Platon – Lysis,ou de l’amitié (philia)

Introduction

Socrate raconte comment venant de l’Académie et allant vers le Lycée, il a croisé Hippothalès et un groupe de personnes en bas du Mur de l’Acropole. Hippothalès attire Socrate en lui vantant leur activité. Ils discutent avec de beaux jeunes hommes, sous le patronage de Miccos. Socrate remarque qu’Hippothalès est amoureux et souligne que c’est un don chez lui de repérer ceux qui aiment et ceux qui sont aimés. Hippothalès est en effet amoureux du jeune et beau Lysis, à tel point qu’il délire, selon ses amis.

Avant d’être l’école de Platon, l’Académie était un gymnase consacré à Académos. Le Lycée était un gymnase dédié à Apollon Lycien

Nous n’avons pas d’information particulière sur Lysis. Il est comme Charmide ou Alcibiade, un beau jeune homme. Hippothalès, disciple de Ctesippe (un sophiste).

Faut-il flatter son ami ?

Socrate veut savoir comment Hippothalès se comporte envers son bien-aimé, ce qu’il a en tête à son propos. Mais il semblerait que l’amoureux n’ait rien de bien original à dire sur son aimé. Socrate le met en garde  » quiconque est savant dans les choses d’amour s’abstient de louer l’aimé avant d’en avoir fait la conquête, songeant avec crainte à la tournure que l’avenir réserve (…) les beaux enfants quand on les loue et qu’on les exalte sont plein d’arrogances (…) et il devient difficile de les conquérir. » « Que donnerait un chasseur qui donnerait l’éveil au gibier qu’il chasse et le rendrait plus difficile à prendre? » Attention à l’usage de la poésie.

Quelle est la conduite à tenir envers un bien aimé pour obtenir son amitié? Socrate demande à pouvoir en parler à Lysis, connu pour sa beauté et sa perfection morale. Ménexène rejoint le groupe de Socrate et Lysis, curieux de les entendre, suit Ménéxène. Hippothalès reste en retrait. Socrate commence par s’adresser aux jeunes gens en leur demandant qui est le plus âgé, puis le plus beau. Il ne les interroge pas sur la richesse car « entre ami, tout est commun ». Ménexène est appelé et Lysis seul reste pour répondre aux questions de Socrate. Ménexène est un autre beau jeune homme, dont nous ne savons pas grand-chose. Un dialogue, un éloge funèbre de Périclès, porte son nom.

Les parents de Lysis ont sûrement pour lui beaucoup d’amitié. Ils souhaitent son bonheur, qu’il ne soit pas esclave et qu’il puisse réaliser ses désirs. Et ils feront tout leur possible pour que Lysis soit heureux. Mais pourtant, ils ne le laissent pas faire tout ce qu’il veut. Ils le grondent même parfois. Ils ne le laissent pas conduire le char, par exemple, et confient cette tâche à un conducteur de char, payé exprès pour cela. Lysis n’a pas non plus l’autorité sur lui-même. Il est conduit par un pédagogue, qui est aussi l’un des esclaves de sa famille. A l’école, il est soumis à l’autorité des maîtres. A la maison, il lui est interdit sous peine de brimades de toucher au matériel de tissage de sa mère. En fait Lysis n’a d’autorité sur rien, et ne fait rien de ce qu’il désire. Partout il obéit à ses parents et à leurs auxiliaires. Lysis n’a en effet pas encore l’âge de prendre ses décisions tout seul. Mais quand il joue de la lyre, Lysis peut en jouer comme il lui semble bien.

La question en creux est celle des différents type d’amitié, celle des parents envers leur enfant, celle de l’amant envers l’aimé, et de l’influence que ces rapports peuvent avoir sur le développement du caractère de l’aimé. La question dépasse celle de l’amitié ou du désir érotique pour venir sur le sujet de l’éducation, avec en toile de fond l’une des questions préférées de Socrate: la vertu s’enseigne-t-elle, et si oui, comment?

