Platon – Le Protagoras, ou les Sophistes

Nous présentons ici un résumé commenté du dialogue de Platon Le Protagoras. Les commentaires sont en italiques. Les commentaires sont faits au fur et à mesure de la lecture du texte.

Introduction

Socrate confie à un ami que même malgré la présence du bel Alcibiade, il n’a pas pu se détourner d’une plus grande beauté encore, celle du savoir, exposé par le plus savant des hommes du temps, Protagoras. Socrate fait le récit de ses échanges avec Protagoras.

Le plus grand des sophistes – Il pose « l’homme est mesure de toute chose », une forme de tout premier humanisme.

Echange avec Hippocrate: qu’apprend-on des sophistes?

Hippocrate demande à Socrate de le conduire jusqu’à Protagoras et de lui présenter. Il souhaite en effet devenir savant. Socrate accepte et lui demande en chemin s’il sait quel savoir vend Protagoras. Si Hippocrate allait, par exemple, voir son homonyme le médecin Hippocrate, il pourrait en recevoir des leçons de médecines et devenir médecin. Comme Protagoras est un sophiste, si on le paie pour recevoir ses leçons, se doit être pour devenir soi-même sophiste. Où alors il faut considérer l’enseignement de Protagoras comme étant comparable à celui reçu au gymnase, ou en grammaire ou en cithare, autant de composante de l’éducation d’un homme libre, mais pas d’un spécialiste.

Mais qu’enseigne un sophiste et qui est-il? C’est dit Hippocrate, un homme qui a la connaissance des choses savantes. Mais pour Socrate, chaque spécialiste, le peintre comme le constructeur, sont savant dans leur propre domaine. Socrate ramène, comme à son habitude, le savoir à un savoir spécialisé et reconnu. Le sophiste est savant en « l’art de rendre habile à parler ». Mais sur quel sujet? Le cithariste est sûrement habile à parler de son art, et doit savoir apprendre à autrui à en parler. Mais quel est l’art sur lequel le Sophiste rend habile à parler?

Or comme l’enseignement du Sophiste porte sur l’âme (psyché), qui est de loin ce dont dépend le plus notre bonheur (eudaimonia) ou notre malheur (kakodaimonia), nous ne pouvons en confier le soin au sophiste sans plus d’examen. De quoi une âme se nourrit-elle demande Hippocrate? De connaissance, d’enseignement, de discours, répond Socrate. Il faut bien prendre garde, comme avec n’importe quel marchand, de ne pas prendre leur éloge du produit vendu pour la réalité de ce produit. Il faut être encore plus prudent quand on achète des connaissances (mathémata, des connaissances bien présentées) que des objets ou des aliments, car une fois achetées, c’est dans l’âme qu’on les transporte, au plus profond de soi-même. Il faut étudier ce que vend le Sophiste avant de lui acheter. Cette étude pourra être faite avec Protagoras, mais aussi avec Hippias et Prodicos, autres sophistes.

Hippocrate et Socrate arrivent chez Callias et trouve Protagoras entouré de Callias, de son demi-frère Paralos, fils de Périclès, de Xanthippe, autre fils de Périclès, de Charmide, et d’Antimoïros, élève de Protagoras. D’autres suivent encore, charmés par Protagoras comme d’autres le furent par la voix d’Orphée, et l’accompagnant partout. Il y avait encore Hippias, Eryximaque, Phèdre, et Andron, groupe à part, parlant de physiques et d’astronomie. Il y avait aussi Prodicos, emmitouflé de fourrures, avec Pausanias et Agathon (que l’on retrouve dans le Banquet et don le nom signifie le bien), et deux Adimante. Arrivent encore Alcibiade et Critias. C’est un grand événement, ce que l’on appellerait aujourd’hui un symposium ou un colloque.

Présentation de Protagoras

Il y a trop de personnages pour que nous puissions tous les présenter ici sans y passer un temps disproportionné par rapport à leur rôle dans ce dialogue. Les plus importants sont présentés dans les dialogues portant leur nom. Nous présentons ici rapidement Protagoras, qui donne son nom au Dialogue.

Protagoras est né à Abdère (en Thrace), vers 490 av. J.-C, et mort : probablement vers 420 av. J.-C.Il est l’aîné de Socrate (né vers 470/469 av. J.-C.) d’environ 20 ans. Il est le contemporain de Démocrite, dont il aurait été le disciple, tous deux venant d’Abdère. Sans disciple au sens propre, il a influencé Gorgias, Thucydide, Euripide.

Sa principale thèse, rapportée dans le Théétète, qui complète donc ce dialogue, est que « l’homme est la mesure de toute chose ». Une phrase emblématique qu’il faudrait réécrire en « chaque homme est la mesure de toute chose en ce qui le concerne ». Il ne s’agit en effet pas exactement d’un humanisme, qui ferait de « l’homme » au sens général, la valeur suprême de tout raisonnement, mais au contraire d’une déclaration empiriste et relativiste expliquant que chaque homme perçoit le monde en fonction de sa sensibilité propre. Nous y reviendrons dans l’analyse du Théétète.

Comme Epicure, lui aussi atomiste et matérialiste, il ne se prononce pas sur les dieux. « Sur les dieux, je ne puis savoir ni s’ils existent ni s’ils n’existent pas, ni quelle est leur forme ; car il y a beaucoup de choses qui empêchent de le savoir : l’obscurité du sujet et la brièveté de la vie humaine. ». Cette déclaration, considérée comme impie, aurait provoqué son exil d’Athènes et la destruction publique de ses écrits.

Bien sûr, c’était également un sophiste prodiguant d’authentiques leçons de rhétorique.

Protagoras explique sur quoi porte l’enseignement des sophistes: l’administration de sa maison et de l’Etat, et l’augmentation de son pouvoir

Socrate introduit Hippocrate auprès de Protagoras et lui explique que le jeune homme souhaite développer sa réputation et pense à Protagoras pour l’aider à le faire. Protagoras est accusé par Hippocrate (pas le médecin) d’être savant et de ne pas faire devenir les autres savants. Socrate explique qu’il faut le payer. Quel est l’art des sophistes? Ils rendent habile à parler.

Ce sont des communicants politiques, ils rendent habile à convaincre la foule (pléthos est le terme utilisé ici pour désigner la foule, les nombreux. Dans le Gorgias se sera ochlos, la masse, la multitude qui sera utilisé), en faisant rouler leurs discours sur le sens commun, l’opinion générale (la doxa), en utilisant de belles images et en appelant la tradition. Aujourd’hui on pourrait parler d’influenceurs. Ils ne connaissent pas tout le sujet comme des experts, mais ils sont suivis par une communauté d’acheteurs potentiels.

Protagoras commence à expliquer son art. Il conseille à ses « élèves » de cesser leur fréquentation avec tous les autres, y compris leur proches. Il soutient que l’animosité contre les sophistes était telle chez les anciens, que ses prédécesseurs se sont cachés sous les trais d’autres personnes, comme des poètes, dont Homère, ou sous le masque d’un musicien ou d’un gymnaste. Mais ce déguisement n’a servi à rien, car les puissants les ont reconnus, et la foule qui n’a pas de discernement propre ne fait que ce que lui recommande les puissants, ne les a pas suivis. A leur inverse, Protagoras ne porte pas de masque et se déclare directement Sophiste. Son métier est d’éduquer les hommes. Socrate propose alors de faire une seule assemblée, en incluant Hippias et Prodicos dans l’échange.

Socrate reprend sa question. Qu’apportera à Hippocrate la fréquentation d’un sophiste? C’est simple, il progressera constamment vers le mieux, de jour en jour. Socrate réplique qu’en allant prendre des leçons chez un peintre, chez un gymnaste en gymnastique, etc; on s’améliore en peinture. Alors sur quoi s’améliore-t-on chez un sophiste? Protagoras réplique que contrairement aux autres sophistes, qui font du mal à la jeunesse en la ramenant vers des connaissances spéciales (comme Hippias en enseignant les mathématiques), lui donne « le bon conseil sur les affaires qui le concerne proprement », à savoir comment administrer les affaires de sa maison et de l’Etat, comment y devenir plus puissant par l’action et la parole. Administrer les Cités et faire de bons citoyens.

