce mondial |
| (1945 – 1973) | Reconstruction et libéralisation | GATT, croissance, États-Unis dominants |
| (1973 – 1990) | Mondialisation financière | Chocs pétroliers, dérégulation, multinationales |
| (1990 – 2025) | Mondialisation globale | OMC, Chine, numérique, relocalisations partielles |
Pour une conclusion
Cette revue, même rapide, de quelques grands moments de l’histoire du commerce et de l’humanité, a quelque chose de fascinant et de grisant. Elle procure le vertige des sommets, lorsqu’après une rude ascension, nous pouvons contempler les cîmes enneigées et réaliser la petitesse de l’homme et de nos destins individuels, pris dans la tempête de l’histoire universelle.
Plus que tout autre, le commerce international est le chemin de l’universalisation de la planète, le vecteur de la mondialisation. Derrière ce grand dessin, qui rapproche immanquablement les hommes et permet le partage des cultures, que trouvons-nous? La course au profit, au luxe, au pouvoir. Des aventures individuelles qui se transforment en destin nationaux, voire internationaux. Du commerce et de la guerre. Le commerce international a lieu entre les États, c’est-à-dire dans une zone qui restera pendant des siècles une quasi zone de non-droit, avant que n’émerge un droit international universel et un droit de la mer. Nous voyons aujourd’hui à quel point ces magnifiques constructions juridiques, allant de Kant à la création de l’ONU, sont en danger. Non soumis au droit pendant des siècles, le commerce mondial, essentiellement maritime, nous donne une bonne vision de l’état de nature, un monde de commerce, d’argent, de force, de guerre, d’alliances mouvantes et toujours recommencées. C’est le théâtre parfait des aventuriers, comme le met si bien en scène James Clavell dans ses romans, de Shogun, sur l’ouverture de la Chine au Portugal, à Taï-Pan, sur la fondation de Hong Kong;
C’est dans cette perspective de l’état de nature et du lien avec le commerce et la guerre, qu’il faut comprendre Montesquieu lorsqu’il parle du « doux commerce ». Le commerce, équitable s’entend, comme un moyen de parvenir à la paix et à la prospérité. La fermeture des frontières, ou le déséquilibre des échanges, finit la plupart du temps par la guerre. Il ne s’agit donc pas d’utiliser le commerce pour favoriser la démocratie, mais uniquement, ce qui est déjà très important, pour éviter une cause de conflit.
Pour les États, le commerce a pendant des siècles été un problème de puissance monétaire et donc de puissance tout court. Quand la masse monétaire est limitée par la disponibilité du métal, le déséquilibre des échanges peut devenir mortel, comme ce fut le cas pour l’Angleterre dans son commerce asymétrique avec la Chine. Nous mesurons encore une fois l’immense avantage de la monnaie papier, qui sans enlever toute la pertinence au sujet du déficit de la balance commerciale, fait tout de même considérablement baisser la pression sur ce sujet.
Second sujet, plus pragmatique, le commerce est lié au progrès de l’hygiène. Rousseau dénonçait le luxe des produits venant des colonies. Mais que dire face au recul de la maladie et de la mortalité en Angleterre, un pays où la consommation d’alcool est restée pendant des siècles un fléau public. Le thé apporte une nouvelle forme de civilisation, avant même la découverte des microbes et de l’hygiène moderne par Pasteur au milieu du 19ème siècle.
Les clous de girofle que cherchaient Magellan, ne poussaient qu’aux Moluques, en Indonésie. Ils se vendaient parfois contre plusieurs fois son prix en or, notamment pour ses vertus antiseptiques. Le thé au départ n’était presque que Chinois et le Café africain. L’Ukraine, déjà dans la Grèce antique, était un grenier à blé de la planète. Incroyable histoire d’un mouvement mondial que rien ne peut arrêter, qui relève de la nécessité du développement humain, et des moyens mis en œuvre, plus pragmatiques les uns que les autres, d’événements complètement singuliers parfois. Nous comprenons comment des penseurs comme Hegel ou Marx ont été amenés à penser l’histoire de l’humanité à l’aune de cette histoire de la colonisation et du commerce.
Un rien, ou presque, peut tout changer. Le pétrole a longtemps été l’or noir. Il est en train d’être supplanté par les terres rares, qui ne sont plus en Orient, mais en Chine. Demain, les ordinateurs quantiques écraseront tout l’environnement informatique connu jusqu’ici. La roue du commerce mondial ne cesse de tourner.

