Introduction
Le Ménexène est très différent des autres dialogues. Il n’est pas un dialogue à proprement parler. Il n’y a pas d’échange, mais un discours élogieux de Socrate. Nous n’en ferons pas une analyse aussi poussée que celle des autres dialogues. Les détails sont surtout historiques et il n’est pas besoin d’une analyse poussée pour comprendre ce que fait Socrate.
Résumé du dialogue
Prologue: Ménexéne revient de l’agora et de la salle du conseil. Il croise Socrate. Ménexéne, sa formation étant terminé, voudrait entrer en politique, si Socrate l’y autorise. Il était au conseil qui devait choisir un orateur pour l’oraison des morts dont on va célébrer les funérailles. La décision a été remise au lendemain.
Pour Socrate, il se peut qu’il soit bien de mourir à la guerre. Même le plus pauvre peut ainsi recevoir les plus grands hommages. L’effet des hommages est grandiose sur ceux qui les écoutent. Séduit par la voix de l’orateur, les citoyens et les étrangers trouvent tout plus digne d’admiration. M n’est pas dupe de l’ironie de Socrate. Toujours les mêmes plaisanteries de sa part sur les orateurs. Mais là, comme il sera choisi à la dernière minute, l’orateur devra sûrement improviser. S: ils ont des discours tout préparés, et il n’y a là personne à convaincre de l’inverse de ce qu’il pense déjà. M: toi, Socrate, serais-tu capable de prononcer ces discours? S: oui, j’ai été formé par Aspasie, la femme ayant formé Périclès lui-même. D’autres formations du même type serait largement suffisante. J’ai entendue hier Aspasie prononcé une oraison funèbre.

Nous n’avons pas d’information sur Ménéxène, et il est possible qu’il n’ait jamais existé et soit un personnage inventé pour le dialogue. L’oraison funèbre dont il est question n’est pas spécifique à une bataille ou une guerre, et semble concerner au contraire tous les morts au combat pour la Cité d’Athènes. La plus célèbre oraison funèbre de ce type est celle de Périclès prononcée en 431 av. J.-C., au début de la guerre du Péloponnèse. Elle nous est transmise par Thucydide (dans La Guerre du Péloponnèse, II, 35-46), et il est fort probable que ce dialogue soit une forme de réponse. L’oraison est en annexe à la fin de l’étude du texte. Il était souvent qu’Aspasie, la femme de Périclès, avait largement composé le discours.
Le discours d’Aspasie
Une fois le rite de l’enterrement accompli, il faut faire l’éloge, au nom de la Patrie, pour la famille et les proches des défunts, et pour le peuple assemblé.
Il faut louer les morts et donner avec bienveillance des conseils à ceux qui vivent, en les exhortant à imiter (μιμεῖσθαι, mimeîsthai) l’exemple des défunts. On commencera par louer leur qualité en rappeler leurs origines, puis en décrivant leur qualité propre, puis leur oeuvres. Ils sont nés de la terre et dans la patrie. Cette terre, l’Attique, est chère aux dieux. C’est elle qui nous enfante et nous donne la meilleure des nourritures. Ce sont les dieux eux-mêmes qui nous éduquent. Ces ancêtres vivaient dans de bonnes institutions politiques, qu’ils s’étaient donnés à eux-mêmes, et qui rendaient les citoyens meilleurs. On l’appelle gouvernement du peuple, mais la vérité est qu’il est un gouvernement des meilleurs. C’est à la foule qu’appartient la souveraineté de l’Etat. C’est elle qui donne les charges à ceux qu’elle considère les meilleurs. La raison d’être de cette organisation est l’égalité des origines dans l’ordre de la nature. La population est homogène à la différence des autres régimes ou des dominants s’opposent à des esclaves. Nous sommes tous frères issus d’une même mère. Cette égalité de nature nous force à chercher l’égalité dans la loi et à ne rechercher que la vertu et la sagesse. Nourris dans la plénitude de la liberté depuis des années, les anciens ont produits foules de belles actions, se battant par devoir (déon, le devoir moral) pour la liberté (ἐλευθερία, eleuthería, liberté, indépendance).
