La dialectique est un thème et une méthode qui parcourt toute l’histoire de la philosophie, tout en se concrétisant en certains moments essentielles. Cette histoire commence avec Platon et fut révolutionnée par Hegel. Elle n’est toujours pas achevée, mais comme nous allons le voir, elle n’est pas cependant sans contradiction.
La dialectique, l’art du dialogue
Le sens propre de la dialectique est d’être un dialogue rationnel. On en doit la fondation, comme technique politique démocratique, tout comme principe de recherche philosophique, à Socrate.
Socrate s’oppose au rhéteur, mais aussi aux poètes, qui procèdent par discours exposant thèse ou récit. Il préfère la méthode des tragédiens, qui opposent les discours des différents personnages. On le rappelle, Platon voulait être tragédien, à la manière d’Eschyle ou de Sophocle, et c’est Socrate qui l’aurait convaincu, par son exemple, de devenir philosophe;
Platon reprend dans ses Dialogues, le principal texte fondateur de la philosophie, reprennent les grands codes du théâtre. Ils commencent par une exposition des personnages et des thèmes, fonctionnent par échanges entre les personnages et parfois par monologue. De nouveaux personnages apparaissent où entre en jeu au fur et à mesure de l’avancement de l’action. Et surtout, ils mettent en scène un héros, Socrate, à la manière des cycles, consacrés par exemple à Œdipe, par Sophocle. La vie de Socrate est d’ailleurs une tragédie dont l’Apologie, le Criton et le Phédon constituent les derniers moments.

Un art de l’échange et de la contradiction
La première définition de la dialectique est l’art du dialogue contradictoire. Elle est liée à l’art du questionnement, et de l’accouchement, la maïeutique, de Socrate. Socrate dit presque toujours ne rien savoir, et se présente uniquement comme capable de poser des questions permettant à ses interlocuteurs de préciser leurs pensées, et lui permettant à lui de tester leur validité.
La plupart du temps, la thèse passée au crible n’est pas valable, et le dialogue est aporétique, c’est-à-dire qu’il se conclue, au moins formellement, négativement. Nous disons formellement, car à y bien regarder, la plupart du temps, même lorsqu’il ne fait que poser des questions, Socrate échafaude en fait une théorie, souvent différente de celle de son interlocuteur.
Derrière le Socrate cynique, ou sceptique, qui finit souvent par conclure à l’impasse, il y a bien un Socrate défendant ses propres thèses. La méthode du questionnement apparaît parfois comme une manière de privilégier la prudence, de ne pas trop s’exposer.
Elle aussi pédagogique. Les dialogues sont un excellent support à la formation philosophique. Pourquoi Socrate a-t-il posé cette question et pas une autre ? Pourquoi passe-t-il sous silence cet argument, qui semblerait évident? La méthode dialectique est pleine de pleins et de déliées, qui sont autant de chemins supplémentaires à parcourir lorsque l’on s’interroge sur un dialogue.
Socrate est aussi capable de défendre des thèses, que ce soit les siennes, comme dans le Criton, ou celles importantes pour avancer dans la réflexion, comme dans la République. En plus du dialogue, il recourt également aux mythes et aux images, mythes de Prométhée dans le Protagoras, mythe d’Er au livre X de la République, mythe du cheval ailé dans le Phèdre.
Un art de la distinction, de la césure et de la coupure
Dans le Philosophe, Platon présente une autre définition de la dialectique. Il s’agit cette fois de découper correctement le sujet dont on est en train de parler. Le philosophe se mut en linguiste, ou plutôt en maître du concept.
La précision de la pensée se base sur la précision du concept et des mots utilisés pour définir les choses dont on parle. Le dialecticien est celui qui est capable de découper correctement l’être à travers le bon usage des mots. La philosophie ne fonctionne pas que par démonstration, mais aussi par argumentation, interprétation, exposition, toutes méthodes reposant sur un vocabulaire correcte.
Cette définition a été si bien reprise que le philosophe, à l’image du poète, se fait souvent créateur de mot, cette nouveauté allant de pair avec la création des concepts forgés pour décrire sa pensée. On pense à Kant, Hegel et bien sûr Heidegger.