Ce savoir s’enseigne-t-il ? Socrate en doute

Socrate conteste que ce savoir puisse s’enseigner. A l’Assemblée, quand il s’agit de prendre une décision, les Athéniens commencent toujours pas entendre un ou plusieurs spécialistes du sujet avant de se décider. Mais quand c’est un non spécialiste de la matière qui prend la parole, ils se moquent de lui, quand bien même il serait richissime ou célèbre. Et quand il s’agit de l’administration de l’Etat, tout le monde est libre de parler, parce qu’il n’y a pas de cela de connaissance spéciale. C’est une connaissance générale ou architectonique, c’est-à-dire dont le rôle est d’organiser les connaissances et techniques spéciales. Ceux qui sont spécialement habile en cette matière, comme Périclès, ne l’enseignent à personne, même pas à leur propres enfants. « Je puis t’en citer toute une foule d’autres qui, étant personnellement des hommes de valeurs, n’ont jamais amélioré personne, ni parmi leurs proches, ni en dehors de leur famille. « J’estime que le mérite ne s’enseigne pas », déclare Socrate, demandant à Protagoras de prouver l’inverse, que c’est possible. Si ce n’est pas possible, le commerce des sophistes s’effondre et l’avenir de la Cité ne repose finalement que sur des personnes naturellement talentueuses.

Le célèbre mythe de Prométhée et d’Epiméthée

Protagoras propose de répondre sous la forme d’une histoire, et d’un mythe. Il s’agit du célèbre mythe de la création de l’homme, légèrement revu et corrigé, et donnant l’un des textes les plus célèbres des dialogues, voire de la philosophie elle-même.

Les Dieux créent les races mortelles et chargent Prométhée et Epiméthée de les doter de qualités convenables. Epiméthée demande à Prométhée de faire la distribution tout seul. Prométhée contrôlera le travail effectué. Epiméthée se met au travail et distribue les qualités. Il donne à certains la force, mais pas la vélocité, et à d’autres, la vélocité, mais pas la force. Les espèces de petites tailles pourront voler ou se cacher sous la terre. Les espèces de plus grande taille auront comme des armes. « En tout la distribution consistait de sa part à égaliser les chances (…) pour éviter qu’aucune race ne s’éteignit. (…) Une fois qu’il leur eu donné le moyen d’échapper à de mutuelles destructions , voilà qu’il imaginait pour elles une défense commode à l’égard des variations de température qui viennent de Zeus ». Il les habillent, les chausse de sabots, les arme de griffes. Il leur assigne leur alimentation, en prenant soin de n’accorder qu’une fécondité restreinte et une descendance limitée à ceux qui se nourrissent de chair. Partout, Epiméthée cherche à assurer la sauvegarde des espèces. Partout les espèces se complètent les unes les autres par cette distribution des qualités.

Prométhée donne aux hommes le feu et les arts

Une fois toutes les qualités distribuées à tous les êtres dépourvus de raison, Epiméthée se rend compte qu’il n’a plus rien à donner à l’espèce douée de raison, l’homme. Prométhée vient remplir sa tâche de contrôleur, et voit l’homme nu, désarmé, non chaussé, dénué de couverture pour dormir dehors. Alors Prométhée décide de s’introduire dans l’atelier commun d’Hèphaïstos et d’Athéna, de dérober le feu au premier, et le génie créateur des arts à la seconde et de les offrir à l’homme. « Car sans le feu, il est impossible pour l’homme d’acquérir et d’utiliser ce génie dont résulte les commodités de la vie ». « Voilà comment l’homme acquit l’intelligence qui s’applique aux besoins de la vie ». C’est aussi pour avoir reçu cet art divin que l’homme fut le premier à croire aux dieux, puis à découvrir la manière de produire de beau discours. Il commença à inventer tous les outils d tous les jours, habits, maisons, etc.

Jan Cossiers – Prométhée volant le feu – 1637
Musée du Prado

Au début les hommes vivaient dispersés. Il n’y avait pas de cité et ils étaient détruits pas les bêtes sauvages. L’art leur permettait de survivre, mais pas de s’unir et faire la guerre contre les animaux, car ils leur manquaient l’art politique qui inclut l’art d’administrer les Cités et l’art de la guerre, resté chez Zeus. Ils cherchèrent cependant à ce grouper et fonder des Cités pour assurer leur salut. Mais faute de posséder l’art politique, ils étaient tous injustes les uns envers les autres. Les Cités disparaissaient et les hommes redevenaient les proies des bêtes sauvages.

Hermès apporte aux hommes les passions politiques

Zeus, craignant pour la survie de l’espèce, demanda à Hermès d’apporter aux hommes les sentiments de l’honneur et du droit, pour servir de base à l’union des Cités. Zeus donne aidos (αἰδώς), le respect, la pudeur morale, la retenue, et aussi dike (δίκη), la justice, l’aptitude à juger selon le droit, à tous les hommes. Zeus recommande à Hermès de distribuer passions politiques (ou vertus civiques), contrairement aux talents ou aux arts ou disciplines spéciales (professions), indistinctement à tous les hommes. Il n’y aura pas de Cité si ces sentiments ne sont pas partagés par tous. Zeus ajoute une loi de peine de mort pour tous ceux qui ne partagent pas ces sentiments.

Voilà pourquoi, lorsque la question porte sur la justice et la sagesse pratique, tout homme peut s’exprimer, contrairement à ce qui arrive lorsque le débat porte sur un point technique. Protagoras ajoute une autre preuve. Tout le monde peut dire qu’il connaît ou ne connaît pas tel art. Mais personne ne se déclare injuste. « C’est être fou que ne pas simuler la justice, pour cette raison pensent-ils, qu’il n’y a personne qui n’en participe, sans quoi il n’appartiendrait pas à l’humanité ».

Eduquer à la justice

Mais ce n’est pas tout. Car il s’agit d’une possibilité. Il reste encore à la développer par l’éducation, ce qui vient à exister par une application particulière. Quand un homme a un défaut de jugement, personne ne le blâme, personne ne cherche à le corriger. Il n’a tout simplement pas été gâté par le sort. On le prend même parfois en pitié. Il en est de même pour ceux qui sont laids, petits, faibles. On sait que ces caractéristiques viennent de la nature et du sort, qui distribue les qualités favorables comme les défavorables. Au contraire, sur tous les sujets pour lesquels on pense qu’une éducation ou une remontrance peut changer quelque chose, et qui est accessible à tous, la violation est toujours punie. Parmi ces choses figurent l’injustice, l’impiété, et tout ce qui contredit le mérite social, qui sont donc considérés comme accessibles à tous. Tous peuvent donc en juger. Dans ce domaine, chacun peut corriger chacun, suivant l’idée que ce mérite peut s’acquérir par l’application et l’étude. C’est la raison pour laquelle on inflige une punition à celui qui comment l’injustice. On ne se venge pas comme on le fait d’une bête, car il n’y a pas moyen de faire que ce qui a été fait n’ait pas été fait. C’est l’avenir que l’on a en vue, pour éviter de nouvelles injustices identiques. Cela repose sur l’idée que la moralité est le fruit d’une éducation et que la punition peut détourner de commettre des fautes. Et c’est un fait universel, partout il y a une justice corrective. Attention, il ne faut pas confondre avec ce que l’on entend d’habitude par justice corrective, qui vise elle, à remettre les choses en l’état.

Athéna, déesse des arts

Pourquoi les grands hommes n’ont-ils pas enseigné la vertu aux autres?