La description de Socrate oscille entre la leçon de rhétorique et le véritable éloge des hommes et de la démocratie. Le thème le plus important est celui de la tradition et de la continuité de Cité à travers ses membres. Cette continuité est assurée par l’imitation, où l’on retrouve ce thème qui a été évoqué à la fois pour l’art et pour les Idées. L’artiste mime les choses et les hommes, pour le spectateurs, qui a son tour mime le émotions évoquées par les héros. L’art est une chaîne d’imitation, à l’image de la force de l’aimant qui se propage de partie en partie, comme exposé dans le Ion. Les choses réelles imitent les Idées. Alcibiade est beau parce qu’il participe de la beauté et l’imite. Nous avons à nouveau ce principe, cette fois pour lier à la fois les générations entre elles et les membres de la Cité. L’imitation semble bien chez Socrate être partout un moyen de communication et de liaison des personnes et des Idées.
Le second grand thème est celui de la gloire de la Cité. Socrate fait l’éloge de la démocratie, qui est fondée sur l’égalité naturelle, et qu’il tempère par le choix des meilleurs aux places de commandement. L’égalité selon la nature nous rappelle très fortement nos droits de l’homme. Ailleurs, notamment au Livre 2 et 3 de la République, c’est plutôt la thèse des sophistes de l’inégalité naturelle qui sert de fondement à la pensée politique. La démocratie serait le régime qui permettrait la meilleure recherche de la vertu. Nous sommes loin des sous-entendus habituels sur la démagogie et le versant négatif de la recherche de l’égalité. Nous voyons le rôle de la fraternité, qui transforme les concitoyens en frère, tous nés de la mère patrie, selon l’image immémorielle donnée à l’Etat. Ils défendent leur liberté, éleuthéria, leur autonomie politique. L’idée de liberté n’a pas chez Socrate, en plus du sens politique, le sens individul qu’elle a aujourd’hui. C’est Epictète qui va opérer le tournant vers l’intériorité de ce concept. C’est en maîtrisant ce qui dépend de lui que le sage stoicien devient libre (eleutheria).
Les guerres médiques
Aucun poète n’a jusqu’ici loué les guerres médiques. Nos héros ont repoussé les Perses. Le premier des rois d’Asie était Cyrus, qui libéra les perses de leurs anciens maîtres Mèdes, puis assujettis ces derniers et imposa son autorité jusqu’en Egypte. Son fils conquit l’Egypte et la Lybie. Le troisième descendant, Darius, poussa jusqu’au pays des Scythes et domina la méditerranée. Il envoya une armée de 500 mille hommes et de 300 vaisseaux contre les Erétriens et les Athéniens. Une fois les Erétriens vaincus, il attaqua les Athéniens à Marathon. Les Athéniens montrèrent alors que la vaillance renverse le nombre et la richesse. Ces héros furent nos pères et les pères de la liberté, nos exemples dans toutes les batailles qui eurent lieu après. Il y eu ensuite les victoires de Salamine et d’Artémision, qui brisèrent la domination maritime des Perses. Le troisième moment important fut la victoire de Platée, qui unit cette fois les Athéniens et les Lacédémoniens. De victoires en victoires, le Grand roi a fini par avoir peur pour son propre empire et a laissé la Grèce à son destin.


Au début du Ve avant J.-C., les Perses attaquent la Grèce à deux reprises : en 490, Darios traverse la mer Égée et, malgré des forces importantes, est vaincu à Marathon ; en 481, son fils Xerxès envahit la Grèce avec une formidable armée, ravage Athènes, mais sa flotte est coulée dans le détroit de Salamine et son armée vaincue à Platées. Vous trouverez un résumé rapide ici: https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/guerres_m%C3%A9diques/132563
L’éloge continue par les grandes victoires militaires. La première, contre les Mèdes, doit évidemment beaucoup aux 300 spartiates menés par Léonidas. Mais comme il s’agit d’honorer les morts Athéniens, on en parle moins. Socrate fait un résumé exprès de la rivalité constante entre les Mèdes, devenus les Perses, et les grecs, et rappelle comment les grandes victoires ont protégé la liberté de tous les grecs, jusqu’à l’alliance de Sparte et Athènes.