Une tradition qui n’a pas été reprise, mais qui triomphe avec les antinomies de la raison de Kant
Aucun philosophe n’a réussi à reprendre avec la maestria du maître la méthode des dialogues. Très peu ont finalement essayé. Aristote a conservé l’essentiel, à savoir la confrontation avec les autres thèses. A bien des égards, l’œuvre d’Aristote est la réécriture enrichie et continuée des dialogues de Platon, sous la forme du traité.
Xénophon, autre disciple de Socrate, a lui aussi écrit des dialogues. Ils sont à peu près tombés dans l’oubli, quand bien même restent-ils dignes d’intérêt, présentant un Socrate assez différent de celui de Platon. Bien plus tard, on trouve des dialogues chez Fénelon, notamment autour de Télémaque. L’art de Platon aura finalement plus irrigué le théâtre, notamment chez Molière, dans les tirades de Tartuffe ou de Don Juan, qui sont de véritables présentations de thèses, Un autre très bel exemple, peut-être le plus beau, est à trouver dans le dialogue épistolaire des Liaisons dangereuses de Laclos.
De la méthode du dialogue, la tradition philosophique a conservé la confrontation des thèses. Nul autre que Kant n’est allé aussi loin dans la reprise de la tradition. L’œuvre entière de Kant est d’ailleurs essentiellement une reprise d’Aristote. Le climax de la dialectique kantienne est dans la Critique de la raison pure, dans les antinomies de la raison pure, c’est-à-dire les contradictions fondamentales qui structurent la vie de la pensée elle-même. Suis-je libre ou suis-je déterminé ? Cette antinomie est le modèle d’un dialogue assez tragique, puisque aporétique, sans solution évidente, qui assaille la raison en permanence.
Le renouveau hégélien
C’est Hegel qui va redonner ses lettres de noblesses à la dialectique, en la transformant radicalement. Pour le philosophe d’Iéna, la dialectique n’est pas qu’une discussion externe aux concepts et qui ne concernerait que la recherche de la vérité, vue l’extérieur.
Notons toutefois que la méthode hégelienne trouve ses racines chez Platon, au livre 8 de la République, où Platon expose la roue des régimes politiques, chacun finissant par se transformer en un autre, suivant le développement du principe qui va l corrompre. C’est ainsi que l’on passe de l’Aristocratie, à la Timocratie, puis l’Oligarchie, la Démocratie et enfin la Tyrannie.

Elle est au contraire interne et consubstantielle de la vérité et du concept. Le développement de l’être, tel que nous le connaissons, à la fois dans la réalité des étants et dans la représentation mentale conceptuelle que nous en avons, sont uniquement une exposition dialectique des concepts. L’Encyclopédie des sciences philosophiques en est l’exposition systématique. Mais toute l’œuvre de Hegel tourne uniquement sur ce principe de la transformation du concept, de l’idée, qui doit se terminer par l’avènement de l’idée de Dieu pleinement réalisée sur terre.
Parmi les démonstrations les plus claires, on notera celle concernant l’histoire de l’art. D’abord engoncé dans la pierre, l’élément le plus matériel, en Égypte, où il représente les dieux de la religion polythéiste, il finit sa course par la peinture impressionniste et par la musique, l’art le plus délié et le plus subjectif. L’art est ainsi parvenu au bout de sa longue course historique. Il est indéniable que l’art est désormais d’une certaine manière terminée. Il représente l’esprit.
La dialectique hégélienne
Cependant, ce développement de la dialectique, notamment en ce qui concerne l’esprit, dans la Phénoménologie de l’Esprit et dans l’Histoire de l’humanité, reste très problématique. Dire que le concept s’épuise, sous l’effet du négatif, ou du renversement en son inverse, ou par transformation dans une finesse plus grande, ne donne pas en fait la logique parfaite interne de ces renversements.
La compréhension de la dialectique
La compréhension de la dialectique hégélienne en France a été largement influencée par l’interprétation de Kojève, faite pour la tourner au maximum dans un sens marxiste. On peut penser ce que l’on veut de Kojève, mais il est tout de même assez dommage que l’interprétation ait ainsi pris le pas sur la méthode réelle du maître. Voilà ce que nous pouvons en dire, en nous appuyant sur Chatgpt et uniquement sur les textes.