L’amitié doit-elle être utile ?

Une fois qu’il sera grand et qu’il aura prouvé ses capacités, alors son père pourra s’en remettre à lui pour administrer sa maison. Et s’il le fait correctement, peut-être que son voisin lui demandera aussi d’administrer sa maison. De même de l’Etat, etc. On retrouve le modèle du père de famille comme modèle de l’administration de toute la Cité.

De même un père demandera plutôt de l’aide à un médecin pour soigner les yeux malades de son fils, qu’il ne le demandera à son fils lui-même. Voilà comment les choses se passent. Quand nous avons la compétence sur un point, nous ne le déléguons à personne. Nous réalisons nous-mêmes et sommes libres et autonomes dans ce domaine. Nous pouvons même en tirer profit. Mais pour ce que nous connaissons pas, personne ne nous laissera le faire à sa place, et nous serons mêmes soumis à ceux qui savent le faire, y compris dans nos propres choix. Dans ces domaines nous serons inutiles et personne n’aura d’amitié pour nous. Ainsi notre père ne peut pas non plus avoir d’amitié pour nous tant que nous ne savons rien faire. D’ailleurs Lysis n’est même pas en position de savoir sur quoi exactement il a besoin d’un maître et sur quoi il n’en a pas besoin.

Socrate pose ici l’une de ces équivalences qu’il affectionne tant. Ici il ramène l’amitié, et même l’amour paternel, à la question de l’utilité. Comme si l’amour d’un père pour son fils, ou d’un amant pour son aimé, n’était pas au contraire tout l’inverse de la relation intéressée par l’utilité. C’est bien plutôt le père qui se doit d’être utile au développement de son fils, et pas le père qui doit juger son fils à l’utilité qu’il peut avoir pour lui, comme sachant ou administrateur. Nous avons bien là un exemple de l’ironie socratique. L’amitié, l’amour, sont des thèmes centraux dans la compréhension de la politique et de ce qui lie ensemble les citoyens, comme le montreront par exemple les chapitres sur la philia de la Politique d’Aristote, origine de la valeur de Fraternité qui compose le troisième terme de la devise de la France.

Socrate fait un aparté et aimerait dire à Hippothalès que c’est ainsi qu’il faut humilier son bien-aimé. Mais Ménexéne revient et Lysis demande à Socrate de discuter avec lui, pour que lui aussi il le ramène à la raison, en lui montrant qu’il n’est pas un débatteur aussi fort qu’il le pense.

L’amitié doit-elle être réciproque ?

Socrate interroge Ménexéne. Il y a un bien qu’il désire depuis l’enfance et c’est d’avoir des amis. C’est pour lui plus important que la richesse, ou la possession d’objets ou même d’animaux. Socrate se déclare amoureux de la camaraderie. Il loue Lysis et Ménexéne d’être amis. Il déclare qu’il ne sait même pas comment on devient l’ami d’un autre homme et demande à Ménexéne de l’éclairer. Qui devient l’ami de l’autre? La personne qui aime, ou celle qui est aimée? Ou bien ne faut-il pas faire de différence entre les deux? Mais il est possible cependant, quand on a de l’amitié pour une personne, que cette amitié ne soit pas rendue en retour. Il est même parfois possible d’être haï par celui que l’on aime. Alors qui est ami de l’autre, celui qui a de l’amitié pour un autre, ou celui qui est l’objet de cette amitié? Ou bien aucun des deux, et ceci tant que l’amitié n’est pas réciproque? Ménexéne répond que l’amitié doit être réciproque. L’amitié doit être « rendue » par l’objet de l’amitié pour exister réellement.

Socrate questionne ici un sentiment qui a l’air d’être le plus naturel possible. On n’est jamais seul quand on a un ami, et c’est sans doute pourquoi l’amitié est la chose la plus importante au monde. Mais l’amitié reste quelque chose, un sentiment, une relation, qui, sous les provocations de Socrate, mérite d’être questionnée.