Nous sommes en train de vivre une nouvelle révolution. Le commerce physique qui a façonné les liens entre les hommes, est en train de céder la première place au commerce numérique. Le monde virtuel et parallèle de l’informatique permet de vendre ses produits sans, en théorie, quitter son pays. L’Europe est devenue une nouvelle forme de colonie numérique des États-Unis, quand la Chine a su, comme à son habitude, fermer ses frontières et développer ses propres géants. L’esprit du commerce et de l’aventure supplante le voyage physique.
La question des droits de douane est donc majeure dans l’organisation des relations internationales. Elle va de paire avec celle de la flotte mondiale qui régnait sur les mers, jadis anglaise, aujourd’hui américaine, mais pour combien de temps encore? Le puissance abuse toujours de son pouvoir. Le faible cherche toujours plus de liberté. Si la solution d’un État ou d’une organisation mondiale des États proposée par Kant est évidemment la meilleure, la question de l’allocation des ressources et de l’organisation d’une économie mondiale semble pour toujours rester du côté de l’action et du mouvement. Elle conditionne l’organisation des Empires, qui permettent d’avoir sa propre zone commerciale. Il y avait une grande sagesse dans la création du GATT et de l’OMC, une lucidité sur le potentiel de déclenchement des conflits nés de relations commerciales mal organisées. Mais l’organisation est toujours en retard d’une révolution ou de plusieurs révolutions économiques. L’OMC, ou l’OCDE, n’arrivent pas à avancer sur les GAFAM, qui sont les nouveaux navires marchands de l’économie mondiale.
Annexe
L’IA, nouveau dieu de la connaissance
Tous les exemples ont été donnés par Chat GPT. La rédaction de l’article a pris entre un et deux jours à peine. Nous connaissions déjà tous les sujets pris individuellement. En ce sens, ChatGPT ne nous a rien appris. Mais nous aurions pu tout aussi bien lui poser d’autres questions. Avant l’existence des LLM, il aurait fallu des semaines, peut-être des mois, de recherche ne serait-ce que pour réussir à trouver, collecter, toutes ces informations et en faire l’analyse. Le tout pour arriver in fine à un niveau de qualité sans doute largement inférieur. Internet, notamment grâce à Wikipedia, ou aux livres tombés dans le domaine public distribués par Amazon et Kindle, avait mis la connaissance à la disposition de tous. Nous franchissons une nouvelle étape dans la démocratisation absolue, mondiale, peut-être irréversible, du savoir. La thèse du capital culturel détenu par certains et non par d’autres et qui serait génératrice d’inégalité ne tient pas une seconde. La seule différence entre les hommes est la soif de savoir et de connaissance.
Espérons seulement que cette magie ne se retourne pas en son inverse. L’arrivée d’internet nous promettait une nouvelle démocratisation mondiale. Si elle nous a apporté des créations grandioses, comme Youtube, un nouvel art des séries dont la diffusion s’est simplifiée. Elle s’est aussi enfoncée dans le conformisme communicationnel, bien loin de ses promesses de développement de l’esprit critique. Que vallent le savoir et la connaissance s’ils sont en libre service? Que restera-t-il de l’esprit critique, qui était hier encore si difficile à construire et nécessitait des années de copie des grands textes? Le risque de disparition est réel. Mais il ne faut pas non plus idéaliser le passé. Il n’y a jamais eu tant de grands intellectuels que cela.
Le commerce des esclaves
Le commerce des esclaves vers les États-Unis représente une petite fraction du système esclavagiste atlantique global, et encore moins si on le compare à l’esclavage dans le monde islamique (notamment dans l’espace arabo-musulman et ottoman), beaucoup plus ancien et durable.
I. La traite atlantique (vers les Amériques)
1. Volume global
- Entre le XVIᵉ et le XIXᵉ siècle, on estime qu’environ 12 à 13 millions d’Africains ont été déportés par les Européens vers les Amériques.
- Répartition approximative :
| Destination | Esclaves déportés | % du total |
|---|---|---|
| Brésil (portugais) | ~4,5 millions | ~35 % |
| Caraïbes (françaises, britanniques, espagnoles, néerlandaises) | ~7,5 millions | ~60 % |
| Amérique du Nord / États-Unis | ~400 000 à 500 000 | ~4 % |
Donc, moins d’un esclave sur vingt transporté à travers l’Atlantique a fini sur le territoire américain.
