Introduction
Hippias est ambassadeur pour le compte de la Cité d’Elis, le plus souvent auprès de Lacédémone (Sparte). C’est un sophiste qui vend ses leçons à la jeunesse. Il est aussi connu pour être polymathe, savoir tout faire, pour sa mémoire encyclopédique, il aurait même inventé une méthode mnémotéchnique et un système de courbe mécanique, la quadratice, un outil permettant de résoudre la question mathématique de la trisection de l’angle.
Socrate demande pourquoi les Sages antiques, comme Thalès ou Anaxogore, se sont tenus à l’écart des affaires publiques. Pour Hippias, c’est simplement parce que les Sophistes sont désormais meilleurs et peuvent faire plus de choses, même s’il faut louer les anciens, non pas pour leur grandeur, pour ne pas risquer la jalousie des contemporains. Socrate cite Gorgias, puis Prodicos, autres grands sophistes, qui font également, des discours publics et des conférences privés très rémunératrices. Les Anciens faisaient tout gratuitement. C’est bien, pour Hippias qui se vante de gagner encore plus que tous les autres, la preuve de la supériorité des Sophistes! Socrate se moque de lui, en rappelant ironiquement que lorsque l’on dit que « le savant devient savant pour lui-même », ce qu’il faut sûrement comprendre par « en gagnant le maximum d’argent pour lui-même ». Le sens de la phrase initiale est évidemment l’idée que le savant se développe lui-même, devient plus savant et plus sage, en faisant progresser la science. Mais pour le sophiste, il s’agit de devenir plus riche.
Pourtant Hippias ne gagne rien à Lacédémone, chez les spartiates, là où il passe le plus de temps. Les spartiates ne payaient que les sophistes venant de chez eux. Le savoir d’Hippias fait progresser en vertu. Mais Lacédémone ne change ni ses lois, ni l’éducation des enfants. La tradition y prime. Pourtant la loi est là pour être utile et garantir une vie sociale, la vie en commune, et s’assurer qu’elle soit bien réglée entre les membres. Il s’agit ici comme souvent pour Socrate, de montrer la supériorité des lois de Sparte, qui interdit les sophistes, et donc d’une certaine manière, une forme de démagogie.
La majorité préfère suivre la loi, pas forcément la questionner pour savoir si elle est bonne ou pas. La majorité ne correspond pas à ceux qui savent. C’est une autre manière d’attaquer la majorité et la démocratie. Le gouvernement de la majorité n’est pas le gouvernement de ceux qui possèdent le savoir. Pour Socrate, c’est cependant ce qui est le plus utile, appuyé sur le discours ou le raisonnement de ceux qui savent, qui doit avoir en droit, le plus de pouvoir légal. Et pourtant les Lacédémoniens ne veulent pas des leçons du sophistes. Là encore Socrate fait preuve d’ironie, la sophisitique n’est pas du tout à la hauteur des sciences.
Les Lacédémoniens ne s’intéressent à aucune discipline scientifique, ni astronomie, ni mathématiques. Ils savent à peine compter. Ils aiment les discours d’Hippias sur la généalogie des héros et des hommes, la façon dont furent fondées les Cités dans les temps anciens, et tout ce qui est relatif à l’Antiquité. Il s’agit très certainement de mythes Sparte aime la tradition et cultive par l’amour de la gloire, notamment la gloire trouvée dans les combats. Rappelons que Sparte, c’est la Cité construite tout entière autour de la guerre. Hippias en profite pour annoncer à Socrate qu’il doit faire un discours sur les plus belles occupations de la jeunesse, dans un conte se situant après la prise de Troie.

1ère définition du beau: la belle vierge
Passé cette introduction sur les sophistes et la politique, Hippias se vantant d’avoir composé un très beau discours, Socrate lui demande, non pas de lui réciter son discours, mais s’il peut dire ce qui est beau ou pas. Socrate rapporte qu’un jour il a été embarrasé et n’a pas pu dire ce qu’était le beau. Hippias est sûr de pouvoir aider Socrate à répondre à ce type de question et à ne plus se trouver dans l’embarras. Si Hippias fait un discous sur les belles occupations et par extension sur la vertu, c’est qu’il doit savoir ce qu’est le beau. De même que c’est par la justice que les justes sont justes, ce qui est beau doit l’être par la beauté, et pareil pour le bon et le sage, qui doivent l’être par eux-mêmes (auto, par lui-même). Et qu’est-ce que la beauté (τὸ καλόν, to kalon – Τί ἐστι τὸ καλόν, Qu’est-ce que le beau ?) ? Non pas telle ou telle chose belle, mais la beauté elle-même, en tant que la beauté est une chose qui réellement existe ( κάτι ἐστὶ καλόν καθ’ αὐτό : « quelque chose de beau en soi-même ) ? Socrate cherche l’essence du beau, l’être du beau, mais pas directement ici l’idée du beau, même si cela revient au même.