Si l’amitié est un sentiment réciproque, on ne devra donc pas appeler ami de quelque chose celui dont l’amitié ne peut pas être rendue par l’objet de l’amitié. On ne peut pas parler d’un ami de la gymnastique, ou d’un ami des chevaux, ni même d’un ami de la sagesse (philo-sophe, ce qui a de l’amitié pour la sagesse), si la gymnastique, les chevaux ou la sagesse ne leur rend pas leur amitié. Que veut-dire le terme de philosophie dans le cas d’une telle relation apparemment asymétrique? Rappelons que Socrate obéit à l’oracle d’Apollon et qu’un démon lui intime parfois l’ordre de se taire. Il n’est peut-être pas si seul dans son amitié à l’égard de la sagesse.

Que devra-t-on dire de la relation entre des parents et des petits enfants, tout prêts à les haïr dès que leur volonté est contrariée, alors même que leurs parents leur procurent la plus vive amitié? Il n’y a pas amitié dans ce cas? Le concept de philia semble trop large pour les réalités différentes qu’il contient et qui ne correspondent apparemment pas à cette réciprocité. Dans ce cas, ce n’est pas l’objet de l’amitié qui a de l’amitié, de même que l’ennemi est l’objet de la haine et non pas celui qui a de la haine. Donc aussi, c’est celui qui a de l’amitié qui est l’ami de ce pour quoi il a de l’amitié, et celui qui a de la haine, c’est lui l’ennemi de ce pour quoi il a de la haine. Il n’y aurait pas besoin de réciprocité, alors que l’amitié est la passion sociale par excellence, celle qui rapproche. Tout amitié serait-elle toujours un malentendu, une liaison à sens unique ou au moins pas également partagée?

Donc il nous arrive d’être l’ami de celui qui n’a pas d’amitié pour nous, voir même de l’être de celui qui nous hait. Socrate conclut en disant que suite à ces arguments toute forme d’amitié, en réciprocité, est impossible.

L’amitié concerne-t-elle ceux qui se ressemblent ou ceux qui sont différents ?

Socrate reprend l’examen avec Lysis. Socrate souhaite repartir de la citation d’un poète qui déclare que c’est le dieu qui rend les amis, amis l’un de l’autre  » Toujours en vérité c’est vers le semblable que la Divinité mène le semblable », qui donnera la célèbre maxime « qui se ressemble d’assemble » et elle établit entre eux une intimité. Est-il vrai de dire que le semblable est ami du semblable?

Mais cette thèse peut-elle être vraie pour les méchants, en supposant que tous les méchants soient semblable entre eux, ceux qui sont injustes, dans leurs relations entre eux? Car celui qui est la victime de l’injustice, comment pourrait-il être proche avec celui qui est injuste envers lui? L’objection de Socrate est comme souvent demi-habile. Les salauds forment souvent des communautés unies par ce partage en commun de la violation de la loi et des bonnes moeurs. Quand on dit que le semblable est ami du semblable, il faut savoir sous quel rapport de semblance, de ressemblance, on parle. Qui d’ailleurs pourrait prétendre être parfait, jamais injuste? Qui serait parfaitement semblable, alors que nous différons de nous-mêmes entre le matin et le soir ?

Mais l’aphorisme peut vouloir dire l’inverse: les méchants ne peuvent pas être proches entre eux. Au contraire, ils s’éloignent, et seuls les bons se rapprochent. Alors les amis sont ceux qui sont bons. Socrate, après l’utile, pose l’une de ses autres équivalences préférées, ici avec le bon. Rappelons que très souvent, il réduit le bon à l’utile, gommant la dimension morale du terme, ce qui n’est pas le cas ici, au contraire.