Protagoras continue et reprend l’interrogation de Socrate. Pourquoi les hommes d’une grande valeur morale n’enseignent pas cette grandeur à leur propres enfants? Quand il y a une Cité, il y a forcément une chose à laquelle tous les citoyens participent, à savoir la justice, la sagesse pratique, le respect de la loi divine, tout ce que Protagoras appelle l’excellence humaine. Ceux qui en sont dépourvus reçoivent légitimement une correction. L’incurable sera banni de la Cité ou mis à mort.

Et bien c’est tout simplement que la thèse de Socrate est fausse. Il est évident que ces grands hommes font tout pour l’enseigner à leurs enfants, pour les rendre le meilleur possible. C’est aussi pour cela qu’il les envoie chez des maîtres, pour apprendre à lire et écrire, puis apprendre par cœur les poètes, dont les textes contiennent des leçons, des maximes, de morale, l’éloge des grands hommes du passé, pour construire son émulation et que l’enfant souhaite les imiter et ait le désir de les imiter et de leur ressembler. Le professeur de cithare rend familier le rythme et l’harmonie, pour les rendre plus civilisés, réglés dans leur mouvement et équilibrés, pour devenir plus tard orateurs et hommes d’actions. Car la vie humaine a besoin d’activité bien réglée et d’équilibre. La gymnastique renforce le corps, le rend apte à la guerre et à toute activité. Tel est l’éducation que les plus riches peuvent donner à leurs enfants. Une fois grand, c’est la Cité qui les force à vivre selon ses lois. Et ceux qui ne les suivent pas recevront une correction, un « redressement » aussi bien ceux qui détiennent l’autorité que ceux qui y sont soumis.

Mais pourquoi les hommes de grande valeur ont des enfants qui sont souvent de tristes sirs? Il y a avantage pour tous que soient réciproque la justice et la moralité. Ce n’est pas comme un art spécial qui bénéficie plus à celui qui en est pourvu qu’aux autres, ce pourquoi chacun dote et enseigne à chacun de bon cœur ce qui est juste. On ne voit pas les maîtres, parce que tout le monde enseigne la moralité à tout le monde, de la même manière que tout le monde enseigne et parle le grec. Et même si les enfants des plus grands hommes ont l’air d’être moins excellents que leurs pères, ils n’en demeurent pas moins immensément supérieurs à des hommes qui auraient vécus à l’état sauvage.

Protagoras pense être un de ces hommes, capable de faire progresser les hommes en moralité, et doté de la supériorité lui permettant d’aider les autres à devenir des hommes accomplis. Il pense mériter une rémunération pour cela. Son client a d’ailleurs le choix de payer la somme demandée, ou d’aller au temple faire une offrande pour le montant qu’il considère lui-même juste.

Analyse du discours de Protagoras

Le discours de Protagoras est assez long et structuré. Avant d’entrer dans le détail, le point le plus important est bien de comprendre qu’il s’agit d’un discours de sophiste. Il est beau, bien construit, reprend de nombreux éléments de la culture. Il en appelle au dieu, à la tradition poétiques, aux exemples des grands hommes. C’est déjà un modèle de rhétorique.

La problématique est claire, mais le discours de Protagoras s’étend tellement qu’on a tendance à l’oublier. La vertu s’enseigne-t-elle? Socrate prétend que non, tandis que Protagoras prétend l’inverse. L’enjeu est de taille. De la vertu dépend semble-t-il notre possibilité d’être heureux ou pas, de vivre correctement en société dans la Cité, et bien sûr de sa capacité à être enseignée ou non, dépend la légitimité des sophistes, qui prétendent le faire.

Le discours de Protagoras est construit en 4 parties. La première revient sur le mythe de la création de l’homme. Nous remontons donc à la création de l’humanité pour comprendre si la vertu s’enseigne. Nous aurions sans doute pu aller plus vite à l’essentiel. Tous les animaux sont construits de manière à faire une communauté, dans un certain équilibre des qualités et des défauts. Une fois la distribution faite, seule l’homme reste nu, complètement incapable de se défendre contre la nature et les animaux. Il y a là quelque chose de très profond sur la finitude radicale qui permet de définir l’homme.

Pour compenser cette finitude, et c’est la deuxième partie, Prométhée vole le feu et les arts aux dieux. On retrouve le mythe de Prométhée, le vol du feu pour lequel il a été enchaîné. On y redécouvre aussi les arts, volés à Athéna, la seconde déesse de la philosophie, après Apollon et déesse d’Athènes. Il s’agit de renvoyer à la tradition religieuse et de marquer que les arts n’ont pas été inventés par les hommes. La technique n’est pas du tout dévalorisée, comme dans certains discours modernes. Elle est au contraire doublement valorisée. L’homme ne peut tout simplement pas survivre sans la technique. Elle est donc con-substancielle de la nature humaine. Elle vient des dieux eux-mêmes, ce qui la rend sacrée. Le sophiste, comme Hippias le polymathes, qui fabrique lui-même ses habits, aime la technique beaucoup plus que la nature. L’art, l’artifice, est pour lui la marque de la culture. A cette époque déjà, il y avit débat entre le quand de la nature, la physis, et le camp de la technique, techné, art. Mais nous ne pouvons pas non plus plaquer notre débat actuel, parce que la physis grecque était à la fois nature, sens, mais aussi matière pour les matérialiste et le atomistes, dont descend Protagoras par Démocrite.

La troisième partie est une invention de Protagoras, ou du Protagoras de Platon, qui ne fait pas référence à un élément connu de la mythologie. Continuant sa gradation du général au particulier, de l’indéterminé au déterminé, Protagoras raconte l’introduction de l’art politique parmi les hommes. Malgré le feu et les arts, les hommes ne pouvaient toujours pas vivre ensemble. Cette thèse est fort contestable, et cela sera effectivement contesté par Socrate, comme plus tard par Aristote. Pour nos philosophes, le dénuement des hommes est la cause principale de l’échange. Les hommes ont besoin de tant de choses pour leur vie, que l’échange et la spécialisation dans la production sont nécessaires. Socrate fera ce récit au début de La République. Cet ajout de Protagoras est purement rhétorique. La base de l’art politique, vient de Zeus et a été apporté aux hommes par Hermès. Ce que Protagoras veut dire, c’est que l’origine de la politique est la plus haute possible, venant de Zeus et non d’un dieu subalterne, et qu’il s’agit donc d’un art plus important que tous les autres. Point intéressant, Zeus aurait donné aux hommes, non pas directement l’art politique, mais les sentiments politique et de justice qui permettent la vie en commun. Placer Hermès comme médiateur dans cette histoire n’a pas beaucoup d’autre sens que rappeler la part mercantile, économique de la vie de la Cité, et préparer le fait que les clients des sophistes doivent payer pour les enseignements de leurs maîtres.

Vient enfin la quatrième partie, celle où Protagoras met tout en haut de ce magnifique ouvrage qu’est l’homme, rien moins que le sophiste lui-même. C’est grâce au sophiste que tient tout l’édifice social, car lui seul connaît l’art de faire tenir ses passions sociales données par Zeus. Voilà pourquoi son enseignement est le plus précieux de tous. On ne peut pas dire qu’il ne sache pas se mettre en valeur! Un élément, constamment contesté par Socrate, mais repris par Aristote, sera de reconnaître que la science politique est seconde et architectonique par rapport aux arts et connaissances qu’elle a pour tâche d’organiser. Nous sommes cependant partis assez loin de la question de la vertu, pour nous retrouver sur celle des qualités que doivent avoir les hommes politiques pour diriger la Cité. Notons cependant que le discours de Protagoras n’est pas totalement exempte de difficulté. Si la connaissance des passions et vertus politiques est d’une certaine manière innée et commune à tous les hommes, transcendantes, peut-on également dire, comme venant du Dieu, pourquoi aurait-on besoin d’un enseignement? Il faudrait que ces passions entraînent le conflit entre les hommes, ou qu’une maîtrise supérieure à celle d’un autre soit possible. L’interprétation la plus certaine est que les passions politiques données par Zeus forment aussi l’insociabilité, et pas uniquement la sociabilité; Le sophiste viendrait ainsi compléter et achever l’oeuvre du dieu, en la rendant meilleure. Il y a dans cette thèse une certaine impiété, le dieu n’ayant pas fait un travail parfait, qui peut avancer masquée pour ne pas tomber sous les accusations. Il faut chercher l’ambiguîté dans la description des « passions » données par le dieu, signe de l’ambivalence de la thèse.