Pour Hippias, le beau, c’est une belle vierge, et même s’il existe quelque chose comme une belle marmite, parfaitement exécutée, ce n’est pas comparable. Socrate cite Héraclite: « le plus beau des singes est laid si on le compare à l’espèce humaine ». Et dans ce cas, la plus belle des femmes sera laide en comparaison des déesses, de même que « par rapport à un Dieu, le plus savant des homme devra paraître un singe ».
Socrate pose la question de la définition de l’idée de beau. Il souligne aussi d’emblée un problème de la définition, à savoir que le beau est un attribut, un adjectif du point de vue linguistique, que l’on attribut à un nom. Nous pouvons parler d’une belle feme, comme d’une belle marmite. Et quand on procède ainsi, nous pouvons même hiérarchiser les beautés, comme s’il y avait des quantités de beauté. Dans un tel classement, une belle femme, si ce n’est une belle vierge, vient très certainement très haut dans la hiérarchie. S’y cache aussi l’idée que la nature utilise la beauté pour rapprocher les corps, faire naître l’amour et favoriser la procréation, en tout cas chez les hommes. La réponse d’Hippias n’est pas complètement faite au hasard. Comment définir le beau, indépendamment de ce qui est beau? Est-ce possible?

2ème définition: le beau, c’est l’or
Socrate reprend comme s’il était lui-même questionné par une autre personne à laquelle il devait répondre et continue à demander de l’aide à Hippias. C’est sûrement là un procédé utilisé par Socrate, moitié par prudence, pour ne pas comme d’habitude se faire accuser de poser de fausse question, moitié par tactique, pour mettre en abîme son questionnement et le rendre ainsi plus facile, par l’éloignement ainsi faussement créé, plus simple à appréhender par Hippias.
Ce qui rend toute chose belle, au sens où la beauté en est la parure, affirme Hippias, c’est l’or. Et personne n’osera contester ceci, comme personne pensait-il ne pourra contester le fait qu’une belle vierge est ce qu’il y a de plus beau. Dès qu’une chose est parée d’or, aussi laide fut-elle avant, elle deviendra belle. Pourtant objecte Socrate, la statue d’Athéna de Phidias est belle, et elle n’est pas faite en or. οὐδὲν ἄλλο τὸ καλόν (le beau) ἐστιν (estin, être) ἤ χρυσός ( khrusos : or).
Là encore, même si Hippias continue à donner un exemple, et non pas l’être du beau, l’exemple n’est pas pris au hasard. Il désigne à la fois la richesse, qui est plus utile que belle du point de vue esthétique, un métal qui entrait dans la composition des pièces, des bijoux, des ornements pour les temples des dieux et des puissants, mais aussi qui brille. Dans le Phèdre, Socrate prenait l’exemple de l’idée de beauté, vers laquelle s’élève le char de l’âme, une idée qui elle-même brille, et est éclatante. Phèdre signifiant éclat, au sens d’éclat de lumière. Ce qui est beau est ce qui brille d’une certaine lumière. L’idée de la beauté est elle-même brillante. Malgré l’erreur apparente d’Hippias, nous avançons dans la définition. Par ailleurs, l’or ajouté à toute chose, est comme le beau attribué à un nom, une sorte d’attribut ajouté, qui mime la structure linguistique de l’attribution.

3ème définition, le beau c’est ce qui sied
Hippias précise que l’or est beau quand il sied (prosêkon). Socrate, reprend l’exemple de la marmite. Il vaut mieux en mélanger le potage avec une branche qu’avec de l’or qui fondrait dedans. Dans ce cas, ce qui sied est le bois et non l’or.
Nouvelle définition, nouvelle avancée, ou nouveau critère ajouté. Il y a dans l’idée de la beauté, une idée de mesure et de proportion, de quelque chose qui convient, qui est dans le bon ordre. Une branche peut convenir à une marmite en étain, ou à un potage vulgaire. Elle y sera plus belle qu’une louche disproportionnée, par sa forme ou sa matière.