Pourtant, le semblable n’apporte rien au semblable qu’il n’ait déjà. Il ne lui est pas utile. Il n’y a donc pas d’intérêt pour le bon d’être ami avec le bon. D’ailleurs l’homme bon se suffit à lui-même et n’a donc pas besoin d’autrui. Il ne cherchera même pas d’amis. Etre ami avec le semblable, c’est un peu du narcissisme, c’est s’aimer soi-même en l’autre, se confirmer soi-même. Seule la différence pourrait nous apporter quelque chose.

Mais Hésiode nous dit aussi que « le potier jalouse le potier comme l’aède, l’aède et le mendiant, le mendiant ». Les semblables ne s’attirent pas du tout, ils se repoussent. Ils sont en concurrence, ils sont rivaux, puisqu’ils sont identiques. Il est trop difficile de les différencier, et notre individualité est pour ainsi dire niée. Ce sont donc les choses dissemblables, opposées, qui ont besoin de s’unir, comme le pauvre a besoin du riche, le faible du fort, le malade du médecin. Il en est ainsi de tout désir. Le vide demande à se remplir et le rempli à se vider. C’est que le contraire est un aliment pour le contraire, tandis que de son semblable, le semblable ne tire aucun profit. Or l’amitié est une forme de désir, d’élan pour quelque chose. L’objet de l’amitié doit donc être ce qui manque à l’ami, et que l’autre lui apporte.

Et pourtant à nouveau, comme dire que l’intempérant est l’ami du tempérant, ou le bien ami du mal? Impossible. Les opposés, quand ils sont radicaux, se repoussent. On semble arrivé à une aporie. L’amitié n’existe ni entre semblables, ni entre contraires. Donc elle n’existe pas. C’est un rêve. Socrate a bien évidemment souligné les extrêmes pour insister sur la définition réelle de l’amitié, qui est dans la nuance, dans le mélange de point communs et de différences, dans la tolérance et l’échange et sans doute dans ce petit truc en plus, cette attirance pour ainsi dire naturelle qui nous rapproche, mais qui n’est pas détaillée ici.

En toile de fond de cette réflexion, il est impossible de ne pas penser à Empédocle, le présocratique qui fait reposer le monde sur l’amour et la haine. L’amour est la puissance physique qui rapproche, la haine est celle qui sépare. L’amitié est une émotion qui rapproche, reste à savoir qui, pourquoi et comment.

L’ami n’est ni le bon, ni le mauvais

Peut-être alors que ce qui n’est ni bon ni mauvais peut devenir l’ami du bon? Socrate soutient que le beau est bon. Nous retrouvons le troisième terme, le troisième crible qu’il utilise toujours, ici esthétique, le beau. C’est la plupart du temps en comparant la notion sur laquelle on s’interroge à l’utile, comme l’outil, au bon, en moral, ou au beau, en esthétique, que Socrate crée l’interrogation chez ses interlocuteurs et les mène à la docte ignorance, ce moment de torpeur où l’on ne sait plus de quoi l’on est en train de parler.

Donc ce qui est ami du bon et du beau, est ce qui est ni bon ni mauvais. Comme il n’y a pas d’amitié du semblable au semblable, il ne peut y en avoir de ce qui n’est ni bon ni mauvais envers ce qui n’est ni bon ni mauvais. Mais ce qui est ni bon ni mauvais, n’est-il pas ami du bien parce qu’il y trouve du bien? Et donc relativement au mal qu’il doit inclure en lui-même? Pour être ami de quelque chose, il faut forcément qu’il manque quelque chose, donc qu’il y ait une forme de mal. Ainsi le philosophie est ami du savoir parce qu’il ne le possède pas. Mais le sage, qui est totalement savant, n’est plus philosophe. L’homme totalement mauvais n’est pas non plus l’ami du savoir, car il n’a même plus la capacité de s’instruire. Seul celui qui est dans l’ignorance, ou un mal, et conscient de ce mal peut chercher à le corriger et être ami avec le bien qui va le mettre dans une meilleure direction. La définition de l’amitié, pour l’âme comme pour le corps, est donc la suivante: « ce qui n’est ni mauvais, ni bon, a en raison de la présence du mal, de l’amitié pour le bien » .

