La principale thèse qui revient en permanence dans l’argumentaire des anti-euthanasies est qu’il faut défendre la Vie à tout prix. Mais est-ce une position si simple et si satisfaisante?

La Vie – une thèse simple et universelle
Au premier abord, l’idée de défendre la vie semble imparable. Défendre la vie, c’est refuser la mort, le morbide, le crime, l’assassinat. C’est luter pour quelque chose de positif, pour la croissance, la créativité, l’avenir. Pour que la puissance biologique qui se déploie. C’est beau, et en plus, c’est simple.
Les opposants ne seraient que des suppôts de la mort, des « morbidophiles » affreux, des assassins ou meurtriers en puissance, des génocidaires. Et ce n’est pas faux. Qui aurait la drôle d’idée d’aller défendre la mort ? Franchement, pas grand monde. La mort est immédiatement reléguée au rang de pulsion archaïque.

La Vie est-elle un absolu ?
Pourtant, la thèse n’est simple qu’en apparence. La vie parfaite et idéale n’existe pas. Notre vie même n’est possible qu’au prix de la disparition biologique d’autres vies. Je mange, donc je suis. Derrière les belles déclarations vitaliste, la réalité du biologique est sa dépendance à d’autres formes biologiques, ne serait-ce que pour se maintenir en vie. C’est horrible, mais c’est ainsi. Nous sommes une parcelle dans une vie biologique totale. Le lion mange autant que la gazelle. Nous avons tous appris la pyramide des espèces, avec à son sommet, le super-prédateur ultime, l’homme.
Pire. La vie, c’est aussi celle du virus, de la maladie, du cancer. Il y a semble-t-il bien du mal, dans la vie elle-même. Tout devient une question de point de vue. L’idée de Vie n’est pas exempte d’ambiguïté.

Un parallèle avec deux types de morale
Si l’on met un peu de côté les questions sur l’épicurisme ou l’individualisme, il semble qu’in fine le débat sur la morale se concentre sur une seule alternative. Il y aurait d’un côté une morale supérieure, une morale « qui se moquerait de la morale », selon la citation de Pascale, et serait par-delà le bien et le mal. Elle reconnaitrait la totalité de l’existence et de la vie, dans une acceptation de tout, du destin et de la vie.

Et de l’autre côté, il y aurait la morale du penseur, de la justice. Une morale à hauteur d’homme, qui se bat tous les jours pour comprendre ce qu’est le bien et le mal et l’inscrire dans le droit. Mais elle est pleine de difficultés et de tragique. Il faut choisir dans l’ombre, dans l’inconnu, dans l’incompréhensible et le scandale du mal. Au risque réel de se tromper. Il faut mettre les mains dans le cambouis et chercher le point d’équilibre qui permet de gérer les situations réelles humaines.
La dialectique de la vie et de la mort
La vie ne serait-elle pas un concept trop large? On donne parfois le nom de notion à ce type de concept. Pourquoi ? Parce que d’un côté la vie s’oppose à la mort. Là tout va bien, ou presque. On reste au niveau du sens étroit ou stricte du concept. Mais selon une autre interprétation, la vie est la notion globale, placée au-dessus de tout. A ce stade, la notion de vie s’englobe elle-même, mais aussi son inverse, et donc la mort. Nous sommes dans le sens large, l’extension maximale de la notion.
Quand la vie devient valeur suprême, on ne peut plus la questionner. Elle est inattaquable, parce qu’elle inclut déjà sa propre contradiction. On atteint le stade du dogme. Dans l’utilisation quotidienne, les défenseurs de la vie passent allégrement d’une définition à l’autre, du sens étroit au sens large. On esquive ainsi habillement toutes les objections contre le dogme. On oublie juste de rappeler que le sens élargi inclut aussi la mort. Ce n’est qu’un sophisme, une ruse rhétorique.
Le sens élargi a un intérêt intellectuel énorme, incommensurable même ! Il nous évite tout simplement de penser. Nous n’avons plus qu’à nous y référer en toutes circonstances. Je ne sais pas que penser sur la fin de vie ou sur l’avortement? Hop, je sors « la Vie » comme valeur ultime et j’interdis toute contestation. Carton Vert ! Le viol, la maladie dégénérative, l’injustice humaine ou naturelle ? Pas mon problème. Je plane au nirvana des Idées ou tout est dans tout et où tout se vaut.
La Russie attaque l’Ukraine, les Etats-Unis coupe brutalement l’aide humanitaire, y compris sur la nouritture ? Not in my Ethic backyard! Je suis tellement sage que la mort et l’injustice ne me concernent plus. Je plane au-dessus du bien et du mal, dans les cimes de la lâcheté…, oups, pardon… lapsus de l’ancien monde ou de l’ici-bas – pardonnez-moi cette erreur, il est si difficile de devenir un sage absolu.. dans les cimes donc, de la Sagesse suprême, au-delà du bien et du mal.