Hegel n’utilise pas systématiquement les termes thèse / antithèse / synthèse (termes popularisés par Fichte ou les hégéliens), mais parle de « moments » du développement logique. Ces moments sont :
- La position, Setzung, initale, affirmative. L’Etre, détermination totale. l’Être pur, mais cet Être, sans détermination, est indiscernable du Néant. Il s’effondre dans le Néant, non par décision arbitraire, mais parce que sa prétention à l’immédiateté absolue le vide de tout contenu. « L’Être pur est la pure indétermination […]. Il n’est pas différent du Néant. »
- La négation, Aufhebung, de cette position. L’Etre se nie lui-même. Il devient son inverse, le Néant, indétermination totale. Le passage de l’Être au Néant, puis au Devenir n’est pas formellement prévisible, mais déduit dans le mouvement même du concept.
- Le troisième moment est la négation de la négation, Aufhebung, à la fois annulation, conservation, élévation. Le résultat est une unité supérieure à l’unité initiale, incluant la position initiale et sa négation. « Ce qui est vrai est le tout. Mais le tout n’est que l’essence s’accomplissant par son développement. » (Préface de La Phénoménologie de l’Esprit).
Contrairement à Kant, pour qui les oppositions restent indépassables (antinomies), Hegel affirme que les contradictions se résolvent dans une totalité dynamique. Chaque concept engendre son contraire, qui est ensuite intégré dans un tiers terme plus riche. Le système hégélien n’est pas un enchaînement linéaire mais une structure en spirale : chaque moment contient les précédents, mais sous une forme plus élevée (principe de totalité récapitulative). « Le commencement doit être absolument immédiat. Mais ce commencement se révèle être médiatisé, et cette médiation est l’un des résultats du développement. » (Science de la Logique, I, §87). « L’évolution n’est pas un acte extérieur au contenu ; elle est ce contenu lui-même. » (Science de la Logique, Introduction). « Ce qui est déterminé est en même temps sa propre négation. » (Encyclopédie, §81). le négatif n’est pas le contraire logique, mais la limite immanente du concept lui-même. Il ne s’agit pas d’une négation extérieure, mais d’une autodépassement. Le négatif ne vient pas de l’extérieur, mais de la contradiction interne qui surgit lorsqu’un concept essaie de se poser comme absolu.
La dialectique n’est pas programmable : elle n’est pas une suite de syllogismes mécaniques. Elle est réflexive et concrète : chaque concept se nie selon sa propre logique interne. Elle demande une lecture patiente, car le négatif émerge toujours de l’intérieur du concept, comme sa vérité refoulée ou sa limite.
C’est une vérité qui se déploie dans le temps, dans l’histoire, dans l’art, la religion et surtout la philosophie. « Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel. » (Principes de la philosophie du droit, Préface). Cependant, cette dynamique historique est aussi un ajout à la logique. Il y a d’abord la logique qui inclut une dynamique dans le raisonnement. Puis il y a le fait que cette dynamique se déploie dans le temps et l’espace, qui correspond à une seconde dynamique. D’un côté il y a une dynamique inhérente au concept, et de l’autre une dynamique immanente de la vie du concept. Telles sont les conditions pour annuler la différence entre la théorie et la pratique. Mais a-t-on raison de vouloir l’annuler?
D’un côté, par exemple, on peut penser le concept de vie. Il désigne tout ce qui est vivant, de la matière à l’homme, selon une belle progression. Mais il s’oppose aussi à la mort. C’est exactement la distinction que fait Aristote dans son Traité de l’âme. L’âme est ce qui fait la différence entre un corps vivant, mouvant et une corps mort. La vie s’oppose premièrement à la mort. A ce premier niveau, l’opposition est complète. On est soit vivant, soit mort. Mais quand on y regarde de plus près, il y a un début de mort, de négativité, de maladie, d’erreur ou de modification génétique. Rien de vivant n’est éternel. Par ailleurs, la vie, dans sa diversité, suppose la mort. Sans mort et sans renouvellement, il n’y a pas de vie, mais l’éternité, ce qui n’a rien à voir. L’éternité n’a besoin de rien pour se maintenir dans l’éternité. La vie, en revanche, a absolument besoin de renouvellement. C’est inclus dans son concept. Donc on a deux définitions de la vie possible, la définition stricte, qui s’oppose complètement à la mort. Mais une analyse plus fouillée nous permet d’inclure la mort, l’opposé donc, dans le concept de vie. Nous appelons cela passer du concept à la notion. Le concept est stricte, n’inclut pas la contradiction, quand la notion est large et inclus son opposé, dès lors qu’il est nécessaire à sa compréhension élargie.