Cette interprétation correspond également à l’idée que la politique est aussi un art, voir un artifice, quelque chose qui n’est pas naturelle, mais fabriquée par l’homme. Selon les éléments de cette doctrine, si ce n’est exactement de la thèse ici exposée, la justice elle-même est une convention humaine, une création humaine, et n’est pas un absolu. On peut donc la façonner comme on le souhaite, et surtout pour qu’elle serve le pouvoir et les puissants. La justice n’est rien en elle-même, elle est uniquement ce que l’on veut qu’elle soit. Elle est façonnable par la parole, ce pourquoi il est si important de payer les sophistes, maîtres en l’art de parler, si cher.

Notons enfin qu’il s’agit d’un discours du fondement politique, comparable aux mythes de la création de l’homme et aux discours sur l’Etat de nature, créée pour tenter de comprendre l’origine de la communauté politique. A ce titre, le discours de Protagoras est une reprise d’un discours mythique, qui vise plus les causes substancielles que l’anthropologie. Il nous montre une fois de plus comment la pensée philosophique est sortie de la religion. Contrairement au discours uniquement anthropologique, ce ne sont pas uniquement les causes réelles, concrètes, de la fondation de la Cité que l’on cherche. Il ne s’agit pas de savoir si la famille était première, si les familles se sont rapprochées autour d’un marché, puis on adopté des lois pour le commerce. Il s’agit de chercher les principes de cette fondation. Le dénuement de l’homme par rapport aux autres animaux est une cause objective, reposant sur la finitude de l’homme, qui fonde, explique, sa sociabilité. La technique vient en compensation de ce dénuement primitif, une thèse qui place la technique au centre de nos civilisations et qui est devenue inaudible en discours, quand bien même elle reste parfaitement correcte en droit. Protagoras affine le mythe pour y introduire les fondements de la politique. Si l’on étire, peut-être démesurément le texte, l’idée défendue peut-être comprise comme celle de l’insociable sociabilté de Rousseau ou de Spinoza, Les hommes sont incapables de se mettre d’accord sans un pouvoir pour les organiser, et dans l’absence de clarté des principes, c’est le sophiste qui va apporter sa réponse.

Socrate reprend la thèse de Protagoras: la vertu est-elle un ensemble de qualités?

Socrate commence par un éloge mi-réel, mi-ironique de la thèse de Protagoras. Il existe donc un enseignement permettant de rendre gens de biens des gens de biens? Il met le doigt sur la contradiction apparente du discours du sophiste. Si dieu a donné la justice, pas besoin de sophiste. Socrate demande à Protagoras de répondre brièvement et directement aux questions qu’il va lui poser, sans faire de long discours. Zeus a envoyé le sens de la justice et de l’honneur. Mais dans ses propos, Protagoras a aussi parlé de la justice, de la sage modération et de la piété, comme formant un tout, une chose unique qui est la moralité, ou la vertu. La moralité est-elle une chose unique dont la justice, la modération et la piété seraient des parties, ou bien désignent-elles toute la même chose? Pour Protagoras, la vertu est une chose unique, et les qualités sont des parties, comme la bouche, le nez, et les yeux sont des parties du visage. Mais tout le monde ne les possède pas de la même manière. Il y a des courageux qui ne sont pas justes, et d’autres prudents mais pas courageux. La prudence est la plus importante de ces parties. Mais chacune de ses parties a sa fonction propre, comme les parties du visage ont la leur, comme l’oeil est fait pour voir. Donc la connaissance n’est pas le courage, etc.

Les parties de la vertu

Examinons chacune des parties de la vertu. La justice, est bien aussi elle-même une chose juste? Oui, la qualité de la justice est d’être une chose juste. Il est en de même de la pitié dont la qualité est d’être « pie ». Mais alors comme ce sont des parties séparées, faut-il dire que la pitié est injuste et la justice impie? Ou bien dire aussi que la justice est pie et la pitié juste? Protagoras souligne qu’il y a ici une difficulté, et qu’on ne peut pas dire de la même manière que la justice est juste et qu’elle est pie. Mais il veut bien suivre l’hypothèse de Socrate. Socrate lui répond qu’il ne doit l’admettre que s’il le pense, parce que lui Socrate est là pour éprouver les idées de Protagoras. Tout, ajoute Socrate, est en rapport avec tout d’une certaine manière. Même les opposés, le blanc et le noir, sont en rapport en tant qu’ils sont opposés, « dans la plus grande contrariété réciproque ». Les parties du visage sont aussi en rapport « et sont l’une ce qu’est l’autre ». De cette manière on prouverait que toute chose sont semblables entre-elles. Comment juger le semblable et le dissemblable? Si deux choses différent sur un point mineur, elles sont toujours semblables.

Il s’agit ici d’une petite leçon de logique des concepts. Comment penser, à l’image des parties du visage, que les différentes vertus sont à la fois chacune différente des autres, et font toutes parties de la vertu. Comment penser le commun et le différents, non seulement de chose parfaitement différente, mais aussi de concepts uniquement partiellement différents, mais aussi commun? Chacune sont des vertus et leur ensemble compose la vertu. Est-ce dans le même sens du mot vertu à chaque fois? Est-ce que les vertus participent toutes de la vertu, qui serait autre chose que ses parties, ou chacune les unes des autres, au sens ou la justice serait pie et tempérante?

Socrate arrête la réflexion ici sur ce point et change de perspective. Il reprend l’argument autrement. La déraison est ce qui s’oppose complètement à la prudence. Les hommes qui agissent avec rectitude agissent également avec sagesse. Et c’est en vertu de la sagesse qu’ils se comportent ainsi. Il en est toujours ainsi, « un même principe conditionne l’acte qui s’accomplit de la même manière, et le principe contraire l’acte qui s’accomplit d’une manière contraire ». Ainsi du beau et du laid, du bien et du mal, l’aigu et le grave. Et pour chaque contraire, il n’y a qu’un seul opposé. Mais alors, il est impossible que déraison soit le contraire de sagesse, puisque nous avons dit que c’était le contraire de la prudence. Ou alors, il faut arrêter de penser que la sagesse et la prudence soient deux choses distinctes. Car ces deux propositions sont contradictoires.

Socrate continue son travail d’analyse des concepts, mais aussi son travail proprement Socrate consistant à désorienter son interlocuteur par l’analyse des idées. L’argumentation passe par l’opposé pour tenter de mieux comprendre le concept. L’analyse par les opposés sera reprise par les stoïciens et toute la tradition philosophique. Mais Socrate oppose déraison et prudence, alors que l’opposé de la prudence est l’imprudence. Il y a une équivalence trop rapide dans son raisonnement. Puis il souligne que les hommes qui agissent avec rectitude agissent avec sagesse. Là, c’est l’équivalence, et non l’opposition qui est un peu rapide. De quelle rectitude s’agit-il? Nous considérons souvent les personnes trop rigides comme n’étant justement pas des sages. En même temps, l’équivalence souligne que, contrairement à ce qu’à soutenu Protagoras, il est très difficile de ne pas penser toutes les vertus ensemble, et l’homme vertueux autrement que l’homme dont la vertu s’exprime en toute circonstance, et non pas plus en sagesse qu’en justice par exemple. Le dernier argument est évidemment également abusif. Plutôt que de dire que sagesse et prudence sont la même chose parce qu’elles ont le même opposé, et qu’il ne peut y avoir qu’un seul opposé, nous pourrions tout à fait, comme exprimer plus haut, considérer que la déraison n’est pas l’opposé de la prudence.