La morale qui se fiche de la morale, c’est quand même une morale, et pas forcément la plus belle
Spinoza est l’un des penseurs qui est allé le plus loin sur ce thème, dans cette tentative de penser l’homme sans faire référence au bien et au mal. La tension entre la liberté et la nécessité reste cependant très forte dans toute son œuvre. D’une certaine manière, il défend les deux. « Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation, non de la mort, mais de la vie »(Ethique, IV,LXVII). Très bien. Et la mort, le mal, la maladie, l’injustice, on n’en fait quoi?
Malgré une pensée qui se veut entièrement rationnelle, Spinoza ne peut s’empêcher de défendre une liberté, celle de la raison et de l’intelligence. Mais il s’arrête là. Il cherche une position médiane. Il la trouve dans l’amour de Dieu. Pour lui, Dieu est la Nature, c’est-à-dire aussi la Vie. Dans le sommet de la généralisation de la notion, tout se rejoint. Le troisième genre de connaissance est souvent considéré comme l’intuition directe de la totalité divine. Elle s’oppose à la compréhension rationnelle, à l’entendement, qui sépare et articule par les connecteurs de la logique, et constitue le second genre de connaissance.

Alors, oui, en posant l’intuition comme la forme suprême de la pensée, Spinoza prétend avoir un contact intellectuel direct avec la divinité. On peut tout de même se demander ce qu’il reste d’intellectuel dans cette intuition, où tout est dans tout. Kant ne se donnera même pas la peine de réfuter cet « intuitionnisme ».
C’est toujours le même problème, une véritable limite de la pensée humaine. La pensée de la totalité, l’extension du concept à la notion, finit toujours dans une sorte d’extase religieuse fusionnelle. Tout est tout, le tout est le rien, l’être le néant, le néant la vie, etc.
Le souci arrive quand on veut faire de la Vie, de Dieu, de la Nature, la valeur ultime et que l’on s’arroge le titre de sage suprême pour avoir atteint ce point de la fusion. On retrouve ce discours un peu partout, y compris dans le bouddhisme ou la pensée liée au Yoga. « L’individu s’est identifié à Dieu et est ainsi parvenu (…) à un degré extrême de narcissisme ». (Fromm, Le coeur de l’homme, Petite biblio Payot classiques, p114, à propos de l’Eglise catholique). Et c’est ainsi quà trop vouloir se rapprocher de Dieu, « Qui veut faire l’Ange fait la bête » Pascal, Pensées (fragment Sellier 358, Lafuma 494). L’orgueil de l’homme rationnel et du philosophe qu’il dénonce ici peut tout à fait s’appliquer à la pensée religieuse qu’il met en avant partout ailleurs.
Qu’elle est la conséquence morale de ce Nirvana ? Il suffit de lire Le Traité politique de Spinoza pour s’en faire une idée. Fidèle a son système mécanique et physique, Spinoza pose une politique de la force. La liberté de chacun s’étend jusqu’où va sa force. La politique est une organisation mécanique des pouvoirs. Elle n’a pas besoin de morale pour la guider. Il n’y a pas de principe de justice. La Cité humaine est réductible à un système comparable à celui des planètes tournant autour du soleil. Des formules, des lois, une machine. On se demande même pourquoi ce livre a été écrit. D’ailleurs Spinoza, arrêté soit par la mort, soit par l’ennui de sa propre doctrine, ne l’a jamais terminé. Spinoza n’est pas du tout un libéral. On aura beaucoup de mal à le placer à côté de Locke ou de Leibniz, voire même de Rousseau, dans la pensée philosophique des lumières.
Un autre penseur est aussi un fervent partisan de la thèse de l’au-delà du bien et du mal. Il s’agit évidement de Nietzsche. A la fin de sa vie, il se déclarera, peut-être pas sans raison, spinoziste. Contre toute attente, celui qui détestait tous les dieux, rejoint le dieu du plus rationaliste de tous les philosophes.
Que trouve-t-on par delà le bien et le mal? Au delà de toutes le moralines dénoncées sans cesse, par Nietzsche, en quoi consiste sa grande morale? Tout simplement dans le règne de la force, et du fort sur le faible. Par un étrange aveuglement, tout le monde ou presque en France, cherche à récupérer Nietzsche. Même les catholiques cherchent à récupérer celui qui a écrit L’Antéchrist et sans cesse combattu la parole de Jésus! Parce qu’il défend cette vision de la Vie au delà du bien et du mal, d’une sagesse qui pourrait s’affranchir de réfléchir. Mais on fait silence sur la terrible contre-partie, le règne de la force.