Mais certaines opposition ne sont pas si évidente à inclure dans le concept. Ainsi, l’exemple même de Hegel, qui passe de l’Etre à une notion d’être qui inclut le Néant, paraît ne relever que des définitions que l’on utilise. Etre et Néant sont des concepts qui s’excluent absolument, dans leur définition. La liasion qui permettrait de passer de l’Etre au Néant ou du Néant à l’Etre n’est pas possible logiquement. Du néant absolu, rien ne peut jamais sortir. Le néant est un concept limité complètement impensable. Il n’est pas le rien, le vide, le négatif, qui eux peuvent se comprendre par rapport à un quelque chose, un plein, un positif.
Ajouter une dimension temporelle, qui a elle-même un sens, qui nous conduit vers le « meilleur des mondes possibles », c’est faire encore un saut supplémentaire vers la téléologie et la théodicée. C’est réintroduire une dimension de justice parfaite dans la réalité, qui n’étant pas prouvable scientifiquement, ne peut, selon le langage de Kant, que constituer un idéal régulateur, une modalité de jugement synthétique de la réalité (qui adjoint les faits à l’idée d’un monde parfait). Cela permet de juger la réalité. Mais ce n’est pas confirmé, et cela ne le sera jamais, par la réalité. Telle est la différence entre le jugement synthétique a priori scientifique, et l’idéal régulateur, tout aussi synthétique, mais qui ne correspond pas à une expérience possible.
Comment se fait la déduction du négatif?
La dialectique chez Hegel n’est pas déductible à partir d’une règle fixe. En effet, contrairement à une dialectique formelle ou scolastique, la dialectique hégélienne ne suit pas une mécanique prévisible où l’on pourrait à chaque fois anticiper a priori quel va être le contraire ou la négation d’un concept. Chez Hegel : « Ce n’est pas la réflexion externe qui introduit le négatif, mais c’est le concept lui-même qui se nie de l’intérieur. » (Science de la Logique, Introduction) « La méthode n’est pas un instrument extérieur, mais l’âme immanente du contenu. » (Science de la Logique, Préface). Ainsi, chaque concept se développe de lui-même vers son propre négatif — mais ce négatif est spécifique au contenu.
Critique de la dialectique
Hegel n’est ainsi pas extrêmement clair sur les principes de sa dialectique. On a le plus souvent l’impression qu’elle sort toute casquée de la tête du philosophe, comme Athéna est née du cerveau de Zeus. L’idée est que chaque concept s’épuise, donne tout ce qu’il a à donner, puis se renverse dans la forme suivante. L’architecture égyptienne se mue en sculpture sous la Grèce et Rome, puis, en peinture religieuse avec le christianisme, et qui va vers la musique et la subjectivité. La dialectique hégélienne semble finalement reposée sur l’intuition de son auteur. Elle ressemble en cela au troisième genre de connaissance de Spinoza. Dès qu’il s’agit de penser dieu et la totalité, il faut faire un saut, un acte de foi, qui permet de dépasser le discours rationnel, pour le meilleur et pour le pire. La dialectique est incroyablement séduisante dans ses promesses. Mais elle n’est pas garantie par la logique. C’est sans doute pour combler ce manque intrinsèque que Hegel a réécrit sans fin son Encyclopédie. La preuve est dans la décomposition organisée, organique même, de la totalité dans l’intégralité des ses mouvements dialectiques. Mais cette démonstratrion est vaine. On peut perpétuellement recommencer la phénoménologie en partant d’une nouvelle dimension ou d’un nouveau point de départ. Husserl ne fera pas mieux. Il ne faut pas confondre la dialectique de la conscience qui vient de sa nature, et la dialectique historique du concept, qui est une tentative, un outil d’analyse, régulateur comme le dirait Kant, puisqu’il suit finalement la cause finale, s’achève dans l’Idée de l’avènement de l’Idée dans le monde.