Comme nous le soutenons dans tous ces commentaires des dialogues, il ne faut pas croire ici que Socrate se trompe. Bien au contraire. Il pose délibérément ces éléments de confusion pour tester son interlocuteur, et pour défaire ses convictions et l’amener à la docte ignorance. Nous pensons également que ce type d’analyse servait de support à l’Académie, pour former les jeunes philosophes.

Socrate poursuit : est-ce qu’un homme qui commet l’injustice est sage? La thèse du grand nombre est oui. Protagoras reconnaît que la thèse est épineuse, honteuse en quelque sorte. Etre sage, c’est être sensé, bien délibérer, notamment sur l’injustice que l’on commet. C’est donc que l’on trouve un bien dans l’injustice, un intérêt, une bonne affaire. C’est que la chose est utile. Mais la chose bonne est la chose utile. Protagoras est mal à l’aise. Il précise que l’utile est souvent relatif. Tel aliment inutile à tel homme est utile aux chevaux. La même chose peut être utile ou nuisible, selon l’usage que l’on en fait. « Le bien varie dans sa coloration et prend de multiple formes. »

Socrate attaque directement la thèse de la justice conventionnelle des sophistes. Il appuie là où cela fait mal, la survalorisation de l’injustice. Dans La République, dans les premiers livres, les interlocuteurs de Socrate explique que tout le monde préfère être injuste que juste. Il est donc considéré comme sage d’être injuste. Protagoras, qui est un penseur honnête, a du mal à approuver. D’autant qu’il a déjà accepté l’idée que les vertus se tenaient ensemble. Il ne peut plus revenir en arrière et désarticuler la sagesse de la justice. Pour s’en sortir, Protagoras utilise ses arguments relativistes. Ce qui est juste ou bon, ou utile va dépendre de la personne. Il n’y a pas d’absolu opposable à tous. Voilà un argument bien pratique.

Qu’est-ce que la vertu – la définition de Simonide

Intervient alors une pause dans le débat. Socrate trouve la réponse de Protagoras trop longue et veut mettre fin à l’échange. Tous les amis présents donnent alors leur avis sur ce que doit être un bon dialogue. A l’issue de ces échanges, c’est désormais Protagoras qui pose les questions.

Une part importante de la culture consiste dans la connaissance de la poésie (littérature). Cela consiste en une juste compréhension de la valeur de ce qui est dit par les poètes, quand leur expression est correcte et quand elle ne l’est pas. Nous allons maintenant interroger à nouveau la question de la vertu ne la transposant sur le terrain de la poésie.

Le poème de Simonide

Simonide énonce dans l’un de ses poèmes: « devenir un homme accompli … c’est chose difficile.. solidement établi des mains, des pieds et de l’esprit, un ouvrage impeccable ». Le contenu de ce poème est-il juste? Juges-tu bon un poème où le poète se contredit lui-même? Car il blâme ensuite une citation d’un autre auteur qui énonce qu’ « il est malaisé d’être un brave homme ». Socrate ne comprend pas l’objection et en appelle à Prodicos, et à son art de la distinction des mots. Est-ce que Simonide se contredit vraiment lui-même? Devenir un homme accompli n’est pas la même chose qu’être un homme accompli. Donc Simonide ne se contredit pas. Hésiode ajoute « en avant de la vertu, les dieux ont ajouté la sueur » et un fois que l’on est arrivé au sommet, ce qui est difficile devient facile ». Mais Protagoras n’est pas d’accord. Socrate reprend la question de l’importance du sens des mots. Quand on dit « difficile » on fait référence à quelque chose qui demande un effort, ce qui n’est pas facile, et non pas une chose mauvaise. Simonide ne veut pas dire que la vertu est mauvaise. Protagoras redonne alors la parole à Socrate et le laisse expliquer ce qu’est pour lui le sens du poème.

Après la méthode logique, Socrate expose une autre méthode philosophique, ou un complément de la méthode, qui consiste à reprendre les paroles des anciens et de la tradition. Il met en scène l’analyse des textes anciens, et de la mythologie, qui permet de trouver de nouveaux arguments et de les analyser pour avancer dans la réflexion.

La perspective de l’analyse est également modifiée. La vertu est désormais regardée du point de vue de la pratique et non plus de l’analyse des concepts. Comment devenir un homme juste? La réponse est dans une forme de travail et d’effort. Avant la vertu, les dieux ont ajouté la sueur. Cet argument sera repris à la fin du dialogue pour expliquer que le plaisir doit venir après l’effort.

Socrate commence par une longue digression pour rappeler que c’est en Crète et à Lacédémone (à Sparte) que l’on trouve les plus grands savants et sophistes, qui cependant cachent aussi leur savoir. La preuve en est la simplicité et la justesse de leurs propos, sans finesse de développement, ni d’argumentation, à l’inverse des sophistes. C’est le signe d’une culture parfaite. Au nombre de ces hommes étaient les 7 sages: Thalès, Bias, Solon, Pittacos, Cléobule, Myso, et Chilon. Ils se sont tous exprimés par de courtes et mémorables sentences, et firent tous hommage à Apollon, à Delphes, et aux maximes du temple: « Connais-toi toi-même » et « Rien de trop ». Il y avait notamment parmi ces maximes, celle de Pittacos énonçant « il est difficile d’être un brave homme ». Et Simonide dans son poème n’avait qu’un but: rabaisser cette maxime pour augmenter sa propre gloire au détriment d’un sophiste. Socrate résume ensuite l’argument du poème. D’un côté devenir un homme sage est difficile, mais de l’autre rester sage quand on a vaincu ces difficultés, est tout simplement impossible, ce n’est pas humain, mais divin. Même un brave homme peut devenir mauvais parfois, « un homme qui pourtant à de la valeur, est tantôt mauvais, et tantôt dans une autre circonstance brave homme ». Même le meilleur des hommes ne peut pas lutter contre un accident qui l’abat, comme une tempête. Il est possible de devenir un sage, mais impossible de l’être en permanence.

L’argument de Simonide serait une manière de se monter du col en critiquant un vrai sage reconnu par la tradition. Mais Simonide porte aussi une objection qui a du sens. Nous ne maîtrisons pas tout et nous ne pouvons pas être un sage en permanence. Tout ne dépend pas de nous, dira Epictète, et nous devons limiter notre sagesse à ce qui dépend de nous. Simonide défend aussi un certain relativisme, cohérent avec les positions de Protagoras. Nous sommes tantôt bon, tantôt mauvais alternativement. La vie est un mélange de bien et de mal.

Mais celui qui peut être à la fois bon et mauvais dans une chose, il doit l’avoir apprise et être formé à cette chose. Sinon, il n’y aurait que du hasard dans le fait d’être bon ou mauvais. Seule le médecin peut commettre une erreur médicale. Un homme qui ne connaîtrait pas la médecine, et qui se tromperait en administrant un mauvais traitement ne serait pas pour autant un mauvais médecin, puisqu’il n’est pas médecin du tout. C’est ainsi également qu’un homme de bien pourrait également devenir un méchant, sous l’effet de l’âge, des peines, de la maladie, Au contraire l’homme qui est complètement méchant, l’est toujours, et non sous l’effet de quelques circonstances. Mais s’il doit « devenu » méchant, il faut qu’il soit d’abord devenu bon. Simonide continue son poème en déclarant qu’il ne perdra pas son temps à chercher un homme parfaitement bon.

Socrate revient sur son sujet de prédilection, le savoir de la vertu. Il y a une forme de jeu de mots à dire que seul celui qui sait peut être méchant, alors qu’il défend toujours que nul n’est méchant volontairement, c’est à dire que la méchanceté est impossible à celui qui possède la connaissance. On s’en sort généralement en avançant que la méchanceté n’est pas quelque chose de positif, qu’elle est une privation de la bonté par exemple.