Les guerres médiques sont aussi le principal sujet de l’Histoire, l’Enquête d’Hérodote, le texte considéré comme fondateur de la discipline historique.
Guerres entre les Grecs
Le malheur de guerres fratricides a suivi. Et ce sont ces mêmes Athéniens qui aidèrent les Béotie à ne pas perdre leur liberté. Après cela, tous les autres grecs se liguèrent contre Athènes, oubliant tout ce qu’ils devaient à la Cité. Athènes gagna encore, et dans sa clémence ne les poursuivit pas. Il y eu encore ensuite une troisième et terrible guerre. Nos ennemis commirent la faute d’appeler le Grand Roi à l’aide. Mais Athènes vainquit encore dans une mémorable bataille navale. Athènes en acquis la réputation de ne jamais pouvoir être mise à bas, quand bien même elle aurait le monde entier contre elle. Mais Athènes même finit par perdre, à cause de ses divisions internes, et non par la force de ses ennemis.
Puis Athènes vient encore en aide des autres peuples grecs quand Lacédémone voulut à nouveau les conquérir, alors même qu’elle s’était jurée de ne pas venir en aide à ceux qui avaient pactisé contre elle avec le Grand roi. Elle aida même le Grand roi, non pas directement, mais en laissant certains aller se porter à son secours. Le Grand roi recommença à corrompre tous les grecs, et seuls nous refusâmes de lui livrer d’autres grecs. « La voilà bien la solidité, la pureté des sentiments généreux et libres de notre patrie. Voilà sa haine instinctive du barbare. Principe de ce qu’il y a de pur dans la haine innée de notre patrie à l’égard de ceux dont la nature est étrangère.
Après les guerres médiques vinrent les guerres du Péloponnèse, celles qui sont racontées par Thucydide, et qui se concentrent sur l’affrontement en Athènes et Sparte. Socrate a vécu ces guerres. et il s’est opposé au gouvernement des Trente tyrans, instauré par Sparte après sa victoire.
Conseils
Voilà ce que ces morts glorieux pourraient nous dire ; « Suivant l’exemple de ces glorieux anciens, nous devons penser à ce qu’il reste à accomplir. C’est un devoir de suivre ces exemples et d’en être digne en toute chose et particulièrement à la guerre. Nous devons êtres les plus vaillants possibles. Une belle mort vaut mieux qu’une vie de lâcheté et de déshonneur. Ces exemples doivent vous soutenir dans l’exercice de la vertu. Toute connaissance isolée de la justice et de la vertu n’est pas un savoir, mais un savoir-faire. Nous devons faire tous nos efforts pour nous surpasser et pour surpasser nos ancêtres.
Socrate revient sur la perpétuation de l’héritage. La notion d’exemplarité permet de développer celle d’imitation. On imite, en effet, l’exemple des grands hommes. Nous devons être à la hauteur de notre héritage. Mais si chaque pays raisonne de la même manière, les guerres ne s’arrêteront jamais.
Nous devons aussi consoler nos anciens qui ont perdu leurs enfants. Non pas en participant à leurs pleurs, mais en leur rappelant que leurs enfants sont morts en pleine gloire. Parents d’enfants si courageux, ils le sont assurément eux-mêmes aussi. Tout homme qui met en dépendance de soi ce qui contribue à son bonheur et capable ainsi de fixer sa bonne fortune, cet homme s’est ménagé la perfection de l’existence, cet homme est celui qui garde la mesure, cet homme est le courageux et le sage. Il faut glorifier cette destinée et non se plaindre sur elle. » La Cité veille aussi aux parents de ces héros. Elle organise des cérémonies et des concours en la mémoire des héros et de leurs exploits.