Ces difficultés sont d’autant plus flagrantes dans la philosophie de l’Histoire. Pourquoi la démocratie moderne, représentative, serait plus libre que la démocratie athénienne? Pourquoi l’Idée de Liberté, dont la notion est si vaste qu’on a parfois du mal à la définir, serait-elle la fin de l’histoire? Le premier successeur de Hegel est Marx, qui prévoit un avenir complètement différent, en s’appuyant exactement sur le même principe dialectique. Cependant, cette fois la dialectique n’est plus spirituelle, c’est au contraire une dialectique de la matière, venant d’un penseur ayant fait sa thèse sur les matérialistes grecs. Il remet le mouvement de la transformation à sa place selon les termes de la physique. « Ma méthode dialectique ne diffère pas seulement de la méthode hégélienne, mais lui est diamétralement opposée. Pour Hegel, le processus de pensée, qu’il transforme même en sujet autonome sous le nom d’Idée, est le démiurge du réel […] Chez moi, au contraire, l’Idée n’est rien d’autre que le monde matériel transposé et traduit dans la tête de l’homme. » Postface à la seconde édition du Capital (1873)
C’est le choc des forces, la puissance des groupes sociales qui constitue le moteur de l’histoire. C’est la classe des ouvriers, l’élite des classes populaires, au-dessus du lumpenproletariat, qui va, par sa force, son poids social et dans les urnes, renverser la démocratie bourgeoise. La démocratie moderne est considérée comme ce que l’on appelle aujourd’hui un « fake », une façade de démocratie formelle, cachant la domination économique réelle des capitalistes et détenteurs des moyens de productions.
L’objection n’est pas sans raison. La démocratie moderne, sans croissance économique, sans distribution des richesses, ne peut pas garantir la liberté. Le salariat est bien, comme le dit Marx, une nouvelle forme de l’esclavage. A-t-il pour autant raison quand il prétend que la fin de l’histoire aura lieu lorsque le capitalisme se transformera, de lui-même, en communisme, alliant propriété des moyens de production et planification de la production.
Les positions de la philosophie politique moderne
La dialectique est devenue l’un des principaux modes d’explication de l’histoire, à côté du réalisme, ou de la philosophie normative. Pour le dire en le simplifiant, il y a la force, les principes, et la dynamique de l’histoire. Du côté de la force, on retrouve Huntington, qui nous parle du Clash des civilisations, Kant et ses successeurs, de plus en plus discrets, parle de la Paix perpétuelle et des institutions internationales. On pense à Habermas, dont nous allons reparler. Et du côté de la dialectique, nous avons sur la droite Fukuyama, le continuateur libéral de Hegel, et sur la gauche, sur les ruines du communisme, des penseurs de la restauration de l’Etat, du gaullisme de Luc Ferry et Onfray, à la nostalgie de Marcel Gauchet.
La dialectique permet-elle de vraiment comprendre l’histoire?
Mais la dialectique est-elle une bonne méthode de compréhension de l’histoire? La dialectique nous offre une promesse. La liberté, l’idée, l’idéal, finira par l’emporter. La dialectique est une inscription de la théodicée dans l’histoire. Comme le mal existe, et que c’est un scandale intellectuel et religieux, Hegel a trouvé, comme le fait Adam Smith avec la main invisible, une thèse permettant de sauvegarder la pureté divine.
Aujourd’hui tout va mal, mais demain tout ira mieux. La dialectique est une sorte de messianisme qui prétend finalement faire la synthèse de la force et de l’Idée. Tout va mal, mais c’est le chemin du bien. La critique que l’on fait généralement à l’idéologie, au premier rang desquelles le communisme, c’est qu’il ne peut jamais avoir tort. Il est ainsi invérifiable. Même si l’enfer s’abattait sur terre, ce ne serait qu’une étape, un moment de la dialectique qui doit nécessairement parvenir à la liberté.