Il n’y a pas un seul Sage qui commette des fautes de son plein gré, et qui de son plein gré, réalise des actes laids et mauvais. Tous ceux qui font des choses laides et mauvaises le font malgré eux. Il arrive que nous puissions subir une injustice, venant de nos parents ou de notre patrie. Face à cette injustice, certains s’efforcent de continuer à être bon. Mais d’autres prennent une forme de joie à s’en plaindre et à en parler à tout le monde. Cela lui permet de s’exempter lui-même, croit-il, de devoir se comporter lui-même de manière juste ou de rendre compte de son propre comportement. L’homme de bien au contraire, dissimule cette attitude dénaturée et injuste. Il sait calmer sa colère. Il travaille à la réconciliation et se force à aimer ce qui lui est joint naturellement et à en faire l’éloge.

L’homme mauvais explique toujours que s’il est mauvais, ce n’est pas de sa faute, mais parce que les autres commettent également l’injustice. Il ne fait que faire comme tout le monde.

Simonide s’est souvent retrouvé lui-même dans une position singulière où il a été forcé de faire l’éloge de certains tyrans. Il ne veut pas faire le blâme de tous les gens injustes, c’est trop facile. Il lui suffit que certains hommes ne soient pas trop pervers. Il ne faut pas se mêler soi-même au plaisir néfaste de la critique. « Il me suffit qu’un homme soit moyen et ne fasse rien de mal (…) si bien que moi je les aime tous et je les loue ». « Je ne suis pas en quête, entre nous tous qui nous approprions la vaste terre, d’un homme irréprochable et, quand je l’aurai trouvé de vous en porter ensuite la nouvelle ». Le vrai sage complet n’existe pas.

Socrate demande à Protagoras de revenir à la question initiale. Le commentaire des poètes n’est pas du niveau intellectuel de la réunion. Il est bon pour les buveurs et les banquets. Il faut mettre les poètes au rancart et tenir par nos propres moyens des propos qui sont les nôtres, « mettant à l’épreuve la vérité aussi bien que nous-mêmes ». Protagoras ne répond pas et Alcibiade le relance pour qu’il s’exprime. Socrate explique que les idées ont besoin d’être échangées pour être éprouvées et modifiées. Tu t’intitules Sophistes, tu te déclares professeur de culture générale et de morale, et tu es le premier a en avoir demandé une rémunération.

La voie tracée par Simonide ne mène nulle part. Il légitime les mauvais comportement et relativise le mal. La voie de la réalité et de la pratique, sans être totalement inintérressante, ne mène à rien du point de vue conceptuel.

Retour à la question de la vertu – le courage

La prudence, la justice, la sage modération (la tempérance), le courage, la piété, sont-elles cinq dénominations de la même vertu ? Ou bien ont-elles chacune une autonomie par rapport à toutes les autres ? Pour Protagoras, chacune s’applique à une chose particulière, et toutes sont des parties de la vertu, comme chaque partie différente compose un visage, avec chacune sa fonction propre (son ergon, son action propre).

Protagoras ajoute que parmi ces parties de la vertu complète, le courage est plus différent des autres parties, que ces autres parties entre-elles. Il y a en effet beaucoup d’exemples d’hommes impies, injustes, intempérants, imprudents, et pourtant exceptionnellement courageux. Ils sont hardis et vont de l’avant, là où la plupart des hommes ont peur. Mais ceux qui descendent sous terre ou combattent à cheval, ils le font parce qu’ils connaissent ces arts. Dans tous les cas, les plus hardis sont les plus savants dans la matière dans laquelle ils sont hardis. Il y a aussi des gens qui ne connaissent pas les savoirs et qui font les actions relatives à ces arts. Mais ce sont des fous, et non pas des personnes courageuses. Dans ces conditions, si le courage vient de la connaissance, ce sont finalement les plus prudents qui sont aussi les plus courageux ! Socrate veut dire qu’ils n’agissent pas uniquement par courage, mais aussi par la connaissance de leur art, qui leur permet de faire la différence entre courage et hardiesse démesurée. Cela permet aussi à Socrate de postuler à nouveau le lien entre toutes les vertus à la connaissance, et de ne pas accepter la distinction faite par Protagoras.

Protagoras lui répond que si tous les courageux sont hardis, tous les hardis ne sont pas courageux. Et en suivant l’association entre le courage et la prudence que fait Socrate, on pourrait aussi dire que la vigueur physique est de la prudence. Protagoras distingue la capacité donnée par le savoir et la vigueur elle-même. La vigueur ne vient pas d’un apprentissage et d’une capacité, mais d’une qualité naturelle du corps, correctement entretenue. La hardiesse résulte à la fois d’une habileté, d’une connaissance technique, et d’une passion comme de la folie. Le courage est le résultat d’une constitution naturelle de l’âme et d’une heureuse culture de cette dernière.

Qu’est-ce que bien vivre ?

Socrate reprend la question et part sur un nouveau terrain. Il s’agit de revenir à la question de la vertu en général et de son rapport à la vie bonne et heureuse. Parmi les hommes, y-en-a-t-il qui vivent bien et d’autres mal ? Vivre dans l’affliction et la souffrance ce n’est évidemment pas bien vivre. Toutes les choses agréables, pour autant qu’ils n’en résulte rien d’autre, sont bonnes. Il en est de même des choses affligeantes. Protagoras hésite à accorder cette équivalence. Toutes les choses agréables ne sont pas bonnes et les affligeantes ne sont pas toutes mauvaises. Il y a des choses agréables qui ne sont pas bonnes, et des choses affligeantes qui sont bonnes. Mais ce qui est agréable est ce qui donne du plaisir, et ce qui donne du plaisir est bon. Protagoras demande à ce que la question soit examinée. Est-ce que le bon (agathon) et l’agréable (édé, le plaisir, comme dans hédoniste) sont la même chose?

Socrate utilise le même terme pour parler de l’agréable et du plaisir. La différence est dans l’utilisation de la forme du terme, parfois comme nom, parfois comme adjectif. Cette absence de distinction réelle est importante, comme l’est aussi la traduction qui fait une fausse distinction en posant des termes qui sont finalement des synonymes. La tradition reprendra cette distinction tout à fait discutable, mais en conservant toujours le sens de plaisir derrière l’usage du terme d’agréable. La véritable question est donc dans l’équivalence qu’il pose entre le plaisir et le bon.

Socrate donne un modèle pour la conduite de l’examen à faire sur la question de l’identité et de la différence du bien et de l’agréable. Il prend l’exemple du savoir. Selon l’opinion (doxa) partagée par la foule, le savoir (epistémé) est sans force, incapable de diriger, incapable d’autorité. Dit autrement, il ne donne pas assez de force à la volonté, ou la volonté n’est pas assez forte, c’est ce que l’on appelle en grec, l’acrasie, la faiblesse de la volonté. Mais il n’utilise pas ce terme, qui sera en revanche utilisé par Aristote pour parler de l’incontinence dans l’Ethique à Nicomaque.

L’homme est au contraire guidé par les passions (epithumiai), l’amour, le plaisir, la crainte, la peine, etc. Les passions ont le pouvoir de déterminer nos actes, tandis que le savoir est tiraillé de toute part. Mais le savoir n’est-il pas au contraire une belle chose qui, une fois connu le bien et le mal, ne peut plus être surpassée par rien d’autre, de sorte que plus rien ne peut plus le renverser, et qu’alors il dicte et commande l’action souverainement ? Protagoras est d’accord avec Socrate. Le savoir est ce qu’il y a de plus puissant et il dépasse les passions. Dommage que Protagoras acquiesce ainsi aussi rapidement. Le débat passion raison n’aura pas vraiment lieu.

Mais reprend Socrate, Beaucoup d’individus, tout en ayant la connaissance de ce qui vaut le mieux, ne consentent pas à le faire et font au contraire tout autre chose. La tradition retiendra la formule; je vois le meilleur et je l’approuve et pourtant je fais le pire. « Video meliora proboque, deteriora sequor. » (Ovide, Métamorphoses, VII, v. 20). Tous confessent qu’ils ont été vaincus par le plaisir ou par la peine et que ces émotions ont pris le dessus sur la raison. Comprendre comment la raison est vaincue par les passions aidera également à comprendre la nature du courage et son rapport aux autres parties de la vertu. Socrate souligne l’hypothèse selon laquelle le courage serait la vertu nous permettant de ne pas succomber au plaisir; Une piste cependant qu’il ne suivra pas dans la suite du dialogue.