Socrate est cependant assailli d’un doute. On le serait à moins après une explication si embrouillée. L’amitié est bien née d’une cause, et elle a un but. Et ce but est aussi l’objet de l’amitié. Quand le malade a de l’amitié pour le médecin, c’est en vue de retrouver la santé. C’est même le corps, qui n’est ni bon, ni mauvais, qui a de l’amitié pour la santé, qui est un bien. Et il a de l’amitié à cause du mal qu’est la maladie. La maladie est la cause de l’amitié et la santé est le but et l’objet.

Mais s’il faut raisonner ainsi, en recherchant le but de l’amitié, jusqu’où nous faut-il aller? Pour quoi la santé a-t-elle elle-même de l’amitié? Et ce but, quel sera à lui-même son but? Nous serons alors obligé de remonter jusqu’à un but ultime. Ce terme premier serait en fait le véritable but de tout amitié, tout le reste n’était qu’une image de ce but ultime. Ce que nous mettons au-dessus de tout, c’est elle qui guide toute notre action, même quand nous cherchons à nous enrichir.

Socrate procède ici à deux déviations. La première consiste à étendre le concept de l’amitié au-delà de la relation entre deux ou plusieurs personnes. Ce sont maintenant des dispositions, comme la maladie, qui aurait de l’amitié pour quelque chose. Il faut comprendre que l’homme malade recherchera, désira la santé, c’est à dire son opposé, dont il manque. Ce détour par le désir entraîne vers la deuxième déviation, celle de la recherche du but ultime de toutes les actions, qui n’est rien d’autre que le bonheur, le summum bonum, la fin de toutes les fins, ou encore la finalité ultime. Aristote reprendra cette définition au début de L’Ethique à Nicomaque. De la même manière que la régression à l’infini de la cause matériel conduit au premier moteur immobile, Dieu, la progression à l’infini de la cause finale, le but, conduit au bonheur, le but ultime de toutes les actions. Le but déguisé de Socrate est ici de savoir si l’on peut faire de l’amitié la fin ultime et le bonheur, ou en tout cas de confronter l’amitié au bonheur.

Si tout mal disparaissait, le Bien n’aurait plus d’utilité pour nous et ne serait plus notre ami. C’est le mal qui est la cause de notre recherche du bien, pour nous « être intermédiaire entre le bien et le mal ». Est-il correcte de parler ainsi du bien? N’a-t-il pas une valeur en lui-même? Donc le Bien, ce suprême objet d’amitié, l’est essentiellement parce qu’il est ennemi du Mal. Et sans le Mal, le Bien ne serait pas notre ami.

Cela signifie que tout besoin d’ami est un besoin, une recherche du bien, car l’amitié est une réponse à ce qui nous manque et le manque vient toujours de l’absence d’un bien. Les dieux sont toujours appelés par les Grecs les bienheureux, ce qui ne manquent de rien, parce qu’ils possèdent le bien en totalité et sont donc ainsi heureux.

Mais si le Mal était aboli, nous continuerions pourtant à avoir faim, soif et sommeil. Nous aurions toujours le désir de mettre fin à ces sensations douloureuses de manque, quand bien même elles ne correspondraient à aucun mal. Les désirs qui ne sont ni bons ni mauvais continueront à exister.

Nous avons ici une distinction entre les désirs qui sera reprise par Epicure. Il y a les désirs naturels, qu’on appelle aussi les besoins, qui sortent du champ du désir moral, qui ne sont ni bon, ni mauvais, mais nécessaires.