4ème définition: l’homme riche et en bonne santé
« Toujours, pour tout le monde, partout, le plus beau pour un homme, c’est d’être riche, d’être bien portant, d’être honoré par les Grecs, de parvenir à la vieillesse, d’ensevelir dignement ses propres parents, d’être soi-même enterré, dignement et magnifiquement par ses propres parents. » Cette définition nous rappelle la définition de la bonne vie, de la vie heureuse, du bonheur, donnée par Solon dans le premier livre de l’Enquête d’Hérodote. L’objection est toujours la même. Il ne s’agit pas de désigner une chose belle en particulier, fut-elle la plus belle de toute, mais bien la beauté en générale, celle qui concerne aussi bien une belle vierge, qu’une belle marmite, qu’une belle vie. Par ailleurs la vie à mille manières d’être belle et pas uniquement la vie décrite par Hippias. Ainsi en est-il des vies d’Achille ou d’Hercule, qui ne suivent pas du tout ces critères.
Le caractère de ce qui est beau ne s’applique pas qu’au corps ou à des objets, mais aussi à des actions, à toute une vie, et même au but de toutes les actions, à savoir le bonheur. En plus des caractères du beau, les définitions d’Hippias permettent d’avancer dans l’extension du concept. On peut parler d’une beauté morale.
3ème définition, retour sur le convenable
Socrate ramène Hippias sur la notion de « ce qui sied » ( prépon, τὸ πρέπον), reformulée en ce qui est convenable (πρέπειν, prepein signifiant « convenir ») exprimé lors de l’hypothèse de l’or. Le type de définition recherché est du même ordre, ou d’un ordre plus proche que celle du convenable. Le convenable est ce qui fait apparaître belle toute chose en laquelle il est présent. Mais le convenable est en fait une supercherie, il donne un air beau à ce qui ne l’est pas forcément par sa nature. Hippias rétorque que le convenable donne aux choses l’apparence et la réalité de la beauté. Ce qui est beau doit à la fois avoir l’apparence de la beauté et la beauté elle-même. Or le convenable ne donne que l’apparence de la beauté. Il n’est pas la définition de la beauté.
Une chose peut être bien mise, bien ordonnée, sans être belle. L’ordonnancement convenable est une qualité nécessaire, mais non suffisante à la beauté. Une chose convenable n’est pas forcément belle, mais une chose belle est forcément convenable.
5ème définition: le beau est l’utile
Cette fois, c’est Socrate qui donne une définition. « Ce qui est beau est ce qui est éventuellement utilisable ». En effet, l’œil est beau parce qu’il voit. Le corps du coureur est beau parce qu’il est apte à la course. Le beau est relatif à la constitution naturelle, la qualité de la fabrication, utilisable pour l’objet pour lequel il est utile. Est laid, à l’inverse, ce n’est pas utilisable. Or est utile ce qui permet de réaliser ce pour quoi il est fait. Ce pouvoir est donc quelque chose de beau, tandis que l’impuissance est laide.
Socrate veut dire ici que la vertu, ce en vue de quoi une chose est faite, est belle. Le beil oeil n’est pas uniquement celui qui a un bel iris, mais aussi celui qui voit bien, qui est vertueux, qui réalise bien l’action pour laquelle il est conçu. C’est la définition, le sens de l’idée de vertu, arété, tel qu’il est exposé au début de la République. Socrate étend encore le champ du concept, ce à quoi l’on peut attribuer la beauté, en dépassant la notion d’utile. nt le résultat est laid, des actions injustes. Donc le beau n’est pas le pouvoir, et n’est pas l’utile.
Mais en même temps, l’action elle-même réalisée par la vertu peut être moralement mauvaise et donc laide. L’action reste cependant caractérisée selon le beau, mais cette fois selon la privation: ce qui n’est pas beau est laid. Nous pourrions développer sur le laid en tant que type de beauté, différent de l’informe, mais pour l’instant, cette piste, correspondant aux opposés de l’idée, n’est pas analysée. On retrouve l’analyse de l’action. Il y a l’organe, l’oeil, la vision, ce pour quoi il est fait; on dit qu’il est vertueux s’il voit bien, et le but de l’action, voir l’ennemi ou voir une statut. Chacune des parties de l’action peut être dite belle ou laide, ce qui continue à nous montrer l’extension du concept, et peut-être aussi de toute Idée.