Pire, si l’on peut dire, la liberté perd beaucoup en liberté si elle devient nécessaire. On retrouve au niveau de l’histoire le problème fondamentale de la réalisation de la liberté. N’est libre que ce qui suit la raison. Mais nous ne sommes pas que raison, et jusqu’ici nous n’avons toujours pas trouvé la méthode pour nous libérer par la raison des passions. C’est au contraire dans la discipline, l’éducation, la répétition, que nous trouvons la force de nous libérer des mauvaises habitudes et à maîtriser nos hormones.
Comment peut-on penser la Liberté, comme l’a fait Hegel, comme une donnée externe à l’homme, inscrite dans l’histoire et qui doit se réaliser de manière nécessaire et automatique? C’est impossible. La liberté doit rester une construction culturelle humaine et elle dépend de l’effort moral de l’homme.
Autres compréhensions de l’histoire
Il nous faut donc en rabattre sur la compréhension de l’évolution dans le temps. Même conscient de nous-mêmes et de notre liberté historique, nous, l’humanité, restons en conflit sur ce nombreux points, et c’est ainsi que nous n’avançons pas dans la même direction.
La dynamique mondiale est tributaire de deux mouvements, celui des démocraties contre les dictatures, qui est identifiée par le développement des démocraties et des dictatures. Cette première ligne se redouble de la tension entre le régime politique et la civilisation à laquelle il appartient, comme par exemple les démocraties occidentales qui oscillent entre internationalisme et nationalisme, ou l’Inde qui lutte toujours contre son système des castes.
A ces régimes politiques, religieux, sociaux, et idéologiques, il faut encore ajouter les systèmes économiques et le développement technologique. La technologie, élément de puissance, transpire quelques soient les sociétés. Les smartphones, réseaux sociaux, drones, les panneaux solaires et le nucléaires sont désormais partout. Aucun régime ne peut se maintenir sans rester technologiquement comparable aux autres. Le système économique, après la faillite du communisme est aussi une nécessité. Entre système de concentration des richesses ploutocratique ou liberté économique. C’est la grande leçon de la Chine, qui a su rester une dictature populaire tout en libérant le secteur économique. Le lien entre démocratie et capitalisme est rompu, faisant perdre cet avantage aux démocraties qui elles s’enfoncent dans la dette.
Il ne s’agit pas ici de faire cette histoire, mais uniquement de montrer la multiplicité des facteurs et de leurs dynamiques d’évolution, montrant que l’avenir est ainsi ouvert. Ni fin déterminée, ni éternel retour, l’histoire est une création continuée, où la liberté n’est qu’une dimension parmi d’autres. La dialectique a une puissance euristique, herméneutique, interprétative, mais pas prédictive. C’est l’homme qui décidera s’il est capable de créer un monde moral. On peut conserver l’apport de Hegel, pour peut d’une certaine manière, de le laïciser, de lui oter son tropisme de main invisible ou de deus ex machina.
Il s’agira dès lors de rester attentif aux évolutions des différentes composantes, dans une logique de tableau de bord de l’évolution des valeurs, qui devra nous aider à rester dans une perspective de développement, d’internationalisation, de tolérance, de développement démocratique, tout en nous méfiant des tendances opposées, crise de la dette, repli nationaliste, violation du droit international et des principes démocratiques, etc.
Habermas et le retour au dialogue
En 1981, Habermas édite sa Théorie de l’agir communicationnel (Theorie des kommunikativen Handelns). Un nom très pompeux pour remettre en selle les principes du dialogue socratique au coeur de la délibération démocratique.
C’est bien une tentative de restauration de la pensée dialectique. C’est une très belle idée, qui a malheureusement fait long feu, écrasée par la communication des réseaux sociaux. Mais au-delà de cette théorie, c’est une véritable théorie de la vérité moderne que met en place le philosophe.
Le dialogue doit respecter la raison, la contradiction, et doit s’élaborer durant une délibération. Les principes de la raison à respecter inclut notamment le respect de la réalité objectives des faits (il pleut) de la réalité subjective des émotions (j’ai de la joie). En plus de la raison, le dialogue doit reposer sur la sincérité et l’authenticité de la recherche, qui sont les conditions de la remise en cause devant mener à un accord commun.
C’est beau, mais limité par la recherche d’un consensus démocratique et pas sur la recherche d’une vérité commune. On fait au mieux le plus rationnellement possible. Mais cherche un consensus rationnel, qui sera par définition mouvant.