Toutes les vertus doivent être mises au service de l’amour de la Cité, qui en permet la survie. Il n’y a pas de questionnement, pas de doute.

Le conflit qui opposa Sparte à Athènes pour l’hégémonie du monde grec, s’est déroulé en trois phases : la paix de Nicias (421) conclut une période confuse de succès et de défaites ; les hostilités reprirent en 415 avec l’expédition de Sicile qui se termina en 413 par l’écrasement de l’armée et de la flotte athéniennes devant Syracuse ; la troisième période (413-404), malgré les succès d’Alcibiade et la victoire des Arginuses (406), s’achève par l’anéantissement de la flotte athénienne en 405 à l’embouchure de l’Aigos-Potamos et par le siège d’Athènes (404).
Vous trouverez un résumé ici: https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/guerre_du_P%C3%A9loponn%C3%A8se/137478
Epilogue
Ménexéne remercie Socrate pour ce discours.
Commentaire:
Le dialogue, pour faire l’éloge des morts pour la Cité, s’appuie sur un eésumé des exploits de l’histoire grecque et surtout athénienne. Le genre oratoire est utilisé ici, car il sert à « motiver » les spectateurs. L’exemple nous donne de la force et de l’énergie, il nous exhorte, à vivre selon la vertu et à défendre l’héritage e et les valeurs de la patrie. C’est un cas de rhétorique acceptable, selon les critères de Socrate, car mise au service de la justice telle qu’elle est comprise par la Cité.
Les arguments avancés ne sont pas démontrés, ou alors rapidement. Il s’agit surtout de persuader et de donner du sens au sacrifice des morts. Le discours est une réécriture de celui de Périclès. Les éléments et les arguments sont remis en ordre pour que l’effet soit encore plus fort sur l’auditoire. Il s’agit de prouver que le philosophe, et singulièrement Socrate, n’a rien à envier au sophiste et sait au contraire les surpasser quand il le faut.
Le registre est celui de l’éloge. Même si nous pouvons approuver les arguments, comme le respect et la continuation des anciens, la supériorité de la démocratie, et admirer les hauts faits d’armes d’Athènes, l’idée est surtout d’être toujours positif. C’est ainsi que l’histoire des relations entre Athènes et Sparte jette un voile pudique sur les moments de faiblesse de la ville de Socrate. Nombreux sont les commentateurs à avoir souligner ces oublis.
Le Ménexène est aussi très beau. On l’a beaucoup critiqué en soulignant son caractère de pastiche et ses écarts par rapport à la réalité historique. Mais il est aussi posssible de s’emouvoir et de vivre cette grandeur de la démocratie athénienne. Le récit reprend les deux grands moment de l’histoire, les guerres médiques décrites dans l’Histoire d’Hérodote, et les guerres du Péloponnèse, décrite dans le texte de Thucydide. Héritiés de la culture des grecs, ce discours nous engage, comme toute l’oeuvre de Platon, à la défense des valeurs démocratiques qui ont fait la grandeur d’Athènes. Ces morts continuent de nous obliger et ont tracé le destin démocratique de l’Europe tout entière, comme Athènes nous a légué la passion de la philosophie.
Le Ménexène nous montre ce que peut accomplir la puissance de l’appel aux passions. Contrairement à tous les autres textes politiques de Platon, il ne pose pas une argumentation sur le juste, le bien, le bon, les vertus du citoyen ou du dirigeant. Il ne s’adresse pas à la raison, mais aux passions. Et parmi celles-ci, aux passions sociales. Il ne cherche pas à comprendre le passage des générations et comment nous devons rationnellement penser ce que nous ont laissé les générations passées, il cherche au contraire à nous faire aimer nos anciens et la cité. La peur, l’amour, la lacheté et le courage ou la fierté sont mises en actions par le récit, l’action, la comparaison. La rhétorique est efficace sur les coeurs et les peuples.