Pourtant le pouvoir peut être utilisé pour faire des actions belles ou mauvaises. L’utile (ὠφέλιμον, ôphelimon) est ce qui produit du bien (agathon). Et ce qui produit une action (pragma) en est la cause (aitia). Donc le beau est la cause du bien. Mais la cause, l’agent, est différent de la conséquence, le résultat, ce qui vient à l’existence. Si le beau est cause du bien, alors c’est par le beau que le bien vient à exister. Mais alors, nous sommes dans un cas où nous confondons la cause, le beau, et la conséquence, le bien, alors qu’ils sont différents. On a peut être trouvé la cause du bon, mais on pas trouvé la cause du beau. Le père donne un fils qui n’est pas un nouveau lui-même, de sorte que l’on n’a pas avancé dans la compréhension du beau lui-même.
Socrate cherche dans les éléments de l’action, la part de cause que l’on pourrait attribuer au beau, pour savoir si l’on peut dire que le beau est cause. Mais cette voie est assez tortueuse. La beauté de l’action elle-même n’est pas une cause de la beauté du résultat. La relation du beau et du bon est posée, entrâinant du même coup la question de la relation de toutes les Idées entre-elles. Ce rapport entre le Beau et le Bien sera repris dans le Banquet. Là aussi, Socrate expliquera que le beau est un chemin vers le bien.
6ème définition: le beau est ce qui donne de la joie par l’ouïe et par la vue
Socrate avance une nouvelle définition. Le beau est ce qui nous donne de la joie, de l’agréement (hédoné, plaisir) par l’ouïe ou par la vue. Tout arrangement de couleurs, les peintures , de modelage de forme, charment notre vue, la musique, l’audition de contes ou de discours, quand ce sont de beaux ouvrages.
Socrate parle ici de la beauté artistique, que l’on nomme maintenant esthétique, et explique qu’elle est caractérisée par un plaisir des sens. Et ce alors même que ces oeuvres ne peuvent pas être dite utiles, en tout cas, pas au même sens que sont utiles les objets du quotidien, comme une table ou une chaise. Le critère de la beauté sort de l’objet pour être cherché désormais dans la personne qui contemple. En terme moderne on dirait que le critère du beau est recherché dans la subjectivité du spectateur.
Mais la beauté des pratiques (des actions) et des lois, pouvons-nous les ranger dans cette définition? Comment considérer également les autres agrément, comme ceux de la table et de la chaise ? Ils donnent aussi de la joie, mais cette joie, ce plaisir, est différent de celui donné par la chaire et le sexe. Par ailleurs, en suivant l’opinion, ces plaisirs ne sont pas considérés comme beau, mais comme laid. Mais ce que l’on cherche, c’est toujours la nature du beau, et non pas les distinctions faites par l’opinion. Il convient donc de limiter la définition du beau à ce qui apporte de l’agrément par l’ouïe et la vue. Cela peut-être d’ailleurs par l’un de ces deux sens seulement, ou par les deux ensemble.
C’est lorsque l’on qualifie les oeuvres d’art que le beau prend son sens propre. C’est là qu’il dit quelque chose d’essentiel de l’oeuvre. Dans tous les autres cas, le beau se surajoute, mais la chose dite belle peut tout à fait être sans être belle. Le beau est essentiel dans l’art uniquement. Si l’oeuvre n’est pas belle, elle ne peut pas être appelée oeuvre d’art. (Cela pose évidemment une belle question à la légitimité de l’art moderne).

A cette nouvelle défintion Socrate fait deux objections. Comment distinguer les plaisirs qui viennent de ces deux sens des autres plaisirs et n’accorder qu’à ceux-là le titre de beau? Un plaisir, un agrément, n’est-il pas dans tous les cas un plaisir ou un agrément? Comment en plus identifier le beau à ces deux sens uniquement ? Faut-il dire que le beau est beau par l’ouïe ou par la vue? Mais si au contraire, comme cela a été admis, les deux sens sont liés à la beauté, et qu’ils sont eux-même différents, c’est que la beauté n’est pas relatif à l’un seulement des deux, et que par conséquent sa définition doit être d’un ordre différent. Il en est de même de la santé ou de la justice. Si Socrate et Hippias sont tous les deux justes, ou en bonne santé, c’est que chacun d’entre-eux est juste et en bonne santé pris individuellement. C’est donc aussi que la justice et la santé ont un caractère propre qui peut s’appliquer ou pas à Socrate et Hippias.