Même si le mal n’existait pas, il y aurait donc toujours des objets de désir et d’amitié. Il faut donc reprendre la thèse et redéfinir l’amitié par rapport au désir. Tout ce que nous désirons, voilà notre ami. Le désir est toujours la marque d’un manque, de quelque chose dont nous sommes dépourvu. Que ce soit un bien un mal ne suffit pas à caractériser ce désir. Mais ce dont on est dépourvu, c’est aussi ce que l’on a eu et que l’on n’a plus, quelque chose avec laquelle à un moment nous avons été apparentés. C’est à cela que ce rapport l’amour, l’amitié et le désir. Il n’y aurait pas de désir si l’on n’était pas d’une certaine manière apparenté à l’objet du désir, l’âme, la disposition morale, le comportement, la beauté des formes.

Ainsi, il est forcé qu’un amant de bon aloi obtienne l’amitié de l’objet de son amitié. Car on ne désire que ce que l’on a perdu et à quoi nous étions apparentés. Celui qui a du désir pour l’autre lui est ou était d’une manière ou d’une autre apparenté, et en a été séparé, et c’est ce qui explique le désir d’amitié qu’il a pour cette personne.

Epilogue

Pour continuer la recherche, il faut convenir que l’apparenté et le semblable ne sont pas la même chose. Ainsi, il peut y avoir amitié dans l’apparenté, alors que nous avons convenu qu’il n’y avait pas de lien d’amitié avec le semblable.

Socrate pose une nouvelle hypothèse, à savoir que le bien est apparenté au bien, le mal au mal et d’autres choses encore ne sont ni bonnes ni mauvaises. Mais en procédant ainsi, on retombe sur le problème de l’injuste qui est ami de l’injuste, puisqu’ils sont tous deux apparentés.

Si l’apparenté n’est lié qu’on bon, alors nous retombons dans la thèse du semblable, et il n’y a pas d’utilité à cette amitié, pas de vrai manque, ce qui a déjà été réfuté.

Aucune piste n’a permis de dire qui est l’ami. Ni ceux qui sont objets de l’amitié, ni ceux qui éprouvent l’amitié, ni ceux qui sont semblables, ni ceux qui sont dissemblables, ni ceux qui sont apparentés, ni tous les autres cas. Les pédagogues de Lysis et Ménexéne viennent chercher les jeunes et le débat se termine de manière aporétique. Il n’y aura pas dans ce dialogue de second moment, où l’un des maîtres des jeunes reprendra la discussion. Les amis se séparent sans avoir défini l’amitié, sauf à se déclarer ami, sans pourtant pouvoir définir ce qu’est la vérité, par une pirouette de Socrate. Les amis sont ceux qui cherchent la vérité ensemble.

Le dialogue initiatique n’en débouche pas moins sur de nombreux acquis. Le désir est désir de ce qui manque. Il y a des manques qui ne sont pas des maux, comme les besoins. Il y en a d’autres qui sont des maux, comme la maladie est un manque de santé. L’ami est celui qui va combler un certain type de manque, un désir qui n’est pas qu’un besoin.

Il y aura plusieurs types d’amis selon le type de relation. Il a celle des parents pour les enfants et des enfants pour les parents. Il y a celle de l’éducateur, comme le pédagogue, Socrate, et de l’éduqué, l’enfant qui découvre et apprend. Vient ensuite l’amitié entre jeunes enfants et adolescents, amitié entre égaux, qui s’apportent mutuellement quelque chose, qui ressemble parfois à l’amour, et est sans doute la plus haute forme d’amitié. Entre amis, la fusion est telle qu’il n’y a pas de propriété différenciée. « Tout est commun entre ami », dit l’adage. Au niveau de la société, c’est aussi le besoin mutuel les uns des autres, comme le malade a besoin du médecin, qui va créer des liens qui ne seront justement pas que d’intérêt, mais auront aussi une dimension émotionnelle. Il y aura enfin l’amitié philosophique, celle qui unit ceux qui cherchent la même chose, et par extension l’union, la concorde dans la Cité, dont les membres partagent la même vision politique. Aristote reprendra tous ces thèmes dans les livres VIII et IX de L’Ethique à Nicomaque, consacrés à la philia.