Annexe
L’oraison funèbre de Périclès, rapportée par Thucydide
XXXV. – « La plupart de ceux qui avant moi ont pris ici la parole, ont fait un mérite au législateur d’avoir ajouté aux funérailles prévues par la loi l’oraison funèbre en l’honneur des guerriers morts à la guerre. Pour moi, j’eusse volontiers pensé qu’à des hommes dont la vaillance s’est manifestée par des faits, il suffisait que fussent rendus, par des faits également, des honneurs tels que ceux que la république leur a accordés sous vos yeux ; et que les vertus de tant de guerriers ne dussent pas être exposées, par l’habileté plus ou moins grande d’un orateur à trouver plus ou moins de créance. Il est difficile en effet de parler comme il convient, dans une circonstance où la vérité est si difficile à établir dans les esprits. L’auditeur informé et bienveillant est tenté de croire que l’éloge est insuffisant, étant donné ce qu’il désire et ce qu’il sait ; celui qui n’a pas d’expérience sera tenté de croire, poussé par l’envie, qu’il y a de l’exagération dans ce qui dépasse sa propre nature. Les louanges adressées à d’autres ne sont supportables que dans la mesure où l’on s’estime soi-même susceptible d’accomplir les mêmes actions. Ce qui nous dépasse excite l’envie et en outre la méfiance. Mais puisque nos ancêtres ont jugé excellente cette coutume, je dois, moi aussi, m’y soumettre et tâcher de satisfaire de mon mieux au désir et au sentiment de chacun de vous.
XXXVI. – « Je commencerai donc par nos aïeux. Car il est juste et équitable, dans de telles circonstances, de leur faire l’hommage d’un souvenir. Cette contrée, que sans interruption ont habitée des gens de même race, est passée de mains en mains jusqu’à ce jour, en sauvegardant grâce à leur valeur sa liberté. Ils méritent des éloges ; mais nos pères en méritent davantage encore. A l’héritage qu’ils avaient reçu, ils ont ajouté et nous ont légué, au prix de mille labeurs, la puissance que nous possédons. Nous l’avons accrue, nous qui vivons encore et qui sommes parvenus à la pleine maturité. C’est nous qui avons mis la cité en état de se suffire à elle-même en tout dans la guerre comme dans la paix. Les exploits guerriers qui nous ont permis d’acquérir ces avantages, l’ardeur avec laquelle nous-mêmes ou nos pères nous avons repoussé les attaques des Barbares ou des Grecs, je ne veux pas m’y attarder ; vous les connaissez tous, aussi je les passerai sous silence. Mais la formation qui nous a permis d’arriver à ce résultat, la nature des institutions politiques et des moeurs qui nous ont valu ces avantages, voilà ce que je vous montrerai d’abord ; je continuerai par l’éloge de nos morts, car j’estime que dans les circonstances présentes un pareil sujet est d’actualité et que la foule entière des citoyens et des étrangers peut en tirer un grand profit.
XXXVII. – « Notre constitution politique n’a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins ; loin d’imiter les autres, nous donnons l’exemple à suivre. Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends particuliers, l’égalité est assurée à tous par les lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle ; enfin nul n’est gêné par la pauvreté et par l’obscurité de sa condition sociale, s’il peut rendre des services à la cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république et dans nos relations quotidiennes la suspicion n’a aucune place ; nous ne nous irritons pas contre le voisin, s’il agit à sa tête ; enfin nous n’usons pas de ces humiliations qui, pour n’entraîner aucune perte matérielle, n’en sont pas moins douloureuses par le spectacle qu’elles donnent. La contrainte n’intervient pas dans nos relations particulières ; une crainte salutaire nous retient de transgresser les lois de la république ; nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n’étant pas codifiées, impriment à celui qui les viole un mépris universel.
XXXVIII. – « En outre pour dissiper tant de fatigues, nous avons ménagé à l’âme des délassements fort nombreux ; nous avons institué des jeux et des fêtes qui se succèdent d’un bout de l’année à l’autre, de merveilleux divertissements particuliers dont l’agrément journalier bannit la tristesse. L’importance de la cité y fait affluer toutes les ressources de la terre et nous jouissons aussi bien des productions de l’univers que de celles de notre pays.