Hippias fait alors une objection que Socrate va qualifier de continuiste. Pour Hippias en effet, cette manière de distinguer toutes les parties du beau, cette méthode d’investigation ne correspondant pas à la réalité, dans laquelle toutes ces choses sont mêlées, et ainsi elle ne peut pas arriver à une définition pertinente. Socrate lui oppose la différence entre l’un et le multiple. Séparément Socrate et Hippias sont un, ensemble, ils sont donc deux. Et si une qualité (ce mot n’est pas dans le texte) s’applique à deux être différents, c’est qu’elle doit avoir une définition qui lui est propre. Sinon, il faudrait dire que Socrate et Hippias ne fasse qu’un, ce qui est absurde, car alors il faudrait dire, de proche en proche la même chose de tout, et tout ne ferait plus qu’un, et il n’y aurait rien à penser, et pas de différence entre les êtres.
Hippias oppose à Socrate que seule l’extension du concept de beau, tous les cas où l’on peut dire une chose belle, donne une bonne définition. Socrate qualifie cette méthode de continuiste, qui correspond à ce que nous qualifions auparavant d’extension du concept, ou champ d’application de l’attribution. Mais l’objection d’Hippias va plus loin. Il n’y a pas de Beau purement beau, on ne le trouve que dans des choses belles. Socrate cherche l’intention, la définition du beau. Peu importe le nombre de cas, le dénombrement quantitatif. Si l’on peut dénombrer les cas, c’est qu’à chaque fois se retrouve au moins une propriété commune. A savoir dans l’exemple, que Socrate et Hippias sont tous les deux des hommes et qu’on peut donc dire qu’ils sont deux hommes, selon la quantité, sans que cela ne nous donne la définition de ce qu’est être un homme et qui s’applique à chacun d’eux pris séparément, tout en les reliant parce qu’ils partagent tous les deux cette caractéristique.
7ème définition: le beau est un plaisir utile
Le beau n’est donc pas la nature, mais un attribut de ces deux plaisirs qui viennent de l’ouïe et de la vue. Il faut alors trouver ce qui les différencie des autres plaisirs. Socrate avance une nouvelle hypothèse: ces plaisirs sont plus inoffensifs et meilleurs que les autres plaisirs. Le beau est alors un plaisir utile. Mais l’utile est ce dont le résultat est le bien, or il été dit tout à l’heure que l’agent (la cause) et le produit (la conséquence) sont distincts l’un de l’autre. La réflexion est revenu au point précédent.
Epilogue
Arrivé à ce stade, Hippias exprime son ras-le-bol. Pour lui tout cela n’est qu’argutie. Ce qui est beau, c’est d’emporter la conviction des autres hommes, au tribunal, au conseil, ou ailleurs, et cela en remportant d’une manière ou d’une autre, un prix. Dit plus clairement, ce qui est beau, c’est d’être sophiste et d’augmenter son pouvoir par la persuasion. Hippias revient ainsi sur le thème politique du début du dialogue. Socrate défendait que la majorité en démocratie n’a pas forcément raison. Hippias nous montre que là où la majorité gouverne, ce n’est pas toujours la raison et le savoir qui l’emporte, mais la persuasion née de la rhétorique. Mais Socrate ne peut disserter ainsi, car son démon l’empêche, le forçant à réfléchir au bien en tant que bien et le reprenant, lui donnant mauvaise conscience, quand il fait autre chose. C’est lui cette personne fictive que Socrate mettait en scène comme celui posant les questions sur la nature du beau. De sorte que Socrate se fait à la fois reprendre par les sophistes et par son démon!
Commentaire
Il s’agit d’un dialogue dit socratique, où Socrate questionne un sophiste. Le dialogue est aporétique, au moins sur la forme, c’est-à-dire qu’il ne conclut pas formellement sur ce qu’est le beau. Mais en regardant de plus près, nous voyons que le dialogue est construit sur une structure logique assez maîtrisée. La première partie porte sur l’extension du concept, sur tout ce qui peut être dit beau. Socrate et Hippias en dégage un certains nombres de critères du beau. La seconde partie porte sur les liens, les relations, entre le concepts de beau et les autres Idées socratique, l’utile, le bon, et le bien. La troisième enfin restreint le champ du beau, dans un sens plus stricte, à l’art et à la création artistique. Elle opère un tournant qui constitue à attribuer le beau non pas à l’objet, mais au sens qui le ressente, c’est-à-dire à une caractéristique du sujet et à sa perception. La dialogue n’est donc pas du tout aussi aporétique qu’il peut nous le sembler au premier abord. Il est au contraire assez exhaustif dans l’analyse de la beauté.