Or on ne peut pas à la fois vivre dans un monde de valeur mouvante, de notion à l’interprétation et à l’accord large et complexe, comme l’égalité et la liberté, et prétendre à un compromis qui mette le plus grand nombre d’accord. Il y a fort à parier que les dynamiques d’opposition seront plus importantes que les dynamiques de convergences. Sauf quand la convergence se fait sur des principes claires, démontrées et partagées, et pas uniquement sur des principes partagées de manière temporaire.
Annexes
1. ⚖️ Philosophie du droit : La dialectique de la volonté libre
Principes de la philosophie du droit (1820), §§4–29
A. Le point de départ : la volonté abstraite
- Hegel part du concept de la volonté en général, qui est la liberté en tant que capacité d’affirmation de soi.
- Première figure : la volonté arbitraire (Willkür)
- Elle choisit selon des désirs contingents.
- Elle est encore formelle, indéterminée.
« La volonté est en soi libre, mais cette liberté n’est d’abord qu’une idée abstraite. » (§4)
B. Première négation : la limite de l’arbitraire
- La volonté arbitraire se révèle dépendante du donné (besoins, passions, circonstances).
- Elle est contrainte dans son apparente liberté.
- Cette contradiction pousse vers une négation de l’indétermination : la volonté cherche à se déterminer par la raison.
C. Aufhebung : la volonté rationnelle
- C’est la liberté concrète, qui se donne à elle-même ses propres lois.
- Elle est auto-détermination : c’est la volonté libre en acte.
- Ce moment correspond à la moralité (Moralität), puis à l’éthicité (Sittlichkeit) dans la société.
« L’effectivité de la liberté, c’est l’éthique [Sittlichkeit]. » (§29)
Résultat :
Hegel montre que la véritable liberté ne réside pas dans l’indépendance absolue (illusion de la volonté arbitraire), mais dans la participation à un ordre rationnel, tel que l’État éthique.
Ainsi, la volonté se développe dialectiquement :
Volonté abstraite → Volonté déterminée extérieurement → Volonté rationnelle (auto-détermination)
2. Phénoménologie de l’esprit : La dialectique de la conscience Phänomenologie des Geistes (1807), chapitres I à IV
A. Le point de départ : la certitude sensible
« Ce qui est vrai pour la conscience, c’est ce qu’elle saisit immédiatement. »
- C’est la forme la plus pauvre de savoir, car elle croit appréhender l’objet tel quel, sans médiation.
- Mais ce qui est saisi (par exemple : « ce-ci ») n’est jamais que relatif à un ici et maintenant, donc changeant.
B. Négation : la perception
- La conscience passe à un niveau plus élaboré : elle perçoit des objets stables (substances avec qualités).
- Mais elle découvre des contradictions internes : l’unité de la chose éclate entre universalité (le concept) et singularité (les données sensibles).
C. Deuxième négation : la force et l’entendement
- La conscience cherche maintenant au-delà du phénomène, la cause, la loi.
- Elle introduit la médiation, mais la force devient elle-même instable, car toujours médiée par une autre.
Cela mène à la prise de conscience que le fondement de l’expérience est la conscience elle-même.
D. Aufhebung : la conscience de soi
- La conscience découvre qu’elle est elle-même partie prenante de son objet.
- Elle devient conscience de soi : c’est l’avènement du sujet.
- Mais cette conscience de soi passe d’abord par le désir, puis la fameuse dialectique du maître et de l’esclave.
« La conscience de soi n’atteint sa satisfaction qu’en trouvant une autre conscience de soi. » (Phénoménologie, §178)
Résultat :
La conscience évolue par auto-dépassement de ses figures successives, en découvrant à chaque étape une contradiction interne qui pousse au niveau supérieur.
Schéma :
Certitude sensible → Perception → Entendement → Conscience de soi
En synthèse
Dans les deux cas, la dialectique suit le même mouvement organique :
| Étape | Philosophie du droit | Phénoménologie de l’esprit |
|---|---|---|
| Position | Volonté abstraite | Certitude sensible |
| Négation | Volonté dépendante, contrainte | Perception, puis entendement |
| Aufhebung | Volonté rationnelle (éthique) | Conscience de soi (désir, lutte) |
Mais le négatif qui surgit à chaque fois n’est jamais prévisible à l’avance, car il naît de la contradiction interne propre à chaque figure.