XXXIX. – « En ce qui concerne la guerre, voici en quoi nous différons de nos adversaires. Notre ville est ouverte à tous ; jamais nous n’usons de Xénélasies pour écarter qui que ce soit d’une connaissance ou d’un spectacle, dont la révélation pourrait être profitable à nos ennemis. Nous fondons moins notre confiance sur les préparatifs et les ruses de guerre que sur notre propre courage au moment de l’action. En matière d’éducation, d’autres peuples, par un entraînement pénible, accoutument les enfants dès le tout jeune âge au courage viril ; mais nous, malgré notre genre de vie sans contrainte, nous affrontons avec autant de bravoure qu’eux des dangers semblables. En voici une preuve ; les Lacédémoniens, quand ils se mettent en campagne contre nous, n’opèrent pas seuls, mais avec tous leurs alliés ; nous, nous pénétrons seuls dans le territoire de nos voisins et très souvent nous n’avons pas trop de peine à triompher, en pays étranger, d’adversaires qui défendent leurs propres foyers. De plus, jamais jusqu’ici nos ennemis ne se sont trouvés face à face avec toutes nos forces rassemblées ; c’est qu’il nous faut donner nos soins à notre marine et distraire de nos forces pour envoyer des détachements sur bien des points de notre territoire. Qu’ils en viennent aux mains avec une fraction de nos troupes : vainqueurs, ils se vantent de nous avoir tous repoussés ; vaincus, d’avoir été défaits par l’ensemble de nos forces. Admettons que nous affrontons les dangers avec plus d’insouciance que de pénible application, que notre courage procède davantage de notre valeur naturelle que des obligations légales, nous avons au moins l’avantage de ne pas nous inquiéter des maux à venir et d’être, à l’heure du danger, aussi braves que ceux qui n’ont cessé de s’y préparer. Notre cité a également d’autres titres à l’admiration générale.
XL. – Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité et le goût des études avec l’énergie. Nous usons de la richesse pour l’action et non pour une vaine parade en paroles. Chez nous, il n’est pas honteux d’avouer sa pauvreté ; il l’est bien davantage de ne pas chercher à l’éviter. Les mêmes hommes peuvent s’adonner à leurs affaires particulières et à celles de l’Etat ; les simples artisans peuvent entendre suffisamment les questions de politique. Seuls nous considérons l’homme qui n ‘y participe pas comme un mutile et non comme un oisif. C’est par nous-mêmes que nous décidons des affaires, que nous nous en faisons un compte exact pour nous, la parole n’est pas nuisible à l’action, ce qui l’est, c’est de ne pas se renseigner par la parole avant de se lancer dans l’action. Voici donc en quoi nous nous distinguons : nous savons à la fois apporter de l’audace et de la réflexion dans nos entreprises. Les autres, l’ignorance les rend hardis, la réflexion indécis. Or ceux-là doivent être jugés les plus valeureux qui, tout en connaissant exactement les difficultés et les agréments de la vie, ne se détournent pas des dangers. En ce qui concerne la générosité, nous différons également du grand nombre ; car ce n’est pas par les bons offices que nous recevons, mais par ceux que nous rendons, que nous acquérons des amis. Le bienfaiteur se montre un ami plus sûr que l’obligé ; il veut, en lui continuant sa bienveillance, sauvegarder la reconnaissance qui lui est due ; l’obligé se montre plus froid, car il sait qu’en payant de retour son bienfaiteur, il ne se ménage pas de la reconnaissance, mais acquitte une dette. Seuls nous obéissons à la confiance propre aux âmes libérales et non à un calcul intéressé, quand nous accordons hardiment nos bienfaits.