L’extension, ou le champ du concept – le beau est un attribut
La recherche n’est cependant pas si infructueuse. L’enquête a tout de même permis de soulever un certain nombre de caractéristiques, ou critères, du beau. L’extension du concept, ce sur quoi porte le beau, est décrite d’une manière assez complète. Peuvent être dits beaux des corps d’hommes et de femmes, comme ceux de l’athlète et de la vierge, une belle marmite, ou un bel objet, une vie réussie, conforme à la définition de Solon, qui était un guide de la définition du bonheur, ou une vie qui nous apparait belle comme celle contée par un poète, une belle histoire; ou une belle oeuvre d’art. Peut également être dit beau ce qui est utile et ce qui produit un bien. Est finalement beau ce qui procure un plaisir à la vue et ou à l’ouie, comme une belle peinture, une belle sculpture, ou un beau récit. Le beau est une propriété, une caractéristique, un attribut, qui peut être donné à tout ce que nous connaissons, et ce qui produit un plaisir aux sens de la vue et de l’ouïe.
Cette méthode tient compte d’une objection que l’on va trouver chez Aristote. Pour le stagirite, il faut laisser de côté la méthode de la recherche des Idées (formes), notamment parce que le beau , ou le bien, sont des adjectifs, ou des attributs qui servent à dire, à qualifier d’autres choses. Il est pour Aristote, vain de chercher le beau, le bien, ou le bon, en soi. Ce sont des qualités, l’une des catégories, qui permettent de dire l’être entendue au sens de l’ousia, la substance. On dira par exemple que l’homme est beau. L’homme est la substance, l’ousia, auquel on ajoute la catégorie de la qualité beau, qui est un accident de l’homme, rien d’essentiel. Il ne serait pas beau qu’il serait toujours un homme.
Le ou les critères du beau
Mais ces pistes ne sont pas les plus privilégiées. Après avoir en effet délimité l’extension du concept, ou de l’idée, il s’agit de cerner quelles sont ses propriétés, ses critères. Qu’est-ce qui fait la différence entre un corps beau et un corps laid ? La différence est principalement dans une composition équilibrée et convenable, dans une harmonie et un équilibre des parties. C’est notamment vraie de la parure, du vêtement, qui présente une beauté cosmétique (kosmos). Cependant, Socrate a disqualifié la parure, l’ornement, dans le Gorgias, comme étant un pseudo-art, un art du faux, comparé à la gymnastique qui rend le corps vraiment beau. La parure est un artifice. La cosmétique est l’art de l’ornement extérieur. Ce type de beauté n’appartient pas proprement à la chose belle, mais s’y surajoute, et ne peut, selon Socrate être vraiment appelée belle. En revanche, quand l’harmonie, les belles proportions sont incluses dans l’ousia, la substance, là, le sujet peut être dit beau, que ce soit un corps ou une statue.
La beauté dans l’action, la beauté morale
Il s’agit ensuite de savoir si dans toutes ces applications du terme, certaines seraient plus propres, plus essentielles que d’autres. L’utile, par exemple, est le champ de l’action de l’action et de la pratique. Or le beau n’appartient pas en propre à ce champ. Quantité de choses utiles ne sont pas belles du tout. Les outils n’ont pas besoin d’être beaux pour remplir leur tâche, leur fonction. Même si l’art peut également fabriquer de belle marmite, une marmite reste une marmite même si elle est quelconque ou laide. Cela n’a rien d’essentiel pour elle.
Le second champ investigué est celui du bien moral. Dans le dialogue, ce passage est l’un des plus rapide et des moins explicite. Nous rencontrons souvent cette difficulté chez Platon où les ordres de l’utile, du bien, du bon, et du beau sont tous plus où moins pris ensemble et reliés comme s’ils étaient équivalent, ou comme s’ils ne pouvaient aller l’un sans l’autre. Ce qui est bon est forcément beau, et est également forcément utile. Mais cela ne suffit pas à définir les termes recherchés. Si l’on tente de hiérarchiser, on voit que la catégorie du bon, du bien moral, inclut forcément toutes les autres. Ce qui est bon est forcément utile et beau, en tout cas moralement beau. Mais ce qui est utile peut être bien ou mal utilisé. Il n’est pas bon en soi, seul l’usage, l’action peut être bonne. Il en est de même du beau. L’Illiade est une belle épopée, mais Socrate nous a expliqué mille fois que le poète est un menteur et que son oeuvre est moralement insupportable pour le philosophe, à tel point que le poète est chassé de la Cité. L’idée du bien et du bon, (agathon), inclut d’une certaine manière tous les autres concepts. Mais l’inverse n’est pas exacte. Il y aurait donc une hiérarchie et des relations entre les Idées.