La Place de la Concorde à Paris, en face de l’Assemblée nationale

Thèmes: amour, amitié, désir, logique, bien, mal, semblable et opposé.

Type: aporétique

Annexe

Une autre manière de prendre le sujet et de se demander s’il vaut mieux aimer ou être aimé.

C’est notamment la question que pose Fromm dans L’Art d’aimer, l’un de ses derniers ouvrages, qui reprend le titre d’Ovide.

Quand le poète latin centrait son oeuvre sur les conditions concrètes de la séduction, Fromm, sans doute beaucoup plus inspiré par Platon qu’il ne le reconnaît, pose la question de manière différente. L’angoisse de la conscience libre doit être compensée par l’investissement dans une activité positive. Or la plus grande activité positive est le fait de donner de l’amour.

Attendre l’amour, c’est une passivité, c’est attendre la reconnaissance, sans doute de ne pas l’avoir assez reçu, ou tout simplement parce que c’est à chacun individuellement de surmonter sa peur de la solitude. Fromm conseille au contraire d’aimer, de prendre soin, de se dévouer, de faire le saut de la foi en l’amour. Fromm maintient sa solution dans le cadre d’une relation interpersonnelle, un amour à deux, respectueux. Dans son contexte, il vaut donc mieux être aimé par celui qui nous aime d’un amour juste, que de céder à celui qui ne nous aime pas. Le sexe sans amour, est pour Fromm, tout à fait vide de sens. Il ne remplit pas plus que la compulsion orgiaque, c’es-à-dire dyonisiaque. Fromm ne le dit pas explicitement, mais il finit son livre par l’amour de la raison et de l’intelligence. C’est une extension du principe socratique de l’amour d’Apollon delphien. C’est aussi une réécriture de la fin de l’Ethique de Spinoza.

Spinoza trouve son bonheur dans l’amour intellectuel de Dieu. Et ainsi, il s’aime lui-même parce qu’il fait partie de Dieu. En terme plus Plotinien, on dira qu’il « participe » de l’amour de Dieu. Mais dans le texte de Spinoza, on sent, dans le retour à l’amour de soi, dans la description que Dieu a pour moi qui le pense, un amour passif, un besoin de reconnaissance, un équilivre qui ne correspond pas au saut dans la foi que propose Fromm.

La pédérastie chez les grecs

https://www.lepoint.fr/eureka/les-grecs-de-l-antiquite-etaient-ils-vraiment-tous-homosexuels-16-12-2025-2605458_4706.php

Un article en accès libre dont nous reprenons quelques passages:

La Grèce antique ne pensait pas la sexualité en termes d’« orientation » – homosexualité, hétérosexualité, bisexualité – mais en termes de rôles, d’âge, de statut et surtout, d’ordre civique.

Le premier contexte dans lequel l’homosexualité masculine est socialement intégrée est celui de l’éducation. La relation pédérastique, très codifiée, met en scène un adulte, l’éraste, et un adolescent, l’éromène. Le premier est citoyen, d’âge mûr, placé du côté de l’« actif », tant sur le plan sexuel que symbolique ; le second est un jeune garçon en cours de formation, associé au pôle « passif ». Cette relation, qui peut comporter une dimension érotique, est aussi censée être un instrument de paideia, d’éducation au sens fort du terme. L’éraste forme le caractère, inculque des valeurs, transmet un modèle de comportement ; l’éromène, lui, apprend et intériorise.

La piste de l’homosexualité servant également à protéger les femmes des assauts des hommes et à mieux construire la natalité ne nous paraît pas avoir été étudiée jusqu’ici.

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