Nous sommes vaincus pas les plaisirs en ce qui porte sur la nourriture, la boisson, et le sexe. Nous y cédons même lorsque nous savons que ce n’est pas approprié, parce que ces activités nous apportent du plaisir et sont agréable. Pourquoi dit-on que ce sont de mauvaises choses? Est-ce parce qu’ après nous avoir procuré du plaisir, elles nous procurent en effet du désagrément, de la pleine, et des maladies, voire même de la pauvreté ? Si elles ne produisaient que de la jouissance, seraient-elles encore des maux ? Protagoras est d’accord pour dire que ce sont des maux, non pas à cause du plaisir initial qu’elles donnent, mais bien à cause des peines qui les suivent. Dans cette première interprétation, le plaisir en tant que tel, reste un bien. Il y a là également une autre distinction, temporelle cette fois, que reprendra la tradition. Nous cédons au plaisir immédiat et présent, même quand nous savons qu’il produira une peine future. La volonté est faible à ce point qu’elle cède à l’instantané et ne fait pas, ou pas toujours, de calcul des plaisirs et des peines dans le temps. La distinction que fait Socrate et qui consiste à considérer que le plaisir en tant que plaisir est bon, et que la peine en tant que peine est mauvaise, est une distinction difficile à suivre, puisque le même comportement engendre d’abord du plaisir et ensuite de la peine, comme par exemple, qui donne le plaisir de l’ivresse et ensuite, le malaise de la gueule de bois. Cette manière de séparer le plaisir et la peine est purement intellectuelle et ne correspond pas à la réalité. Si cette manière de séparer le plaisir et la peine était correcte, il n’y aurait pas de problème.

A l’inverse, la gymnastique, les campagnes de guerre, les traitements imposés par le médecin, y compris le jeûne, sont d’abord désagréables et génèrent de la peine, puis donnent ensuite du plaisir, une libération des maux et une augmentation la richesse. Ce sont donc des biens, parce que leur fin, leur but final, est heureux. On se rappelle qu’Aristote au début de l’Ethique à Nicomaque définira le bonheur comme la fin de toutes les fins, le but ultime de toutes les actions. Nous sommes bien dans ce registre. Dans le Gorgias, Socrate exprimera une idée similaire en disant que partout « Les dieux ont établi que l’effort (πόνος) précède la récompense (τέρψις). » (ὁ μὲν νόμος, οἶμαι, θεῖός ἐστιν, ὡς ἔφη τις, ὃς φησὶν ὅτι πάντ᾽ ἀγαθὰ τῶν θεῶν μόχθῳ καὶ πόνῳ δίδοται ἡμῖν. « La loi, je pense, est divine, comme le disait quelqu’un : toutes les bonnes choses sont données par les dieux à l’homme à travers la peine et le travail. ». Socrate exprime ainsi que tout plaisir immédiat est toujours suspicieux. La vraie nature du plaisir est de dépasser une peine, de remplir un vide laissé par un effort, et non pas la satisfaction sans fin de tous les plaisirs immédiats, qui ne fait qu’apporter de la peine, parce qu’elle viole en quelque sorte, la loi du plaisir et du désir. Les choses sont bonnes, continue Socrate, quand elles procurent un bien à la fin de leur action, même si au début, elles provoquent une peine. Si l’on comprend que bien et mal d’un côté et plaisir et peine de l’autre, ne se recoupent pas parfaitement, on ne pourra pas dire d’une personne qu’elle a été vaincue par le bien. Cela n’a pas de sens. Quand on dit qu’une personne a été vaincue par le plaisir, cela veut toujours dire qu’elle a été vaincue par le mal, par un plaisir mauvais. On appelle aussi cela une morale conséquentialiste. Le motif initial qui fait agir, ici la recherche du plaisir, ne compte pas pour déterminer la valeur de l’action. Ce qui compte, ce sont les conséquences, ou la fin de l’action. La description de Socrate n’est pas extrêmement clair.

Tous ces biens et ces maux sont classés en fonction du plaisir et de la peine qu’ils entraînent. Ce qui entraine d’abord un plaisir et ensuite une peine est un mal. Et ce qui produit d’abord une peine et ensuite un plaisir, est un bien. Si nous faisions un calcul correct des plaisirs et des peines, maintenant et dans le futur, nous ne serons pas vaincus par les plaisirs. Nous sommes comme victime d’une illusion d’optique, qui fait paraître bien plus grand le plaisir maintenant que la peine devant en résulter plus tard. Le salut de l’existence lui-même viendrait de notre capacité à faire ce calcul, cette mesure du plaisir et de la peine, correctement. Il faut trouver un moyen de ne pas démesurer le plaisir immédiat. Tout est dans l’art de mesurer, qui nous donnera le repos que nous cherchons. C’est le savoir de la mesure, de l’excès et du défaut, qui conduirait nos vies. On retrouve ici la mesure que reprendra Aristote dans l’Ethique à Nicomaque. Le terme utilisé pour parler du « repos » est ἡσυχία désigne littéralement le calme, le silence, le repos intérieur. Ce n’est donc pas le terme d’ataraxie qui sera utilisé par les stoïciens, même si l’idée semble très similaire. Socrate soutient cette fois que nous cédons au plaisir parce que nous le surestimons et au contraire sous estimons la peine qui viendra ensuite. Il ne sépare plus le plaisir et le peine. Mais ce n’est pas très convaincant, parce que nous pouvons très bien penser que boire de l’alcool est risqué, tout en prenant un vrai plaisir à boire pour de vrai. Il n’y a pas forcément de lien entre le calcul du plaisir et de la peine et le comportement.

L’argumentation est assez tortueuse. Après avoir séparé le bien/ plaisir et le mal/peine, Socrate les réunit dans un calcul commun. Ce calcul est supposé déterminer l’action. Et si nous choisissons un plaisir, même s’il va déboucher sur une peine, c’est parce que nous surestimons ce plaisir. Nous voyons que le texte est assez difficile à comprendre, ce qui peut interroger. Platon a-t-il vraiment compris la thèse de Socrate? Est-il vraiment d’accord avec cette thèse? En tout cas, il semble tout faire pour défendre l’argumentation de Socrate, sans vraiment tenir compte des objections que l’on peut faire contre cette thèse.,

Ce que soutient Socrate, c’est que l’on choisit toujours le bien. L’erreur que l’on fait est dans la détermination de ce bien, et, par exemple, dans le calcul des plaisirs et des peines. On ajouter une peine future au plaisir présent surestimé, et c’est ainsi que l’on se trompe. Mais en procédant ainsi, l’argumentation ne répond pas à l’objection initiale qui affirme que l’on choisit le plaisir plutôt que la raison, parce le plaisir a plus de pouvoir sur notre décision et que la volonté basée sur la raison est faible. Socrate met la poursuite du plaisir sous la direction rationnel. Ou dit autrement, le choix est rationnel et englobe la recherche du plaisir. L’idée de la faiblesse de la volonté, l’acrasie en grec, est ici complètement rejetée, puisque la décision est rationnelle. C’est l’erreur du calcul qui nous conduit dans la mauvaise direction, et non pas l’opposition d’un plaisir venant des passions et de la raison. Or nous savons que nous pouvons réellement voir le meilleur et faire le pire, tout simplement lorsque nous fumons une cigarette. L’addiction est plus forte que la raison. Le stress qui induit des comportements de compensations, est aussi plus fort que la raison. C’est tout le problème de la « compulsion », du comportement qui justement échappe à la raison. Socrate défend l’idée que nous sommes toujours rationnel. Mais nous pouvons à l’inverse défendre l’idée que nous nous présentons toujours les motifs d’une exception à la règle, parfaitement connue, quand nous nous comportons mal. En supposant que le choix du plaisir est uniquement rationnel, on peut se demander si Socrate ne fait pas une pétition de principe. Plaçant la raison avant le plaisir, on ne peut plus les opposer.