C’est qu’il s’agit ici aussi pour le philosophe pédagogue d’attirer l’attention des élèves sur cette difficulté. La thèse présentée ici, selon laquelle le beau produit le bien, est récurrente chez Platon. Cela ne signifie pas qu’elle soit vraie, mais bien plutôt qu’il existe ici également des ordres différents et pourtant également connexes. La bonté relève de la morale, et le bien relève soit de la morale, soit de la justice, selon la détermination qu’on lui donne (surtout en français). Même si l’on peut dire d’une belle action et d’une action juste qu’elles sont belles, la beauté elle-même est encore d’un ordre différent, de sorte que l’action (l’utile), la morale (le bon) et la justice (le bien) sont en définitive également à ranger dans, non pas l’extension du concept, (c’est-à-dire ce quoi il s’applique, toutes les choses et idées dont on peut dire qu’elles sont belles, tous les sujets qui acceptent le beau comme prédicat), mais les relations du concept, les autres concepts avec lesquels il partage quelque chose, ou avec lesquels il est lié d’une certaine manière.
Le beau esthétique
La tradition philosophique, et singulièrement Kant, reprendra ces définitions. Le beau n’est pas utile, il n’a pas de fin, de finalité en dehors de lui-même, ce qui l’oppose à l’objet utile. Kant dans la première partie de la Critique de la Faculté de juger, dira que le Beau est une finalité sans fin, tournure complexe pour dire qu’il se suffit à lui-même, trouver sa finalité en lui-même et pas en dehors dans l’accomplissement d’un but. Le beau n’est pas non plus toujours le juste, ni le moralement bon. Les démonstrations sur ces points seront plus complexes. Le beau y est pris dans un sens métaphorique. La belle action est, même si ce n’est pas expliqué dans le texte, l’action morale, c’est-à-dire l’action non égoïste, celle qui vaut pour tout le monde universellement, celle qui défend le bien commun. L’une des plus belles actions est le sacrifice, lorsque le héros est capable de donner sa vie pour une cause qui le dépasse. Socrate donne sa vie à la cause de la philosophie. Dans ce cas, l’action est à l’acmée de son désintéressement personnel, et est la plus belle possible. En ce sens, la mort de Socrate est belle. Le héros qui survit et acquière une grande puissance par ses actions valeureuses ne réalise pas une action aussi belle.
Enfin, est dit beau ce qui produit un plaisir pour l’ouïe ou pour la vue, à l’exclusion des autres sens, comme le toucher, qui produit des plaisirs d’un autre ordre, comme celui donné par un bon repas, c’est le goût, ou celui de la jouissance sexuelle, née du contact des corps. Ces plaisirs sont finalisés. Ils correspondent à la satisfaction d’un besoin ou d’un désir naturel. Ils sont parfois considérés comme honteux, parce qu’ils ne seraient relatifs qu’au corps, sans que la distinction avec des plaisirs purement intellectuels ou relevant uniquement de l’imagination, ne soit pleinement explicitée.
Contrairement à l’action, l’oeuvre d’art n’existe pas si elle n’est pas belle. Il y a quantité d’actions qui peuvent exister sans que la beauté n’en soit un critère suffisant. Une action correctement accomplie, une bonne action, ou une action juste, n’a pas besoin d’être belle pour être juste. En revanche, l’oeuvre d’art qui n’est pas belle n’est pas vraiment une oeuvre d’art. La beauté est essentiel à l’art. L’art cherche uniquement la beauté, quand bien même celle-ci serait immorale.
La définition de la beauté s’arrête ici. Aristote ira bien plus loin dans sa Poétique. Platon, qui voulait lui-même devenir tragédien, a sûrement d’autres idées sur la beauté. Mais le dialogue est ici bloqué par l’anathème placé par Socrate sur l’art des poètes. Le jugement moral est chez lui supérieur au jugement esthétique.