XLI. – « En un mot, je l’affirme, notre cité dans son ensemble est l’école de la Grèce et, à considérer les individus, le même homme sait plier son corps à toutes les circonstances avec une grâce et une souplesse extraordinaires. Et ce n’est pas là un vain étalage de paroles, commandées par les circonstances, mais la vérité même ; la puissance que ces qualités nous ont permis d’acquérir vous l’indique. Athènes est la seule cité qui, à l’expérience, se montre supérieure à sa réputation ; elle est la seule qui ne laisse pas de rancune à ses ennemis, pour les défaites qu’elle leur inflige, ni de mépris à ses sujets pour l’indignité de leurs maîtres. Cette puissance est affirmée par d’importants témoignages et d’une façon éclatante à nos yeux et à ceux de nos descendants ; ils nous vaudront l’admiration, sans que nous ayons besoin des éloges d’un Homère ou d’un autre poète épique capable de séduire momentanément, mais dont les fictions seront contredites par la réalité des faits. Nous avons forcé la terre et la mer entières à devenir accessibles à notre audace, partout nous avons laissé des monuments éternels des défaites infligées à nos ennemis et de nos victoires. Telle est la cité dont, avec raison, ces hommes n’ont pas voulu se laisser dépouiller et pour laquelle ils ont péri courageusement dans le combat ; pour sa défense nos descendants consentiront à tout souffrir.
XLII. – « Je me suis étendu sur les mérites de notre cité, car je voulais vous montrer que la partie n’est pas égale entre nous et ceux qui ne jouissent d’aucun de ces avantages et étayer de preuves l’éloge des hommes qui font l’objet de ce discours. J’en ai fini avec la partie principale. La gloire de la république, qui m’a inspiré, éclate dans la valeur de ces soldats et de leurs pareils. Leurs actes sont à la hauteur de leur réputation. Il est peu de Grecs dont on en puisse dire autant. Rien ne fait mieux voir à mon avis la valeur d ‘un homme que cette fin, qui chez les jeunes gens signale et chez les vieillards confirme la valeur. En effet ceux qui par ailleurs ont montré des faiblesses méritent qu’on mette en avant leur bravoure à la guerre ; car ils ont effacé le mal par le bien et leurs services publics ont largement compensé les torts de leur vie privée. Aucun d’eux ne s’est lassé amollir par la richesse au point d’en préférer les satisfactions à son devoir ; aucun d’eux par l’espoir d’échapper à la pauvreté et de s’enrichir n’a hésité devant le danger. Convaincus qu’il fallait préférer à ces biens le châtiment de l’ennemi, regardant ce risque comme le plus beau, ils ont voulu en l’affrontant châtier l’ennemi et aspirer à ces honneurs. Si l’espérance les soutenait dans l’incertitude du succès, au moment d ‘agir et à la vue du danger, ils ne mettaient de confiance qu’en eux-mêmes. Ils ont mieux aimé chercher leur salut dans la défaite de l’ennemi et dans la mort même que dans un lâche abandon ; ainsi ils ont échappé au déshonneur et risqué leur vie. Par le hasard d’un instant, c’est au plus fort de la gloire et non de la peur qu’ils nous ont quittés.
XLIII. – « C’est ainsi qu’ils se sont montrés les dignes fils de la cité. Les survivants peuvent bien faire des voeux pour obtenir un sort meilleur, mais ils doivent se montrer tout aussi intrépides à l’égard de l’ennemi ; qu’ils ne se bornent pas à assurer leur salut par des paroles. Ce serait aussi s’attarder bien inutilement que d’énumérer, devant des gens parfaitement informés comme vous l’êtes, tous les biens attachés à la défense du pays. Mais plutôt ayez chaque jour sous les yeux la puissance de la cité ; servez -la avec passion et quand vous serez bien convaincus de sa grandeur, dites-vous que c’est pour avoir pratiqué l’audace, comme le sentiment du devoir et observé l’honneur dans leur conduite que ces guerriers la lui ont procurée. Quand ils échouaient, ils ne se croyaient pas en droit de priver la cité de leur valeur et c’est ainsi qu’ils lui ont sacrifié leur vertu comme la plus noble contribution. Faisant en commun le sacrifice de leur vie, ils ont acquis chacun pour sa part une gloire immortelle et obtenu la plus honorable sépulture. C’est moins celle où ils reposent maintenant que le souvenir immortel sans cesse renouvelé par les discours et les commémorations. Les hommes éminents ont la terre entière pour tombeau. Ce qui les signale à l’attention, ce n’est pas seulement dans leur patrie les inscriptions funéraires gravées sur la pierre ; même dans les pays les plus éloignés leur souvenir persiste, à défaut d’épitaphe, conservé dans la pensée et non dans les monuments. Enviez donc leur sort, dites-vous que la liberté se confond avec le bonheur et le courage avec la liberté et ne regardez pas avec dédain les périls de la guerre. Ce ne sont pas les malheureux, privés de l’espoir d’un sort meilleur, qui ont le plus de raisons de sacrifier leur vie, mais ceux qui de leur vivant risquent de passer d’une bonne à une mauvaise fortune et qui en cas d’échec verront leur sort complètement changé. Car pour un homme plein de fierté, l’amoindrissement causé par la lâcheté est plus douloureux qu’une mort qu’on affronte avec courage, animé par l ‘espérance commune et qu’on ne sent même pas.