Le choix correct sur le plaisir et la peine viendra d’une analyse de la mesure de chacun, d’une enquête sur l’excès, le défaut et l’égalité du plaisir et de la peine, qui mêlera une habileté et un savoir. Il faudra examiner plus avant en quoi consiste cette habileté et ce savoir, mais il suffit pour l’instant de montrer que c’est bien un savoir. Nous étions parti de la question de savoir qui était le plus fort pour déterminer l’action, le savoir ou le plaisir. Or ce n’est pas le savoir qui est vaincu par le plaisir, c’est l’ignorance, le manque de savoir, qui fausse le jugement. Cette ignorance porte sur ce qui est bien et mal et sur la mesure, le calcul des plaisirs et des peines. Etre dominé par le plaisir, c’est être ignorant. Et les sophistes, Protagoras, Prodicos, Hippias, se déclarent tous maîtres en sagesse et médecin de cette ignorance. Il faudrait donc bien envoyer ses enfants aux sophistes pour qu’ils leur enseignent la vertu, qui dépend du savoir. Prodicos est d’accord et reconnaît que le bien est agréable, si l’on prend les mots dans leur sens juste. Prodicos est d’accord. Socrate continue, en établissant ces correspondances qu’il affectionne tant. Une bonne action mène à une vie bonne. Elle est donc belle et utile. On ne peut pas « être plus faible que soi-même » et agir sans penser que ce que l’on fait est le meilleur et le bien, autant que le plus agréable. « Personne, de son plein gré, ne va vers ce qui est mal », ou pour reprendre la formule du Gorgias « Nul n’est méchant volontairement ». Nous sommes toujours conduit par ce que nous pensons être un bien. Nous choisirons toujours le moindre des maux également. Tout le monde est d’accord sur ces paroles.

La peur ou la crainte, est l’attente d’un mal. (On retrouvera cette définition au tout début du livre 3 de l’Ethique de Spinoza: l« La peur est une tristesse née de l’idée d’une chose future dont l’issue est incertaine. » Personne n’ira vers ce qu’il considère comme un mal et dont il a peur.

Dès lors, comment comprendre le courage, et sa déconnexion supposée des autres vertus ? On dit que le courageux fait face à ce qui fait peur, alors que le lâche le fuit. D’après les propos que l’on vient de tenir, il est impossible que le courage soit d’aller consciemment, en connaissance de cause, vers une forme de mal. Il n’y a plus de différence entre les courageux et les lâches. Mais les courageux vont à la guerre parce que c’est beau, bon et agréable. Tandis que les lâches ne voient pas tout cela. Le lâche a peur et sa conduite est laide. C’est qu’il est dans une ignorance de ce qui est vraiment beau et laid, bien et mal. La lâcheté, c’est l’ignorance de ce qui est terrible. Il n’est donc pas possible, comme le soutenait Protagoras, d’être ignorant et courageux. Les vertus marchent bien toutes ensemble.

Epilogue

Au début de l’échange, Socrate soutenait que la vertu ne s’enseigne pas, tandis que Protagoras soutenait qu’elle s’enseigne. Socrate soutient maintenant que tout est savoir, y compris le courage. Si la vertu était autre chose qu’un savoir, elle ne pourrait pas s’enseigner. On peut être dubitatif sur ce point, les bonnes habitudes étant tout à fait quelque chose que l’on peut enseigner, et qui ne correspond pas à un savoir au sens de savoir scientifique. Et surtout, nous ne savons toujours pas ce qu’est la vertu elle-même, et il nous faudra continuer à la rechercher de la définition de la vertu pour mieux savoir si elle s’enseigne ou pas. Les deux penseurs se quittent sur un échange d’amabilités.

Le Protagoras est célèbre pour le mythe de Protagoras et pour l’exposition de la thèse de Socrate. Cette thèse définit finalement le vertu comme une habilité, une action, même si cette partie de la vertu est très peu exposée. Elle la définit également comme une propriété de la raison, un jugement qui précède toutes les actions et toutes les vertus, expliquant ainsi l’unité des vertus. Même la recherche du plaisir et des peines dépend d’un calcul, malheureusement souvent victime d’une surestimation du plaisr, notamment quand il vient avant une peine associée aux mêmes actions. In fine, la vertu est plutôt d’accepter, selon la formule d’Hésiode, que les dieux ont mis la peine et l’effort avant le plaisir. A l’inverse, quand nous mettons le plaisir avant la peine, il en résulte toujours une peine supérieure au plaisir pris initialement. En revanche Socrate refuse d’opposer la raison et les passions. Pour lui, toute décision est toujours rationnelle. Il y a pourtant de nombreuses autres manières d’analyser ce problème, comme penser une opposition entre l’âme et le corps, chacun étant une source différente de décision et ayant une force différente, ou une opposition entre deux raisonnement qui s’affrontent dans la prise des mauvaises décisions. La position typiquement socratique qui consiste à ramener toute la vertu à la connaissance ne sera par exemple pas reprise par Aristote. Aristote reprendra l’idée de juste mesure, en la réinterprétant pour définir les vertus comme des équilibres entre des extrêmes, et posera les vertus comme le résultat d’une habitude, venant principalement de l’éducation.

Le dialogue donne une impression de manque de cohérence et d’unité. On a même l’impression parfois qu’il est un recueil de différents moment d’argumentation pas toujours pleinemnt liés entre eux. La principale démonstration de Socrate sur la raison comme source de l’action, des vertus et ses erreurs sur le calcul des plaisir et des peines, ressemble bien plus à une élaboration qu’à une définition achevée. La démonstration du Gorgias est bien plus nette.

En revanche, si l’on considère que le dialogue, suivant son sous-titre, porte sur les sophistes, nous y retrouvons une forme d’unité. Hippocrate cherche de l’aide pour trouver sa place dans la Cité. Protagoras explique, à travers le mythe de Prométhée et surtout à travers ses ajouts, le point de vue relativiste et conventionnalistes des sophistes. Nous en déduisons l’importance de la rhétorique pour convaincre la multitude et ainsi soit gérer l’Etat, soit gérer sa carrière. Socrate oppose au discours du sophiste un discours rationnel, qui s’oppose à la rhétorique. Il oppose également deux objections majeures. La première est que tout le monde a le bon sens nécessaire pour participer aux décisions de la Cité et qu’en cas de question, les Assemblées s’en remettent aux spécialistes. Et, seconde objection, que la vertu, que l’on n’arrive pas vraiment à définir, dépend finalement de la raison et de la connaissance claire du bien et du mal. Il ne s’agit donc pas de convaincre la foule, mais de bien agir.

Annexe – Athéna et Prométhée

Dans la mythologie, c’est Athéna qui ouvre l’Olympe à Prométhée et lui permet ainsi de voler le feu. Athéna est aussi la déesse de nombreux arts, l’agriculture avec l’invention de la charrue et qui fait don de l’olivier aux grecs. Elle donne aussi les nombres, la cuisine, l’art de la charpente, qui permet de construire Argos. Elle est élue, contre Poséidon, déesse tutélaire de la ville qui portera ensuite son nom.

Athéna est la fille de Métis, la déesse de la ruse et de la prudence. C’est elle qui souffle à Ulysse la ruse du cheval de bois pour entrer dans Troie. Elle est la déesse des héros, Ulysse, Jason, Persée. Si Apollon est le père de la philosophie, elle en est la mère. Elle s’oppose à Poséidon, qui est la figure des puissances des ténébres, des pulsions qui s’opposent à la raison. Une sorte de Dionysos avant l’heure. Athéna s’oppose également à Arès. Elle est la déesse de la guerre. Il est le Dieu de Sparte et des massacres.

Laisser un commentaire