2. Pourquoi un chiffre “faible” ?
- Les conditions de vie des esclaves aux États-Unis, bien que dures, permettaient une reproduction naturelle, ce qui n’était pas le cas aux Antilles ou au Brésil (où la mortalité était très forte).
- Par conséquent, la population esclave américaine a crû naturellement, atteignant 4 millions de personnes en 1860 sans nouveaux apports massifs d’Afrique.
II. L’esclavage dans le monde islamique (arabo-musulman et ottoman)
1. Une chronologie beaucoup plus longue
- L’esclavage en terres d’islam commence au VIIᵉ siècle (époque du califat omeyyade) et se poursuit jusqu’au XIXᵉ siècle, voire au XXᵉ siècle dans certaines régions (Mauritanie, Arabie, Soudan).
- Il a donc duré plus de 1 200 ans, contre environ 350 ans pour la traite atlantique.
2. Les flux
- Les estimations varient, mais les historiens (notamment Paul Lovejoy et Ralph Austen) évaluent à 10 à 17 millions le nombre d’Africains déportés vers :
- le Maghreb et l’Égypte,
- la péninsule Arabique,
- l’Empire ottoman,
- la Perse et l’Inde musulmane.
- À cela s’ajoutent plusieurs millions d’esclaves blancs venus d’Europe (Slaves, Circassiens, Grecs, etc.) dans certaines périodes.
3. Organisation
- Les routes étaient terrestres et maritimes :
- Sahara (trafic transsaharien depuis le Sahel),
- mer Rouge, océan Indien (depuis Zanzibar, Oman, etc.).
- Les esclaves servaient dans :
- les maisons, les harems, les armées (janissaires, mamelouks),
- les plantations de canne à sucre du golfe Persique ou de l’Afrique de l’Est.
4. Différences structurelles
| Aspect | Monde islamique | Monde atlantique |
|---|---|---|
| Durée | VIIᵉ–XIXᵉ siècles | XVIᵉ–XIXᵉ siècles |
| Origine ethnique | Africaine, caucasienne, européenne | Majoritairement africaine |
| Type de travail | Domestique, militaire, administratif | Plantation, agricole, minier |
| Statut juridique | Possibilité d’affranchissement (théorique) | Esclavage héréditaire et racial |
| Transmission héréditaire | Rare | Systématique |
III. Comparaison en termes d’impact historique
- Quantitativement :
- Le monde islamique a réduit en esclavage autant sinon plus d’Africains que l’ensemble du commerce atlantique.
- Les États-Unis représentent une petite part (moins de 5 %) du total mondial.
- Qualitativement :
- L’esclavage américain s’est distingué par son fondement racial, durable et institutionnalisé.
- Dans le monde musulman, la logique était statutaire et sociale plutôt que raciale (même si le racisme existait aussi).
- Effets économiques :
- Le système atlantique a eu un impact massif sur la formation du capitalisme moderne, car il a soutenu :
- les plantations,
- la révolution industrielle (coton),
- le commerce mondial européen.
- Le système islamique a eu un impact économique plus régional, sans effet comparable sur le capitalisme global.
- Le système atlantique a eu un impact massif sur la formation du capitalisme moderne, car il a soutenu :
IV. En résumé
| Zone | Durée | Nombre estimé d’esclaves africains | Caractéristiques principales |
|---|---|---|---|
| Monde islamique | VIIᵉ–XIXᵉ siècles | 10–17 millions | Esclavage ancien, domestique, militaire, non héréditaire |
| Traite atlantique (totale) | XVIᵉ–XIXᵉ siècles | 12–13 millions | Plantation, racial, industriel |
| Vers les États-Unis | 1619–1808 (importation) | 0,4–0,5 million | Croissance naturelle, esclavage capitaliste |
Conclusion
Oui : le commerce des esclaves vers les États-Unis fut numériquement modeste comparé à la traite atlantique dans son ensemble, et surtout à l’esclavage dans le monde islamique, plus ancien, plus vaste et plus durable.
Mais il a eu un impact historique disproportionné, parce qu’il a structuré l’économie, la société et la question raciale des États-Unis jusqu’à aujourd’hui.