XLIV. – « Aussi ne m’apitoierai-je pas sur le sort des pères ici présents, je me contenterai de les réconforter. Ils savent qu’ils ont grandi au milieu des vicissitudes de la vie et que le bonheur est pour ceux qui obtiennent comme ces guerriers la fin la plus glorieuse ou comme vous le deuil le plus glorieux et qui voient coïncider l’heure de leur mort avec la mesure de leur félicité. Je sais néanmoins qu’il est difficile de vous persuader ; devant le bonheur d’autrui, bonheur dont vous avez joui, il vous arrivera de vous souvenir souvent de vos disparus. Or l’on souffre moins de la privation des biens dont on n’a pas profité que de la perte de ceux auxquels on était habitué. II faut pourtant reprendre courage ; que ceux d’entre vous à qui l’âge le permet aient d’autres enfants ; dans vos familles les nouveau-nés vous feront oublier ceux qui ne sont plus ; la cité en retirera un double avantage sa population ne diminuera pas et sa sécurité sera garantie. Car il est impossible de prendre des décisions justes et équitables, si l’on n’a pas comme vous d’enfants à proposer comme enjeu et à exposer au danger. Quant à vous qui n’avez plus cet espoir, songez à l’avantage que vous a conféré une vie dont la plus grande partie a été heureuse ; le reste sera court ; que la gloire des vôtres allège votre peine ; seul l’amour de la gloire ne vieillit pas et, dans la vieillesse, ce n’est pas l’amour de l’argent, comme certains le prétendent, qui est capable de nous charmer, mais les honneurs qu’on nous accorde.
XLV. – « Et vous, fils et frères ici présents de ces guerriers, je vois pour vous une grande lutte à soutenir. Chacun aime à faire l’éloge de celui qui n’est plus. Vous aurez bien du mal, en dépit de votre vertu éclatante, à vous mettre je ne dis pas à leur niveau, mais un peu au-dessous. Car l’émulation entre vivants provoque l’envie, tandis que ce qui ne fait plus obstacle obtient tous les honneurs d’une sympathie incontestée. S’il me faut aussi faire mention des femmes réduites au veuvage, j’exprimerai toute ma pensée en une brève exhortation : toute leur gloire consiste à ne pas se montrer inférieures à leur nature et à faire parler d’elles le moins possible parmi les hommes, en bien comme en mal.
XLVI. – « J’ai terminé ; conformément à la loi, mes paroles ont exprimé ce que je croyais utile ; quant aux honneurs réels, déjà une partie a été rendue à ceux qu’on ensevelit de plus leurs enfants désormais et jusqu’à leur adolescence seront élevés aux frais de l’État ; c’est une couronne offerte par la cité pour récompenser les victimes de ces combats et leurs survivants ; car les peuples qui proposent à la vertu de magnifiques récompenses ont aussi les meilleurs citoyens. Maintenant après avoir versé des pleurs sur ceux que vous avez perdus, retirez-vous . »