La morale du moindre mal
Qu’il est doux, mon dieu, de s’arrêter de penser en contemplant l’idée de Vie, de Dieu, de Nature! Qu’il est gratifiant d’arriver à ce degré de sagesse nous permettant de surplomber toute l’humanité, toute l’histoire, tout… littéralement. Qu’il est apaisant de n’avoir jamais à prendre partie pour ou contre, dans le moindre conflit, puisque finalement, « c’est la vie ma bonne germaine, que voulez-vous, c’est comme ça » ! Il me suffit de me résigner à tout, et d’appeler cela amour de la vie et Amor fati, sagesse, pour atteindre le règne des sages bienheureux.
D’un côté la notion de Vie complète une morale qui se veut par-delà le bien et le mal, et se fiche que la mort et le mal soit inclus dans son concept.
De l’autre le concept de vie, opposé à la mort et au mal, plus circonscrit, qui devra trouver d’autres critères pour savoir où commence le bien et où s’arrête le mal.
Quel parti choisir? Difficile de ne pas céder un peu aux deux. Rejeter la Vie et Dieu, c’est se retrouver plonger dans une vie insensée et se fermer les portes de la foi. Rejeter la morale et la casuistique du bien et du mal, c’est juste ouvrir la porte à pouvoir se comporter comme le dernier des salauds et à tout justifier. On serait finalement tenté de répondre, l’un et l’autre. Oui, nous pouvons rêver d’une intuition directe avec le divin. Mais uniquement rationnelle et par l’intelligence. Le coeur ne doit pas s’endurcir en s’ouvrant au mal.
Non, nous ne pouvons pas abandonner toute prise de position, toute réflexion et action face aux tragédies du monde, sous prétexte que « c’est la vie ». Nous devons accepter la destination morale propre de l’homme. Lutter, mais en restant lucide. Combattre, mais en sachant que nous perdrons plus souvent que nous ne gagnerons et que cela ne doit pas transformer la vie en calvaire et en enfer sur terre. Il faut accepter la limite de notre pouvoir. Combattre en douceur, sur le long terme, en acceptant de le faire avec les armes de la raison dialectique. Apollon, plutôt que Dionysos.

Le chapitre VI Liberté, déterminisme et alternativisme, nous a largement inspiré ce texte, même si nos conclusions sont l’inverse de celle de Fromm, qui met la Vie avant tout.
Appendice,
« La vraie morale se moque de la morale. »
Pascal, (Pensées, fragment Sellier 451, Lafuma 678)
« Grandeur de l’homme.
La vraie morale se moque de la morale, c’est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit ; et que, comme l’esprit de finesse est la vraie morale, ainsi elle se moque de la morale, qui est dans l’esprit de géométrie.
Et que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit, non que celle-ci ne soit juste et raisonnable, mais parce qu’elle n’est point le point où il faut aller, que, par conséquent, en s’y arrêtant, on est dans l’erreur, et que l’on manque de vérité qui consiste, non seulement dans la morale, mais dans une morale sainte. »
Pascal développe une pensée uniquement religieuse, dont la conséquence est le relativisme en tout ce qui concerne la justice humaine.