On pourrait considérer Le Ion, sur les aède, comme une suite possible, un approfondissement de la définition de la beauté esthétique. Le plaisir des récits est pris grâce à l’imitation, par laquelle nous reconnaissons les choses à travers la représentation qu’en fait le poète.
Difficile pour conclure de ne pas faire de parallèle avec la définition du Beau de Kant dans la Critique de la faculté de juger. Le beau est pour Kant relatif à une émotion et à une sensation, à un plaisir des sens que nous postulons universellement partagé. Le beau kantien est proprement subjectif. Il existe et dépend de critères qui sont relatifs et propre au sujet qui contemple l’oeuvre d’art, pas à l’oeuvre elle-même. Il n’y a pas d’idée, pas de concept, pas de définition donc à proprement dite du beau, parce que le beau, et non pas dans ses sens dérivés, comme dans l’idée d’une beauté morale, est purement sensible. « Il plaît universellement sans concept », dit Kant ce qui signifie qu’il est entièrement sensible. Malgré tous les siècles qui les séparent, il n’y a pas tant de différence dans les conceptions du beau de Kant et de Platon.
Annexe – retour sur le Beau dans le Philèbe
Dans le Philèbe, considéré comme le dernier dialogue de Platon, et portant sur le plaisir, Socrate revient sur le Beau. Il donne dans ce dialogue une définition directe, le beau c’est la proportion. Le Bien, c’est l’autonomie, l’auto-satisfaction.
Il décompose le plaisir en plusieurs parties, du plus simple et intellectuel, au plus mélangé et lié au corps. Ainsi le plaisir pris à la contemplation des figures géométriques, le carré, le cerle, est supérieur, parce que ces formes sont plus pures. Elles sont un composés de l’illimité, ou l’infini, à savoir l’espace, et du fini ou du limité, la ligne. Ainsi tout plaisir pris à la forme bien proportionnée est plus pur, plus mathématiques. Viennent ensuite les exemples des couleurs pures et des sons pures. Le premier plaisir est pris à la couleur simple, qui ne contient en elle aucune autre couleur, comme le blanc qui est purement blanc. Nous voyons que la question du beau reste liée à celle d’un plaisir, du corps ou de l’âme, et pouvons en conclure que Socrate n’aurait finalement pas déconsidéré l’art moderne, les carré blanc sur fonds noir par exemple. Les sons sont également appréciés dans leur pureté, puis ensuite dans leur mélange d’aigu et de grave, correctement proportionné. Il y a un agrément sensible direct désintéressé pris à la contemplation des couleurs, des sons, des formes. De quoi peut-être motivé l’étudiant en mathématiques qui travaille sur les équations. Il y a une beauté de la symétrie mathématiques dans les opérations.
Le plaisir pris à la vue des beaux corps est donc d’abord un plaisir purement intellectuel pris à la vue de la forme, un plaisir pris à la couleur et aux ombres et au son de la voie. Le plaisir carnel relatif au besoin naturel vient après, et il n’est pas du même ordre, il n’est pas pu plaisir.
Annexe – les catégories d’Aristote
A la théorie des Idées, Aristote oppose celle des catégories. Nous pouvons dire l’être de plusieurs manières:
-l’être, ou la substance, l’ousia: Ce qui existe par soi, ce qui est sujet des prédicats mais n’est prédicat d’aucun autre: « un homme », « un cheval », « Socrate ».
-la qualité, (poion) : Ce qui caractérise la manière d’être d’un sujet. Exemples : « blanc », « savant », « courageux ».
-la quantité (poson), Ce qui est mesurable, la grandeur: « long de deux mètres », « pesant 80 kg », « trois doigts ».
-la relation, (pros ti) : Ce qui est dit relativement à autre chose. Exemples : « plus grand que », « frère de », « double de ».
-le lieu (pou), Le lieu où se trouve le sujet. Exemples : « à Athènes », « dans la maison »
-le temps, (pote), Le moment où le sujet est ou agit. Exemples : « hier », « aujourd’hui », « à midi ».
-l’action (poiein), Ce que le sujet fait.Exemples : « couper », « brûler », « enseigner ».
-la passion (paschein), ce que le sujet subit, Exemples : « être coupé », « être brûlé », « être frappé ».
-l’état (echein), Ce qu’un sujet a ou porte, par exemple : « armé », « portant des chaussures », « revêtu d’une armure ».
-et la position, selon la liste la plus complète que l’on puisse faire.