La Raison dans l’histoire
Dans La Raison dans l’histoire (Die Vernunft in der Geschichte), Hegel présente une dialectique de la liberté à l’échelle historique, qui est plus synthétique que dans la Phénoménologie ou la Philosophie du droit, mais rigoureusement cohérente avec elles. Le texte est issu de cours donnés entre 1820 et 1831, et constitue une introduction à sa philosophie de l’histoire.
Hegel y expose l’idée que l’histoire universelle est le développement de la liberté dans le monde réel, selon une logique dialectique qui articule idées, institutions, et peuples concrets.
Principe général : l’histoire est le progrès de la conscience de la liberté
« Ce que nous devons apprendre à reconnaître, c’est que la raison gouverne le monde, et que donc l’histoire universelle est rationnelle. »
(La Raison dans l’histoire, Introduction)
Hegel part d’un postulat central : l’histoire a un sens, non pas moral ou téléologique au sens religieux, mais rationnel. Elle est le déploiement de l’Esprit (Geist), dont l’essence est la liberté.
Structure dialectique du développement de la liberté
1. Orient ancien : Un seul est libre
« Dans le monde oriental, un seul est libre ; c’est le despote. »
- L’État est tout, la personne individuelle est nulle.
- La liberté est présente en germe, mais elle n’est pas reconnue.
- C’est une liberté immédiate, non réfléchie, liée à un pouvoir sacralisé.
2. Monde grec et romain : Quelques-uns sont libres
- La cité grecque reconnaît la liberté, mais seulement pour les citoyens (exclusion des esclaves, des femmes).
- La liberté est désormais institutionnalisée, mais reste particulière et exclusive.
- À Rome, la liberté devient plus juridique, mais perd en vie éthique.
3. Monde germanique / chrétien / moderne : Tous sont libres
« Le principe du monde germanique est la liberté de l’homme en tant qu’homme. »
- La modernité, avec le christianisme puis la Réforme, introduit l’idée que chaque individu est porteur d’une valeur absolue.
- Cette liberté se réalise à travers :
- les institutions (État rationnel),
- le droit,
- et la morale subjective.
La dialectique historique n’est pas linéaire
- Hegel précise que ce développement n’est pas un progrès mécanique : il passe par des conflits, des guerres, des révolutions.
- Le négatif joue un rôle central : c’est par la violence de l’histoire que l’Esprit se libère.
« L’histoire du monde est le tribunal du monde. » (La Raison dans l’histoire)
Autrement dit, l’histoire réalise la liberté en détruisant ce qui l’entrave.
Les peuples comme figures de l’Esprit
Chaque grand peuple historique est pour Hegel une figuration de l’Esprit à une époque donnée. Par exemple :
- L’Empire romain comme figure du droit formel.
- Le monde chrétien médiéval comme figure de l’intériorité.
- Le monde moderne (Réforme, Révolution, État) comme figure de la liberté concrète.
Mais chaque peuple est destiné à périr, une fois sa mission historique accomplie.
En résumé : dialectique de la liberté dans La Raison dans l’histoire
| Moment | Figure de l’Esprit | Forme de liberté | Limite dialectique |
|---|---|---|---|
| Orient ancien | Despotisme éclairé | Un seul est libre | Absence d’individuation |
| Monde antique (Grèce/Rome) | Cité / droit | Quelques-uns sont libres | Exclusion, contradiction interne |
| Monde chrétien / germanique | Esprit subjectif et rationnel | Tous sont libres | Lutte pour la réalisation concrète (État, droit, morale) |
L’histoire comme réalisation de la liberté par la négativité
Hegel insiste que l’Esprit ne devient libre qu’en passant par la négation de ses formes incomplètes :
« C’est par la souffrance, le travail, le conflit que la liberté s’arrache à la nature. »
La dialectique historique est donc :
- L’Esprit est libre en soi →
- Il ne le sait pas encore →
- Il prend conscience de sa liberté →
- Il la réalise dans les institutions éthiques.